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Article de revue

À l’École du sport

Pages 58 à 67

Notes

  • [1]
    Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1976. Et tous ses ouvrages ultérieurs.
  • [2]
    Rapport de la Cour des comptes : « l’EPS et le sport, une ambition à concrétiser ». 12/09/2019. Accessible en ligne à l’URL : <https://www.ccomptes.fr/fr/publications/lecole-et-le-sport-une-ambition-concretiser>.
  • [3]
    Syndicat national de l’éducation physique. C’est le syndicat majoritaire de la discipline et de ses enseignants, constitutif de la FSU (fédération syndicale unitaire). Le centre EPS et société est un centre d’étude et de réflexion créé par le SNEP en 1996.
  • [4]
    Pierre Parlebas, Psychologie sociale et théorie des jeux. Étude de certains jeux sportifs, thèse de doctorat d’État (spécialité : Lettres et sciences humaines), Université de Paris V et École pratique des hautes études, 1984.
  • [5]
    Le nom a changé récemment : Institut national du sport, de l’expertise et de la performance.
  • [6]
    Décret du 1er mars 2017, initié par Valérie Fourneyron.
  • [7]
    Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1923-1924.
  • [8]
    Centre EPS et Société : « EPS et culturalisme ». Contrepied, 2018.
  • [9]
    Article originalement publié dans le Journal de psychologie, XXXII, no 3-4, 15 mars-15 avril 1936. Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934.
  • [10]
    Voir l’article de Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté dans ce dossier.
  • [11]
    Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil, 1962.
  • [12]
    Guillaume Leblanc, Courir, une philosophie, Paris, Flammarion, 2012.
  • [13]
    Voir Contrepied, n° 16, février 2005.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Bernard Jeu, Le Sport, l'émotion, l'espace, Paris, Vigot. 1977.
  • [16]
    Jean-Marie Brohm, op. cit.
  • [17]
    Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
  • [18]
    Bernard Jeu, « La contre-société sportive », Esprit, octobre 1973, p. 399-400.
  • [19]
    FSGT, Du sport rouge au sport populaire, Éditions La Ville brûle/sport et plein air, 2014.
  • [20]
    Jerôme Bruner, L'éducation, entrée dans la culture, Retz, 1997.
  • [21]
    Raymond Catteau, L’Enseignement de la natation, Vigot Frères, 1971.

1L’éducation physique et sportive (EPS) a suivi, depuis qu’elle fait partie de l’obligation scolaire (fin du xixe siècle), le mouvement des pratiques physiques dans la société. Ainsi, au départ dénommée seulement « éducation physique », elle s’est sportivisée dans la seconde moitié du xxe siècle, avec la place croissante du sport dans la vie quotidienne, dans les médias et dans l’économie. Pour autant, son contenu sportif n’a cessé de faire depuis l’objet de contestations d’un point de vue idéologique [1]. Mais sa pratique, dispensée par quelque 30 000 enseignants d’EPS de nos jours, est indéniablement « sportive ». On devrait également rajouter « et artistique » car les activités comme la danse ou les arts du cirque font désormais partie intégrante des programmes scolaires.

2Aujourd’hui, il existe encore des controverses autour l’EPS, certains souhaitant supprimer le « s » de « sportive » pour viser une EP plus « fitness » que sportive. Ces débats viennent essentiellement de « l’intérieur », car il n’y a jamais de remise en cause de la référence au sport par le grand public ou les parents d’élèves, pas plus que de la part des pouvoirs publics. Un récent rapport de la Cour des comptes [2] lui reproche même de n’être pas assez sportive. La remise en cause émane notamment d’une partie du corps de l’inspection pédagogique d’EPS et d’enseignants eux-mêmes. On pourrait alors penser qu’il s’agit de querelles internes, qualifiées de byzantines par certains dignitaires de l’Éducation nationale. En fait, pour le SNEP et le centre EPS et Société [3], le sujet est celui du développement de l’humain, du droit d’accès à la culture et de la fonction de l’École en tant que service public. En d’autres termes, ce qui est en jeu, c’est avant tout la manière dont l’EPS peut, à travers le sport, contribuer à l’émancipation des élèves.

Le sport, un objet culturel non identifié ?

3Un des problèmes majeurs, qui apparaît dès lors qu’on s’intéresse au sport, est celui de sa définition. Dans les années 1960 ou 1970, on faisait du sport à partir du moment où on était inscrit dans un club. Pierre Parlebas [4], sociologue, en avait donné une définition assez pertinente : trois critères doivent être réunis pour pouvoir qualifier une activité de « sportive » : l’institutionnalisation (fédérations sportives, clubs…), l’organisation de compétitions et la « pertinence motrice » de l’activité (pas de sport sans mise en jeu de la motricité ou du « physique », ce qui exclut par exemple les échecs ou ce qu’on appelle aujourd’hui le e-sport, c’est-à-dire les jeux électroniques qui seront pourtant bientôt présents aux Jeux olympiques !). Mais cette définition, pour intéressante qu’elle soit, ne résiste pas à l’évolution des pratiques modernes. Les pratiques non encadrées dépassent en effet aujourd’hui le volume des pratiques en club. Et il ne viendrait à personne de nier que quelqu’un qui s’entraîne à la course à pied, seul, quatre ou cinq jours par semaine, fait du sport. Même remarque pour quelqu’un qui pratique l’escalade en milieu naturel. On tombe alors sur un problème à ce jour non élucidé : à partir de quel moment peut-on parler de sport ? Les statistiques existantes, quelle que soit leur provenance, partent d’une définition subjective problématique : elles considèrent que quelqu’un fait du sport dès lors qu’il déclare en faire. C’est l’Institut national des sports et de l’éducation physique (INSEP) [5] qui, butant sur l’obstacle définitionnel, avait inauguré cette façon de voir. La conséquence est que, face à une question du type « combien de fois avez-vous fait du sport au cours de l’année ? », chacun utilise sa propre définition du sport, ce qui, d’une certaine façon, invalide les statistiques : on ne sait pas réellement de quoi on parle.

4Le problème s’est complexifié avec la captation du sport par le milieu médical. Le « sport sur ordonnance » étant apparemment une réponse à la sédentarisation et aux modes de vie qui entraînent une dégradation des capacités physiques. Les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la Haute autorité de santé (HAS) préconisent aujourd’hui, selon les cas, entre une demi-heure et une heure par jour « d’activité physique ». Mais cette recommandation, lorsqu’elle est détaillée, insiste essentiellement sur la mobilité (se déplacer à pied, en vélo, prendre l’escalier) et envisage ainsi l’activité physique au sens très large du terme. Il n’est pas rare de nos jours d’entendre quelqu’un qui a dû bouger de manière exceptionnelle s’exclamer : « j’ai fait mon sport ! ». Sans s’étendre davantage sur le sujet, cette orientation, récupérée par le politique avec le « sport sur ordonnance » [6], pose un double problème qui nous interpelle : une définition du sport confondue avec le fait de « bouger » et une santé ramenée essentiellement aux questions cardiovasculaires.

5Dans ces deux cas, nous sommes loin de préoccupations éducatives et émancipatrices.

6Un troisième écueil doit être souligné s’agissant de la définition et la représentation du sport. C’est la tentation, ô combien prégnante, de réduire le sport à ses aspects les plus visibles, médiatisés, les plus mercantiles qui collent au sport de haute performance. Ou plus exactement à certaines disciplines, car qui entend parler du haut niveau en tir à l’arc ou même en canoë-kayak ? Le football, le tennis, l’athlétisme et quelques autres monopolisent l’espace médiatique. Les scandales liés à l’organisation des grandes rencontres internationales, leur impact écologique désastreux, les sommes colossales investies, les malversations et corruptions diverses, sans parler du dopage, suscitent à juste titre un rejet que certains étendent au sport dans sa globalité. Pourtant, dans un pays comme la France, le sport de haut niveau concerne environ 5 000 personnes, quand des millions disent pratiquer du sport. Cette focalisation concernant la peinture équivaudrait à réduire cette pratique à la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) !

7Il nous faut donc rendre à la complexité ce qui lui appartient et envisager le sport comme un « fait social total », c’est-à-dire comme un phénomène qui impacte tout le fonctionnement de la société [7]. Il faut ensuite se poser la question de la fonction de l’École et des choix de société en matière de transmission culturelle et enfin voir comment l’éducation physique et sportive participe ou non à un projet de formation de tous et toutes.

Vers une nouvelle définition du sport ?

8Nous [8] avons cherché à comprendre le sport comme fait de société, afin de saisir son engouement mondialisé, et savoir si l’École devait en faire un objet de transmission ou non.

Passer du singulier au pluriel

9La première question qui émerge est ainsi la suivante : faut-il continuer à employer un mot au singulier pour caractériser des pratiques extrêmement diverses ? La recherche d’une unité de façade n’est-elle pas un obstacle pour saisir la réalité du mouvement « des sports » ? Quoi de commun en effet entre la plongée sous-marine et le rugby ? Entre le tennis de table et le skate-board ? Entre l’escalade et le lancer du marteau ? Entre la gym « Pilates » et la musculation en salle de sport ?

10Parler des sports et non du sport consiste notamment à admettre l’extrême éclatement de ces pratiques.

Le jeu comme moteur essentiel

11Le jeu est souvent considéré comme futile et anodin. Il a été compris soit comme une activité banale chez l’enfant, qu’il va devoir peu à peu rejeter pour devenir adulte, soit comme une activité vulgaire chez l’adulte, voire comme manque de contrôle de « l’enfant » qui est en lui.

12Pourtant le jeu est une des activités les plus anciennes de l’humanité, aussi bien pour les enfants que pour les adultes lorsqu’ils ne travaillent pas. D’abord activité fonctionnelle – l’enfant joue pour s’éprouver et rechercher du plaisir –, le jeu est ensuite et surtout une création culturelle. Dans le champ des pratiques corporelles, les sports sont devenus des références universelles du jeu, même s’il existe de nombreuses pratiques plus localisées et ancrées dans une culture spécifique (ce que l’on nomme par exemple les jeux « traditionnels »). Partout dans le monde, on joue au football. Ce n’est ni un hasard ni la seule entreprise capitalistique qui ont réussi ce tour de force. Si l’on recherche toujours à élaborer une définition du sport, on pourrait dire que le sport est un espace et un temps où l’humain joue à se développer.

L’indépassable dépassement de soi

13Quelle que soit la façon dont on scrute les sports, la question du « dépassement de soi » apparaît avec une certaine récurrence. Du plus haut niveau jusqu’au pratiquant de base, même non affilié à une fédération sportive, cette recherche ponctuelle ou permanente d’un « dépassement de soi », quelque peu paradoxale si on la prend au sens littéral, est une constante de la pratique sportive. En fait c’est un jeu avec ses propres limites, soit pour les éprouver, soit pour les repousser, soit pour les mesurer à d’autres. Même pour quelqu’un qui dit ne pratiquer que pour le plaisir, sans recherche de performance, pour se « dépenser » (comme lors d’un jogging dominical ou d’une sortie à vélo), il se trouve toujours un moment où il va allonger un peu la distance ou la durée, juste pour voir s’il est capable de continuer, et ainsi passer un cap. Il faut différencier ce qui est de l’ordre du mobile déclaratif (« je fais du sport pour… », « je suis contre la performance… », « je n’aime pas la compétition ») et la réalité concrète, même furtive, de la pratique qui peut venir contredire le discours. Ce jeu avec ses limites est l’une des caractéristiques de la pratique sportive. On la retrouve dans d’autres activités humaines, mais la dimension corporelle, physiologique, mécanique du sport en fait quelque chose de plus tangible et d’immédiatement perceptible : à un moment donné je parviens à me dépasser, à un autre je ne le peux plus…

Une culture fondamentalement technique

14Depuis Marcel Mauss [9], les techniques du corps sont reconnues comme faisant pleinement partie de la culture technique humaine. Celles-ci ne se limitent bien évidemment pas au sport : elles se déploient également dans la vie quotidienne, le travail, mais y sont souvent invisibles. Seuls les ergonomes et les médecins les étudient, lorsqu’elles sont sources de pathologies, comme les troubles musculo-squelettiques. Mais dans les sports, elles sont au premier plan et font justement l’attrait de la pratique et du spectacle sportifs. Tous les sports n’impliquent pas le même niveau, mais tous possèdent un registre de technicité. Même dans des activités qui en semblent dépourvues, comme par exemple le jogging, la foulée se transforme sous l’effet de la pratique, de façon le plus souvent inconsciente. Dans une pratique encadrée, l’accent est mis sur cette transformation de la foulée pour des raisons de performance, afin de gagner en vitesse ou en endurance, mais aussi aujourd’hui pour prévenir certains traumatismes.

15Ainsi d’une certaine manière, les sports constituent à la fois un conservatoire et un laboratoire des techniques du corps. Ces techniques, au fil de l’histoire, évoluent. Elles portent chacune un pouvoir d’agir particulier qui augmente les capacités de la personne. De ce point de vue, elles ont à voir avec l’émancipation, au même titre que les techniques de pensée que mettent en jeu les différentes disciplines intellectuelles.

La très utile conquête de l’inutile

16En poursuivant la recherche et l’identification de ce qui « fait sport », certaines choses ne viennent pas immédiatement à l’esprit, comme par exemple la conquête de l’inutile. Durant l’Antiquité grecque par exemple, on s’accorde à voir dans le sport une préparation à la guerre. Comme on s’accorde sur la naissance du sport moderne au milieu du xixe, où il est destiné à éduquer et encadrer une jeunesse soit désœuvrée (l’aristocratie), soit délinquante (les classes laborieuses). Le sport est ainsi né d’une utilité revendiquée. Mais son développement au cours du xxe siècle marque au contraire la conquête du loisir et du temps de vacances, dégagés des contraintes du travail et d’un utilitarisme répondant à des injonctions sociales. Ça ne veut pas dire que le sport ne joue pas certaines fonctions socialement reconnues (la santé est aujourd’hui un des marqueurs les plus évidents), mais qu’il s’est développé dans le cadre d’un temps pour soi et à soi. Le sport professionnel qui constitue une activité laborieuse mal, voire pas du tout, encadrée [10], constitue une exception à cette règle. Pourtant son exposition médiatique et ses usages politiques peuvent nous faire croire qu’il sert à tout et serait une sorte de thérapeutique globale à tous les maux. Ce qui masque en fait sa réalité pourtant évidente : on fait du sport d’abord pour soi, parce qu’on en a envie, dans un temps non contraint de loisir. Le sociologue Joffre Dumazedier [11] a été l’un des premiers à théoriser et développer la montée de cette logique du loisir.

17La notion d’inutilité est donc finalement relative. Il s’agit de la rapporter à un système sociétal dans lequel la rentabilité des choses et des êtres est omniprésente. Le développement d’une activité sportive est d’abord désintéressé, ce qui ne signifie pas sans motif ni mobile. Guillaume Leblanc, écrivain et philosophe, parle ainsi de la course à pied comme d’un voyage au cœur de soi-même [12]. Le sport constitue ainsi selon lui une véritable philosophie en cela qu’il « révèle ce que signifie être à son corps dans un monde » [13]. Et il ajoute : « Le sport est une des manières les plus singulières et les plus précises pour s’inventer » [14].

Un vecteur d’émotions

18Il nous faut explorer enfin une dernière dimension, à la fois évidente, et pourtant souvent absente, des discours et travaux sur le sport, celle des émotions comme moteur de l’activité sportive. Cette dimension est souvent abordée sous l’angle de la dénonciation de la passion sportive et ses débordements dont les stades, de foot essentiellement, seraient le creuset. Mais il faut se pencher, encore, sur le sport avec un regard philosophique ou anthropologique pour mieux en percevoir les enjeux humains. Bernard Jeu est sans doute l’un de ceux qui ont le mieux investigué la dimension émotionnelle. Il écrit ainsi : « En fait, on néglige trop le poids de l’histoire et de la culture, celui des émotions ainsi véhiculées. Il y a là tout un héritage d’expérience accumulée, ramassée, codifiée, stylisée, des schémas de conduite, des comportements quasi instinctifs aux significations obscures, l’action persistante, insistante, et surtout motivante d’une affectivité ressentie dans la participation à une sorte d’inconscient collectif qui se matérialise dans les structures du sport. » [15]

19Il distingue ainsi les émotions liées à la recherche d’une performance, qui passent par un jeu avec l’espace et le temps (lancer plus loin, courir plus vite…), et celles d’une compétition dans un jeu avec les autres, ou d’une épreuve, dans un jeu avec soi-même. Ces émotions générées par la pratique imposent des régulations permanentes pour que le jeu ou l’enjeu perdurent. C’est en ce sens que d’aucuns disent que dans n’importe quel sport on apprend toujours de soi et sur soi. En tout cas cela demande une forme de contrôle qui n’est pas un contrôle moral, mais un contrôle fonctionnel : si je « déborde », le jeu s’arrête pour moi et pour les autres.

20Nous avons essayé d’identifier une partie de l’invisible du sport, ou du moins ce qui n’est pas immédiatement perceptible, même si, comme souvent, la littérature ou le cinéma, lorsqu’ils traitent du sport, ont, parfois avec bonheur, mis en lumière la dimension humaine de ces pratiques corporelles qui leur donne ce qu’on peut appeler leur « potentiel éducatif » et émancipateur. Mais nous l’avons fait pour pouvoir dans le même temps en dénoncer les éléments contradictoires qui agissent comme repoussoir. Comme tout fait social, le sport est un espace de tensions et de luttes. Avec une caractéristique assez marquante de ces combats : au bout du compte, c’est souvent la logique de l’argent qui l’emporte !

Sport et société

21Ce sont les grands événements nationaux et internationaux qui portent au-devant de la scène sportive la quasi-totalité des problèmes générés par une société capitaliste : un pilotage par l’argent et le pouvoir ! Ce qui entraîne évidemment démesure et catastrophes financières, écologiques, humaines. L’exemple des derniers championnats du monde d’athlétisme à Doha, avec ses stades climatisés, est un des sommets de l’absurdité. Dopage, corruption, exploitation… Comment le sport pourrait y échapper alors que rien n’échappe au capitalisme ? Normal dès lors que le sport puisse être politiquement décrié au point de devenir un objet de combat : lutter contre le sport reviendrait à lutter contre le capitalisme (ou vice versa). Le sociologue Jean-Marie Brohm [16] reste celui qui a le plus exploité cette veine. Son courant de pensée autobaptisé « Théorie critique radicale du sport » voit dans le sport un « appareil idéologique d’État » dont la fonction est d’asservir les masses, de les endormir pour mieux les exploiter. Cette analyse pouvant se coupler avec l’analyse de Guy Debord sur la société du spectacle [17], nous sommes alors en présence d’une vision univoque appelant in fine, pour être logique, à la fin du sport.

22Cependant, d’autres visions existent. Bernard Jeu parle ainsi pour sa part d’une « contre-société sportive ». Si le sport est dans la société, il s’organise aussi en société dotée d’une gouvernance, d’une communauté d’intérêt, d’une distribution de rôles sociaux propres, voire antinomiques au fonctionnement de la société : la construction, la reconnaissance et l’acceptation de règles dont la fonction est de permettre les relations et de réguler la violence. En effet, dit Bernard Jeu, « en permettant une violence que la société normale rejette théoriquement, sans pouvoir l’éliminer pratiquement, la contre-société sportive établit, de par la règle qu’elle se donne – reconnaissance des adversaires l’un par l’autre comme égaux dans leur volonté de puissance infinie –, ce que la société répressive ne parvient pas à garantir : le dépassement de la violence et l’acceptation de l’homme par l’homme » [18].

23Il ressort de ce parcours que le sport représente un objet complexe et ambivalent. De ce fait, il devient objet de luttes et de conquêtes. Par exemple la conquête du sport par les femmes est une histoire culturelle et sociale révélatrice de ce combat. Celui de la classe ouvrière au cours du xxe siècle [19] pousse à cette interrogation : pourquoi se battre pour se l’approprier s’il n’était que futilité ou chantre du capitalisme ? Cette conquête, légitime, est loin d’être achevée et l’École a un rôle déterminant à jouer en la matière.

24C’est pour cet ensemble de raisons, sans doute, que le sport fait partie du « patrimoine immatériel de l’humanité » tel que défini par l’Unesco et, à ce titre, intéresse l’École.

École, entrée dans la culture

25La question de la fonction de l’École fait l’objet de débats virulents. On peut opposer schématiquement les tenants d’une conception minimale confiant à l’École le rôle de doter les élèves de quelques compétences basiques et celles et ceux qui rêvent d’une École de haut niveau et émancipatrice pour tous et toutes. La réalité de l’École française aujourd’hui se situe quelque part entre les deux. Dans tous les cas, la question de l’EPS est très marginale, même si sa place, en termes de structures, dans le système français, est sans doute plus élevée que dans la plupart des autres pays. Et nous sommes également obligés de constater que c’est dans notre pays que les contenus d’enseignement, jusqu’à 2015, faisaient explicitement référence à ce que l’on appelle un « traitement didactique du sport » et des pratiques artistiques corporelles qui constituent les deux piliers culturels de l’EPS.

26Dans la première option, utilitariste, l’EPS pourrait se résumer à cette formule : « peu importe les contenus, l’essentiel est de bouger ». Car l’utilitarisme dans notre domaine s’appuie essentiellement sur les préconisations du milieu médical qui, face à la sédentarisation et les maladies qu’elle génère, demande d’avoir une activité physique au moins une heure par jour. L’activité physique doit devenir un « comportement » à acquérir pour viser une meilleure santé, autrement dit, pour réduire les coûts de la sécurité sociale. Pas besoin d’un enseignement alors, un « coach » suffit pour donner les quelques règles de base et inciter les jeunes à bouger.

27Dans la vision culturelle, il faut partir de l’École qui, selon Jérôme Bruner [20], est un opérateur d’entrée dans la culture. Pourquoi donner à l’École cette fonction essentielle et que d’aucuns pourront trouver restrictive ? Tout simplement parce que la culture donne forme à l’esprit, ce dernier pouvant à son tour créer ou modifier cette culture qui est le monde dans lequel on naît. Chaque personne doit s’approprier cette culture pour comprendre le monde et agir sur lui.

28On le comprend aisément s’agissant des autres disciplines : physique, histoire-géographie, mathématiques, français, etc. Chacune donne des clés pour agir et comprendre. Bien entendu, chaque discipline sélectionne, organise ses contenus essentiels tout au long de la scolarité en les rendant « enseignables », à tous les âges et à tous les élèves. Le caractère obligatoire de l’École lui confère une fonction politique majeure : une visée égalitaire, même si, on le sait, on en est loin en pratique aujourd’hui, faute de moyens.

29Sélectionner signifie repérer dans un champ culturel les éléments clés qui sont censés ouvrir des portes sur le monde, puis de transformer ces savoirs en objets d’enseignement.

30Prenons l’exemple commun de l’apprentissage de la natation. Les responsables de l’Éducation nationale ont décidé au lendemain de la Libération que le savoir nager constituait une mission incontournable de la scolarité. Mais comment apprend-on à nager ? Comment programmer l’apprentissage sur un temps déterminé ? Quelles en sont étapes ? Que nous dit le sport de haut niveau ? Comment ces jeunes garçons ou filles font-ils pour se déplacer dans l’eau avec aisance et rapidité pour gagner une course ? Comment transforme-t-on un terrien (avec une position verticale, des membres inférieurs propulseurs qui agissent sur une surface dure, une respiration reflexe et sans effort) en nageur (avec une position horizontale, des membres propulseurs qui agissent sur un milieu liquide et une respiration qui demande effort et contrôle) ?

31Depuis plus de trente ans [21], on sait comment faire apprendre cet objet culturel qu’est la natation. On a didactisé et on a expérimenté pour y parvenir. On retrouve dans l’École et hors de l’École (dans les clubs, les piscines municipales, les associations) de nombreux lieux dédiés à cet apprentissage. Et pourtant l’École a cette spécificité qui change la donne et oblige à se démarquer de ce qui se fait en dehors de son espace : elle s’adresse à tout le monde, les élèves sont regroupés dans des classes, l’apprentissage y est donc collectif, le temps est contraint, et les élèves sont obligés d’apprendre, qu’ils en aient envie ou non. Cela change le statut du savoir qui devient un bien commun que chacun et chacune doit s’approprier nécessairement. Autrement dit, l’objectif de démocratisation est constitutif du savoir transposé à l’École. Hors de l’École, personne n’oblige quelqu’un à faire de la natation, du handball, de la gymnastique, pas plus que des sciences ou de la géographie. Et s’il y a des milieux culturellement favorisés dans lesquels les parents obligent, d’une façon ou d’une autre, les enfants à pratiquer, il en est d’autres pour lesquels ces apprentissages peuvent sembler superflus, sinon totalement inutiles.

Démocratisation

32Pour le sport, les pratiques corporelles artistiques, comme pour les autres champs culturels, la question fondamentale posée à l’École est celle de la démocratisation de l’accès aux savoirs nécessaires pour comprendre le monde et y agir, mais aussi d’accéder à des loisirs actifs, émancipateurs, régénérants et récréatifs. Ce dernier point est souvent sous-estimé par les politiques, mais aussi par les enseignants eux-mêmes. Par exemple, la pratique des activités dites de pleine nature est, notamment pour des questions de coût et de temps libre, l’apanage des classes aisées. Permettre, grâce à l’École, aux élèves issus des classes défavorisées, d’accéder à l’escalade ou au ski fait partie d’un objectif important : doter chacun et chacune d’une culture commune.

33La logique même de la démocratisation d’une culture commune suppose un autre principe dont le Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN) a fait son slogan : « tous et toutes capables ! ».

34En EPS, ce qui peut paraître évident le devient beaucoup moins aux yeux du plus grand nombre, car les différences physiques visibles dès l’adolescence peuvent être interprétées comme autant de limitations à la pratique de certaines activités : « je suis petit donc je ne peux pas faire de basket, je suis en surpoids donc je ne peux pas faire de gymnastique… ». Il faut dépasser certaines croyances qui font obstacle à l’accès des personnes en situation de handicap au sport, y compris de très haut niveau.

35L’enjeu de l’EPS à l’École est donc important et se traduit sous différentes formes en fonction des politiques menées : ou bien accompagner chacun et chacune dans sa condition (physique, sociale…) dans le cadre d’une individualisation généralisée, ou bien combattre pour l’accès de tous à une culture commune de haut niveau. Ce qui implique, pour revenir à l’exemple de l’EPS, de faire accéder filles et garçons, sportifs et non sportifs, grands et petits, valides ou en situation de handicap, ensemble, aux mêmes savoirs.

36En ce sens, l’éducation physique n’est pas le sport. Les pratiques sportives, dans le cadre de l’EPS, subissent un ensemble de transformations visant ce qui doit être enseigné à tous et toutes. Des objectifs généraux aux situations pédagogiques, tout devrait répondre à l’enjeu de formation. Cela change sensiblement beaucoup de choses dans le rapport ainsi proposé des jeunes aux sports : dans l’École c’est un rapport d’étude qui est demandé. Ce qui n’est pas forcément le cas dans la pratique de loisir. L’étude de tel ou tel objet, ici sportif, impose non seulement de pratiquer une activité, non choisie la plupart du temps, mais également de comprendre les enjeux de cette activité et les transformations opérées sur soi. Tout ceci impose un certain nombre de « déplacements » par rapport aux pratiques sociales sportives.

37Par exemple lorsqu’on demande, à l’École, à un élève de produire une performance, ce n’est pas pour devenir « le » meilleur mais pour devenir simplement meilleur. Ce glissement peut paraître anodin, mais au niveau des mises en œuvre et du traitement pédagogique, cela change beaucoup de choses. C’est un premier déplacement. Le second consiste à enseigner à l’élève, dans le même temps, la signification personnelle et sociale du jeu visant l’amélioration des performances. Il s’agit ensuite, au long du processus d’apprentissage et de la scolarité (rappelons que l’EPS est présente depuis la maternelle jusqu’au baccalauréat dans le tronc commun), de faire prendre conscience des déterminants de ses propres transformations. Le quatrième consiste, pour le pédagogue, à créer un contexte ludique du rapport à l’effort. Le cinquième doit permettre de faire comprendre que la compétition sportive est différente de ce que qu’on entend habituellement dans la société. C’est un jeu de confrontation aux autres, avec des règles admises par tous les participants, pour viser un but commun : courir vite, ou longtemps, gagner un match…

38Les bases d’une démocratisation des savoirs sportifs (et artistiques dans le cas de la danse et des arts du cirque) sont alors posées.

39L’EPS n’est pas le sport : elle est une formation à la culture sportive pour tous les élèves, dans le cadre du service public d’éducation. Bien entendu, ce que nous venons de décrire rapidement ne correspond pas forcément à ce qui existe partout en France. Les forces progressistes, dont le SNEP se revendique, ont du pain sur la planche : comme la culture en général, l’EPS est un combat, qu’il ne nous faut pas perdre sous peine de renforcer, encore, les inégalités sociales.


Mots-clés éditeurs : inégalités, EPS, sport, enseignement, émancipation

Date de mise en ligne : 12/06/2020.

https://doi.org/10.3917/lp.401.0058

Notes

  • [1]
    Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1976. Et tous ses ouvrages ultérieurs.
  • [2]
    Rapport de la Cour des comptes : « l’EPS et le sport, une ambition à concrétiser ». 12/09/2019. Accessible en ligne à l’URL : <https://www.ccomptes.fr/fr/publications/lecole-et-le-sport-une-ambition-concretiser>.
  • [3]
    Syndicat national de l’éducation physique. C’est le syndicat majoritaire de la discipline et de ses enseignants, constitutif de la FSU (fédération syndicale unitaire). Le centre EPS et société est un centre d’étude et de réflexion créé par le SNEP en 1996.
  • [4]
    Pierre Parlebas, Psychologie sociale et théorie des jeux. Étude de certains jeux sportifs, thèse de doctorat d’État (spécialité : Lettres et sciences humaines), Université de Paris V et École pratique des hautes études, 1984.
  • [5]
    Le nom a changé récemment : Institut national du sport, de l’expertise et de la performance.
  • [6]
    Décret du 1er mars 2017, initié par Valérie Fourneyron.
  • [7]
    Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1923-1924.
  • [8]
    Centre EPS et Société : « EPS et culturalisme ». Contrepied, 2018.
  • [9]
    Article originalement publié dans le Journal de psychologie, XXXII, no 3-4, 15 mars-15 avril 1936. Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934.
  • [10]
    Voir l’article de Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté dans ce dossier.
  • [11]
    Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil, 1962.
  • [12]
    Guillaume Leblanc, Courir, une philosophie, Paris, Flammarion, 2012.
  • [13]
    Voir Contrepied, n° 16, février 2005.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Bernard Jeu, Le Sport, l'émotion, l'espace, Paris, Vigot. 1977.
  • [16]
    Jean-Marie Brohm, op. cit.
  • [17]
    Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
  • [18]
    Bernard Jeu, « La contre-société sportive », Esprit, octobre 1973, p. 399-400.
  • [19]
    FSGT, Du sport rouge au sport populaire, Éditions La Ville brûle/sport et plein air, 2014.
  • [20]
    Jerôme Bruner, L'éducation, entrée dans la culture, Retz, 1997.
  • [21]
    Raymond Catteau, L’Enseignement de la natation, Vigot Frères, 1971.
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