Notes
-
[1]
. Jean Jaurès : le manuscrit de 1908, introduction par Roland Foissac, Tarbes, éditions Arcane 17, 2017, 96 p.
-
[2]
Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, p. 370-372.
-
[3]
Jean-Paul Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Seuil, 2014, 368 p.
-
[4]
Harvey Goldberg, Jean Jaurès. La Biographie du fondateur du Parti socialiste, traduit de l’anglais, Paris, Fayard, 2 tomes, 1970.
-
[5]
Ibidem, tome 2, p. 459-460, et note 86, p. 588.
-
[6]
Max Gallo, Le Grand Jaurès, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 541-543. Gallo déforme la formule de Jaurès : « Nous n’acceptons pas que l’on oppose l’esprit révolutionnaire et l’action réformatrice du parti. »
-
[7]
Madeleine Rebérioux, « Jaurès et le marxisme », Histoire du marxisme contemporain, tome 3, Fondation Feltrinelli, Paris, UGE 10/18, 1978.
-
[8]
Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005, 326 p., cf. chapitre 9 : L’homme-orchestre, p. 188-215.
-
[9]
Christophe Prochasson, « Jaurès en congrès ou l’utopie délibérative », Cahiers Jaurès, n° 187-188, 2008/1.
-
[10]
Cf. supra, Jean Jaurès : le manuscrit de 1908, p. 46.
-
[11]
Rapport préparatoire au 5e congrès du Parti socialiste de Toulouse.
-
[12]
105. 1906. Le congrès de la charte d’Amiens. 9 e congrès de la CGT du 8 au 14 octobre 1906, Paris, éditions de l’Institut d’histoire sociale de la CGT, 1983.
-
[13]
Rapport sur l’action générale du parti, 5e congrès national du Parti socialiste (Section française de l’Internationale ouvrière) : tenu à Toulouse les 15, 16 et 17 octobre 1908, p. 119.
-
[14]
Intervention de Jean Longuet au 5e congrès, le 16 octobre, p. 160-181.
-
[15]
La fédération du Nord déclare, en 1906, 10 200 adhérents et celle de Dordogne 462.
-
[16]
Jules Guesde (1845-1922) : fondateur du Parti ouvrier français (POF) en 1879, puis du Parti socialiste de France (PSDF) en 1902, avant de se fondre dans la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) en 1905, diffuseur d’un marxisme dogmatique et principal opposant de Jaurès.
-
[17]
Paul Lafargue (1842-1911) : gendre de Marx, journaliste, auteur du Droit à la paresse, conférencier et député du POF, polémique avec Jaurès dès 1894.
-
[18]
Intervention de Lafargue au 5e congrès, 16 octobre, p. 133-141.
-
[19]
Alexandre Varenne (1870-1947) : avocat, journaliste, militant socialiste dès 1897, jaurésien en 1902.
-
[20]
La fédération du Puy-de-Dôme déclare 905 adhérents.
-
[21]
Intervention de Varenne au 5e congrès, 16 octobre, p. 141-153.
-
[22]
Gustave Hervé (1871-1944) : agrégé d’histoire révoqué, socialiste antimilitariste, vire au nationalisme dès 1912, puis au fascisme.
-
[23]
Jobert, militant du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire d’Allemane dès 1894 dans l’Yonne, puis à Paris 13e, journaliste à La Guerre sociale, syndicaliste révolutionnaire.
-
[24]
Hubert Lagardelle (1874-1958) : socialiste toulousain, journaliste, anarcho-syndicaliste, vire au fascisme, ministre du Travail sous le régime de Vichy.
-
[25]
Intervention de Lagardelle au 5e congrès, 17 octobre, p. 252-274.
-
[26]
Albert Thomas (1878-1932) : normalien, agrégé d’histoire, journaliste à L’Humanité, ministre de l’Armement de 1914 à 1917, directeur du Bureau international du travail à Genève à partir de 1920.
-
[27]
Charles Andler (1866-1932) : normalien, agrégé d’allemand, traducteur du Manifeste communiste, professeur à la Sorbonne, très hostile au parti social-démocrate allemand.
-
[28]
édouard Vaillant (1840-1915) : docteur en sciences, membre de la Première Internationale, délégué à la Commune de Paris, fondateur du Parti socialiste révolutionnaire (PSR), soutient Jaurès dès 1905.
-
[29]
La fédération de la Seine déclare 7 931 adhérents en 1906, celles du Pas-de-Calais, de l’Aisne, de l’Allier et du Cher respectivement 2 300, 796, 536 et 506.
-
[30]
Intervention de Vaillant au 5e congrès, 16 octobre, p. 153-169.
-
[31]
Jean Jaurès, Qu’est-ce que le socialisme ? Une leçon de philosophie, inédit, préface de Frédéric Worms, présentation de Gilles Candar, Paris, Pluriel, 2019.
-
[32]
Intervention de Jaurès au 5e congrès, p. 311-334 et 337-368.
-
[33]
Charles Rappoport (1865-1941) : populiste russe rallié au marxisme par Engels, membre du POF, dreyfusard, opposé à l’Union sacrée dès 1915, membre du PCF de 1920 à 1937.
-
[34]
Alexandre Desrousseaux, dit Bracke (1861-1955) : normalien, philosophe et helléniste, membre du POF, rallié à l’Union sacrée, député socialiste de Lille.
-
[35]
August Bebel (1840-1913) : ouvrier, fondateur en 1875 du Parti social-démocrate allemand (SPD).
-
[36]
Adéodat Compère-Morel (1872-1941) : député socialiste du Gard de 1906 à 1936.
-
[37]
Réponse de Henri Guesquière à Jean Jaurès, p. 346.
-
[38]
Intervention de Jobert au 5e congrès, 17 octobre, p. 423-436.
-
[39]
Seul le député du Cher, Jules-Louis Breton, très réformiste, s’est abstenu. Il quittera bientôt le parti.
-
[40]
133. Cf. supra, note 1, p. 54-56.
-
[41]
134. Ibidem, p. 56.
-
[42]
135. Ibidem, p. 66-67.
-
[43]
L’exposé des motifs de cette proposition de loi et de ses 18 articles est publié par l’Humanité sous la forme d’un livre de 686 pages titré L’Armée nouvelle.
-
[44]
Au congrès de Nîmes, en février 1910, la motion Vaillant n’obtient que 55 % des mandats en raison des oppositions de Guesde et d’Hervé. Le congrès de la CGT en rejeta le principe, le 7 octobre, par 1 049 mandats contre 251.
1La publication du manuscrit inédit de Jean Jaurès, titré Motion de la Fédération socialiste du Tarn en vue du congrès de Toulouse de 1908 [1], ne peut qu’inviter à une réévaluation de ce congrès du parti socialiste d’octobre 1908, tout aussi fondateur que le congrès d’unité d’avril 1905 tenu salle du Globe à Paris. Comparer son manuscrit, sa longue intervention devant les congressistes et la résolution finale adoptée par 325 votants sur 326 permet de comprendre le « triomphe de Jaurès », ovationné par « tous les délégués debout », comme le souligne Gilles Candar [2]. Pour lui, le parti socialiste devait désormais élaborer le programme de la future « organisation socialiste de la France ». Mais les congressistes ont-ils vraiment ratifié le but et les moyens de la stratégie de « l’évolution révolutionnaire » que Jaurès développait depuis 1901 [3] ?
2Les historiens n’ont que rarement accordé au congrès de Toulouse l’attention qu’il mérite même s’ils retiennent parfois la formule liminaire de Jaurès : « Non, ce n’est ni par un coup de main, ni même par un coup de majorité que nous ferons surgir l’ordre nouveau. ».
3Le premier biographe universitaire de Jaurès, l’américain Hervey Goldberg, ignore les vingt-deux articles de la Petite République, où Jaurès avait exposé en 1901 sa conception de l’« évolution révolutionnaire », et n’analyse pas les débats du congrès de Toulouse [4]. Il ne cite que des extraits de la résolution finale, dans laquelle il ne voit qu’une « déclaration d’intentions » qui « allait pourtant préserver l’unité du parti et servir à tracer ses lignes d’action » [5].
4En 1984, Max Gallo ignore encore l’élaboration stratégique jaurésienne et ne voit dans le congrès de Toulouse que la « revanche de Jaurès » sur Jules Guesde : « L’unité où il paraissait s’être engagé en 1904, en vaincu, s’est faite autour de lui et de ses idées ». Gallo croit pouvoir conclure qu’« en Jaurès, tous les courants se retrouvent » et qu’« il n’y a pas d’opposition entre esprit révolutionnaire et action réformiste » [6].
5En 2005, Jean-Pierre Rioux, à la suite de Madeleine Rebérioux [7], reprend la question des rapports de Jaurès et de Marx à qui est empruntée la formule de l’« évolution révolutionnaire ». Il consacre tout un chapitre au congrès de Toulouse : « Ce congrès a entendu enfin, au sens propre, le message le plus simple et le plus fort, la parole de l’Évangile selon Jaurès ». En France, les socialistes n’ont pas « à choisir entre la révolution de 1789 et la révolution prolétarienne, le jacobinisme et le marxisme, la République et la lutte des classes ». Ce congrès consacrerait « l’éloge de la réforme décliné par Jaurès » [8].
6« Éloge de la réforme » : tel était déjà le titre de la plaquette éditée en 1998 par la Fondation Jean Jaurès republiant le discours de Jaurès à Toulouse. Préfaçant sa réédition en 2008, Alain Bergounioux, affirme que « la controverse principale était bien avec les guesdistes pour définir la place et la nature du réformisme socialiste » et que Jaurès y fit prévaloir « une conception du socialisme intimement liée à la démocratie », qui servit par la suite de « boussole au socialisme français ».
7« Utopie délibérative », estime plutôt Christophe Prochasson, dans son étude sur les pratiques de Jaurès en congrès [9]. Plutôt que d’analyser les arguments politiques qui ont permis à Jaurès de dépasser les conflits internes du parti, Prochasson préfère analyser les seules méthodes de délibération, de confrontation et de conciliation qui ont permis à Jaurès d’imposer son leadership de « grand tribun » dans une unanimité jugée bien « utopique ».
8Alors, « évolution révolutionnaire », « éloge de la réforme » ou « utopie délibérative » ? Le débat est loin d’être tranché chez les historiens. Aussi convient-il de s’interroger sur la façon dont Jaurès entend depuis 1901 dépasser l’opposition formelle entre réforme et révolution, au point d’affirmer en 1908 que « précisément parce que le Parti socialiste est un parti de révolution, […] il est le parti le plus activement, le plus essentiellement réformateur » [10].
Un parti socialiste sans stratégie ni programme
9Bien qu’unifié en 1905, le Parti socialiste restait une mosaïque de courants divergents et de militants déstabilisés par la nouvelle politique des radicaux depuis la dissolution du Bloc des gauches.
10Georges Clémenceau cumule la présidence du Conseil et le ministère de l’Intérieur depuis octobre 1906. S’il a créé le premier ministère du Travail, confié à l’ancien socialiste René Viviani, il n’a pas obtenu le vote de confiance des députés socialistes, décidés à le juger sur ses actes, et non sur ses intentions, en dépit de ses promesses de réformes sociales.
11Le nouveau gouvernement pratique aussitôt une violente répression à l’égard du mouvement ouvrier. Déjà, au lendemain de la catastrophe de Courrières en mars 1906, Clemenceau, ministre de l’Intérieur, avait réprimé la grève des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais. Puis il avait décrété l’état de siège pour faire échouer la grève générale déclenchée par la CGT à l’occasion du 1er mai 1906 afin d’obtenir la réduction du temps de travail à huit heures.
12Au printemps 1907, c’est avec une grande violence qu’il a brisé les grèves des dockers de Nantes, des électriciens, des gaziers et des postiers de Paris et révoqué les leaders du nouveau syndicat des instituteurs. Plus durement encore, il a fait réprimer par la troupe les manifestations monstres des viticulteurs du Midi. Les députés socialistes ne pouvaient que s’opposer de plus en plus à cette politique d’hostilité envers le monde du travail.
13En 1908, la répression a été encore plus meurtrière. En juin, la grève des sablières de Draveil est brisée par la troupe : trois ouvriers sont tués. En juillet, la police tire sur les grévistes du bâtiment manifestant à Villeneuve-Saint-Georges, faisant quatre nouvelles victimes et une cinquantaine de blessés. Le 1er août, Clemenceau fait arrêter les dirigeants de la CGT. Bilan social de deux ans de gouvernement radical : 20 morts, 667 blessés, 392 mises à pied, 104 années de prison. Dans son rapport introductif au congrès de 1908, Dubreuilh, le secrétaire général de la SFIO, constate : « Les organisations ouvrières sont poursuivies et traquées comme elles ne l’ont jamais été depuis 15 ou 20 ans » [11].
14Il est donc logique que la question des rapports entre syndicalisme et socialisme, entre la CGT et la SFIO, se repose au congrès de Toulouse, même si la question a déjà été au centre des débats lors du congrès socialiste de Limoges en novembre 1906, au lendemain de l’adoption, le 8 octobre 1906, par le congrès de la CGT de sa charte d’Amiens, déclarant l’indépendance du syndicalisme à l’égard de tout parti politique [12].
15Néanmoins, l’ordre du jour du congrès de Toulouse est bien plus large et porte sur la « situation générale du parti ». Aux élections législatives de mai 1906, le parti socialiste n’a obtenu que 872 175 voix, soit environ 10 % des suffrages, et 51 élus. Quoique honorable, le résultat est décevant car la discipline républicaine pratiquée au deuxième tour a été bien plus favorable aux radicaux. Depuis, la dérive répressive du gouvernement fait plus que compromettre les réformes annoncées, comme les retraites ouvrières, les assurances sociales et l’impôt sur le revenu. Seul le congé hebdomadaire de 24 heures a été voté.
16Mais ce climat de crise sociale est brouillé par l’intervention coloniale de la France au Maroc qui suscite à la fois exaltation patriotique et crainte de la guerre. Les droites nationalistes exultent et l’Action française a le vent en poupe alors que le parti socialiste, en dépit de sa franche opposition, ne récolte pas les fruits du mécontentement populaire. Même si le parti progresse en adhérents avec 52 913 cartes placées en 1908 contre 43 642 en 1906, il est en proie à une grand malaise, connaît une forte effervescence et est au bord de la division.
17« C’est la première fois que nous nous trouvons en présence, annonce Dubreuilh à l’ouverture du congrès, non plus de deux ou trois motions antagonistes, mais d’une vingtaine de motions dans lesquelles les fédérations ont essayé la meilleure résolution de tactique et d’action générale à proposer au congrès » [13]. Jean Longuet, le petit-fils de Marx, délégué de l’Aisne, s’efforce de les regrouper en quatre « catégories », sans compter la motion inclassable de Jaurès, tout en mettant en garde contre le danger des « fractions organisées » [14].
18Les fédérations du Nord et de la Dordogne défendent les positions guesdistes traditionnelles [15]. En l’absence de Jules Guesde [16], hospitalisé à Berlin, c’est Paul Lafargue [17] qui tire le premier les leçons négatives de l’expérience Clemenceau : la preuve est faite, dit-il, que le parlementarisme est la forme de gouvernement propre à la bourgeoisie avec son cortège de violence, de corruption et d’incompétence. « Les socialistes ne sont pas des parlementaires, ils sont au contraire des antiparlementaires qui veulent renverser ce régime de mensonge et d’incohérence. » Il rejette cependant l’antiparlementarisme des anarchistes et reconnaît l’utilité du combat électoral : « quand nous envoyons des députés à la Chambre, ce n’est pas dans l’espoir de diminuer la force d’oppression de l’État capitaliste, mais pour le combattre, pour procurer au Parti un nouveau terrain de lutte. » Pour lui, l’action politique du parti doit primer sur l’action des syndicats et des coopératives. Sur la question controversée des réformes, il estime que toutes, « même les plus bourgeoises », sont à prendre, mais que les réformes ne feront en rien reculer l’exploitation capitaliste. « Nous refusons, dit-il, de mettre toute notre foi dans les réformes […] comme Jaurès dans la résolution du Tarn » [et de croire que] « de réforme en réforme, on arrivera à faire pénétrer la propriété collective dans la propriété individuelle. » Il refuse également de « croire comme dans la motion de la Seine (soutenue par Vaillant) que des réformes arriveront à restreindre le pouvoir patronal » [18].
19Face aux guesdistes, Alexandre Varenne [19], porte-parole de la fédération du Puy-de-Dôme [20], exprime les positions des réformistes qui se disent « modérés du centre ». Même s’ils admettent que l’union du Bloc des gauches des années 1902-1905 n’est plus d’actualité vu la politique de Clemenceau, ils restent attachés à l’alliance avec les radicaux. Ils privilégient le travail parlementaire par rapport aux autres formes d’activité du parti. En dépit des condamnations de l’Internationale, ils acceptent de voter le budget s’il contient quelque réforme. En fait, ils font du parti socialiste l’aile gauche de la démocratie républicaine. Par suite, ils entendent marginaliser au plus vite les guesdistes et exclure du parti les antipatriotes et anarcho-syndicalistes. Varenne dénonce vivement tous ceux qui prônent la grève générale et l’insurrection, tous ceux qui prétendent faire la grève générale sans grévistes et l’insurrection sans insurgés [21] !
20En effet, des tendances nouvelles sont apparues dans le parti socialiste. À l’extrême gauche, certains, tel Gustave Hervé [22], absent parce qu’emprisonné, prônent un antimilitarisme et un antipatriotisme virulents. D’autres jeunes militants se font les champions de l’action directe et de la violence révolutionnaire. Ils se rassemblent sur la motion rédigée par Jobert [23], qui a été publiée dans le journal anarcho-syndicaliste l’Action directe. Leur principal porte-parole, le Toulousain Hubert Lagardelle [24], se réclame à la fois de Proudhon, de Marx et de Georges Sorel qui vient d’éditer ses Réflexions sur la violence. Il affirme que seules des « minorités agissantes » peuvent entraîner les masses dans le combat pour « l’élimination du patronat et l’élimination de l’État ». Lagardelle n’hésite pas à déclarer : « Ce n’est plus le nombre qui fait la loi […] il se forme une élite qui par sa qualité entraîne la masse dans les chemins du combat ». Et « si le citoyen Jaurès a accepté les principes du syndicalisme, c’est pour mieux l’étouffer » [car] « ses actes sont des actes de collaboration de classe et sa politique n’est pas socialiste » [25].
21À l’opposé, d’autres jeunes intellectuels, peu représentés au congrès sinon par Albert Thomas [26], entendent rompre avec le marxisme. Ces jeunes gens se disent souvent proches de Jaurès, collaborent parfois à L’Humanité, mais sont en fait héritiers du révisionnisme de Bernstein que Jaurès a dénoncé avec force en 1900. Néanmoins, Charles Andler [27] multiplie depuis les déclarations sur la « décomposition du marxisme » ou sur l’« orthodoxie marxiste en ruine ». En 1908, il déclare que « l’avènement du socialisme n’a rien de fatal » et que le « socialisme intégral » ne peut se réduire à la socialisation des moyens de production, car il est d’abord « une transvaluation de toutes les valeurs selon la parole de Nietzsche ».
22Tranchant par sa hauteur de vue, l’ancien communard et blanquiste, édouard Vaillant [28], défend avec brio la résolution de la fédération de la Seine, ralliée par les délégués du Pas-de-Calais, de l’Aisne, de l’Allier, du Cher et d’autres encore [29]. Par deux fois dans son intervention, il développe ce qu’il entend par « évolution révolutionnaire, qui tous les jours fait la révolution […] Il n’y a pas à opposer réformes et révolution, parlementarisme et antiparlementarisme. […] Toute réforme, tout progrès, qu’il soit acquis par le Parlement ou par la force organisée du prolétariat, est une vraie réforme, un vrai progrès s’il nous donne un moyen de lutte nouveau et d’accroissement des forces prolétariennes. » Voilà pourquoi il préconise depuis le congrès de Limoges un rapprochement du parti et des syndicats. « Les membres de la CGT ont montré à Amiens que leur conception s’accordait avec la nôtre beaucoup plus que nous le pensions. Ce serait aussi criminel de vouloir subordonner la CGT au parti socialiste que la parti socialiste à la CGT. » À Toulouse, il insiste sur la nécessaire action quotidienne et multiforme, politique, syndicale, coopérative, intellectuelle que doit mener le parti socialiste afin d’atteindre l’efficacité maximale en combinant toutes ces formes de luttes. Il condamne avec une force inédite l’organisation de fractions menaçant l’unité du parti : « Je voudrais que de ce Congrès sortissent effacées, dissoutes, toutes ces tendances anciennes, toutes ces anciennes fractions, et qu’il ne restât plus de différence active entre nous que celle de la libre pensée de chacun… » [30]
23Vaillant se rapproche de plus en plus des positions de Jaurès et est son principal allié depuis 1905. Dès le congrès de Limoges en novembre 1906, la motion du Tarn défendue par Jaurès et soutenue par Vaillant a obtenu 148 voix de délégués contre 140 à celle du Nord défendue par Guesde. Le guesdisme, mis en nette minorité au congrès CGT d’Amiens, est de nouveau en recul dans le parti socialiste au congrès de Nancy en août 1907 : la motion du Cher soutenue par Vaillant et Jaurès l’a emporté avec 141 délégués contre 107 à la motion de la Dordogne ralliée par les guesdistes. Le courant guesdiste, héritier de l’ancien Parti ouvrier de France et se réclamant d’une orthodoxie marxiste classe contre classe, était bel et bien en perte de vitesse.
24Le « triomphe de Jaurès », de retour dans la ville rose où il s’était rallié au socialisme [31] entre 1890 et 1892 , était donc annoncé. Encore fallait-il qu’il fût fondé sur des arguments, l’appel à la raison et la force de conviction.
Le but et les moyens de l’« évolution révolutionnaire »
25L’intervention tardive de Jaurès, la plus longue (cinq heures) de tous les congrès socialistes, commencée en matinée et terminée au cours de l’après-midi du 17 octobre, se décompose en trois ou quatre périodes pendant lesquelles il s’adresse spécialement à certains de ses « contradicteurs ». Jaurès se refuse à voir en eux des « adversaires » et encore moins des « ennemis », car il se flatte de n’avoir parmi les délégués que des « amis » [32].
26Dans une très dense et longue introduction, il reprend les grandes lignes de la résolution du Tarn qu’il a rédigée et rappelle avec force « quel est le but du socialisme ». « Ce but a été longtemps défini, avec une précision magistrale, par tous nos maîtres, par tous nos congrès nationaux et internationaux : c’est la substitution totale de la propriété sociale à la propriété capitaliste, c’est l’organisation du travail affranchi, du travail souverain devenu maître de tous les moyens de production et d’échanges. »
27Par ce rappel, il entend non seulement rassurer les guesdistes, mais aussi mettre en garde les révisionnistes qui espèrent aménager le capitalisme. Le but du parti socialiste, dit-il, est révolutionnaire : il s’agit de « passer de la société capitaliste d’aujourd’hui à la société collectiviste et communiste que nous préparons, que nous annonçons ».
28Simple vision utopique ? Simple idéal messianique ? Non ! car Jaurès pose aussitôt la deuxième question : « Comment le parti socialiste atteindra-t-il ce but ? » Il refuse de s’en remettre à la seule évolution historique, ni d’attendre la catastrophe finale. Il évoque aussitôt « ce que Marx a appelé l’évolution révolutionnaire ». C’est dans la perspective révolutionnaire du passage du mode de production capitaliste au mode de production socialiste, puis communiste que Jaurès situe sa vision stratégique à très long terme, pas dans la perspective d’un « réformisme bourgeois », ni dans celle d’un révisionnisme préconisant l’aménagement du capitalisme.
29Mais quels sont les moyens de l’évolution révolutionnaire ? D’emblée Jaurès déclare : « Non, ce n’est ni par un coup de main, ni même par un coup de majorité que nous construirons l’ordre nouveau. ». Sa première réponse est doublement négative.
30Jaurès s’adresse d’abord aux nouveaux venus dans le parti, d’une part les syndicalistes révolutionnaires et d’autre part les électoralistes opportunistes. Aux premiers, mais également aux guesdistes et aux blanquistes, il concède qu’on ne peut écarter l’éventualité, à un moment donné du processus historique, du recours à la force ou à l’insurrection pour conquérir le pouvoir d’État ou pour le défendre. Mais ce serait un « enfantillage », dit-il, de penser qu’une simple insurrection permettra d’organiser un nouveau système économique et social. Au lendemain d’une insurrection politique victorieuse, le capitalisme sera toujours en place et le prolétariat sera impuissant à le transformer s’il n’a pas été préparé au préalable à prendre en main la gestion économique et sociale par la conquête d’« institutions de tout ordre, syndicales ou coopératives ». Même si la Commune de Paris avait pu se maintenir au pouvoir, elle n’aurait débouché, dit-il, que sur une république radicale, pas sur une république socialiste.
31Jaurès met également en garde les électoralistes contre les illusions que pourrait provoquer l’arrivée à la Chambre d’une majorité de députés socialistes. Il sera impossible de faire la révolution sociale par un simple « coup de majorité » car, pas plus que par un « coup de main », l’ordre social ne pourra être changé si le prolétariat n’y a pas été préparé et organisé. La propagande électorale et la pratique parlementaire ne suffiront pas à changer l’ordre social si le prolétariat n’a pas déjà fait l’expérience de sa force par une « série de réalisations » rompant avec le capitalisme. Voilà pourquoi Jaurès reproche aux guesdistes de différer à tort les réformes, ces prémices du changement social, au lendemain de la conquête totale du pouvoir politique.
32La condition sine qua non de la victoire du prolétariat ouvrier, paysan et intellectuel, c’est la formation d’un parti socialiste révolutionnaire et réformateur, mais pas réformiste. Jaurès reprend ici la définition du parti socialiste qu’il a formulée dans la motion de la fédération du Tarn et qu’il cite longuement pour expliquer sa conception de l’« action réformatrice »
33« Nous n’acceptons pas que l’on oppose l’esprit révolutionnaire à l’action réformatrice du parti. Nous disons que dans un Parti vraiment et profondément socialiste, l’esprit révolutionnaire réel est en proportion de l’action réformatrice efficace et que l’action réformatrice efficace est en proportion de la vigueur même de la pensée et de l’esprit révolutionnaires. […] Nous disons : précisément parce que le Parti socialiste est un parti de révolution, précisément parce qu’il ne se borne pas à réformer et pallier les pires abus du régime actuel, mais veut réformer en son principe et en son fond ce régime, précisément parce qu’il veut abolir le salariat, résorber et supprimer tout le capitalisme, précisément parce qu’il est un parti essentiellement révolutionnaire, il est le parti le plus activement et le plus réellement réformateur. »
34Le parti socialiste doit donc lutter, revendiquer, agir, réaliser tous les jours, employer dès maintenant toutes les formes d’action possibles « pour modifier à son profit le rapport des forces » politiques et sociales. Mais au préalable, insiste Jaurès, il faut dissiper la source du « malaise principal dans le parti » : « Il ne suffit pas de prononcer le mot réforme ; il faut que nous l’entendions dans le même sens, au même degré, à la même profondeur ».
Dialogue avec les guesdistes
35Dans un deuxième long exposé (30 pages de compte rendu), Jaurès expose sa conception de l’action réformatrice du parti en prenant comme exemples les réformes à mettre à l’ordre du jour comme les retraites ouvrières et les assurances sociales. C’est avec les guesdistes Lafargue, Rappoport [33] et Bracke [34], qui ont multiplié les réserves à propos des réformes, qu’il ouvre le dialogue. Il leur reproche leurs réticences et leur pessimisme politique, mais il prend en compte leurs arguments et s’évertue à montrer leurs contradictions.
36À Lafargue, qui qualifie de « comédie » et de « duplicité » la propagande pour la réduction du temps de travail qui n’a jamais réduit l’exploitation capitaliste, Jaurès réplique : « Je n’ai jamais dit que chacune de ces réformes ou même qu’une série de réformes suffise à abolir, à détruire l’exploitation capitaliste ». Mais les réformes donneront plus de sécurité et plus de bien-être à la classe ouvrière qui en tirera plus de force pour lutter pour de nouvelles réformes. À Lafargue encore, qui avait jugé dérisoire l’action parlementaire pour faire voter une réforme comme l’impôt sur le revenu, il réplique que Babeuf, Blanqui et Marx y étaient favorables et que le parti socialiste doit mener « même là, sur le terrain parlementaire, un épisode de sa lutte de classe. »
37À Rappoport, qui a contesté la nature « organique » des réformes de structure en affirmant qu’une fois adaptées elles favoriseraient la collaboration de classe, car elles ne seraient que des « caricatures du collectivisme », Jaurès répond en mobilisant l’autorité d’August Bebel [35]. Lorsque le parti socialiste mobilise la classe ouvrière et oblige la bourgeoisie à concéder une réforme particulière, on ne peut parler de collaboration de classes. Mais il n’y a qu’une modification temporaire du rapport des forces sociales quand le prolétariat peut faire reculer la bourgeoisie : « Je ne crois pas plus à la fatalité de la réforme que de la révolution. Pour l’une comme pour l’autre, il faut l’intervention active du prolétariat ». Encore faut-il que le prolétariat se mobilise également pour défendre sa conquête aussitôt remise en cause. Encore faut-il toujours montrer que la résistance des capitalistes tient à la nature de classe de leur propriété. Voilà pourquoi, affirme Jaurès, « l’action réformatrice, formulée par nous, ne peut jamais être séparée de la propagande collectiviste et communiste. »
38Bracke reproche à Jaurès d’exagérer la valeur des réformes, car la classe capitaliste se renforce tout en faisant des concessions, dans la mesure où elle peut ainsi atténuer l’idéal révolutionnaire du prolétariat. Si les guesdistes acceptent l’idée que la lutte pour les réformes accroît la puissance de la classe ouvrière, ils refusent d’admettre que les nouvelles institutions réformatrices préfigurent la société nouvelle. Les réformes, simples actes de combat, ne peuvent pas préparer la future société socialiste. Jaurès résume ainsi cette objection fondamentale des guesdistes : « La réforme peut-être un acte de combat, elle ne saurait être à aucun degré un acte organique ».
39C’est alors que par un long échange avec le guesdiste Compère-Morel [36], responsable de la politique agraire du parti, Jaurès va désarmer les objections de ses contradicteurs guesdistes. La propagande des socialistes dans la paysannerie ne peut être efficace, dit Jaurès, que par la mise en pratique par les paysans eux-mêmes de l’action directe, en particulier par la création de coopératives de production ou de syndicats d’achats agricoles. Le mouvement coopératif illustre, dit Jaurès, « la valeur organique de la réforme, valeur de préparation réelle de la société de demain, élément nécessaire du monde collectiviste de demain. » Et Compère-Morel de confirmer naïvement : « Oui, nous demandons que les petits paysans forment des coopératives et des syndicats ; c’est pour les préparer à la production commune. C’est après la conquête du pouvoir que nous transformerons la petite propriété en propriété collective. »
40Jaurès peut donc conclure en insistant sur le « double caractère » des réformes qui sont « dès maintenant des instruments de défense » des travailleurs et « aussi dès maintenant une forme organique d’organisation qui prépare la propriété collectiviste de demain ». Il conclut ce dialogue en affirmant qu’il faut « étendre à tout le mouvement social cette double valeur de défense et d’organisation ». Ce qui lui vaut des « applaudissements très larges », d’après les sténographes. Et Jaurès peut se féliciter de voir un peu plus tard la fédération du Nord se rallier à cette position puisque le député nordiste Guesquière reconnaît : « Oui, nous sommes réformistes et révolutionnaires. » [37]
Critique des « insurrectionnels »
41Reprenant la parole en début d’après-midi, Jaurès commence par rappeler le rôle indispensable du syndicalisme dans la dénonciation concrète des souffrances populaires : « Ce qui fait la grandeur du syndicalisme, c’est qu’il renouvelle perpétuellement, au contact des faits, le sentiment de l’âpre réalité sociale dans la classe ouvrière. » Le syndicalisme par l’action directe contribue à la formation d’une « immense humanité de revendication et de combat ». Encore faut-il que l’ouvrier transforme sa dure expérience, toujours incomplète et partielle, en conscience de classe grâce au parti socialiste.
42Jaurès se livre ensuite à une longue critique des thèses syndicalistes révolutionnaires que Lagardelle a développées en s’attirant nombre de critiques. Il lui reproche tout d’abord « de mettre le syndicalisme en opposition avec la démocratie, en opposition absolue. La démocratie est à l’origine du mouvement ouvrier, mais elle est aussi à son terme ». Lagardelle lui réplique : « le syndicalisme est un mouvement antidémocratique dans la mesure où il est un mouvement post-démocratique […] il perfectionne la vie que la démocratie a été impuissante à organiser. » Jaurès lui répond qu’il ne critique qu’une démocratie bien imparfaite, celle d’aujourd’hui : « Le socialisme aboutira nécessairement à une forme nouvelle de démocratie, à une forme supérieure de démocratie. » Une nouvelle démocratie politique, économique et sociale.
43Jaurès met donc en garde Lagardelle contre la tentation du despotisme : « Vous reprochez aux socialistes d’être une oligarchie réduisant les travailleurs à être des moutons. Prenez-garde, si vous prolongez jusque dans la société transformée cette notion de minorités agissantes, c’est vous qui réduirez le prolétariat dans sa masse à être un ensemble de suiveurs et de moutons. » Le socialisme n’a pas en effet pour but d’émanciper seulement une « élite ouvrière », il a pour but d’émanciper tout le prolétariat.
44Lagardelle entend remettre en cause « l’autorité du patronat dans l’atelier » : Jaurès lui réplique qu’il faudrait plutôt en contester « la puissance d’exploitation capitaliste ». Le but du socialisme n’est pas seulement l’organisation de la classe ouvrière, ajoute Jaurès, mais l’organisation de la nation dans la lutte pour le socialisme : « Nous voulons appeler au socialisme tous les paysans, tous les petits propriétaires, tous les petits boutiquiers, tous les intellectuels. » À l’ouvriérisme étroit il oppose l’alliance des classes.
45Lagardelle entend organiser les travailleurs en « groupes autonomes » dans les ateliers afin qu’ils s’emparent de la gestion. Jaurès met en garde les syndicalistes révolutionnaires contre ce danger de « corporatisme » qui, « sous une apparence d’autonomie, fera peser sur le monde ouvrier toute les responsabilités » et laissera la réalité du pouvoir aux capitalistes. En 1911, Jaurès fera une critique plus sévère encore de cette conception de l’autogestion, héritée de Proudhon, qui ne ferait que développer la libre concurrence entre les entreprises autogérés et opposerait les travailleurs entre eux.
46Jaurès esquisse alors ce que peut être la démocratie sociale : « Les mineurs, les ouvriers des chemins de fer veulent que la propriété capitaliste soit transformée, non pas aujourd’hui en propriété sociale [ce serait prématurée], mais en service public, pour qu’ils puissent […] se faire, en même temps que les défenseurs de l’intérêt ouvrier, les défenseurs de l’intérêt de la collectivité. » Pas seulement de manière corporative, mais au nom de toute la classe ouvrière. Pas seulement au nom de la classe ouvrière mais au nom de toute la nation. Depuis la verrerie ouvrière d’Albi, Jaurès développe l’idée que le mot d’ordre socialiste n’est pas « la mine au mineur, l’usine à l’ouvrier », mais « la mine à la nation, l’usine à la nation ». En 1908, Jaurès ne tranche pas, il invite seulement les socialistes à s’interroger pour savoir à quelles conditions peut s’opérer « cette participation à la gestion » par des délégués ouvriers participant aux conseils d’administration, c’est-à-dire au cœur même de l’exploitation.
47Jaurès termine son développement sur le syndicalisme en rappelant que la grève générale peut être néanmoins une réelle solution de combat dans trois cas précis : pour obtenir la satisfaction de revendications communes à tous les prolétaires, ensuite pour défendre les libertés essentielles contre la violence du pouvoir d’État et enfin pour conquérir et mettre en œuvre les grandes réformes sociales en brisant l’hostilité du patronat et les réticences du Parlement. Plus encore, en 1905 en Russie, la grève générale a permis l’amplification du mouvement révolutionnaire qui dure toujours, affirme Jaurès.
48Mais la grève générale ne sera efficace que si elle est soutenue « par de fortes organisations syndicales largement recrutées et pouvant étendre leur emprise sur toute la masse prolétarienne ». Pas question donc de faire « le jeu de la classe ennemie par des mobilisations factices, par des simulacres de grève générale », par des « grèves à jet continu ». Les arguments de Jaurès ont pesé : quelques heures après, les syndicalistes révolutionnaires retirent leur motion : « Nous voulons rendre [le Parti] plus révolutionnaire, plus agissant, plus digne de la classe ouvrière… […]. Nous ne sortirons pas du Parti. » [38]
49Jaurès peut enfin conclure : « l’action réformatrice du Parti, ce n’est pas un réformisme bourgeois, un révisionnisme bureaucratique, un réformisme de la paix sociale, mais une action de réforme vigoureuse, enthousiaste, soutenue par la lutte de la classe ouvrière et animée par l’intégrité de l’idéal socialiste. » Rappelant qu’il a depuis longtemps voulu dépasser l’opposition entre réforme et révolution, Jaurès émet alors le souhait que « s’affirme partout, que se dégage partout la double volonté d’affirmer la puissance irrésistible de la révolution sociale marchant graduellement à la conquête et à la réorganisation du monde, et, en même temps, l’affirmation de notre puissance d’action, de notre volonté de méthode, avec notre énergie de réalisation. » (Applaudissements prolongés : tous les délégués debout font une ovation au citoyen Jaurès).
Limites de l’unanimité
50Ce n’est pas seulement parce que Jaurès a fait preuve de civilité avec ses contradicteurs qu’il les a ralliés. « Le congrès m’est témoin, a-t-il certes dit, que je n’ai employé à l’égard d’aucun membre du Parti un langage injurieux ou blessant. […] Je n’insulte pas, je n’outrage pas, je n’injurie pas. » Ce n’est pas non plus par la supériorité de sa culture, la profondeur de ses convictions et son talent d’orateur que Jaurès s’est imposé à Toulouse, comme l’écrit Prochasson. Il les a ralliés par la dialectique de ses arguments politiques.
51La commission administrative permanente (CAP) avait été saisie encore une fois de deux motions antagonistes. Vaillant intervint le premier pour réclamer une motion unique. Bracke se déclara prêt à la rédaction d’une motion de synthèse. Afin que la résolution finale soit « l’expression de l’unité vivante du congrès », une sous-commission formée de Jaurès, Compère-Morel, du journaliste de La Porte et du militant parisien Tanger, est chargée de présenter un nouveau texte traduisant « l’unité socialiste elle-même de plus en plus assurée, non seulement dans sa forme, non seulement dans sa structure externe, mais dans son esprit, dans sa conscience commune », bien loin des « dissidences, des dissentiments de droite et de gauche », comme le dira Jaurès.
52Il suffit de comparer la longue Déclaration de la fédération du Tarn et le texte de la Résolution finale du congrès pour mesurer son empreinte décisive sur la motion de synthèse qu’il rapporte devant le congrès (voir annexe). Si le premier paragraphe rappelant le but final du parti reprend le vocabulaire formel des guesdistes, le deuxième paragraphe, définissant la nature de l’« action réformatrice », reprend mot pour mot des formules jaurésiennes. Si le troisième paragraphe consacré à l’évolution du mode de production capitaliste n’a pas la richesse d’analyse de la longue introduction de la motion du Tarn, il est inspiré par un marxisme sans concession au révisionnisme. La marque de Jaurès est encore manifeste dans l’exposé des « moyens d’action » directs, constants et multiformes du « prolétariat organisé » contre le patronat et l’État. Son « action directe » peut aller jusqu’à la grève générale et à l’insurrection, mais dans des conditions bien précises ; et tous les militants doivent s’engager également dans la lutte politique électorale pour « la conquête du pouvoir ».
53Jaurès conclut : « Voilà le sens de la motion […] Non ! ce n’est pas un réformisme timide, bourgeois et abâtardi ; c’est une action réformatrice, incessante, vigoureuse, continue, toujours animée par la passion révolutionnaire, par la sublime espérance d’un monde nouveau. » Des « applaudissements unanimes » et une « ovation prolongée et enthousiaste », comme le notent les sténographes, semblent augurer de l’unité retrouvée du Parti socialiste.
54Après discussion et appel des fédérations, la résolution finale est approuvée, par 325 délégués sur 326 votants [39].
55Cette unanimité est-elle cependant un gage réel d’unité ? En effet, des passages entiers de la motion du Tarn ne se retrouvent pas dans la résolution finale. Pour rompre avec le corporatisme et réaliser « l’unité militante de toute la classe ouvrière », pour arriver à « la réforme totale », soit « le transfert de la propriété capitaliste à la communauté des producteurs » [40], Jaurès comptait sur la coordination étroite des luttes de la CGT et du Parti socialiste. Les succès de l’« action réformatrice » impliquaient, avait-il écrit, que « le syndicalisme s’élargît naturellement en socialisme, [en] un socialisme immédiatement et essentiellement ouvrier dont le prolétariat donne la substance et dont il est assuré de garder la direction et de préserver l’intégrité contre toute mainmise de nouvelles bureaucraties et d’oligarchies nouvelles. En lui, la pensée de Marx et de Proudhon se réconcilient ». [41] La triple opposition des anarcho-syndicalistes, des guesdistes et des réformistes, qui voulaient exclure les premiers, empêcha tout débat sur ce point capital pour l’avenir.
56Autre thème de la motion du Tarn qui n’est pas repris dans la motion finale, celui « des grèves et de l’armée », celui de « la transformation de l’institution militaire par la création d’une forte milice, d’une armée vraiment nationale » garante de « l’indépendance nationale ». [42] Face aux nouvelles tensions entre la France et l’Empire allemand, Jaurès envisageait déjà d’arracher des mains de la bourgeoisie « l’instrument des aventures extérieures et des répressions intérieures ». C’est ainsi qu’il voulait répondre aux vitupérations antimilitaristes et antipatriotiques d’un Hervé et au scepticisme d’un Guesde à propos des vagues mots d’ordre de l’Internationale d’action contre la guerre. Les congressistes s’opposèrent souvent avec vivacité entre patriotes et antipatriotes, mais la question ne fut pas abordée en termes neufs.
57L’unité affichée à nouveau derrière la figure charismatique de Jaurès stimula l’attractivité du parti socialiste, qui obtiendra 12 % des suffrages aux législatives de 1910 et 17 % à celles de 1914, doublant le nombre de ses députés. Mais, de fait, les tendances persistèrent et les dissensions se reproduisirent sans cesse, nuisant à l’unité d’action entre syndicalistes et socialistes et donc à l’action commune pour les retraites ouvrières, les assurances sociales et l’impôt sur le revenu. La stratégie de l’« évolution révolutionnaire » sera certes illustrée par la proposition de loi sur la réforme de l’armée, déposée par Jaurès en novembre 1910 [43], et par le grand plan d’assurance sociale généralisée, couvrant l’invalidité, la maladie, le chômage et la vieillesse, véritable anticipation de la Sécurité sociale, déposé par Vaillant en mai 1911 [44]. Mais le parti ne s’empara pas de ces objectifs programmatiques. En dépit du congrès unanime de Toulouse, le parti socialiste était déjà plus électoraliste que militant, plus réformiste que réformateur et bien plus petit bourgeois qu’ouvrier.
Résolution finale rapportée par Jaurès devant le congrès de Toulouse le 18 octobre 1908 (en italiques les formules jaurésiennes)
58« Le Parti socialiste, Parti de la classe ouvrière et de la Révolution sociale, poursuit la conquête du pouvoir politique pour l’émancipation des travailleurs par la destruction du régime capitaliste et la suppression des classes. Il rappelle sans cesse au Prolétariat, par sa propagande, qu’il ne trouvera le salut et l’entière libération que dans le régime collectiviste ou communiste ; il porte cette propagande dans tous les milieux pour susciter partout l’esprit de revendication et de combat. Il amène la classe ouvrière à un effort quotidien, une action continue pour améliorer ses conditions de vie, de travail et de lutte pour conquérir des garanties nouvelles, de nouveaux moyens d’action.
59Précisément parce qu’il est un parti de révolution, précisément parce qu’il n’est pas arrêté dans sa revendication incessante par le droit, périmé à ses yeux, de la propriété capitaliste et bourgeoise, il est le parti le plus essentiellement, le plus activement réformateur, le seul qui puisse faire toujours de chaque réforme, de chaque conquête le point de départ et le point d’appui de revendications plus étendues et de conquêtes plus hardies ; et quand il signale à la classe ouvrière, avec l’utilité, la nécessité, la bienfaisante de chaque réforme, les limites aussi que lui impose le milieu capitaliste même, ce n’est pas pour le détourner de l’effort immédiat de réalisation, c’est pour l’amener à conquérir des réformes nouvelles et pour lui rendre toujours présente et sensible, jusque dans l’effort incessant d’amélioration, la nécessité de la réforme totale, de la transformation décisive de la propriété. Cette transformation est préparée par le mouvement même des forces de production.
60L’évolution du mode de production capitaliste, son extension à toutes les parties du monde, l’accumulation et la concentration des capitaux, les progrès de l’outillage et de la technique mettant à la disposition de l’humanité des forces de production capables de pourvoir largement à tous ses besoins, rendent possible l’émancipation de la classe des salariés par la reprise de tous les moyens de production et d’échange, qu’elle met en œuvre actuellement pour le profit d’une petite minorité d’individus et qui seront alors collectivement appliqués à la satisfaction des besoins de la collectivité.
61Parallèlement à ce mouvement des forces productives doit se développer un immense effort d’éducation et d’organisation du prolétariat. C’est dans cet esprit que le Parti socialiste reconnaît l’importance essentielle de l’organisation et du développement des organismes ouvriers de lutte et d’organisation collective (syndicats, coopératives, etc.), éléments nécessaires à la transformation sociale.
62Par ses combats, par ses conquêtes, le Parti socialiste emploie tous les moyens d’action, en en réglant l’usage par la volonté réfléchie d’un prolétariat fortement organisé. Le prolétariat progresse et se libère par un effort direct, par son action directe, collective et organisée, sur le patronat et les pouvoirs publics et cette action directe va jusqu’à la grève générale employée à la défense des libertés ouvrières menacées, à de grandes revendications ouvrières, et à tout effort d’ensemble du prolétariat organisé en vue de l’expropriation capitaliste. Comme toutes les classes exploitées au long de l’histoire, le prolétariat affirme son droit de suprême recours à la force insurrectionnelle ; mais il ne confond pas avec ces vastes mouvements collectifs qui ne peuvent surgir que de l’émotion générale et profonde du prolétariat, des escarmouches où des travailleurs se jetteraient à l’aventure contre toutes les forces de l’État bourgeois.
63Il s’applique d’un effort délibéré, constant, à la conquête du pouvoir politique, il oppose à tous les partis de la bourgeoisie, à leurs programmes ou rétrogrades, ou vagues, ou fragmentaires, la pleine affirmation collectiviste et communiste et l’effort incessant de libération du prolétariat organisé, et il considère comme le devoir essentiel de ses militants de travailler, par l’action électorale, à accroître la puissance parlementaire et législative du socialisme. »
Mots-clés éditeurs : « évolution révolutionnaire », collectivisme, communisme, congrès socialiste, Jaurès
Date de mise en ligne : 13/04/2020
https://doi.org/10.3917/lp.400.0081Notes
-
[1]
. Jean Jaurès : le manuscrit de 1908, introduction par Roland Foissac, Tarbes, éditions Arcane 17, 2017, 96 p.
-
[2]
Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, p. 370-372.
-
[3]
Jean-Paul Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Seuil, 2014, 368 p.
-
[4]
Harvey Goldberg, Jean Jaurès. La Biographie du fondateur du Parti socialiste, traduit de l’anglais, Paris, Fayard, 2 tomes, 1970.
-
[5]
Ibidem, tome 2, p. 459-460, et note 86, p. 588.
-
[6]
Max Gallo, Le Grand Jaurès, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 541-543. Gallo déforme la formule de Jaurès : « Nous n’acceptons pas que l’on oppose l’esprit révolutionnaire et l’action réformatrice du parti. »
-
[7]
Madeleine Rebérioux, « Jaurès et le marxisme », Histoire du marxisme contemporain, tome 3, Fondation Feltrinelli, Paris, UGE 10/18, 1978.
-
[8]
Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005, 326 p., cf. chapitre 9 : L’homme-orchestre, p. 188-215.
-
[9]
Christophe Prochasson, « Jaurès en congrès ou l’utopie délibérative », Cahiers Jaurès, n° 187-188, 2008/1.
-
[10]
Cf. supra, Jean Jaurès : le manuscrit de 1908, p. 46.
-
[11]
Rapport préparatoire au 5e congrès du Parti socialiste de Toulouse.
-
[12]
105. 1906. Le congrès de la charte d’Amiens. 9 e congrès de la CGT du 8 au 14 octobre 1906, Paris, éditions de l’Institut d’histoire sociale de la CGT, 1983.
-
[13]
Rapport sur l’action générale du parti, 5e congrès national du Parti socialiste (Section française de l’Internationale ouvrière) : tenu à Toulouse les 15, 16 et 17 octobre 1908, p. 119.
-
[14]
Intervention de Jean Longuet au 5e congrès, le 16 octobre, p. 160-181.
-
[15]
La fédération du Nord déclare, en 1906, 10 200 adhérents et celle de Dordogne 462.
-
[16]
Jules Guesde (1845-1922) : fondateur du Parti ouvrier français (POF) en 1879, puis du Parti socialiste de France (PSDF) en 1902, avant de se fondre dans la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) en 1905, diffuseur d’un marxisme dogmatique et principal opposant de Jaurès.
-
[17]
Paul Lafargue (1842-1911) : gendre de Marx, journaliste, auteur du Droit à la paresse, conférencier et député du POF, polémique avec Jaurès dès 1894.
-
[18]
Intervention de Lafargue au 5e congrès, 16 octobre, p. 133-141.
-
[19]
Alexandre Varenne (1870-1947) : avocat, journaliste, militant socialiste dès 1897, jaurésien en 1902.
-
[20]
La fédération du Puy-de-Dôme déclare 905 adhérents.
-
[21]
Intervention de Varenne au 5e congrès, 16 octobre, p. 141-153.
-
[22]
Gustave Hervé (1871-1944) : agrégé d’histoire révoqué, socialiste antimilitariste, vire au nationalisme dès 1912, puis au fascisme.
-
[23]
Jobert, militant du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire d’Allemane dès 1894 dans l’Yonne, puis à Paris 13e, journaliste à La Guerre sociale, syndicaliste révolutionnaire.
-
[24]
Hubert Lagardelle (1874-1958) : socialiste toulousain, journaliste, anarcho-syndicaliste, vire au fascisme, ministre du Travail sous le régime de Vichy.
-
[25]
Intervention de Lagardelle au 5e congrès, 17 octobre, p. 252-274.
-
[26]
Albert Thomas (1878-1932) : normalien, agrégé d’histoire, journaliste à L’Humanité, ministre de l’Armement de 1914 à 1917, directeur du Bureau international du travail à Genève à partir de 1920.
-
[27]
Charles Andler (1866-1932) : normalien, agrégé d’allemand, traducteur du Manifeste communiste, professeur à la Sorbonne, très hostile au parti social-démocrate allemand.
-
[28]
édouard Vaillant (1840-1915) : docteur en sciences, membre de la Première Internationale, délégué à la Commune de Paris, fondateur du Parti socialiste révolutionnaire (PSR), soutient Jaurès dès 1905.
-
[29]
La fédération de la Seine déclare 7 931 adhérents en 1906, celles du Pas-de-Calais, de l’Aisne, de l’Allier et du Cher respectivement 2 300, 796, 536 et 506.
-
[30]
Intervention de Vaillant au 5e congrès, 16 octobre, p. 153-169.
-
[31]
Jean Jaurès, Qu’est-ce que le socialisme ? Une leçon de philosophie, inédit, préface de Frédéric Worms, présentation de Gilles Candar, Paris, Pluriel, 2019.
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[32]
Intervention de Jaurès au 5e congrès, p. 311-334 et 337-368.
-
[33]
Charles Rappoport (1865-1941) : populiste russe rallié au marxisme par Engels, membre du POF, dreyfusard, opposé à l’Union sacrée dès 1915, membre du PCF de 1920 à 1937.
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[34]
Alexandre Desrousseaux, dit Bracke (1861-1955) : normalien, philosophe et helléniste, membre du POF, rallié à l’Union sacrée, député socialiste de Lille.
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[35]
August Bebel (1840-1913) : ouvrier, fondateur en 1875 du Parti social-démocrate allemand (SPD).
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[36]
Adéodat Compère-Morel (1872-1941) : député socialiste du Gard de 1906 à 1936.
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[37]
Réponse de Henri Guesquière à Jean Jaurès, p. 346.
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[38]
Intervention de Jobert au 5e congrès, 17 octobre, p. 423-436.
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[39]
Seul le député du Cher, Jules-Louis Breton, très réformiste, s’est abstenu. Il quittera bientôt le parti.
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[40]
133. Cf. supra, note 1, p. 54-56.
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[41]
134. Ibidem, p. 56.
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[42]
135. Ibidem, p. 66-67.
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[43]
L’exposé des motifs de cette proposition de loi et de ses 18 articles est publié par l’Humanité sous la forme d’un livre de 686 pages titré L’Armée nouvelle.
-
[44]
Au congrès de Nîmes, en février 1910, la motion Vaillant n’obtient que 55 % des mandats en raison des oppositions de Guesde et d’Hervé. Le congrès de la CGT en rejeta le principe, le 7 octobre, par 1 049 mandats contre 251.