Notes
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[1]
Bergson, Matière et Mémoire, « Avant-propos de la septième édition », Paris, PUF, 1990, p. 5.
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[2]
Thomas d’Aquin, Sententia libri De sensu et sensato cuius secundus tractatus est De memoria et reminiscentia, éd. R.-A. Gauthier, Opera omnia, XLV, 2, Paris, Léonine, 1985. Dorénavant abrégé en De mem. La pagination renvoie à cette édition, les traductions sont miennes.
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[3]
Pour la datation de ce texte, voir : R.-A. Gauthier, « Introduction », Sententia libri de sensu, Opera omnia, XLV, 2, Paris, Léonine, 1985, p. 1-128 et J. P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin, sa vie, son œuvre, Paris, Cerf, 2002.
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[4]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 106 : « La mémoire porte sur les choses passées en tant qu’objets de notre appréhension ».
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[5]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 110 : « Il est évident que la mémoire appartient par soi à la partie sensitive, […] cependant elle n’appartient pas à tous les animaux, mais seulement à ceux qui perçoivent le temps. »
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[6]
Augustin, De trinitate, VIII-XV.
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[7]
Aristote, « De la sensation et des sensibles » (De sensu et sensato), « Prologue », Petits traités d’histoire naturelle, trad. Pierre-Marie Morel, Paris, GF, 2000, p. 65.
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[8]
Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, a. 6-7.
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[9]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 106 : « Toujours lorsque l’âme se souvient, elle prononce pour elle-même qu’elle a déjà entendu, senti ou intelligé quelque chose auparavant » ; De mem., tract. 2, lect. 2, p. 107 : « Toujours, lorsque l’âme fait acte de mémoire, elle sent en même temps qu’elle a vu, ou entendu ou appris ceci auparavant, et l’antérieur et le postérieur concernent le temps .»
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[10]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 107 : « Afin qu’il puisse y avoir souvenir d’une appréhension passée, il faut que toute mémoire s’accompagne d’un certain intervalle de temps une appréhension antérieure et celle-ci. »
-
[11]
Augustin, Confessions, 10, 16.
-
[12]
Augustin, Confessions, 10, 21-22.
-
[13]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 107 « Simitudo rei corporalis ».
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[14]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 108.
-
[15]
Thomas d’Aquin indique à cet égard que plus les images sont grandes et sensibles, plus elles sont facilement mémorables, p. 111.
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[16]
Sur ce point, 3.
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[17]
Thomas d’Aquin, De mem. p. 112.
-
[18]
De mem, p. 112.
-
[19]
Cf. Thomas d’Aquin, De anima, II.
-
[20]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 113 : « Il faut évidemment comprendre qu’une telle affection provenant du sens est produite à la fois dans l’âme et dans l’organe du corps animé. Et nous disons qu’elle demeure dans l’âme comme une certaine disposition et que cette affection est comme une image, étant donné que le sensible imprime sa similitude dans le sens et qu’elle demeure dans l’imagination, même en l’absence du sensible. C’est pourquoi, l’imagination subit le mouvement issu du sensible dans le sens qui vient y imprimer une certaine figure sensible, qui demeure en l’absence du sensible, à la manière dont ceux qui signent avec un anneau impriment une certaine forme dans la cire, laquelle demeure une fois ôtés le sceau ou l’anneau. »
-
[21]
Puisque le terme d’intention n’est pas utile dans l’économie de notre propos, nous passons assez vite sur cet aspect.
-
[22]
Augustin, De trinitate, X, 5, 7.
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[23]
Thomas d’Aquin, De mem., lectio 1, n. 5, p. 105 : « L’acte de la mémoire ne consiste en rien d’autre qu’en le fait de bien conserver la trace reçue. »
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[24]
Thomas d’Aquin, De mem., lectio 2, p. 110 : « Nous observons dans le domaine des choses corporelles que la réception et la conservation ne se fondent pas sur le même principe : les choses humides reçoivent bien et les choses sèches et dures conservent bien. »
-
[25]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 105.
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[26]
cf. R. Klibanski, E. Panofski et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989.
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[27]
De mem. : « Ceci arrive au plus haut point chez les mélancoliques, plus susceptibles d’être affectés par les images. En effet, en raison de leur nature terrestre, les impressions d’images se fixent mieux en eux. »
-
[28]
De mem., lect. 3, p. 114 : « La deuxième cause qu’il (=Aristote) assigne au défaut de mémoire provient de la complexion naturelle, soit parce que l’humeur aqueuse, froide et humide, en excès chez certains, disperse facilement l’impression des images, comme des édifices antiques tombant rapidement en ruine, soit parce que d’autres ont en excès l’humeur terrestre, et en raison de sa dureté, ils ne reçoivent pas l’impression. »
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[29]
De mem., lect. 8, n° 9, p. 132 : « Ceux qui ont les membres supérieurs plus larges que les membres inférieurs (ce qui est la disposition des nains, parce qu’ils ont les jambes courtes), et proportionnellement, la partie supérieure du corps plus grande que la partie inférieure, ont une plus mauvaise mémoire que ceux qui possèdent la disposition opposée. En effet, en eux, l’organe de la sensation, logé dans la partie supérieure, se trouve alourdi d’une abondance de matière. C’est pourquoi, les mouvements des sensibles ne peuvent y demeurer longtemps, ils s’y dissolvent immédiatement en raison de la confusion des humeurs, ce qui contribue à un défaut de mémoire. De même, ils ne peuvent pas non plus procéder droitement en se remémorant, parce qu’ils ne peuvent pas réguler le mouvement de la matière, ce qui contribue à un défaut de réminiscence. »
-
[30]
Thomas d’Aquin, De mem., lect. 3, n° 5, p. 114-115 : « Pour les raisons mentionnées, ceux qui sont très jeunes comme les enfants, mais aussi les vieillards, sont oublieux, étant donné que le corps des enfants est dans un état de flux en raison de leur croissance, et celui des vieillards en raison de leur senescence. Aussi l’impression ne se retient bien chez aucun d’entre eux. »
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[31]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 113 : « Et puisqu’une telle affection est nécessaire à la mémoire, il (= Aristote) dit que la mémoire ne se produit pas chez les personnes prises d’un grand mouvement, soit en raison d’une passion du corps, comme les malades ou les ivrognes, soit en raison d’une passion de l’âme, comme chez ceux qui sont troublés par la colère ou le désir. »
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[32]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 113 : « De même, il arrive parfois, lorsque certains sont pris de terreur, que le froid congèle alors les humeurs, et rien ne se peut imprimer en leur âme à cause de cette frigidité. »
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[33]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 114 : « Or il arrive que ce que quelqu’un a appris dès l’enfance soit plus fermement retenu dans la mémoire, en raison de la force du mouvement. C’est ce qui se produit à propos des choses étonnantes qui s’impriment davantage dans la mémoire. Or on s’étonne principalement de choses nouvelles et insolites. En effet, l’étonnement est davantage suscité chez les nouveau-nés par les choses qui leur apparaissent insolites, pour cette raison, ils s’en souviennent plus fermement, dans la mesure où la complexion fluide du corps convient naturellement à ceux dont la mémoire est labile. »
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[34]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 113 : « Il faut en effet que l’impression se produise à la fois dans l’âme et dans une partie du corps, de telle sorte que les hommes s’y rapportent par suite, selon leurs différentes dispositions corporelles ».
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[35]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 113 : « Puisque cette capacité qu’est la mémoire relève de la partie sensitive, qui est l’acte d’un corps organique, celle-ci ne relève pas de l’âme seule, mais bien du composé d’âme et de corps. »
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[36]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 131 : « Étant donné qu’il [Aristote] avait dit que la réminiscence prenait la forme d’un certain syllogisme et puisque syllogiser est un acte de la raison, qui n’est l’acte d’aucun corps, ainsi qu’il est démontré dans le De anima, certains ont pu croire que la réminiscence n’était pas une passion corporelle, c’est-à-dire une opération effectuée par un organe corporel. Or Aristote démontre le contraire. »
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[37]
Platon, Ménon, 80d-e.
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[38]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 133-134 : « Il est ainsi évident que la réminiscence est une passion corporelle et qu’elle n’est pas un acte de la partie intellectuelle, mais bien de la partie sensitive de l’âme. »
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[39]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 131 : « Aristote dit en effet premièrement que le signe attestant que la réminiscence est une certaine passion du corps repose soit sur le fait qu’elle consiste en la recherche d’images en tant que telles, c’est-à-dire dans la recherche de quelque chose de particulier, et soit sur le fait qu’elle advient en tant que telle, c’est-à-dire dans un certain organe corporel. »
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[40]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 131-132 : « Les opérations de la partie intellectuelle qui s’effectuent sans organe corporel relèvent de l’arbitre, de sorte qu’il est possible de les arrêter, dès qu’on le veut. Il n’en va pas de même des opérations qui s’exercent par un organe corporel, dans la mesure où il n’est pas du pouvoir de l’homme que cesse aussitôt cette passion produite dans l’organe. C’est ce qui arrive aux lanceurs qui sont mus après avoir lancé un corps, il n’est pas davantage en leur pouvoir de rester stables. De même, en effet, la réminiscence, la recherche par un organe corporel meut l’organe corporel dans lequel se réalise cette affection. Et il n’est aussitôt plus du ressort de l’homme que ce mouvement cesse aussitôt dès lors qu’il le veut .»
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[41]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 131 : « Lorsqu’ils cessent leur acte de réminiscence, il arrive que l’agitation de cette cogitation ne demeure pas moins en eux, comme cela arrive souvent aux mélancoliques qui sont très affectés par les images. En effet, en raison de leur nature terrestre, les impressions des phantasmes se fixent davantage en eux. »
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[42]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 132 : « Il (= Aristote) dit que sont davantage perturbés, c’est-à-dire agités, en se remémorant ceux dont l’humidité abonde autour du lieu où sont logés les organes de la sensation, à savoir autour du cerveau et du cœur. En effet, l’humidité une fois agitée ne se calme pas facilement jusqu’à ce que survienne ce qui été recherché et que le mouvement d’enquête parvienne jusqu’à son terme. Le fait que cela arrive au plus haut point chez les mélancoliques de nature sèche ne contredit pas ce qui a été dit auparavant, dans la mesure où en ceux-là (les mélancoliques de nature aqueuse), cela arrive parce qu’ils reçoivent violemment l’impression, en ceux-ci (les mélancoliques de nature sèche), parce qu’ils sont plus facilement troublés. »
1« Le souvenir représente précisément le point d’intersection entre la matière et l’esprit » [1]. Dans son ouvrage Matière et Mémoire, Bergson fait de la mémoire le lieu privilégié d’analyse du rapport entre la matière et l’esprit. Dans l’histoire de la philosophie, plusieurs théories concurrentes ont tâché d’expliquer le phénomène du souvenir : d’un côté, un « matérialisme », selon les termes de Bergson, reconduisant la mémoire à n’être qu’une fonction du cerveau, de l’autre, un « idéalisme », séparant les activités de l’esprit du règne de la matière. La première option, que Bergson nomme également « réalisme », consiste à affirmer que la mémoire dépend complètement d’un état cérébral et d’un ensemble de connexions neurales et que les souvenirs sont des traces matérielles. Celle-ci est toujours soutenue de nos jours, en particulier par les neurosciences. La seconde, autrement appelée « dualisme », affirme l’indépendance de l’âme, fonctionnelle ou substantielle, à l’égard de la matérialité, et plus généralement sa radicale différence avec le corps. Cependant, toutes deux rencontrent d’insurmontables difficultés : le « réalisme matérialiste » peine à expliquer la conscience de soi ou l’identité personnelle, alors que l’« idéalisme dualiste » ne parvient pas à rendre compte de la manière dont l’âme peut se souvenir des choses du monde dont elle a fait l’expérience.
2Cet article se propose de confirmer l’idée de Bergson selon laquelle l’analyse de la mémoire forme le cas privilégié pour étudier des rapports respectifs de l’esprit et la matière en se tournant vers le texte que Thomas d’Aquin (1220-1274) y consacre, la Sentencia libri de memoria et reminiscentia [2]. Ce dernier appartient à l’ensemble de commentaires dédiés aux œuvres d’Aristote dont il a terminé la rédaction lors de son second magistère à la faculté de théologie de Paris, probablement à la fin 1269 ou au début 1270 [3]. Quel est le rôle dévolu à la matière dans le processus de la mémoire et du souvenir ? L’enjeu est, en reconstruisant sa théorie, de repérer la manière dont Thomas d’Aquin parvient à résoudre le dilemme de la mémoire en évitant les deux écueils : le matérialisme et l’idéalisme. En effet, dans ce traité, Thomas d’Aquin présente une théorie originale de cette capacité cognitive qu’est la mémoire, qui illustre sa position sur le problème métaphysique de l’union de l’âme au corps.
La mémoire, fonction commune à l’âme et au corps
3Le commentaire de Thomas d’Aquin au De memoria et reminiscentia d’Aristote forme le deuxième livre d’un commentaire plus large portant sur la sensation, la Sententia De sensu et sensato. D’emblée, le phénomène de la mémoire est intégré au domaine de la perception sensible : en effet, elle procède d’une sensation antérieure conservée par l’âme. Selon lui, l’origine de la mémoire consiste donc en une appréhension passée de l’âme, c’est-à-dire d’un acte de saisie subjectif d’un objet concret [4]. Pour cette raison, la mémoire, parce qu’elle relève de la part sensitive de l’âme, est commune aux hommes et aux animaux supérieurs, dotés de sensation et d’imagination, c’est-à-dire d’une faculté de représentation et de la perception du temps [5]. Il faut souligner le parti pris de l’auteur : Thomas d’Aquin s’oppose à ce que la mémoire soit absolument indépendante de la sensation, et partant du corps. Par là, il se distingue de la thèse « idéaliste », pour reprendre la catégorisation de Bergson, notamment défendue par Augustin dont la conception de la memoria se fonde sur l’immédiate présence à soi de l’esprit (le mens), la partie supérieure de l’âme, entièrement immatérielle. La conception augustinienne exerce une influence considérable sur la pensée médiévale, surtout en contexte théologique où elle est comprise selon la triade de mémoire-intelligence-volonté, interprétée comme une image de la Trinité divine en l’âme [6]. En ce sens, la mémoire se trouve rattachée à la mémoire de Dieu (memoria dei). Toutefois, lorsqu’il aborde la mémoire sensible (Confessions, X, 10-17), autrement dit le souvenir des choses du monde, Augustin montre que la conservation des images des choses passées ne provient jamais d’impressions subies par le corps. La mémoire augustinienne se fonde sur une explication dualiste de la sensation où le corps n’est qu’un instrument de l’âme. Jamais l’âme immatérielle, en raison de sa supériorité sur les choses corporelles, ne peut subir de mouvement issu du monde corporel. Partant, c’est l’âme, qui de par sa célérité et son attention toujours actives, forme des images des choses, c’est-à-dire des images correspondant aux affections qui ne lui sont nullement transmises par le corps, mais qu’elle forge elle-même, à son niveau, dans l’ordre spirituel. Par conséquent, là où il y a une passion du corps, il n’y a de sensation à proprement parler que de l’âme, et de l’âme seule. Thomas d’Aquin va, suivant Aristote, critiquer ce dualisme et montrer que la sensation est l’acte commun du sentant et du senti. Cette communauté doit être comprise comme une coopération : dans la sensation, la forme sensible de l’objet senti est reçue par le sujet sentant, or une telle transmission ne peut s’effectuer sans matière, ni sans la matière de l’objet senti ni sans la matière du sujet sentant. En effet, les formes sensibles n’existent jamais indépendamment de la matérialité de leur substrat : cette couleur rouge, que je vois, est, du côté de l’objet, une forme visible n’existant que dans la matière individuelle qui l’instancie, et du côté du sujet, elle est reçue par la puissance sensitive (la vue) qui ne peut réaliser son acte propre (la vision) indépendamment de son organe (l’œil, en l’occurrence). La sensation n’est pas, pour Thomas d’Aquin, un phénomène purement spirituel, mais bien le point de rencontre entre l’âme et le monde. Si Thomas d’Aquin refuse que la transmission des formes sensibles soit intrinsèquement immatérielle, il critique tout autant la thèse adverse, défendue par les stoïciens ou par Galien, selon laquelle la perception s’opèrerait par un contact, c’est-à-dire par un processus intégralement physique. Dans cette perspective, la mémoire consisterait à conserver des traces matérielles.
4Frayant un chemin entre l’idéalisme et le matérialisme, Thomas d’Aquin défend une interaction fonctionnelle entre l’âme et le corps, seule susceptible de rendre compte du processus de la mémoire. Son commentaire au De memoria et reminiscentia s’inscrit dans le cadre des Parva naturalia, ces « petits traités d’histoire naturelle », pour reprendre le titre choisi par Pierre-Marie Morel à la traduction française, qui étudient la sensation, la mémoire, le rêve, la respiration etc., qui ne sont des actes ni de l’âme ni du corps pris indépendamment, mais des capacités ou fonctions « communes à la fois à l’âme et au corps » [7]. Sur ce point, Thomas d’Aquin prolonge l’hylémorphisme développé par Aristote.
5C’est pourquoi, la mémoire, fondée sur une communauté opérative entre l’âme et le corps, ne s’effectue qu’à cette condition, c’est-à-dire dans le statut d’union de l’âme et du corps. En conséquence, le commentaire au De memoria et reminiscentia élabore une théorie alternative à celle que Thomas développe dans la Somme de théologie où la mémoire est envisagée sur la perspective de la survie de l’âme post-mortem, dans son état de séparation d’avec le corps de chair [8]. En contexte théologique, la mémoire est comprise au sens d’une mémoire intellectuelle, abstraite de toute dimension temporelle. Dans le De memoria et reminiscentia, en revanche, il propose une interprétation fidèle à l’intention d’Aristote, étayée sur des sources et une méthodologie philosophique. Dans cette optique, la mémoire, définie comme la mémoire des choses passées, appartient bien à la partie sensitive de l’âme. Revenons donc à notre question initiale : quel est le statut de la matière dans le processus du souvenir ?
6Comme nous l’avons vu, Thomas prolonge l’idée aristotélicienne selon laquelle il n’y a de mémoire que du passé en montrant que le souvenir provient initialement d’un acte de sensation passée [9]. Je ne me souviens toujours que d’avoir vu ou entendu cela auparavant. Ainsi la mémoire trouve son point d’ancrage dans une perception concomitante : elle résulte de l’appréhension d’un objet sensible et de la sensation du temps. Sans la perception du passage du temps, c’est-à-dire la saisie d’un avant et un après, et par là d’une durée, nulle mémoire [10]. Il en donne une triple définition : la mémoire est la capacité d’enregistrement des formes sensibles, la puissance de conservation de ces mêmes formes, mais également une faculté de mobiliser des contenus, d’en refaire l’expérience, lorsqu’on se souvient actuellement. Or ces trois activités (enregistrement, conservation, réactualisation) ne peuvent s’effectuer sans recours à la matière. L’importance d’un substrat corporel pour le fonctionnement de la mémoire se laisse repérer à trois endroits : les images, l’organe de la mémoire, la constitution individuelle, puis sera corroborée par une brève analyse de la réminiscence.
Les images, aide-mémoire
7Premièrement, Thomas d’Aquin établit qu’il n’est pas possible de se souvenir sans images. Contre l’idée d’Augustin qu’elles sont inutiles à certaines formes de mémoire, notamment la mémoire intellectuelle (la mémoire des concepts, ou plutôt des idées, comme l’idée de substance, de qualité) [11], ou la mémoire affective (la mémoire des émotions qui entourent nos souvenirs) [12], Thomas d’Aquin montre, à la suite d’Aristote, que les images sont nécessaires au processus de la mémoire.
8Ainsi, de même qu’il n’est pas possible de penser sans image, il n’est pas non plus possible de se souvenir sans « phantasme », c’est-à-dire sans une « similitude d’une chose corporelle » [13]. Par exemple, il n’est pas possible d’intelliger les propriétés géométriques d’un triangle sans se représenter la figure d’un triangle particulier. Le fait de considérer un dessin de triangle aide l’intellect à comprendre des propriétés abstraites ou générales, comme l’idée que la somme des angles est égale à deux droits. De même, l’image soutient l’effort du souvenir : par exemple, si je veux me rappeler de la couleur des yeux de ma grand-mère, je dois me figurer son visage. L’analogie entre la mémoire et l’intellect met en évidence le rôle crucial des images : il n’est pas possible de se souvenir sans se représenter, Thomas écrit « sans placer sous ses yeux » (ponit ante oculos), entendez les yeux de l’âme, une image. Par là, il souligne que la mémoire dépend du travail préalable de l’imagination. S’appuyant sur des connaissances médicales, il en apporte une preuve : ceux dont l’imagination a été accidentée, les « frénétiques », ne peuvent non seulement pas acquérir de nouvelles connaissances, mais, bien plus, ils sont incapables de se souvenir de ce qu’ils ont appris ou vu auparavant [14]. Cette image a plusieurs caractéristiques : elle possède une grandeur, une quantité déterminée, c’est-à-dire une certaine extension. L’image offre un substitut à l’objet de la mémoire, qui demeure pour Thomas la chose réelle et sensible, la rose, auparavant sentie. En conséquence, les images viennent en quelque sorte matérialiser aux yeux de l’âme ce qu’il s’agit de se rappeler, en lui conférant une apparence sensible. La mémoire dépend donc du continu, de l’étendue spatiale des images [15], mais également, de la continuité temporelle : en effet, il n’y a pas de mémoire sans la saisie d’une étendue de temps, c’est-à-dire la perception intime de l’épaisseur de la durée.
9Cependant, l’image, pour qu’elle conduise au souvenir, ne doit pas être contemplée pour elle-même. Thomas d’Aquin reprend alors l’aporie d’Aristote se demandant si lorsque l’on se souvient, on se rappelle l’image présente à l’âme, ou la chose passée. Ce problème mène à une double impasse : dans le premier cas, si le souvenir consiste à voir présentement l’image conservée dans l’âme, alors la mémoire ne porte plus sur le passé, dans le second cas, si on se souvient de la chose passée, comment quelque chose qui précisément n’existe plus peut-il causer un acte d’appréhension de l’âme ? Thomas résout ce dilemme en expliquant que l’image ne doit pas être considérée en soi, c’est-à-dire absolument, mais toujours relativement ce dont elle est l’image [16]. Dans le premier cas, le phantasme est considéré en soi, comme une image (pictura), dans le second, il s’agit d’une copie, d’une représentation d’autre chose (imago). Thomas d’Aquin donne deux exemples : je peux regarder l’image d’un animal, qui dépeint un cheval, comme un tableau, mais je peux également la considérer en tant que représentation de Bucéphale, c’est-à-dire en la rapportant à un cheval réel qui a existé [17]. De même, je peux contempler l’image d’un homme en peinture, mais je peux ensuite la considérer comme le portrait de Coriscus, en passant de la représentation à ce qu’elle représente, et ainsi l’image agit comme souvenir [18], et non simplement comme le fruit de notre imagination.
10L’emmagasinage et la conservation des images forment donc les conditions nécessaires au souvenir. La preuve en est que le phénomène de l’oubli peut s’expliquer de deux manières, soit par une malformation initiale de l’image mémorielle, soit par son altération progressive – et la matière est partie prenante de ces deux étapes. Concernant la formation des images, elle s’opère par l’impression d’une forme sensible dans le sens. Pour expliquer ce processus, Thomas d’Aquin développe l’analogie traditionnelle de l’anneau dans la cire, la forme sensible de l’objet s’imprime dans le sens qui subit par une certaine affection (passio). Or, la transmission de forme ne peut s’opérer sans substrat, la forme sensible passe de la matière individuelle où elle est instanciée (le rouge de cette fleur) à la matière de l’organe qui la reçoit [19]. Cette réception des formes sensibles procède de manière graduelle. La mémoire forme le dernier stade d’un processus de transmission de la forme sensible depuis l’objet concret jusqu’à l’âme. En effet, l’archivage des informations sensibles suppose le travail préalable des sens internes que sont le sens commun, l’imagination et la cogitative. Ces sens internes se distinguent des cinq sens externes en ce qu’ils ne sont pas en contact avec les sensibles extérieurs (comme la vue avec le visible), mais interviennent après une sensation effective en opérant une série d’activités perceptives que l’on pourrait qualifier de « post-sensorielles ». C’est tout le précipité de la perception interne allant du sens commun à la mémoire que Thomas retrace, et dont nous résumons ici brièvement les étapes [20]. Une fois la forme sensible reçue par une affection du sens commun (sensus communis), siège de la sensation, l’imagination (phantasia) produit une image correspondante qu’elle est susceptible de retenir en l’absence de l’objet senti. Ainsi ce n’est pas la rougeur de cette fleur qui se transmet à l’âme, car dans ce cas l’âme, s’en trouvant modifiée, pourrait en un sens devenir rouge, mais bien l’image de la rougeur. L’imagination va donner à l’impression sensible une apparence visible que Thomas décrit en des termes picturaux (quasi pictura). À partir de là, le sens interne suivant sépare l’intention de l’image que lui présente l’imagination. L’« intention » [21], terme technique hérité de la philosophie médiévale arabe, est utilisée pour nommer un type de propriétés qui, bien qu’appartenant au domaine sensible, ne peuvent être appréhendées par les cinq sens externes, mais seulement par la puissance perceptive dédiée, nommée la cogitative. L’exemple canonique, donné par Avicenne, est celui d’une brebis qui fuit instinctivement le loup dès qu’elle le voit. Ainsi cette brebis « perçoit » l’hostilité du loup à son égard, et cette intention de nocivité est perçue sans être sentie par les sens externes. La mémoire, quant à elle, représente le dernier stade de la perception sensible, son rôle est de conserver à la fois les images sensibles et les intentions. On le voit, la perception interne réalise un processus d’abstraction progressive : tout d’abord, l’abstraction de la matière concrète (par le sens commun qui imprime la forme sensible sans sa matière, comme l’anneau dans la cire), puis l’abstraction de la présence effective de l’objet sensible (imagination), enfin la séparation de l’intention de l’image (la cogitative). Ainsi la mémoire, qui constitue la dernière étape du processus de perception, semble avoir trait à l’objet le plus abstrait, ou le plus « spirituel » pour reprendre l’expression que Thomas d’Aquin emprunte à Averroès. Il n’en reste pas moins que l’image, en tant que telle, reste composée de forme et de matière. À ce sujet, Thomas d’Aquin critique de nouveau Augustin, pour qui les images, en tant que pur produits de l’âme, sont totalement incorporelles [22]. L’esprit prête à la forme sa matière, lui offrant un point d’ancrage. Par là, Thomas d’Aquin établit que les images ne sont pas simplement des copies, au sens pictural, des choses concrètes, elles leur sont également isomorphes : l’image doit en elle-même être un composé psychosomatique pour pouvoir représenter formellement les choses sensibles, elles-mêmes composées de matière et de forme. Pour Thomas, l’organe de la mémoire, où les formes sont conservées, tient lieu de matière aux formes sensibles dématérialisées par le processus de perception, il leur fournit un substrat grâce auquel elles subsistent dans l’âme. C’est à ce dernier qu’il convient maintenant de s’intéresser.
Le lieu de la mémoire
11Le second point mis en évidence par Thomas d’Aquin est qu’il n’y a pas de mémoire sans corps. Non seulement, comme nous l’avons dit, parce que la mémoire provient d’une sensation passée, mais également parce que la capacité de la mémoire dépend de deux autres dimensions corporelles : d’une part, de la complexion de l’organe, de l’autre, de la complexion de l’individu. Commençons par le premier point. La mémoire est une capacité située dans un organe, ou plutôt dans un lieu organique. Thomas d’Aquin reprend les théories des philosophes arabes, Avicenne et Averroès, qui assignent à chaque sens interne (sens commun, imagination, cogitative, mémoire) un siège organique. Cette localisation s’établit en parallèle avec les sens externes : de même que les sens externes sont des puissances sensitives logées dans un organe (l’œil pour la vue, etc.), les sens internes se voient attribuer un lieu dans le corps. En l’occurrence, la mémoire est située dans le cerveau. Selon la médecine héritée de Galien, l’anatomie du cerveau est divisée en trois cellules dont la dernière est occupée par la mémoire. La mémoire est donc traditionnellement logée dans la cellule postérieure du cerveau. Or, il y a une raison à cette localisation. La mémoire est traditionnellement définie comme un « trésor », c’est-à-dire le dépôt, le magasin des images du passé, un lieu d’archivage des informations. Ceci implique que, pour Thomas d’Aquin, parmi les trois fonctions de la mémoire mentionnées plus haut (mémorisation, conservation, réactualisation), c’est bien le rôle de conservation qui prime sur les deux autres [23]. Puisque la mémoire est prioritairement la préservation des images et des intentions passées, il convient qu’elle soit logée dans un lieu adéquat. Bien que Thomas d’Aquin soit peu clair sur le sujet, il est possible d’inférer, à partir des dysfonctionnements de la mémoire repérés dans son texte, et que nous verrons après, qu’alors que le siège de la sensation interne doit être de nature humide, fluide et chaude, en vue de recevoir les impressions sensibles et de les transmettre, l’organe de la mémoire, quant à lui, doit être un endroit sec et assez dur, plutôt froid [24]. En effet, un excès d’humidité viendrait détériorer les images entreposées, avec le temps. On observe une correspondance entre la fonction de la faculté et la nature de son lieu organique. Or cette constitution matérielle repose sur une bonne combinaison entre des qualités élémentaires (le sec, le froid, en l’occurrence) et leur équilibre. Le siège organique de la mémoire (la concavité postérieure du cerveau) est composé des qualités élémentales (sec, froid) appropriées à son rôle de conservation. En conséquence, une bonne mémoire dépend de la combinaison adéquate entre les qualités élémentaires et de leur mélange, c’est-à-dire in fine de l’équilibre de son soubassement matériel. La preuve en est que les performances de la mémoire varient selon les modifications de la complexion de l’organe : en effet, si l’équilibre se dégrade, en vertu d’une lésion, d’une maladie ou de l’âge, le souvenir s’opère avec d’autant plus de difficulté, comme nous le verrons ensuite.
La bonne mémoire, une histoire de complexion ?
12La mémoire dépend de la complexion de son organe propre, mais elle est aussi susceptible de varier selon plusieurs facteurs : la complexion individuelle, les âges de la vie et les états affectifs.
Selon les capacités cognitives
13La mémoire varie selon les individus [25]. Ainsi les personnes lentes (tardi), qui ont du mal à apprendre, ont souvent une excellente mémoire, là où celles qui apprennent avec facilité (veloci) sont plus oublieuses. En effet, pour les premiers, les lents d’esprit, l’information s’imprime certes avec difficulté, car leur complexion est de nature dure, comme celle de la pierre où il est difficile de graver une figure. Toutefois, tout comme la pierre, une fois enregistré, ils retiennent bien ce qu’ils ont reçu, car la trace s’efface moins vite dans un substrat solide. Pour les seconds, en revanche, les vifs d’esprit, l’information est perdue aussi vite qu’elle est apprise, car leur nature, trop fluide, comme l’eau, permet aux formes de s’imprimer avec facilité, mais non d’être conservées longtemps. Sur l’euphonie entre recipere et retinere, Thomas oppose la capacité de réception (recipere la mémorisation par impression) et la capacité de rétention (retinere la mémoire conservatrice), fondées sur la constitution naturelle. Il existe un chiasme entre ces deux capacités : les personnes qui reçoivent bien les impressions retiennent mal, et celles qui appréhendent avec plus de difficulté conservent bien. Sur cette base, Thomas d’Aquin établit la différence entre la mémoire et la réminiscence : ce ne sont pas les mêmes personnes qui sont dotées d’une bonne mémoire (les durs d’esprits, en somme) et qui sont capables de se remémorer avec vélocité (les vifs d’esprit dont la fluidité naturelle soutient l’effort de réminiscence).
Selon la complexion individuelle
14Outre ces capacités cognitives, la variation de la mémoire peut également s’expliquer sur deux critères organiques : la complexion individuelle et la constitution corporelle. Le cas paradigmatique est celui des mélancoliques dont la complexion naturelle, c’est-à-dire le tempérament, influe sur la mémoire [26]. Sur ce point, Thomas d’Aquin mobilise des connaissances médicales issues de la théorie des humeurs du corpus hyppocratico-galénique et des Problemata pseudo-aristotéliciens. Le tempérament mélancolique s’explique par un excès de bile noire, froide et sèche, dans le mélange humoral. La crase est dominée par cette humeur associée à une dominante terrestre. En ce sens, les mélancoliques conservent bien leurs souvenirs [27], ils sont très mémorieux, mais ils sont très affectés par les images, ce qui perturbe l’impression de ces mêmes images. On remarque donc que certaines complexions naturelles sont moins propices que d’autres à la mémoire : certaines personnes ont un excès d’humeur aqueuse, froide et humide, et les impressions s’effacent en eux comme les bas-reliefs des ruines, d’autres, un excès d’humeur terrestre, qui en raison de sa trop grande solidité, ne permet pas aux impressions de se graver [28]. Cette capacité cognitive varie selon le tempérament et l’idiosyncrasie humorale de la personne.
Selon la constitution organique
15Thomas d’Aquin envisage un autre cas de figure évoqué par Aristote, celui des « nains », réputés avoir une mauvaise mémoire [29]. En raison de leur petitesse, ils ont, selon Thomas d’Aquin, la partie supérieure du corps plus grande que la partie inférieure, en conséquence le lieu de la mémoire, le cerveau, subit les influences du siège de la sensation, le cœur, dont la nature aqueuse est toujours en mouvement. Et cet excès de fluide, ou cet excédent de matière, comme le dit Thomas (aggravatum in eis multitudine materiae), vient perturber le fonctionnement normal de la mémoire en provoquant une confusion des humeurs. Cet exemple, d’apparence triviale, permet de souligner un point important : la constitution corporelle (sa taille, sa grandeur, mais surtout le rapport de proportion entre ses parties) a une influence directe sur les capacités cognitives dont la mémoire fait partie.
Selon l’âge
16La mémoire fluctue ensuite selon les âges de la vie : les petits enfants et les personnes âgées ont une mémoire déficiente par manque de stabilité de leur état corporel. En effet, ils sont en plein changement, Thomas écrit : « dans un état de flux », les premiers parce que le fait qu’ils sont en train de grandir cause un flux de croissance, les seconds, en train de vieillir, ce qui engendre un flux de décroissance [30]. On retrouve la même distinction de la mémoire et la réminiscence entre les âges de la vie : les enfants excellent dans la réminiscence, car ils associent les idées avec rapidité, mais n’ont que peu de mémoire, les vieilles personnes, en revanche, ont une bonne mémoire, au sens où elles conservent bien les souvenirs passés, mais se les rappellent avec difficulté.
Selon les états affectifs
17Pour finir, la mémoire dépend également des états affectifs, c’est-à-dire des émotions ressenties par la personne au moment où elle fait une expérience. Ces affections, passagères, se différencient des tempéraments qui forment une idiosyncrasie plus stable, un caractère. Thomas d’Aquin montre que la mémorisation ne s’opère que sur un fond affectif : tout souvenir s’accompagne d’émotion. Certaines passions viennent ainsi perturber le fonctionnement normal de la mémoire, en causant un grand « mouvement », par exemple lorsqu’une personne est agitée par la colère ou le désir [31]. De même, des affections corporelles peuvent troubler la mémoire, par exemple l’ébriété ou la fièvre. Mais la passion la plus nocive pour la mémoire reste la peur [32]. En effet, une personne prise dans un état de terreur (in magno timore) ne parvient souvent pas à se souvenir de ce qui s’est produit. Or, Thomas d’Aquin donne une explication physicaliste de ce phénomène : lorsqu’on est terrorisé, une sensation de froid survient, qui vient congeler les humeurs, et partant durcir la nature aqueuse du sens commun, ce qui empêche l’information de s’inscrire dans l’âme, la rendant momentanément imperméable à toute impression. À l’opposé se situe l’admiratio, c’est-à-dire l’étonnement. Thomas d’Aquin souligne avec beaucoup de finesse que l’on se souvient davantage de ce qui a été appris dès l’enfance. L’information s’inscrit plus fermement chez les enfants, à qui tout est absolument nouveau, en raison de la force du mouvement suscité par l’émerveillement [33]. De là il conclut que les choses étonnantes et nouvelles se retiennent avec facilité. Sur ce point, Thomas d’Aquin met à profit sa connaissance des arts de la mémoire de l’Antiquité romaine (Cicéron, De l’orateur, Quintilien, L’institution oratoire, et le Pseudo-Cicéron, La Rhétorique à Herennius) qu’il cite à plusieurs reprises dans son commentaire, en particulier dans la partie consacrée à la réminiscence (chapitre 2). De manière originale, il lie la tradition des artes memoriae au corpus médical de la tradition hyppocratico-galénique. En effet, Thomas en tire une technique pour les orateurs, qui vaut aussi pour les professeurs : il faut susciter l’étonnement chez les auditeurs afin qu’ils retiennent mieux ce qui est dit ou enseigné. L’orateur saura user d’exemples originaux, puisés dans des registres inhabituels, voire faire appel à des choses extraordinaires, qui frappent davantage l’esprit. En provoquant l’intérêt et en soutenant l’attention par le recours à l’insolite et à la nouveauté, l’orateur use d’un moyen mnémotechnique qui restaure en l’auditeur son âme d’enfant. L’étonnement, la surprise, replace l’auditeur dans l’état naturel qui a été le sien dans l’enfance, se laissant alors plus facilement « impressionner ». En effet, l’admiratio cause une augmentation de l’humeur aqueuse, qui provoque une certaine labilité du siège de la sensation permettant aux impressions de s’inscrire. Il convient de remarquer que ces passions du corps (l’ébriété, la maladie) ou de l’âme (le désir, la colère, la peur, l’étonnement) révèlent chaque fois leur étroite interaction, puisqu’elles se communiquent de l’un à l’autre : l’ébriété vient altérer la capacité de mémoire et la peur provoque un refroidissement des humeurs corporelles. Elles sont nommées « passions du corps » et « passions de l’âme » uniquement parce qu’elles prennent leur point de départ d’un côté ou de l’autre, mais demeurent des affections communes à l’âme et au corps. Les altérations de la mémoire viennent illustrer le fait que les passions psychophysiques modifient l’état cognitif du sujet.
18En conséquence, Thomas d’Aquin établit que la capacité de la mémoire se fonde sur la disposition du corps [34]. Qu’il s’agisse de la complexion individuelle, de la constitution organique, de l’âge, ou des états affectifs transitoires, le soubassement physiologique explique les variations qualitatives de la mémoire. Sur ces observations, Thomas en conclut que la mémoire ne dépend ni de l’âme ni du corps seuls, mais requiert une coopération du corps et de l’âme pris ensemble. À proprement parler, ce n’est pas l’âme qui se souvient ni le corps qui garde en mémoire, mais bien l’individu, le tout composé d’âme et de corps [35].
La réminiscence, une passion corporelle
19Nous avons vu que la mémoire, parce qu’elle s’origine dans la sensation et s’ancre dans une localisation organique, est une activité commune à l’âme et au corps. Or cette étude ne forme qu’un volet du De memoria, l’autre étant consacré à une autre capacité : la réminiscence (reminiscentia). La réminiscence se différencie de la mémoire : alors que cette dernière peut convoquer à loisir les souvenirs qu’elle a conservés, la réminiscence consiste en la recherche d’une connaissance perdue (par exemple, le nom d’une personne que j’ai oublié, l’endroit où j’ai laissé mes clefs). La réminiscence est un processus visant à retrouver un souvenir momentanément perdu pour l’âme. Thomas d’Aquin reprend la distinction aristotélicienne : même si la mémoire sensible est commune aux animaux supérieurs et à l’homme, la réminiscence demeure l’apanage de ces derniers. L’incapacité des autres animaux à se remémorer provient du fait qu’ils sont dénués de raison. En effet, la recherche de ce qui a été oublié adopte la forme d’un syllogisme qui, à partir d’un moyen terme, cherche à ressusciter l’apparition de la trace perdue en procédant de proche en proche, par association, par opposition, ou par contiguïté. C’est ainsi que si j’ai oublié le nom de Socrate, je peux convoquer le nom de Platon (son disciple), de Calliclès (par opposition), ou la ciguë (par contiguïté). Mais même si la réminiscence adopte la forme d’un raisonnement, Thomas d’Aquin refuse qu’elle soit l’œuvre de la raison, ce qui est contraire à la pensée d’Aristote [36]. Par là, il veut récuser la thèse faisant de la réminiscence un phénomène purement intellectuel, comme c’est le cas dans la tradition platonicienne [37] ou néoplatonicienne et même chez Augustin. Les traditions platoniciennes et chrétiennes se rejoignent pour concevoir la réminiscence, comme un acte d’intelligence, qui ne s’effectue qu̓au prix d’une déprise du corps et de toute matière et sur le fond d’un mépris du monde. Le coup de force de Thomas d’Aquin va consister à réintégrer, contre cette tradition intellectualiste, la réminiscence dans sa matérialité, allant même jusqu’à la qualifier de « passion corporelle » [38]. En effet, il montre que la réminiscence passe par un substrat organique et s’opère « au travers de quelque chose de corporel » [39]. La matière intervient dans ce processus à plusieurs égards : premièrement, les images sont autant d’aide à la réminiscence : on ne se souvient bien que de ce à quoi on a associé une certaine image particulière, bien délimitée. Deuxièmement, ces images doivent également être rangées selon des « lieux », les loci, de petites cellules spatialement étendues, comme les casiers où on entrepose des choses. Thomas d’Aquin emploie les principes mnémotechniques de la rhétorique romaine pour expliquer le chapitre qu’Aristote consacre à la réminiscence. Il n’est pas possible de se remémorer des choses désordonnées, aussi leur classement et leur localisation précise sont essentiels à la réminiscence. Troisièmement, la réminiscence se produit par ou dans quelque chose de corporel, car elle dépend d’un certain mouvement de recherche qui a également lieu dans le corps. Thomas donne un argument pour prouver la dimension organique de la réminiscence : dans le cas des opérations de l’âme qui ne requièrent pas d’organe, par exemple l’intellect ou le libre-arbitre, il est possible de les arrêter à volonté, alors que lorsqu’on active un processus de réminiscence, il arrive que les idées continuent à librement s’associer alors même que l’on a déjà trouvé ce que l’on cherchait. Cela montre bien que le substrat organique, agité par la réminiscence, est encore en proie au mouvement et qu’il ne cesse pas dès lors que l’on le veut, comme une pierre lancée dans l’eau et dont les remous continueraient [40]. Pour finir, la complexion du corps vient également inférer dans le processus de réminiscence : ainsi les mélancoliques ont plus de difficultés à se remémorer, dans la mesure où leur complexion est trop instable pour la quiétude requise pour un tel acte. Remarquons que Thomas d’Aquin distingue deux types de mélancolie, l’une sèche et terrestre, l’autre aqueuse et froide, toutes deux nuisibles à la réminiscence. En effet, ceux qui souffrent de la première, la mélancolie acquise, ont une imagination trop forte, pour eux les images fusent de manière désordonnée, ce qui les empêche de trouver le souvenir précis qui était recherché. Pour les autres, les mélancoliques par nature, la trop grande labilité de leur nature humide empêche le processus de réminiscence de s’arrêter, les idées continuent à s’associer librement [41]. En somme, les uns se laissent trop facilement impressionner, les autres sont trop facilement émus [42]. Par conséquent, Thomas montre que bien que la mémoire et la réminiscence soient distinctes, elles n’en restent pas moins deux activités de l’âme sensitive, logée dans une matière organique. Pour cette raison, la réminiscence, appartenant à la mémoire sensible comme l’une de ces opérations, est soumises aux mêmes conditions matérielles et organiques.
Conclusion
20Dans le De memoria et reminiscentia, Thomas d’Aquin développe une conception tout à fait originale de la mémoire. Dans le prolongement de l’hylémorphisme aristotélicien, il promeut une communauté fonctionnelle de l’âme et du corps. Entre le Charybde de l’idéalisme et le matérialisme, Thomas d’Aquin défend l’idée qu’il n’y a de mémoire que du composé d’âme et de corps, c’est-à-dire in fine que cette capacité est à chaque fois propre à un individu. Sur ce point, sa conception présente des aspects congruents avec le fonctionnalisme défendu actuellement dans les théories de la mémoire, ce qui rend sa pensée peut-être plus intéressante que le dualisme dont reste prisonnier Bergson.
21Cela dit, la conception thomiste reste historiquement datée, elle se construit en opposition avec une approche théologique considérant la mémoire comme un phénomène purement spirituel, indépendant du corps. Son commentaire s’attache à restituer la mémoire dans sa dimension matérielle : par la nécessité des images matérialisant les souvenirs, par sa localisation organique, par les variations qu’elle connaît selon des facteurs corporels tels que la complexion individuelle, la constitution organique, l’âge, ou encore les états affectifs du sujet. De même, le phénomène de la réminiscence, sur lequel les néoplatoniciens s’appuient pour défendre une forme d’innéisme montrant que l’esprit peut, par sa seule intelligence, connaître les vérités qu’il possède toujours déjà, se trouve désavoué. La conception philosophique de Thomas d’Aquin s’appuie sur des connaissances médicales pour restaurer la mémoire dans sa dimension incarnée. Par l’attention portée à sa dimension organique, Thomas d’Aquin rend la mémoire à l’individu, fait de chair et d’esprit. L’importance accordée à la matière met en évidence la dimension incarnée, individuelle, et partant personnelle, de toute mémoire. Ce n’est qu’à cette condition qu’il est possible de se souvenir des choses concrètes du monde sensible, des individus qui l’habitent, et des événements particuliers, c’est-à-dire de se rapporter au passé en tant que tel, dans son irréductible singularité.
Bibliographie
Bibliographie
- – Aristote, Petits traités d’histoire naturelle, introduction, traduction et annotations de Pierre-Marie Morel, Paris, GF, 2000.
- – Augustin, Œuvres I : Les Confessions — Dialogues philosophiques, trad. sous la direction de L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998 ; et Œuvres II La Trinité, trad. sous la direction de L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000.
- – Bergson, Matière et Mémoire, 7e édition, Paris, Presses universitaires de France, 1990.
- – Platon, Ménon, introduction, traduction et annotations de Monique Canto Sperber, Paris, GF, 1999.
- – Thomas d’Aquin, Sententia de memoria et reminiscentia, in Sententia libri de sensu, II, éd. R. A. Gauthier, Opera omnia, XLV, 2, Paris, Léonine, 1985.
- – Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Paris, Cerf, 1984-1986.
Littérature secondaire
- – Di Martino C., « Memoria dicitur multipliciter. L’apporto della psichologia araba al medievo latino », M. M. Sassi (éd.), Tracce nella mente, Teorie della memoria da Platone ai Moderni, Pisa, 2007 p. 119-138.
- – Gauthier R.-A., « Introduction », in Sententia libri de sensu, Opera omnia, XLV, 2, Paris, Léonine, 1985, p. 1-128.
- – R. Klibansky, E. Panofski et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989.
- – Michalewski A., « Writing in the Soul. Some aspects of Recollection in Plotinus » », in V. Decaix, C. Thomsen Törnqvist (éd), Memory and Recollection in the Aristotelian Tradition, Turnhout, Brepols, 2020.
- – Müller Jörn, Memory in Medieval Philosophy, in D. Nikullin, Memory, Oxford Philosophical Concepts, Oxford University Press, p. 92-124.
- – Torrell J. P., Saint Thomas d’Aquin, sa vie, son œuvre, Paris, Cerf, 2002.ν
Notes
-
[1]
Bergson, Matière et Mémoire, « Avant-propos de la septième édition », Paris, PUF, 1990, p. 5.
-
[2]
Thomas d’Aquin, Sententia libri De sensu et sensato cuius secundus tractatus est De memoria et reminiscentia, éd. R.-A. Gauthier, Opera omnia, XLV, 2, Paris, Léonine, 1985. Dorénavant abrégé en De mem. La pagination renvoie à cette édition, les traductions sont miennes.
-
[3]
Pour la datation de ce texte, voir : R.-A. Gauthier, « Introduction », Sententia libri de sensu, Opera omnia, XLV, 2, Paris, Léonine, 1985, p. 1-128 et J. P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin, sa vie, son œuvre, Paris, Cerf, 2002.
-
[4]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 106 : « La mémoire porte sur les choses passées en tant qu’objets de notre appréhension ».
-
[5]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 110 : « Il est évident que la mémoire appartient par soi à la partie sensitive, […] cependant elle n’appartient pas à tous les animaux, mais seulement à ceux qui perçoivent le temps. »
-
[6]
Augustin, De trinitate, VIII-XV.
-
[7]
Aristote, « De la sensation et des sensibles » (De sensu et sensato), « Prologue », Petits traités d’histoire naturelle, trad. Pierre-Marie Morel, Paris, GF, 2000, p. 65.
-
[8]
Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, a. 6-7.
-
[9]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 106 : « Toujours lorsque l’âme se souvient, elle prononce pour elle-même qu’elle a déjà entendu, senti ou intelligé quelque chose auparavant » ; De mem., tract. 2, lect. 2, p. 107 : « Toujours, lorsque l’âme fait acte de mémoire, elle sent en même temps qu’elle a vu, ou entendu ou appris ceci auparavant, et l’antérieur et le postérieur concernent le temps .»
-
[10]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 107 : « Afin qu’il puisse y avoir souvenir d’une appréhension passée, il faut que toute mémoire s’accompagne d’un certain intervalle de temps une appréhension antérieure et celle-ci. »
-
[11]
Augustin, Confessions, 10, 16.
-
[12]
Augustin, Confessions, 10, 21-22.
-
[13]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 107 « Simitudo rei corporalis ».
-
[14]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 108.
-
[15]
Thomas d’Aquin indique à cet égard que plus les images sont grandes et sensibles, plus elles sont facilement mémorables, p. 111.
-
[16]
Sur ce point, 3.
-
[17]
Thomas d’Aquin, De mem. p. 112.
-
[18]
De mem, p. 112.
-
[19]
Cf. Thomas d’Aquin, De anima, II.
-
[20]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 113 : « Il faut évidemment comprendre qu’une telle affection provenant du sens est produite à la fois dans l’âme et dans l’organe du corps animé. Et nous disons qu’elle demeure dans l’âme comme une certaine disposition et que cette affection est comme une image, étant donné que le sensible imprime sa similitude dans le sens et qu’elle demeure dans l’imagination, même en l’absence du sensible. C’est pourquoi, l’imagination subit le mouvement issu du sensible dans le sens qui vient y imprimer une certaine figure sensible, qui demeure en l’absence du sensible, à la manière dont ceux qui signent avec un anneau impriment une certaine forme dans la cire, laquelle demeure une fois ôtés le sceau ou l’anneau. »
-
[21]
Puisque le terme d’intention n’est pas utile dans l’économie de notre propos, nous passons assez vite sur cet aspect.
-
[22]
Augustin, De trinitate, X, 5, 7.
-
[23]
Thomas d’Aquin, De mem., lectio 1, n. 5, p. 105 : « L’acte de la mémoire ne consiste en rien d’autre qu’en le fait de bien conserver la trace reçue. »
-
[24]
Thomas d’Aquin, De mem., lectio 2, p. 110 : « Nous observons dans le domaine des choses corporelles que la réception et la conservation ne se fondent pas sur le même principe : les choses humides reçoivent bien et les choses sèches et dures conservent bien. »
-
[25]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 105.
-
[26]
cf. R. Klibanski, E. Panofski et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989.
-
[27]
De mem. : « Ceci arrive au plus haut point chez les mélancoliques, plus susceptibles d’être affectés par les images. En effet, en raison de leur nature terrestre, les impressions d’images se fixent mieux en eux. »
-
[28]
De mem., lect. 3, p. 114 : « La deuxième cause qu’il (=Aristote) assigne au défaut de mémoire provient de la complexion naturelle, soit parce que l’humeur aqueuse, froide et humide, en excès chez certains, disperse facilement l’impression des images, comme des édifices antiques tombant rapidement en ruine, soit parce que d’autres ont en excès l’humeur terrestre, et en raison de sa dureté, ils ne reçoivent pas l’impression. »
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[29]
De mem., lect. 8, n° 9, p. 132 : « Ceux qui ont les membres supérieurs plus larges que les membres inférieurs (ce qui est la disposition des nains, parce qu’ils ont les jambes courtes), et proportionnellement, la partie supérieure du corps plus grande que la partie inférieure, ont une plus mauvaise mémoire que ceux qui possèdent la disposition opposée. En effet, en eux, l’organe de la sensation, logé dans la partie supérieure, se trouve alourdi d’une abondance de matière. C’est pourquoi, les mouvements des sensibles ne peuvent y demeurer longtemps, ils s’y dissolvent immédiatement en raison de la confusion des humeurs, ce qui contribue à un défaut de mémoire. De même, ils ne peuvent pas non plus procéder droitement en se remémorant, parce qu’ils ne peuvent pas réguler le mouvement de la matière, ce qui contribue à un défaut de réminiscence. »
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[30]
Thomas d’Aquin, De mem., lect. 3, n° 5, p. 114-115 : « Pour les raisons mentionnées, ceux qui sont très jeunes comme les enfants, mais aussi les vieillards, sont oublieux, étant donné que le corps des enfants est dans un état de flux en raison de leur croissance, et celui des vieillards en raison de leur senescence. Aussi l’impression ne se retient bien chez aucun d’entre eux. »
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[31]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 113 : « Et puisqu’une telle affection est nécessaire à la mémoire, il (= Aristote) dit que la mémoire ne se produit pas chez les personnes prises d’un grand mouvement, soit en raison d’une passion du corps, comme les malades ou les ivrognes, soit en raison d’une passion de l’âme, comme chez ceux qui sont troublés par la colère ou le désir. »
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[32]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 113 : « De même, il arrive parfois, lorsque certains sont pris de terreur, que le froid congèle alors les humeurs, et rien ne se peut imprimer en leur âme à cause de cette frigidité. »
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[33]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 114 : « Or il arrive que ce que quelqu’un a appris dès l’enfance soit plus fermement retenu dans la mémoire, en raison de la force du mouvement. C’est ce qui se produit à propos des choses étonnantes qui s’impriment davantage dans la mémoire. Or on s’étonne principalement de choses nouvelles et insolites. En effet, l’étonnement est davantage suscité chez les nouveau-nés par les choses qui leur apparaissent insolites, pour cette raison, ils s’en souviennent plus fermement, dans la mesure où la complexion fluide du corps convient naturellement à ceux dont la mémoire est labile. »
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[34]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 113 : « Il faut en effet que l’impression se produise à la fois dans l’âme et dans une partie du corps, de telle sorte que les hommes s’y rapportent par suite, selon leurs différentes dispositions corporelles ».
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[35]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 113 : « Puisque cette capacité qu’est la mémoire relève de la partie sensitive, qui est l’acte d’un corps organique, celle-ci ne relève pas de l’âme seule, mais bien du composé d’âme et de corps. »
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[36]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 131 : « Étant donné qu’il [Aristote] avait dit que la réminiscence prenait la forme d’un certain syllogisme et puisque syllogiser est un acte de la raison, qui n’est l’acte d’aucun corps, ainsi qu’il est démontré dans le De anima, certains ont pu croire que la réminiscence n’était pas une passion corporelle, c’est-à-dire une opération effectuée par un organe corporel. Or Aristote démontre le contraire. »
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[37]
Platon, Ménon, 80d-e.
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[38]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 133-134 : « Il est ainsi évident que la réminiscence est une passion corporelle et qu’elle n’est pas un acte de la partie intellectuelle, mais bien de la partie sensitive de l’âme. »
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[39]
Thomas d’Aquin, De mem, p. 131 : « Aristote dit en effet premièrement que le signe attestant que la réminiscence est une certaine passion du corps repose soit sur le fait qu’elle consiste en la recherche d’images en tant que telles, c’est-à-dire dans la recherche de quelque chose de particulier, et soit sur le fait qu’elle advient en tant que telle, c’est-à-dire dans un certain organe corporel. »
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[40]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 131-132 : « Les opérations de la partie intellectuelle qui s’effectuent sans organe corporel relèvent de l’arbitre, de sorte qu’il est possible de les arrêter, dès qu’on le veut. Il n’en va pas de même des opérations qui s’exercent par un organe corporel, dans la mesure où il n’est pas du pouvoir de l’homme que cesse aussitôt cette passion produite dans l’organe. C’est ce qui arrive aux lanceurs qui sont mus après avoir lancé un corps, il n’est pas davantage en leur pouvoir de rester stables. De même, en effet, la réminiscence, la recherche par un organe corporel meut l’organe corporel dans lequel se réalise cette affection. Et il n’est aussitôt plus du ressort de l’homme que ce mouvement cesse aussitôt dès lors qu’il le veut .»
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[41]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 131 : « Lorsqu’ils cessent leur acte de réminiscence, il arrive que l’agitation de cette cogitation ne demeure pas moins en eux, comme cela arrive souvent aux mélancoliques qui sont très affectés par les images. En effet, en raison de leur nature terrestre, les impressions des phantasmes se fixent davantage en eux. »
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[42]
Thomas d’Aquin, De mem., p. 132 : « Il (= Aristote) dit que sont davantage perturbés, c’est-à-dire agités, en se remémorant ceux dont l’humidité abonde autour du lieu où sont logés les organes de la sensation, à savoir autour du cerveau et du cœur. En effet, l’humidité une fois agitée ne se calme pas facilement jusqu’à ce que survienne ce qui été recherché et que le mouvement d’enquête parvienne jusqu’à son terme. Le fait que cela arrive au plus haut point chez les mélancoliques de nature sèche ne contredit pas ce qui a été dit auparavant, dans la mesure où en ceux-là (les mélancoliques de nature aqueuse), cela arrive parce qu’ils reçoivent violemment l’impression, en ceux-ci (les mélancoliques de nature sèche), parce qu’ils sont plus facilement troublés. »