Notes
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[1]
Sur les perspectives plus générales dans lesquelles s’inscrivent ces affirmations, cf. la première partie de mon article sur « Transition et catégories dialectiques », La Pensée, n° 196, décembre 1977.
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[2]
À l’exception des catégories dans lesquelles le philosophique est pris à son tour comme objet, comme celles de matérialisme et d’idéalisme.
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[3]
Dialectique de la nature, Éditions sociales, 1952, p. 225.
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[4]
Cf. par exemple, l’étude d’Étienne Balibar, « À nouveau sur la contradiction », dans Sur la dialectique, Éditions sociales/CERM, 1977, p. 55. Selon Balibar, « le marxisme n’a jamais étudié sérieusement la contradiction […] ailleurs que dans le champ de la lutte des classes et de l’histoire des formations sociales » (p. 45-46), assertion qui laissera perplexes les lecteurs de Dialectique de la nature d’Engels ou des Cahiers philosophiques de Lénine. « De la dialectique matérialiste (je dis bien : matérialiste), on pourrait dire négativement que c’est le non-isolé et le non-isolable de la théorie et de la pratique… » (p. 19). Aussi bien le propre de cette étude est qu’elle laisse gnoséologiquement inélucidée la catégorie de contradiction antagonique à laquelle elle est consacrée. Par opposition à ce point de vue, cf. dans le même ouvrage Jean-Pierre. Cotten : Peut-on « isoler » la dialectique ?
-
[5]
L’Humanité, 10 juin 1971.
-
[6]
Rapport de Georges Marchais au Comité central, 29 juin 1972, dans Étienne Fajon, L’Union est un combat, Éditions sociales, 1975, p. 101.
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[7]
Ibid., p. 106, souligné dans le texte.
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[8]
Ibid., p. 113.
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[9]
Ibid., p. 125.
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[10]
Ibid., p. 118.
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[11]
Ibid., p. 121.
-
[12]
Friedrich Engels, Dialectique de la nature, p. 211.
-
[13]
Aristote, La Métaphysique, Livre Delta, 12, Vrin, 1974, t.1, p. 287.
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[14]
Livre Delta, 5, p. 260.
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[15]
Georges Marchais, Avancer sur la voie du XXIIe congrès, rapport au Comité central, juin 1978, brochure du PCF, p. 21.
-
[16]
Ibid., p. 16.
-
[17]
Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, 1957, p. 173.
-
[18]
Léon Gambetta.
-
[19]
Le Prolétaire, organe officiel du Parti ouvrier, 19 novembre 1881.
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[20]
Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-Sens, Nagel, 1948, p. 242-244.
-
[21]
En revanche, il faut souligner l’intérêt de la synthèse substantielle que présente le Philosophisches Worterbuch de Georg Klaus et Manfred Buhr, V.E.B., Leipzig, à l’article Möglichkeit, p. 359-363.
-
[22]
Karl Marx : Théories sur la plus-value, t. II, p. 597.
-
[23]
Karl Marx : Théories sur la plus-value, t. II, p. 606.
-
[24]
Ibid., p. 610.
-
[25]
Ibid., p. 611.
-
[26]
Lénine : Œuvres, t. 25, p. 324.
-
[27]
Ibid., p. 198.
-
[28]
Pour une analyse plus détaillée de ce problème, voir Jean Fabre, François Hincker, Lucien Sève, Les Communistes et l’État, Éditions sociales, 1977, p. 39-63.
-
[29]
Karl Marx : Théories sur la plus-value, t. II, p. 610-611.
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[30]
Karl Marx : Théories sur la plus-value, t. II, p. 614.
-
[31]
Ibid., p. 599.
-
[32]
Ibid., p. 608.
-
[33]
Ibid., p. 611.
-
[34]
Aristote, La Métaphysique. Livre Têta, 8. t. II. p. 508-509.
-
[35]
Ibid., p. 514.
-
[36]
Ibid., p. 515.
-
[37]
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, La Science de la logique, Vrin, 1970, p. 576.
-
[38]
Lénine, Œuvres, t. 22, p. 332-333.
-
[39]
Ibid., t. 35, p. 269.
-
[40]
Ibid., t. 35, p. 244.
-
[41]
Ibid., t. 25, p. 236.
-
[42]
Lénine, Œuvres, t. 26, p. 139.
-
[43]
Ibid., t. 26, p. 79.
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[44]
Georges Marchais, Avancer sur la voie du XXIIe congrès, p. 22.
-
[45]
Gramsci dans le texte, Éditions sociales, 1975, p. 329.
1Le développement de la philosophie marxiste — de plus en plus largement perçu comme en retard — coïncide pour l’essentiel avec l’approfondissement des catégories philosophiques. Cet approfondissement suppose la mise en rapport féconde des acquis de leur élaboration théorique antérieure (dans l’histoire du marxisme, dans l’histoire millénaire de la pensée) avec leur mouvement présent dans la connaissance scientifique et la pratique sociale [1]. Car les catégories philosophiques ne sont pas autre chose que les concepts qui fonctionnent universellement dans cette connaissance et cette pratique [2], mais considérés d’un point de vue spécifique, gnoséologique, c’est-à-dire en tant que nœuds des rapports entre la matière et la pensée, entre la matière et la pratique sociale. Ainsi, matière, en tant que concept universel de la connaissance, renvoie au tableau des connaissances scientifiques actuelles sur le monde naturel et social, et en tant que catégorie philosophique, à l’étude du rapport entre la réalité objective et l’activité théorique et pratique qui vise à la refléter et à la maîtriser.
2À quelques exceptions près, ce travail d’élaboration philosophique des catégories est aujourd’hui chez nous quelque peu timide. Il l’est pour une part parce qu’il reste sous le coup d’une intimidation. On l’a dénoncé et frappé d’interdit comme une tentative non marxiste d’« isoler » les catégories du champ où se déroule leur vie concrète : la connaissance scientifique, la pratique politique, pour les transformer en abstractions. Mais c’est précisément cet interdit qui isole deux choses inséparables. Entre concept et catégorie philosophique il y a unité dialectique, unité incluant la dualité, identité incluant la différence. Ainsi contradiction est à la fois un concept reflétant les rapports et procès de la réalité naturelle et sociale et une catégorie philosophique dont la compréhension, selon la profonde remarque d’Engels, « a pour condition préalable l’étude de la nature des concepts eux-mêmes » [3], autrement dit une étude philosophique spécifique. Sans cette étude, il est impossible de savoir véritablement ce que le concept de contradiction veut dire.
3La méconnaissance de ce rapport dialectique entre concept et catégorie apparaît nettement dans l’usage sophistiqué qui est fait d’un énoncé comme « la contradiction n’est jamais générale », lorsqu’on le présente comme invalidant toute élaboration philosophique de la contradiction [4]. Ce faisant, on confond grossièrement deux choses : le concept concret de contradiction d’une réalité déterminée est toujours particulier (« la vérité est toujours concrète »), mais qu’est-ce donc que « la contradiction » qui « n’est jamais générale », sinon précisément la catégorie philosophique générale que met nécessairement en œuvre toute connaissance et toute pratique d’une contradiction concrète ? Refuser de penser la catégorie sous le concept, c’est refuser en fait toute critique gnoséologique du concept. La catégorie isolée du concept est scientifiquement et pratiquement vide, le concept isolé de la catégorie est gnoséologiquement aveugle. En réalité le travail philosophique marxiste ne consiste pas plus à isoler les catégories — c’est-à-dire à retransformer le marxisme en philosophie spéculative — qu’à isoler les concepts — c’est-à-dire à le retransformer en dogmatisme positiviste. Il consiste dans le mouvement ininterrompu de désinvestissement-réinvestissement des nœuds de la pensée et de la pratique — désinvestissement du concept pour l’étudier en tant que catégorie philosophique compte tenu de ses nouveaux développements, réinvestissement de la catégorie comme concept compte tenu de son élucidation gnoséologique renouvelée.
4Dépasser le retard de l’élaboration des catégories philosophiques présuppose qu’on cesse de prendre pour une avancée la réduction positiviste de la catégorie au concept. Les notes de recherche qui suivent portent sur une catégorie dont ce serait un euphémisme de dire que l’élaboration philosophique récente est en retard : celle de possibilité.
Une catégorie-clef de la politique
5On donne parfois un coup de chapeau à l’importance théorique et pratique de la catégorie de possibilité en répétant l’aphorisme selon lequel « la politique est l’art du possible », aphorisme avec lequel on dit tout, c’est-à-dire rien. Si entre ce tout et ce rien on introduit la réalité déterminée d’une politique concrète — par exemple la politique de lutte pour l’union et le changement réel menée par le Parti communiste français depuis une décennie — on est frappé de constater que la catégorie de possibilité est omniprésente dans les documents qui la jalonnent et les débats qu’elle a suscités.
6La crise globale de la société française est présentée comme fatale par le grand capital, montrait Georges Marchais dans un article de juin 1971, Sur la société française en crise [5]. À quoi il opposait que « l’aiguisement de la crise, la montée du mécontentement populaire, les premiers craquements que celui-ci provoque au sein de la majorité gouvernementale — tout cela offre aux masses laborieuses des possibilités nouvelles d’intervenir efficacement dans ce qui est le grand débat de notre temps. » Mais la possibilité d’ouvrir une issue positive à la crise présuppose des conditions nécessaires : « aucun changement réel ne peut avoir lieu aujourd’hui dans notre pays, dans les conditions du capitalisme monopoliste d’État, aucune amélioration durable du sort des travailleurs, aucune politique authentiquement nationale ne sont possibles si l’on ne parvient pas à limiter, à briser la domination des monopoles sur la nation. » [6] Tout le contenu du Programme commun de gouvernement de la gauche — dont, l’année précédente, la publication de Changer de cap avait montré face aux réticences du Parti socialiste que l’élaboration était possible — s’ordonnait autour de cette possibilité et de ses conditions nécessaires, renvoyant elles-mêmes à la nécessité de l’intervention des travailleurs : « leur pression sera décisive pour faire que cette possibilité reconnue par le Programme commun devienne réalité. » [7] Examinant le contexte national et international de cette grande bataille, le rapport de Georges Marchais devant le comité central, en juin 1972, concluait que la victoire, « si elle apparaît difficile, n’est cependant pas impossible » [8], mais « cela ne comporte aucun AUTOMATISME. » [9] En particulier, montrait-il, le risque est réel que le Parti socialiste se renforce à notre détriment « si nous ne faisions pas ce que nous devons faire » [10], car la clef est dans le « niveau politique du mouvement des masses dans notre pays et de ses possibilités de développement. » [11] Le rapport et le document politique adoptés au XXIIe congrès du PCF sont tout autant marqués par cette grande question du possible et des conditions nécessaires pour sa transformation en réalité. Et les débats politiques d’après septembre 1977, puis d’après mars 1978 ont été tout entier traversés par elle : pourquoi n’a-t-il pas été possible d’empêcher le virage à droite du Parti socialiste ? N’aurait-il pas été possible de maintenir en septembre une union au rabais, en escomptant que la dynamique populaire créée par une éventuelle victoire électorale rendrait politiquement possible ce qui s’avérait alors impossible ? Le Parti communiste a-t-il fait tout ce qui était possible pour créer les conditions de cette victoire ? Etc.
7Quand on mesure la place du possible au cœur de cette politique, est-il possible de ne pas s’interroger, par-delà le sens de tous ces possibles, sur la catégorie même de possibilité ? Ce qui, d’emblée, nous place devant la tâche de débrouiller toute une pelote de catégories, car les catégories ne vont pas solitaires. Le possible, il n’est que de lire, s’oppose apparemment à l’impossible, au fatal, à l’automatique, et pourtant il semble se combiner au nécessaire tout autant qu’à la contingence, à la liberté, à la responsabilité ; il se transforme en probable, en certain, en réel, ou glisse au contraire au difficile, à l’invraisemblable, à l’utopique ; il implique des conditions objectives et subjectives ; etc. Ce n’est pas de la philosophie qu’afflue le contenu concret de tous ces concepts tels que nous les considérons ici, c’est de la politique. Mais la politique ne peut pas faire comme si elle était seule à leur donner un contenu. Étant universels, ces concepts reçoivent leur contenu à partir des champs les plus divers de la connaissance et de la pratique, et c’est de l’ensemble de ces champs que se dégage leur signification catégorielle qui, plus ou moins élaborée philosophiquement, hante la conscience commune. Si donc la politique ne détermine pas leur signification catégorielle en se référant à « une forme de pensée théorique qui repose sur la connaissance de l’histoire de la pensée et de ses acquisitions », elle est vouée, tout en croyant faire l’économie de la philosophie, à reprendre à son compte l’acception que leur attribue le « bon sens », lequel n’en est pas moins « sous le joug de la philosophie », mais « la plupart du temps, hélas, de la plus mauvaise. » [12]
8Donnons deux exemples des mésaventures qui l’attendent dans cette voie.
Possibilité et nécessité
91) Une « connaissance » philosophique qui plus qu’aucune autre a passé dans la « conscience commune » en ce domaine, c’est la conception, issue d’Aristote (ce qu’on appelle péjorativement le « cartésianisme » des Français est en fait pour une part considérable le résidu vulgarisé de l’aristotélisme diffusé pendant des siècles par l’enseignement catholique), selon laquelle le possible repose sur la non-contradiction logique. Le possible, c’est ce qui n’est pas impossible, autrement dit absurde. « L’impossible, dit Aristote, c’est ce dont le contraire est nécessairement vrai. […] Le contraire de l’impossible, le possible, est ce dont le contraire n’est pas nécessairement faux : par exemple, il est possible qu’un homme soit assis, car il n’est pas nécessairement faux qu’il ne soit pas assis. » [13] En somme, une chose est possible dans la mesure où son contraire (au sens aristotélicien : ce qui en diffère le plus dans le même genre, son extrême opposé) n’implique pas contradiction. S’il y a un possible, c’est donc qu’il y en a au moins un autre et que l’un et l’autre peuvent exister indifféremment dans des temps ou sous des rapports différents. Le possible s’oppose donc au nécessaire, qui ne peut être autrement, et qui est donc « unique », simple (« le simple ne peut être de plusieurs façons ») [14]. En d’autres termes, le possible ne concerne que les accidents et non la substance. Il ne touche qu’à l’inessentiel. Exemple : si le Parti socialiste, tout en signant le Programme commun, est demeuré ce qu’il est, un parti d’essence réformiste, il ne fallait pas fonder une politique sur l’idée qu’il était possible d’aller avec lui au pouvoir pour opérer un changement réel. « On vous l’avait bien dit. » Et comment Georges Marchais pouvait-il dire à la fois au lendemain des élections de mars 1978 que « six ans d’expérience montrent que le Parti socialiste n’a pas vraiment changé à épinay » [15] et qu’« il y a bien eu un retour du Parti socialiste vers la social-démocratie » [16] ? Élargissons la question. Si le possible ne touche qu’à l’inessentiel, le champ des possibles est d’avance marginalisé par l’immuabilité du nécessaire. Comment le possible pourrait-il donc avoir, dans l’histoire, une place effective autre que celle de la contingence du détail, dès lors que l’histoire est elle-même conçue comme régie par des lois, c’est-à-dire comme un processus nécessaire ? Marx écrit certes dans son Introduction de 1857 que sa conception de l’histoire « apparaît comme un développement nécessaire. Mais justification du hasard. Comment. (La liberté, notamment, aussi.) » [17]. Comment, en effet ? C’est toute la question et il tombe sous le sens qu’on ne la résoudra pas de manière marxiste en partant de la conception du « bon sens » — c’est-à-dire d’une conception non dialectique — du possible. La conception non-dialectique du possible débouche tout naturellement sur un déterminisme, c’est-à-dire, en politique, non sur une politique révolutionnaire, mais sur une politique réformiste, au mieux. C’est ce qui donne son sens très particulier à la définition de la politique comme « art du possible » dans l’acception courante : un sens opportuniste. Éclairante est à cet égard la définition donnée vers la fin du siècle dernier par le socialiste P. Brousse de cette forme d’opportunisme qu’il baptisait le « possibilisme ». Dans son article-manifeste Encore l’union socialiste, il écrivait : « Le drapeau d’une seule école ne peut réunir que quelques résolus, et ce n’est point assez si l’on veut préparer autre chose qu’une de ces hécatombes sanglantes dont nous sommes anémiques depuis dix ans. Il faut donc franchir les barrières doctrinales, laisser au camp les invalides de l’utopie, et venir de tous les coins du socialisme se placer sur un terrain commun d’action. […] J’ai entendu dans ma vie assez de paroles, j’ai vu se dérouler les spirales d’assez nombreuses rêveries. Il est grand temps selon moi que l’on rende des actes possibles. […] Je préfère abandonner le « tout à la fois » pratiqué jusqu’ici et qui généralement aboutit au « rien du tout », fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses, immédiatiser en quelque sorte quelques-unes de nos revendications pour les rendre enfin possibles, au lieu de me fatiguer sur place à marquer le pas ou, comme dans le conte de Barbe-Bleue, de rester perché sur les tours de l’Utopie et ne jamais rien voir venir de concret et de palpable. » Exemple : « Faute de pouvoir réaliser, nous communistes, la propriété collective universelle, devons-nous dédaigner la propriété collective nationale, ou la communale, voire même la corporative ? […] Cette politique, corrompue par cet homme [18] qui a corrompu tout ce qu’il a touché, même la langue ; cette politique qu’il a baptisée, après l’avoir falsifiée, du nom barbare d’opportunisme, s’appelle, quand elle reste pure de tout calcul personnel, de son nom matérialiste et scientifique, la politique des possibilités. » [19] L’apologie des « petits pas » vient de loin et on sait où elle se termine : dans la mission élyséenne d’un Robert Fabre.
« Tout est possible »
102) De la conception commune, inconsciemment aristotélicienne, du possible résulte en même temps une ligne de réflexion opposée. Est possible en effet, dans cette optique, tout ce qui n’est pas impossible. N’y aurait-il donc pas en histoire, et en politique, infiniment plus de possibles que ne le croit et ne le fait croire le point de vue de la nécessité ? Allons plus loin : ce point de vue ne consiste-t-il pas au fond à ériger en nécessité un possible au détriment de tous les autres, c’est-à-dire à dogmatiser le manque d’imagination ?
11Exemple : où est la preuve qu’en septembre 1977 il n’était pas possible d’accepter les conditions du Parti socialiste et du Mouvement des radicaux de gauche, de remporter sur cette base les élections de mars 1978 et de restituer alors au Programme commun, en s’appuyant sur la dynamique du mouvement des masses, le contenu transformateur qu’on en aurait provisoirement laissé de côté ? En quoi était-il nécessaire de ne pas céder sur un « seuil minimum » ? Cette obstination n’est-elle pas en réalité une étroitesse de vue à mettre au compte de ce qui doit changer dans le Parti communiste ? Cette politique de l’imagination vient aussi de loin et c’est aussi un « art du possible », plus précisément de « tout est possible » de 1937 ou de 1968.
12Ici encore, le problème s’élargit. Si la nécessité existe, dit la première interprétation, rien n’est possible, hormis une contingence de détail. Si la possibilité existe, dit la seconde, rien n’est nécessaire, hormis l’impossibilité de l’absurde. Sous ses deux faces complémentaires, nous retrouvons la même impossibilité de penser ensemble nécessité et possibilité, donc de comprendre vraiment l’histoire et la politique. Vieille, très vieille objection contre le matérialisme historique. Maurice Merleau-Ponty la formulait ainsi il y a plus de trente ans : « Le propre du marxisme est d’admettre qu’il y a à la fois une logique de l’histoire et une contingence de l’histoire, que rien n’est absolument fortuit, mais aussi que rien n’est absolument nécessaire. […] Mais ce caractère tout positif et expérimental du marxisme pose aussitôt un problème. Si l’on admet qu’à chaque moment, quelle que soit la probabilité de l’événement, il peut toujours avorter, comme cette offensive du hasard peut se renouveler, il peut se faire finalement que la logique et l’histoire divorcent et que l’histoire empirique ne réalise jamais ce qui nous paraît être la suite logique de l’histoire. […] Si nous quittons résolument l’idée théologique d’un fond rationnel du monde, la logique de l’histoire n’est plus qu’une possibilité parmi d’autres. Bien que l’analyse marxiste nous permette mieux qu’aucune autre de comprendre un très grand nombre d’événements, nous ne savons pas si, pour toute la durée de notre vie ou même pour des siècles, l’histoire effective ne va pas consister en une série de diversions dont le fascisme a été la première, dont l’américanisme ou le bloc occidental pourraient être d’autres exemples. » [20] Le cours tout semblable d’un certain nombre de réflexions à la suite de
13l’échec de la gauche en mars 1978 — du « tout est possible » au « tout est perdu » — montre assez que l’étude philosophique de la catégorie de possibilité ne s’isole pas de la politique.
Le possible chez Marx et Lénine
14De quels acquis théoriques disposons-nous pour élucider philosophiquement la catégorie de possibilité ? D’abord, de ce qui en a été dit de plus profond dans la grande philosophie classique — chez Aristote, chez Leibniz, chez Hegel. Et dans le marxisme lui-même ? À première vue — celle à laquelle la question en est pour l’essentiel restée chez nous — de peu de chose. Fait étrange : à en juger par les index des matières des œuvres de Marx et Engels ou de Lénine — et cela ne vaut pas seulement des éditions françaises —, les classiques du marxisme n’auraient presque pas réfléchi de façon théorique à la catégorie de possibilité, alors même que leur pratique politique a eu sans cesse affaire au possible. L’index des matières des trois livres du Capital dans l’édition Dietz des Marx-Engels Werke ne contient pas de rubrique Môglichkeit, et celui de la 5e édition russe des œuvres de Lénine, dans une rubrique de trois lignes consacrée à Vozmojnost’i dieistvitielnost’(possibilité et réalité), ne mentionne aucun des tomes qui couvrent l’année 1917 [21]…
15À ce retard bibliographique on mesure le travail que présuppose une véritable recherche sur l’acception marxiste de la possibilité. Sans prétendre ici faire plus que donner des indications partielles, mettons en lumière la richesse de ce que ces œuvres recèlent sur la question.
161) Chez Marx, on peut suivre l’élaboration d’une réflexion capitale sur la possibilité et la réalité des crises économiques dans le mode de production capitaliste : voir notamment Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse), Anthropos, 1.1, p. 139 ; lettre de Marx à Engels du 2 avril 1858, Correspondance Marx-Engels, Éditions sociales, t. V, p. 173 ; Contribution…, Éditions sociales, p. 66-67 et 162 ; Théories sur la plus-value (Manuscrit de 1861-3), Éditions sociales, t. II, p. 597-623 et 634-635, où figurent des analyses majeures ; Le Capital, Livre I, 1.1, p. 122 et 132. Secondairement, on relève une réflexion de même orientation sur la question de la possibilité du surtravail, Théories sur la plus-value, t. II, p. 484 ; Le Capital, Livre I, t. 2, p. 188, etc.
17Sur un autre plan, celui des possibilités d’évolution non-capitaliste de la commune rurale en Russie, des indications précieuses figurent dans la lettre de Marx à Véra Zassoulitch et ses trois brouillons (Sur les sociétés précapitalistes, Éditions sociales/CERM, 1973, p. 318-342) ainsi que dans la correspondance de Marx et d’Engels.
18On doit naturellement se reporter aussi aux remarques d’Engels sur contingence et nécessité dans Dialectique de la nature, Éditions sociales, p. 219-223, sans oublier les indications très suggestives sur ce sujet qui figuraient déjà dans L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1976 (voir la rubrique contingence à l’index des matières).
192) Chez Lénine, on doit signaler d’abord des analyses très intéressantes sur la possibilité de la transformation de la guerre impérialiste en guerre nationale, — Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 22, p. 332-333 et 349-350 ; t. 35, p. 243-244 et 268-269. Mais les analyses les plus riches sont celles qui, tout au long de l’année 1917, concernent la possibilité et l’impossibilité intermittentes d’une voie pacifique de la révolution. On se reportera notamment aux t. 24, p. 33-38, 43, 160, 177, 235-236, 269, 340-341 ; t. 25, p. 18, 190-191, 198-201, 231, 277, 308, 311-315, 324, 333-339 ; t. 26, p. 14-15, 29-35, 53-54,61-62, 76-79, 84, 89, 139, 216-217. Avec les analyses de Marx sur la possibilité et la réalité des crises, cet ensemble constitue sans aucun doute une base décisive pour toute réflexion marxiste sur la catégorie de possibilité.
20Parmi les autres textes de Lénine qu’il faut examiner, citons notamment Deux utopies, t. 18, p. 362-366, un passage sur le caractère contradictoire du reflet et la possibilité de son passage à l’idéalisme, t. 38, p. 356, et la précieuse réflexion d’ensemble Sur notre révolution, t. 33, p. 491-494.
21Une recherche bibliographique analogue devrait être étendue à l’ensemble des œuvres marquantes de la théorie marxiste.
Possibilité et contradiction
22De ces matériaux, dont la richesse demeure chez nous en grande partie inexploitée, nous nous bornerons ici à dégager deux enseignements capitaux.
231) Que nous dit Marx quant à la possibilité des crises ? « Si par exemple l’achat et la vente — ou le mouvement de la métamorphose de la marchandise — représentent l’unité de deux procès, ou pour mieux dire le déroulement du même procès qui passe par deux phases opposées, donc essentiellement l’unité de ces deux phases, ce mouvement est tout aussi essentiellement la séparation des deux phases et leur autonomisation réciproque. Or, comme elles constituent une cohérence, l’autonomisation des moments cohérents ne peut apparaître que violente comme procès destructeur. C’est justement dans la crise que leur unité se manifeste, l’unité des différents éléments. L’autonomie qu’acquièrent l’un vis-à-vis de l’autre les deux moments qui vont ensemble et qui se complètent, les uns par rapport aux autres, est violemment anéantie. La crise manifeste donc l’unité des moments promus à l’autonomie les uns par rapport aux autres. Il n’y aurait pas de crise sans cette unité interne d’éléments en apparence indifférents les uns par rapport aux autres. Mais, pas du tout, dit l’économiste apologétique. Étant donné qu’il y a unité, il ne peut pas y avoir de crise. Ce qui ne peut vouloir rien dire d’autre que ceci : l’unité des contraires exclut la contradiction. » [22] « La possibilité de la crise, pour autant qu’elle apparaît dans la forme simple de la métamorphose, résulte donc uniquement de ceci : les formes différentes — les phases — que la marchandise parcourt dans son mouvement, d’une part sont des formes et des phases qui se complètent nécessairement, mais par ailleurs, malgré cette cohérence interne nécessaire, ce sont des parties et des formes de procès indépendantes, qui peuvent être et qui sont séparées, qui ne coïncident pas dans le temps et dans l’espace. La possibilité de la crise réside donc uniquement dans la séparation de la vente et de l’achat. » [23] « Il ne peut y avoir crise sans qu’achat et vente se séparent l’un de l’autre et entrent en contradiction, ni sans qu’apparaissent les contradictions contenues dans l’argent en tant que moyen de paiement. » [24]
24On voit l’idée — inouïe pour le « bon sens » inconsciemment aristotélicien — qui se dégage de cette analyse : c’est la contradiction (dialectique) qui permet de comprendre la possibilité. Si, considéré du point de vue de la logique ordinaire, c’est-à-dire de façon abstraite, immobile, externe, le possible apparaît comme reposant sur la non-contradiction, considéré de façon dialectique, c’est-à-dire concrète, vivante, interne, il est au contraire inséparable de la contradiction. Voyons cela de plus près. Il est possible qu’un homme soit assis, nous dit Aristote, car il pourrait ne pas l’être. Les deux sont possibles, autrement dit non contradictoires avec l’essence de l’homme. La possibilité est ainsi comprise comme l’indifférence externe des possibles en dehors de la nécessité de l’essence. Cet aspect purement logique du possible — qui demeure valable pour ce qu’Engels appelle le « commerce de détail » de la pensée — est présent à l’intérieur de l’analyse de Marx : dire que la crise est possible, c’est dire qu’il pourrait ne pas y avoir crise. Elle n’est ni impossible, à cause de l’autonomisation des deux moments de l’achat et de la vente, ni fatale, car cette autonomisation n’est pas en elle-même discordance nécessaire des deux moments. Mais si l’on en reste à cet aspect purement logique des choses, les crises apparaissent comme un pur accident. C’est le point de vue des économistes bourgeois qui « se satisfont en affirmant que dans ces formes existe la possibilité que des crises surviennent, que c’est donc un hasard si elles ne se produisent pas et que, par conséquent, leur éclatement lui-même apparaît comme un simple hasard. » [25]
25Ce qu’ils « oublient », c’est que cette possibilité est fondée dans l’essence du procès de la marchandise et de l’argent. Ils ne retiennent que la dualité indifférente des moments, alors qu’il s’agit d’une dualité au sein de l’unité, d’une contradiction dialectique. La dualité n’est pas celle de deux accidents extérieurs à l’essence, mais celle de l’essence elle-même : si une discordance se développe entre les deux moments autonomisés, leur unité doit se rétablir dans la crise. C’est pourquoi la possibilité de la crise est inscrite de façon nécessaire dans la contradiction. Ainsi, par-delà l’identification logique de la possibilité à l’indifférence externe des possibles en dehors de la nécessité de l’essence, l’analyse dialectique de Marx en montre la source dans la différence interne au sein de l’unité contradictoire du nécessaire. Inversement, la nécessité du développement de la contradiction s’exprime dans cette possibilité.
26Nécessité et possibilité se trouvent ainsi dialectiquement liées, et non plus formellement juxtaposées : le possible résulte du caractère contradictoire du nécessaire, le nécessaire s’exprime dans le caractère contradictoire du possible. Le possible cesse d’apparaître comme le champ — infiniment rétréci, infiniment élargi — de la contingence qui festonne une nécessité immuable et univoque. À la conception déterministe et linéaire du mouvement historique comme à son identification à la pure contingence s’oppose la logique dialectique de procès aux formes buissonnantes où la nécessité se fraie un chemin à travers les tâtonnements et les inégalités de développement, les impasses et les percées décisives.
27Chose extrêmement remarquable : cette analyse catégorielle d’une formidable nouveauté — en partie indiquée déjà dans la Logique de Hegel, mais en partie seulement, comme on pourrait le montrer dans une étude plus approfondie — est présente, de façon plus ou moins développée, dans tous les textes que signale plus haut l’esquisse bibliographique. Elle est au fond de l’analyse politique de la possibilité ou de l’impossibilité d’une voie pacifique de la révolution à laquelle se livre Lénine, d’avril à octobre 1917. Pourquoi un passage pacifique apparaît-il comme possible ? Formellement, certes, parce que les deux formes, pacifique et violente, sont non contradictoires avec l’essence de la révolution. « D’une façon générale, l’histoire a connu des exemples de révolutions pacifiques et légales. » [26] Mais en rester à ce constat formel ne nous avancerait à rien pour analyser la situation concrète. Cette dualité des voies possibles est inscrite dans l’essence de la situation que Lénine découvre en arrivant en avril à Petrograd. Cette essence, c’est la dualité du pouvoir qu’a engendrée la révolution de Février, reflet de la contradiction entre les deux voies de développement possibles ouvertes par cette révolution : la restauration bourgeoise, la révolution prolétarienne. La nécessité urgente, dramatique de sortir de la contradiction s’exprime, non pas dans la fatalité d’une issue unique dont la contingence des événements ne ferait que broder les détails, mais dans un dilemme essentiel : ou bien la victoire de la contre-révolution, ou bien le passage du pouvoir au prolétariat et à la paysannerie pauvre. Ce passage est possible pacifiquement parce que ces forces ont déjà en partie le pouvoir : celui des soviets, au sein desquels les bolchéviks peuvent conquérir démocratiquement la majorité. Le pouvoir est « en équilibre instable » [27] et c’est de la fluctuation du rapport des forces que dépend, à chaque moment de la conjoncture, la possibilité ou l’impossibilité du passage pacifique de tout le pouvoir aux soviets [28]. Ici encore, la possibilité repose sur la dualité au sein de l’unité, sur la contradiction dialectique.
28La conception purement logique du possible, qui hante la conscience commune, ne voit que la dualité, c’est-à-dire l’indifférence externe des possibles. C’est pourquoi le possible lui apparaît comme pure contingence, objet de spéculation abstraite. La conception dialectique matérialiste réinsère cette dualité dans l’unité de l’essence, lie intimement de ce fait possibilité et nécessité, dévoilant la logique concrète du possible devenu ainsi objet d’intervention pratique. Si l’on ne pense pas en ces termes la question de la possibilité, on ne peut rien comprendre par exemple à la politique d’union combative du Parti communiste avec le Parti socialiste. À la croyance en son succès automatique se substitue, après l’échec de mars 1978, l’idée qu’elle était un pari perdu d’avance. Pour sortir de ce dilemme superficiel, il faut rapporter la possibilité de cette politique à la contradiction interne, essentielle du Parti socialiste : un parti qui, réformiste en son essence, tire en dernière analyse sa force de la volonté de changement réel grandissant dans les masses, tout en prenant la responsabilité de refuser les conditions et les conséquences de ce changement réel. D’où sa double pratique et son double langage, dont la dualité s’accuse dans la mesure même où la contradiction s’aiguise. La possibilité de son orientation à gauche ou de son virage à droite ne relève ni de la contingence ni de la fatalité, mais du développement de cette contradiction, c’est-à-dire, en fin de compte, du niveau de la compréhension politique qu’ont ou que n’ont pas les masses des conditions du changement réel et de la nature du Parti socialiste. Le Parti communiste a donc un comportement responsable précisément en s’efforçant — seul contre tous les adversaires du changement réel — de faire la lumière sur la responsabilité du Parti socialiste, en s’interrogeant sur les moyens d’étendre sa capacité d’y parvenir, en examinant lucidement à cette fin ses propres contradictions — par exemple le « retard pris en 1956 » — pour se mettre encore mieux à même d’intervenir dans la dialectique des possibles.
Possibilité formelle et réelle
292) Une autre idée capitale se dégage de l’analyse de la possibilité des crises par Marx : la distinction dialectique de la possibilité formelle et de la possibilité réelle. En effet les contradictions de l’achat et de la vente, de l’argent en tant que moyen de paiement sont « de simples formes, des possibilités générales des crises, donc aussi des formes, des formes abstraites de la crise réelle. L’existence de la crise apparaît en elles sous ses formes les plus simples et dans son contenu le plus simple, pour autant que cette forme est-elle même son contenu le plus simple. Mais ce contenu n’a pas encore de fondement. La circulation monétaire simple et même la circulation de l’argent en tant que moyen de paiement — et toutes les deux apparaissent bien avant la production capitaliste sans qu’il se produise des crises — sont possibles et réelles sans crises. On ne peut donc pas expliquer à partir de ces formes seules pourquoi ces formes manifestent leur aspect critique ni pourquoi la contradiction qu’elles recèlent potentia [en puissance] apparaît actu [réellement] en tant que telle. » [29] « La possibilité générale des crises, c’est la métamorphose formelle du capital lui-même, la non-coïncidence spatiale et temporelle de l’achat et de la vente. Mais ce procès n’est jamais la cause de la crise. Car il n’est rien d’autre que la forme la plus générale de la crise, donc la crise même dans son expression la plus générale. Or on ne peut pas dire que la forme abstraite de la crise est la cause de la crise. Si on s’interroge sur sa cause, c’est qu’on veut justement savoir pourquoi sa forme abstraite, la forme de sa possibilité, de possibilité devient réalité. » [30] « Expliquer la crise à partir de cette forme élémentaire équivaut à expliquer la crise en exprimant son existence sous la forme la plus abstraite qui soit, c’est-à-dire à expliquer la crise par la crise. » [31] « La vente et l’achat peuvent être disjoints. Ils sont donc crise potentia [en puissance] et leur conjonction demeure toujours un moment critique pour la marchandise. Mais ils peuvent déboucher l’un dans l’autre de manière fluide. […] Ce qui transforme cette possibilité de la crise en crise n’est pas contenu dans cette forme elle-même : ce qu’elle contient uniquement, c’est qu’elle présente là la forme pour une crise. » [32] « Mais à présent il s’agit de suivre le développement ultérieur de la crise potentia [potentielle] — la crise réelle ne peut être exposée qu’à partir du mouvement réel de la production capitaliste, de la concurrence et du crédit — dans la mesure où elle résulte des déterminations formelles du capital, déterminations qui lui sont propres en tant que capital, et ne sont pas impliquées dans sa simple existence de marchandise et d’argent. » [33]
30Il est frappant de voir comment Marx reprend ici aussi à son compte une idée capitale d’Aristote, la distinction de ce qui est en puissance et de ce qui est en acte, du potentiel et de l’actuel, mais en la transportant du terrain de la métaphysique à celui de la dialectique. Pour Aristote, l’acte précède la puissance. « Sans doute, à tel homme déterminé, qui est déjà en acte, au froment, au sujet voyant, sont respectivement antérieures selon le temps, la matière, la semence, la faculté de voir, toutes choses qui ne sont homme, froment et sujet voyant qu’en puissance, et non encore en acte ; mais à ces puissances elles-mêmes sont antérieurs selon le temps d’autres êtres en acte dont elles procèdent, car d’un être en puissance, un être en acte est toujours engendré par un autre être en acte : ainsi l’homme est actualisé par l’homme, le musicien, par le musicien, il y a toujours un moteur premier et le moteur existe déjà en acte. » [34] « Mais l’acte est antérieur dans un sens plus fondamental encore. Les êtres éternels, en effet, sont antérieurs, selon la substance, aux êtres corruptibles. » [35] L’être corruptible peut être ou ne pas être, l’être éternel est nécessairement, et c’est de lui que procède l’actualisation de l’être corruptible. « Les êtres nécessaires sont des êtres premiers, puisque si ces êtres n’étaient pas, rien ne serait. » [36] Cette priorité éternelle de la substance est en un sens l’affirmation matérialiste de l’objectivité de l’essence, mais c’en est une expression métaphysique (rien d’essentiellement nouveau ne peut se produire) dont on comprend qu’elle passe à l’idéalisme (l’être éternel qui est le premier moteur, c’est Dieu). Marx libère l’affirmation matérialiste de l’objectivité de l’essence de ses ambiguïtés idéalistes en posant la question dialectique décisive : comment l’essence est-elle elle-même produite ? Question impensable pour Aristote : la nécessité de l’être en acte ne saurait dériver de la contingence de l’être en puissance. Mais une fois découverte la connexion dialectique entre possibilité et nécessité, on comprend que l’essence puisse être un produit historique incluant l’« actualisation » de tel ou tel possible sans cesser pour autant de traduire un mouvement nécessaire : le capitalisme ne préexiste pas à titre d’essence idéale à la production marchande, mais la possibilité qu’il en sorte y est contenue de façon nécessaire. Ainsi la question de priorité entre « l’acte » et « la puissance » échappe au dilemme métaphysique : la réalité repose sur la possibilité, mais celle-ci à son tour exprime les contradictions de la nécessité.
31Cette remarque faite, venons-en à l’essentiel. La circulation marchande, montre Marx, contient certes la possibilité formelle de la crise, mais c’est seulement avec le mode de production capitaliste que cette possibilité devient réalité. Expliquer la crise par sa seule possibilité formelle, autrement dit par sa forme abstraite, c’est expliquer la crise par la crise, donc ne rien expliquer du tout. Or ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi la possibilité se réalise. La catégorie de possibilité se dédouble ainsi à un examen plus approfondi en possibilité formelle et possibilité réelle. Voyons cela de plus près.
32Étant intérieurement contradictoire, la nécessité inhérente à un objet donné s’exprime dans la pluralité de ses voies de développement possibles. Mais la possibilité de ces diverses voies résulte uniquement de l’analyse de cet objet pris à part, de sa contradiction prise à part, c’est donc elle-même une possibilité encore purement abstraite. Or la contradiction n’est jamais prise à part ; dans la réalité elle est en rapport avec beaucoup d’autres, elle s’interpénètre avec elles — avec leur nécessité et leur possibilité propres. Considéré concrètement, le possible est toujours celui, non d’un objet isolé, mais de l’ensemble qu’il forme avec d’autres — non d’une essence abstraite, mais d’une conjoncture concrète. Selon la vue profondément dialectique de Leibniz, il est en fait l’ensemble des « compossibles ». Dans la contradiction isolée ne figure qu’une possibilité formelle, une forme de développement possible. Pour que cette possibilité formelle se transforme en possibilité concrète, réelle, il y a des conditions nécessaires qui ne sont pas toutes données en elle, mais doivent se développer dans ses rapports avec les autres contradictions, ou être créées par la pratique humaine intervenant dans ces rapports. En rester à la possibilité formelle, c’est en rester à une spéculation vaine. Comme le dit Hegel : « Moins un homme est cultivé, moins il connaît les relations déterminées des objets sur lesquels il dirige son examen, d’autant plus enclin est-il habituellement à se perdre en toutes sortes de possibilités vides, comme c’est, par exemple, le cas dans le domaine politique avec ce qu’on appelle les politiciens d’estaminet. » [37] C’est de ces possibles de café du commerce que relève le « tout est possible », aussi bien comme illusion prospective — naïve ou rouée — du phraseur étranger aux problèmes réels, que comme illusion rétrospective du pseudo-historien qui juge le passé à partir de possibilités purement abstraites sans se donner la peine de rechercher quelles étaient les conditions réelles.
33De ce point de vue, par exemple, croire qu’en septembre 1977 il était possible au Parti communiste de conclure un accord avec le Parti socialiste et le Mouvement des radicaux de gauche au prix de concessions extrêmes sur le contenu de cet accord, ce serait n’avoir rien compris à ce qui s’est réellement passé. L’accord n’a pas été impossible simplement parce que les propositions socialistes et radicales étaient inacceptables, mais bien davantage les propositions étaient inacceptables parce que le Parti socialiste et les radicaux de gauche étaient résolus à rendre l’accord impossible. Et ils y étaient résolus non pas parce que le Parti communiste n’était pas assez fort, mais au contraire parce qu’il leur apparaissait, un an après les élections municipales, trop fort pour que la perspective d’aller avec lui au pouvoir sur la base du Programme commun soit sans danger révolutionnaire. Leur but, aujourd’hui avoué, était de se libérer avant l’échéance de ce « carcan ». Ce n’est pas de possibilités purement abstraites qu’il faut partir pour comprendre le mouvement historique, c’est des possibilités réelles et de leurs conditions nécessaires. Pas d’idée sur laquelle Lénine insiste plus fortement lorsqu’il traite du possible. « La dialectique a plus d’une fois, également dans l’histoire de la philosophie grecque, servi de pont à la sophistique. Mais nous restons des dialecticiens, car nous combattons les sophistes, non pas en niant la possibilité de toute transformation en général, mais en analysant concrètement chaque phénomène donné dans son cadre général et dans son évolution. » [38] « Le marxisme étaye sa politique sur la réalité et non sur le « possible ». Il est possible qu’un phénomène se transforme en un autre, et notre tactique n’est pas ossifiée ! Parlez-moi de la réalité et non pas des possibilités ! » [39] « Les transformations de toute sorte sont possibles, même celle d’un imbécile en homme intelligent ; mais cette transformation est rarement une réalité. Et ce n’est pas en vertu de la seule « possibilité » d’une transformation de ce genre que je cesserai de considérer l’imbécile comme un imbécile. » [40] Conclusion : « Surtout pas d’illusions. Fonder une tactique prolétarienne sur des désirs, c’est la tuer. » [41]
Une catégorie de la pratique
34Donnons un exemple caractéristique des différences qui existent entre possibilité formelle et possibilité réelle : les conditions de temps. Étant abstraite, la possibilité formelle reste hors de portée des turbulences de la conjoncture, elle est étrangère au temps concret — c’est pourquoi elle peut facilement se transformer en utopie. Au contraire la possibilité réelle est datée, circonstancielle, temporaire. C’est là un aspect majeur des analyses de Lénine, d’avril à octobre 1917 : la voie pacifique de la révolution lui apparaît de plus en plus réellement possible jusqu’à juin, puis devient brusquement impossible avec l’instauration d’une dictature militaire début juillet, redevient possible début septembre avec la rébellion de Kornilov et s’efface courant octobre avec l’inertie des soviets, derrière la nécessité de l’insurrection. Il y a des « fenêtres temporelles » de la possibilité réelle. Lénine est littéralement hanté par cette question tout au long du mois d’octobre 1917. « Temporiser est un crime » [42], écrit-il, il faut prendre le pouvoir sans attendre le congrès des soviets. Devant l’hésitation de la direction du Parti, il va jusqu’à lui écrire le 7 octobre : « Je dois présenter ma demande de démission, du comité central, ce que je fais, en me réservant de faire de la propagande, dans les rangs du Parti et au congrès du Parti. Car ma conviction la plus profonde est que, si nous “attendons” le Congrès des soviets et laissons tout de suite échapper l’occasion, nous causons la perte de la révolution. » [43] Une condition subjective capitale du possible est que les forces agissantes de l’histoire sachent les apercevoir à temps et s’y préparer. Là est l’un des fondements objectifs de la notion apparemment toute subjective de « retard » d’une politique par rapport à l’histoire. C’est ce qui fait la substance du passage du rapport de Georges Marchais devant le comité central en avril 1978, où est soulignée la « nouveauté » du XXIIe congrès du PCF au moment des élections législatives de mars. « Nous avons, c’est vrai, commencé dans les années soixante à définir cette perspective et nous l’avons précisée, développée sensiblement avec notre XXIIe congrès qui s’est tenu deux ans avant les élections, en février 1976. Deux années, dans une bataille dont l’enjeu est tel, cela ne représente pas un délai important. Et lorsque nous disons cela, ce n’est nullement pour nous, comme on a pu le lire dans la presse, volonté de laisser croire que les choses ne pouvaient pas être autrement, mais au contraire volonté de constater que notre Parti avait pris du retard — en particulier après 1956 — pour mettre à jour sa politique et sa théorie. » [44] La possibilité générale de la stratégie du XXIIe congrès est indépendante du calendrier électoral, mais son développement tardif a affecté les possibilités concrètes de son plein déploiement dans la bataille des élections de mars 1978.
35Et cela nous conduit à indiquer une autre différence essentielle entre possibilité formelle et possibilité réelle. Considérée d’un point de vue formel, la possibilité est une catégorie de la connaissance ; considérée d’un point de vue réel, elle apparaît en même temps comme une catégorie de la pratique. C’est là plus généralement une question majeure de la philosophie marxiste. Trop souvent en effet, on sous-estime gravement la spécificité de ces catégories en les considérant seulement comme des catégories de la connaissance. Ainsi comprises, des catégories comme matière, contradiction, reflet, concret, renvoient seulement au rapport entre l’être et la pensée, au tableau de nos connaissances sur le monde naturel et social. Et la catégorie de la pratique apparaît alors comme une catégorie — importante, certes — parmi d’autres. Ne s’agit-il pas là d’une véritable réduction du matérialisme dialectique historique ? En réalité la catégorie de la pratique est beaucoup plus qu’une catégorie, c’est une catégorie de catégories, un opérateur universel de la transformation des catégories purement théoriques en catégories de la pratique. Du point de vue de la pratique politique, la matière, c’est la situation objective ; la contradiction, c’est la lutte des classes ; le reflet, c’est la détermination de la ligne politique ; le concret, c’est la justesse de cette ligne par rapport à la situation existante. Le reflet concret des contradictions de la matière, c’est l’objet général de la connaissance ; la détermination de la ligne juste dans la lutte des classes au sein d’une situation objective donnée, c’est l’objet général de la pratique politique. Le second énoncé, qui n’est pas autre chose qu’une conversion du premier, rend évidente la signification pratique du matérialisme dialectique historique. Toutes les catégories philosophiques doivent être étudiées de ce point de vue. À cet égard, le rapport gnoséologique entre possibilité formelle et possibilité réelle n’apparaît-il pas comme le rapport entre la dimension théorique et la dimension pratique de la possibilité ? C’est cette deuxième dimension que souligne Gramsci lorsqu’il écrit : « En réalité, on ne peut prévoir “scientifiquement” que la lutte, mais non les moments concrets de cette lutte, qui ne peuvent pas ne pas être les résultats de forces en opposition et en continuel mouvement, forces qui ne peuvent en aucun cas être réduites à des quantités fixes, car en elles la quantité devient continuellement qualité. Dans la réalité, on prévoit dans la mesure où on agit, où on met en application un effort volontaire et où on contribue donc concrètement à créer le résultat « prévu ». La prévision se révèle donc non comme un acte scientifique de connaissance, mais comme l’expression abstraite de l’effort qu’on fait, la manière pratique de créer une volonté collective. […] Prévoir n’est donc qu’un acte pratique. » [45] Discuter ce texte serait discuter toute la conception gramscienne de la « philosophie de la praxis » et il ne va pas de soi que l’étude aussi objective que possible de la possibilité formelle se résorbe dans l’« acte pratique » que constitue la prévision de la possibilité concrète. Mais la remarque de Gramsci est importante justement pour faire saisir que la question de la possibilité est en fin de compte pour le marxisme une question pratique.
36*
37***
38Ces notes de recherche sur la catégorie de possibilité sont évidemment insuffisantes à en cerner la richesse. Elles offrent en plus d’un point un caractère problématique. Elles nous paraissent toutefois confirmer nettement les remarques introductives sur la nature du travail philosophique marxiste en tant qu’étude gnoséologique des catégories et sur son rapport avec la connaissance scientifique et la pratique politique. Le désinvestissement philosophique des catégories pour les soumettre à une élucidation gnoséologique apparaît bien comme un moment nécessaire de la connaissance et de la pratique. Suggérer que le matérialisme philosophique n’aurait pas de lien nécessaire avec la politique du Parti communiste ou, en sens apparemment inverse, affirmer que les catégories ne sauraient être « isolées » de sa pratique revient à méconnaître l’importance de ce moment et à enfermer la philosophie marxiste dans un retard dont le dépassement est aujourd’hui à la fois une nécessité et une possibilité réelle.ν
Mots-clés éditeurs : catégories philosophiques, Lucien Sève, théorie et pratiques politiques
Date de mise en ligne : 28/08/2020.
https://doi.org/10.3917/lp.402.0029Notes
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[1]
Sur les perspectives plus générales dans lesquelles s’inscrivent ces affirmations, cf. la première partie de mon article sur « Transition et catégories dialectiques », La Pensée, n° 196, décembre 1977.
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[2]
À l’exception des catégories dans lesquelles le philosophique est pris à son tour comme objet, comme celles de matérialisme et d’idéalisme.
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[3]
Dialectique de la nature, Éditions sociales, 1952, p. 225.
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[4]
Cf. par exemple, l’étude d’Étienne Balibar, « À nouveau sur la contradiction », dans Sur la dialectique, Éditions sociales/CERM, 1977, p. 55. Selon Balibar, « le marxisme n’a jamais étudié sérieusement la contradiction […] ailleurs que dans le champ de la lutte des classes et de l’histoire des formations sociales » (p. 45-46), assertion qui laissera perplexes les lecteurs de Dialectique de la nature d’Engels ou des Cahiers philosophiques de Lénine. « De la dialectique matérialiste (je dis bien : matérialiste), on pourrait dire négativement que c’est le non-isolé et le non-isolable de la théorie et de la pratique… » (p. 19). Aussi bien le propre de cette étude est qu’elle laisse gnoséologiquement inélucidée la catégorie de contradiction antagonique à laquelle elle est consacrée. Par opposition à ce point de vue, cf. dans le même ouvrage Jean-Pierre. Cotten : Peut-on « isoler » la dialectique ?
-
[5]
L’Humanité, 10 juin 1971.
-
[6]
Rapport de Georges Marchais au Comité central, 29 juin 1972, dans Étienne Fajon, L’Union est un combat, Éditions sociales, 1975, p. 101.
-
[7]
Ibid., p. 106, souligné dans le texte.
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[8]
Ibid., p. 113.
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[9]
Ibid., p. 125.
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[10]
Ibid., p. 118.
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[11]
Ibid., p. 121.
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[12]
Friedrich Engels, Dialectique de la nature, p. 211.
-
[13]
Aristote, La Métaphysique, Livre Delta, 12, Vrin, 1974, t.1, p. 287.
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[14]
Livre Delta, 5, p. 260.
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[15]
Georges Marchais, Avancer sur la voie du XXIIe congrès, rapport au Comité central, juin 1978, brochure du PCF, p. 21.
-
[16]
Ibid., p. 16.
-
[17]
Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, 1957, p. 173.
-
[18]
Léon Gambetta.
-
[19]
Le Prolétaire, organe officiel du Parti ouvrier, 19 novembre 1881.
-
[20]
Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-Sens, Nagel, 1948, p. 242-244.
-
[21]
En revanche, il faut souligner l’intérêt de la synthèse substantielle que présente le Philosophisches Worterbuch de Georg Klaus et Manfred Buhr, V.E.B., Leipzig, à l’article Möglichkeit, p. 359-363.
-
[22]
Karl Marx : Théories sur la plus-value, t. II, p. 597.
-
[23]
Karl Marx : Théories sur la plus-value, t. II, p. 606.
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[24]
Ibid., p. 610.
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[25]
Ibid., p. 611.
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[26]
Lénine : Œuvres, t. 25, p. 324.
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[27]
Ibid., p. 198.
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[28]
Pour une analyse plus détaillée de ce problème, voir Jean Fabre, François Hincker, Lucien Sève, Les Communistes et l’État, Éditions sociales, 1977, p. 39-63.
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[29]
Karl Marx : Théories sur la plus-value, t. II, p. 610-611.
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[30]
Karl Marx : Théories sur la plus-value, t. II, p. 614.
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[31]
Ibid., p. 599.
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[32]
Ibid., p. 608.
-
[33]
Ibid., p. 611.
-
[34]
Aristote, La Métaphysique. Livre Têta, 8. t. II. p. 508-509.
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[35]
Ibid., p. 514.
-
[36]
Ibid., p. 515.
-
[37]
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, La Science de la logique, Vrin, 1970, p. 576.
-
[38]
Lénine, Œuvres, t. 22, p. 332-333.
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[39]
Ibid., t. 35, p. 269.
-
[40]
Ibid., t. 35, p. 244.
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[41]
Ibid., t. 25, p. 236.
-
[42]
Lénine, Œuvres, t. 26, p. 139.
-
[43]
Ibid., t. 26, p. 79.
-
[44]
Georges Marchais, Avancer sur la voie du XXIIe congrès, p. 22.
-
[45]
Gramsci dans le texte, Éditions sociales, 1975, p. 329.