Notes
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[1]
Ponctuation ajoutée par l’auteur de l’article, le texte de Godard ayant été reproduit dans l’édition imprimée sous une forme scandée comme un poème.
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[2]
Cette partie de l’article doit beaucoup à la contribution de Gian Piero Brunetta « Cinema muto italiano » dans le livre L’Europa. Le cinematografie nazionale (2 volumes, Einaudi, 2003).
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[3]
On peut voir ce film, comme la plupart des films muets cités ici, sur You Tube.
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[4]
Voir note précédente.
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[5]
Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma en six volumes, Denoël, 1975 pour l’édition définitive.
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[6]
Copie superbement restaurée par la Cinémathèque de Bologne comme celle de L’amor mio non muore.
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[7]
Définition du dictionnaire Sabatini Coletti : « Phénomène politico-social caractérisé par la constitution du mouvement armé des escadrons d’action fasciste. »
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[8]
Les Aventures de Roberto Rosselini (édition française : Léo Scheer, 2006), ouvrage dont on ne saurait trop recommander la lecture, car il est la plus abondante source d’informations sur le cinéaste.
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[9]
G. Isani, Cinema, n° 127, 10 octobre 1941.
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[10]
Une partie du 6 et chapitre 7, p. 158-254.
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[11]
L’Unità, 6 juin 1977, à l’occasion d’une ressortie du film.
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[12]
Film d’Oggi, 3 novembre 1945.
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[13]
Cité par Jean A. Gili in Le Cinéma italien, Éditions de La Martinière, Paris, 2011. Il avait en effet, de 1944 à 1946, réalisé quatre comédies, il devait diriger vingt-deux films jusqu’à sa mort et jouer dans plus de cent cinquante en Italie, en France et aux États-Unis.
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[14]
Entretien avec Les Cahiers du cinéma, no 93, mars 1959.
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[15]
15. La Terra trema, di Luchino Visconti ; Analisi di un capolavoro, Cineteca Nazionale Torino, Lindau, 1993.
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[16]
Laurence Schifano, Luchino Visconti. Les Feux de la passion, Perrin, 1987.
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[17]
On le retrouvera sur son site : <adrianoapra. it>.
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[18]
Hors norme, la voie néo-expérimentale du cinéma italien.
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[19]
Allusion à des temps qu’il avait rappelés plus haut, où les films italiens allaient de festival en festival.
1Ce qui suit n’est pas une histoire du cinéma italien. On en trouvera ailleurs de fort bien documentées. Il ne s’agit, dans ce texte, que de tenter de repérer ce que, à travers une histoire politique tourmentée, l’Italie doit au cinéma et ce que le cinéma mondial doit à l’Italie.
2« Le seul film au sens de cinéma qui a résisté à l’occupation du cinéma par l’Amérique, à une certaine façon uniforme de faire le cinéma, ce fut le cinéma italien. ». Ainsi Jean-Luc Godard, dans Histoire(s) du cinéma, film-somme, devenu livre aux éditions Gallimard, où il donne sa version des cent ans d’histoire de cet art, évoque la découverte en 1946 de Rome, ville ouverte de Rossellini. Il ajoute : « Ce n’est pas par hasard : l’Italie a été le pays qui s’est le moins battu, qui a beaucoup souffert mais qui a trahi deux fois et qui a donc souffert de ne plus avoir d’identité ; et s’il l’a retrouvée avec Rome, ville ouverte, c’est que le film était fait par des gens sans uniforme. » [1]
3Exact. Et pourtant, le cinéma italien de cet après-guerre n’avait pas jailli, immaculé, d’un passé récent, celui de l’Italie fasciste. Et Rossellini lui-même n’était pas né avec Rome, ville ouverte. Après quelques courts métrages, il réalisait son premier long métrage à l’âge de quarante et un ans. C’était La Nave Bianca (Le Navire blanc, 1942), qui se passait sur un navire-hôpital et destiné à soutenir l’effort de guerre du régime. Et il est partout noté (on y reviendra) que le néoréalisme était né avant la Libération avec Ossessione (1942) de Luchino Visconti, adapté du roman américain de James M. Cain. Dans les revues Bianco e nero, Cinema, Il Film de ce début des années quarante, de jeunes critiques, Carlo Lizzani, Giuseppe de Santis, qui allaient se faire un nom dans le cinéma après la Libération, appelaient à rompre avec la « littérature ».
4Et encore : avant Rossellini, avant Visconti, il y avait eu Mario Camerini, et son mélo social, T’amero sempre (Je vous aimerai toujours, 1933, remake en 1943), histoire d’une jeune femme abusée par l’employeur de sa mère, domestique, et qui finit par épouser l’honnête comptable de la maison. Et, encore avant, Sole (1928) d’Alessandro Blasetti, film aujourd’hui perdu, mais qui, pour exalter une des œuvres pharaoniques de Mussolini, l’assèchement des marais pontins, avait fait appel à des villageois, des ouvriers des chantiers. Accueil enthousiaste : « Les paysans sont vraiment des paysans, les marais des marais, le climat humide et nuageux est bien celui des marais pontins ces quinze dernières années, une espèce de Moyen âge de ténèbres ignoré du cinéma italien », écrivit un journal.
5Et avant Sole…
L’automobile et le cinématographe
6Suspendons ces flashbacks. Reprenons l’histoire à ses premiers balbutiements. Le cinéma italien avait déjà cinquante et un ans à l’apparition du film de Rossellini. Il avait commencé, comme à peu près partout en Europe, par la découverte des premières images animées dans quelques baraques foraines, auxquelles succédèrent des salles urbaines [2]. La première d’entre elles, le Splendor, fut ouverte à Milan en 1898. Dix ans plus tard, on en comptait soixante-dix, pour la plupart vouées à la projection des films d’actualités Lumière. Le premier film de fiction produit en Italie fut un film « historique », La Presa di Roma [3] (1905, 250 mètres, environ 10 minutes) de Filoteo Alberini. Soit l’entrée le 20 septembre 1870 des troupes du roi Emmanuel II dans la ville de Rome qui, de capitale de l’État pontifical, put alors devenir celle du royaume d’Italie. C’est gauche, une scène après l’autre, comme au théâtre entre deux levers de rideau, les « cartons » étant là pour raconter le déroulement des faits ; les toiles peintes frémissent parfois sous le souffle des acteurs levant à l’envi les bras au ciel pour dire leur stupéfaction. Mais ces ombres bougent : les bersagliers vus de dos entrent en plan d’ensemble et d’un bon pied dans la brèche ouverte Porta Pia, symbole de l’unité italienne conquise à la pointe de leurs baïonnettes. Le film, est-il nécessaire de l’ajouter, avait été largement subventionné par le ministère de la Guerre. Énorme succès.
7L’industrie se développa rapidement. « La fièvre productive, écrit Gian Piero Brunetta [4], qui se répandit à partir de Turin qui s’industrialisait, de Naples et son économie urbaine, ou de la Rome des nobles et des banquiers, ne peut être comparée, sous bien des aspects, qu’à la ruée vers l’or du Klondike. » Preuve de l’intérêt des hommes d’affaires pour cette possible source de profits, Giovanni Agnelli, fondateur de la Fiat, participa activement à la création de la Cenisio Film, une des très nombreuses sociétés de production de la péninsule au début de 1914. À la veille de la Première Guerre mondiale, celles-ci sortent comme champignons en automne. L’Alberini e Santoni, fondée à Rome en 1905, devient en 1906 La Cines, avec l’appui de la Banca di Roma et ouvre en 1907 une succursale à New York, cependant que dans le Nord, l’Ambrosio Film, petite entreprise d’abord spécialisée dans la production de documentaires, se transforma en société par actions avec l’appui de la Banca commerciale de Turin qui produisit quelques-uns des succès du muet. Autres naissances à Naples, Milan, Palerme : on compte alors plus de cinquante maisons de production. Et les films suivent.
Cabiria et le « carrello »
8Films historiques d’abord, la matière première ne manquait pas. Ni les héros, de Jules César à Garibaldi. Ce fut le premier âge du péplum. Mais pas d’exclusive : Shakespeare ou la Bible, Montecristo ou Victor Hugo, tout est bon qui fait vendre, car ce cinéma italien à grand spectacle conquiert très vite le marché international. En ces années de tâtonnements allait s’inventer un langage cinématographique émancipé des pratiques théâtrales. La caméra se mit à bouger avec les acteurs, la profondeur de champ donnant à découvrir un espace dans lequel se déployait la chorégraphie de figurants dirigés par des assistants du metteur en scène ; les décors, carton, stuc, bois, souvent monumentaux, étaient montés par des spécialistes. Liberté de mouvement, continuité dans la narration, un art nouveau naissait, avec son « écriture » propre. C’étaient des années de recherche fiévreuse, fièvre partagée par Griffith aux États-Unis, Gance en France, Sjöström en Suède pour ne citer qu’eux, les idées nouvelles circulant d’un pays à l’autre. L’Italie avait sur les autres nations de la planète cinéma l’avantage de s’adosser à une ancienne tradition picturale et bien des peintres furent tentés par cet art nouveau. Ainsi Enrico Guazzoni (1876-1949), peintre de son état après des études à l’institut des Beaux Arts de Rome, entra en 1907 comme conseiller artistique de la Cines. Il y réalisa en 1913 son film le plus célèbre, Quo vadis ?, d’après le roman de l’écrivain polonais Henrik Sienkiewics, prix Nobel de littérature en 1905. Succès international : le film fut projeté le 21 avril 1913 à l’Astor Theatre à New York ; c’était alors le plus long métrage (9 bobines, soit une heure et quart) jamais présenté aux États-Unis. « Incendie de Rome, chrétiens jetés aux lions, torches humaines dans les jardins impériaux, banquets romains, rien ne fut ménagé. Un Néron cauteleux, un Pétrone couronné de roses qui s’ouvrait les veines dans un bain furent universellement admirés et le film fut partout salué comme une grande œuvre d’art. Il était à la mesure exacte du livre de Sienkiewics » écrit Georges Sadoul [5]. C’est moins le « contenu » qui aujourd’hui retient l’attention que la somptuosité des décors, l’abondance des figurants, les effets de perspective dans le plan qui projettent le spectateur dans les arènes où les fauves attendent les chrétiens (le chef opérateur était Eugenio Bava, sculpteur de formation, père de Mario Bava, lui-même chef opérateur pour les plus grands cinéastes italiens des années soixante et réalisateur dans les années soixante de films « gothiques »).
9Avec Quo Vadis ? le marché international s’ouvrait au cinéma italien. Un succès qui fut bientôt effacé par Cabiria (première à Turin le 18 avril 1914) de Giovanni Pastrone (1888-1959), didascalies de Gabriele D’Annunzio. Cinq épisodes, un total de cent quatre-vingts minutes, nouveau record battu pour cette histoire d’une fillette de la Rome impériale au temps de la seconde guerre punique, dont la famille a été ensevelie sous une éruption de l’Etna. Capturée par des pirates, elle sera vendue à Carthage. Sur le point d’être sacrifiée à Moloch, le dieu sanguinaire, dévoreur de jeunes enfants, elle est arrachée au temple et à la mort par Maciste (première apparition du redresseur de torts aux muscles roulant sous le maillot d’un catcheur de fête foraine). Elle est alors recueillie par la fille compatissante d’un général carthaginois et enfin ramenée à Rome par l’espion romain infiltré à Carthage, Fulvius Axila. En cinq épisodes, elle a eu le temps de grandir et de déclarer sa flamme au bel espion. Baiser. Fin.
10Premier film moderne, on l’a dit, à cause de sa longueur, Cabiria est aussi le film pour lequel Pastrone inventa le « carrello », installation de la caméra sur un petit chariot. Arrachant cette caméra à son fauteuil de parterre, où la confinaient jusqu’alors les films, il permettait au caméraman d’entrer dans un décor à la suite d’un acteur. Qu’on l’appelle aujourd’hui travelling sous influence de l’Amérique où il fut très vite repris ne peut faire oublier que l’idée de ce modeste chariot qui allait changer l’histoire du cinéma est due à un cinéaste italien qui avait débuté comme comptable dans la société de production de documentaires Rossi e compania à Turin. La production augmenta très rapidement, en même temps que s’allongeait le métrage de chacun des films : en 1907, 105 films de 100 à 250 mètres, en 1910, 561 films de 150 à 300 mètres, en 1912, 717 films de 150 à 1 000 mètres (un film de 330 mètres dure environ 12 minutes), car aux demandes des 500 salles que comptait en 1910 la péninsule s’ajoutaient les besoins de l’exportation. C’est en effet ce succès international qui allait conditionner la puissance industrielle du cinéma italien. Au cours de cette première décennie, les producteurs s’orientèrent de plus en plus vers les fastueuses reconstitutions historiques, non sans une raison tout aussi commerciale que mémorielle. Le passé glorieux de la Rome antique ne pouvait que flatter un public qui, après des siècles de divisions et de guerres intestines dans la péninsule, n’aspirait qu’à retrouver cette grandeur passée. On allait bien le voir quelques années plus tard lorsque Mussolini, aussi bon communicant que les producteurs de cinéma, s’appropria les oripeaux dont ce cinéma avait fait large usage : les faisceaux des licteurs romains et le salut bras tendu devant les tribuns. On y reviendra.
Les divas et le borellisme
11Maciste et les superproductions arrangeant l’histoire à leur façon avaient à peine pris une semi-retraite qu’apparaissait un nouveau sauveteur, sur le marché international, pour le cinéma italien. Et c’était une femme, la « Diva ». Sa première incarnation fut Lidia Borelli, dans L’amor mio non muore (Mon amour ne meurt pas, 1913), drame en cinq actes de Mario Caserini. Elsa, fille d’un colonel de l’armée du grand duché de Wallenstein, a pour professeur de chant un espion qui dérobe des plans secrets dans le bureau du colonel, qui se suicide. Désespoir d’Elsa. Elle se réfugie en Suisse où elle devient actrice et chanteuse sous le nom de Diana Cadouleur. Un riche jeune homme tombe amoureux d’elle. Elle abandonne le théâtre pour lui, jaloux de ses succès. Mais l’espion les retrouve et reconnaît dans le riche jeune homme le fils du grand duc, à qui il écrit que le garçon se dissipe en Suisse. Rappel du fils dans le grand duché paternel. Autre désespoir (ça lui va si bien) d’Elsa. Elle retourne au théâtre. Ultime désespoir, elle meurt sur scène dans les bras de son amant : dernière image du film, gros plan en médaillon ovale sur les deux jeunes gens enlacés.
12Le jeu de Borelli (grands yeux, grand nez, grande bouche) reste sobre par rapport aux outrances masculines. Il est en effet beaucoup plus physique. C’est tout son corps qu’elle engage. Antonio Gramsci (qu’on ne s’étonne pas de le trouver ici, il était alors critique au journal L’Avanti) écrivit : « Borelli est par excellence l’artiste du film où c’est le corps humain qui parle, dans sa plasticité toujours renouvelée. » Par ailleurs, comédienne ou chanteuse, danseuse flamenca ou goualeuse réaliste, elle changera de costume à chaque plan. Éprise de son admirateur elle sera irrésistible en blanc virginal lors d’une croisière en bateau puis, cavalière intrépide, elle arborera longue jupe et chapeau retenu par des brides. Ses soupirs dans le malheur soulèvent sa poitrine généreuse et elle mourra, pathétique, dans une autre robe blanche. Un catalogue vestimentaire qui n’est sans doute pas pour rien dans les passions qu’elle déchaîna. Car c’est aussi cela, l’art de la mise en scène.
13Laquelle est, dans ce film, d’un grand raffinement. Dès la deuxième séquence chez son père, on est dans un découpage de théâtre, acteurs face à la caméra. Mais un découpage intelligemment mis au service du cinéma. Du salon qui tient la plus grande partie de l’espace, et où se passe la plupart du temps l’action, on passera au bureau du père à l’arrière-plan droit, puis, sur la gauche, à l’entrée de la salle de réception. Un piano sur lequel joue Elsa est au premier plan à gauche dans le salon. Mais, si la mise en scène reste toujours dans cette frontalité, les extérieurs ne manqueront pas de venir à leur heure, des routes de montagne suisses au lac et la croisière en bateau. Et, dans le théâtre où Elsa fait ses premières armes, on est introduit auprès d’elle par un rapide panoramique, de la scène sur laquelle elle se prépare à jouer vers la salle qui l’applaudit au moment où le rideau se lève. Autres effets de mise en scène : Elsa dans sa loge étreignant son amant qui la quitte : elle est d’abord vue de face puis de dos, dans un miroir en pied soit un redoublement du désespoir. Notons enfin que, contrairement aux films de la première période, il y a peu d’intertitres. On a découvert que l’image pouvait parler.
14Il y eut, en ces années de découvertes, bien d’autres « Divas », de Francesca Bertini à Pina Menichelli. « La » Borelli, seule, donna naissance à des néologismes, le substantif « borellisme », le verbe « borelligiare », qu’on laisse à chacun le soin de traduire. Sa carrière dura cinq ans, on la vit dans treize films. Et elle épousa le comte Vittorio Cini. Ne les oublions pas, ces reines d’un temps où le cinéma s’inventait.
15Le film « historique » n’était pourtant pas abandonné. Ni Maciste. C’est même en 1924, Maciste aux enfers (91 minutes) [6] de Guido Brignone, qu’il fut sacré, sous les traits de Bartolomeo Pagano, « champion du monde du bien sur terre. » Le diable (Pluton) envoie sur terre un de ses plus efficaces diablotins pour le combattre et le transporter en enfer. Mission accomplie et, naturellement, il s’évade de ces lieux insalubres après avoir repoussé les avances de la lubrique Proserpine, épouse de Pluton. Mélange d’enfer chrétien et de mythologie païenne qui dit assez combien ce cinéma des origines faisait feu de tout bois. Ne nous moquons pas, pourtant, car tout est mis en œuvre pour enchanter la pellicule, teintée comme cela se pratiquait alors. Au rouge sombre des flammes de l’enfer succède un vert tendre pour la campagne italienne où le doux et musculeux Maciste vit des produits de sa terre. Le contraste est saisissant. Et lourd de sens, bien sûr, puisque d’entrée tout est dit de la distance qui sépare les deux mondes, et le fleuve sur lequel Charon conduit vers l’enfer les âmes des morts est, lui, teinté d’un bleu sombre. Cette colorisation est l’œuvre d’un pionnier de l’animation cinématographique, l’Espagnol Segundo de Chomon (1874-1939) qui, dans son pays natal, en France et en Italie, mit ses talents de plasticien au service du cinéma. Ainsi un pas de plus était fait dans l’expressivité. Nouvelle façon de raconter des histoires.
Les héros meurent aussi
16Toute histoire a une fin. Et celle du film historique comme les autres. Il s’essoufflait et, note Bernard Eisenschitz dans une histoire (inédite) du cinéma italien, Carmine Gallone allait lui porter le coup fatal, avec Les Derniers jours de Pompéi (1924). Pas seulement Gallone. On peut penser qu’y contribuèrent largement les bouleversements dans la société civile qu’entraîna la prise de pouvoir par Mussolini en 1922 après la « Marche sur Rome », même si le Duce et ses troupes s’approprièrent, on l’a dit, les dépouilles du cinéma italien des années vingt. Mais surtout, en 1923, la faillite de l’Union cinématographique italienne qui regroupait depuis 1919 les principales sociétés de production accéléra cette décadence. Perte de marchés étrangers, blocage des crédits bancaires, absence d’aides gouvernementales avaient enclenché la descente. Une descente dont ne pouvait se satisfaire un régime qui d’entrée avait su si bien « spectaculariser » la politique autour de son grandiloquent leader. Ainsi naquit Cinecittà, la « Cité du cinéma », inaugurée en grande pompe par Benito Mussolini en personne le 28 avril 1927. Soixante hectares, soixante-treize édifices scéniques, vingt et un plateaux de tournage, soixante-quinze kilomètres de rues, deux grandes piscines pour les prises de vue maritimes, c’était le plus grand complexe cinématographique européen. On le baptisa « Hollywood sur Tibre ».
17Si la quantité de films produits alors (trois cents de 1937 à 1943) est impressionnante, leur qualité l’est beaucoup moins : essentiellement des mélodrames bourgeois – les « téléphones blancs » – et, quand le petit peuple apparaissait, c’était pour l’exaltation des valeurs familiales. Paradoxalement, seuls les films fascistes peuvent aujourd’hui retenir notre attention. Et d’abord le plus coûteux d’entre eux, sur lequel le régime fondait de grands espoirs, et qui au sortir reçut de la censure un accueil mitigé. Ce film c’est Vecchia Guardia (La Vieille Garde, 1934, 2 h56) d’Alessandro Blasetti. Le Blasetti, oui, des comédies gentillettes d’après-guerre. Vecchia Guardia, donc, s’ouvre sur un plan de ciel où les nuages se dispersent. Chant choral guerrier. Puis un carton : « Ce film veut exalter tout le squadrisme [7] d’Italie et faire revivre les moments que personne ne doit oublier. L’action se passe dans une petite ville de l’Italie centrale, en octobre 1922, à la veille de la Marche » (la majuscule évoque bien évidemment la Marche sur Rome décidée par Mussolini). Les personnages sont présentés d’entrée : un vieux et dévoué médecin, un bel homme naturellement fasciste, accompagné de son garde du corps, vigoureux paysan, chapeau de feutre à la tyrolienne, gourdin toujours en main, et un garçon d’une dizaine d’années, le petit Mario qui ne rêve que d’être un bon fasciste. Ajout, pour la fleur bleue, d’une jolie institutrice dont le beau fasciste est amoureux. Et, troublant la paix de la cité, les « rouges », toujours prompts à déclencher des batailles dont les fascistes naturellement sortent vainqueurs. Reste que les uns comme les autres sont décrits non pas avec sympathie – on sait bien de quel côté vont celles de l’auteur –, mais comme par un observateur extérieur à qui rien n’échappe. Et les scènes de batailles de rues sont vivement menées. Cette petite ville « fait vrai » dans son réalisme minutieux. On peut même y trouver – jeu des acteurs, familiarité des lieux de vie, de l’école à la cuisine – des accents pagnolesques avant la lettre. Et l’alerte comédie ne vire au lyrisme que lorsqu’approche la fin édifiante. L’insupportable Mario, ce gamin épris de gloire, meurt drapeau levé sur la plateforme d’un camion, lors de la bataille finale. Drapeau, dispositif font bien évidemment penser au Gavroche des Misérables de Victor Hugo tombant sur sa barricade. Et, comme on dit en cinéma, il ne reste qu’à « monter le son » pour l’apothéose : départ, en camion, motos, voitures aux drapeaux déployés, vers Rome et la Marche que conduira le Duce. Duce dont on voit le portrait lorsque deux garçons et leur père viennent s’inscrire au parti fasciste.
18Qu’on ne prenne pas ce compte rendu du film pour pure dérision. Vecchia Guardia est un film qui compte dans l’histoire du cinéma, non seulement pour la maîtrise du langage qu’il manifeste, mais pour ce qu’il annonce d’un cinéma italien à venir. Le néoréalisme d’un Rossellini, et des autres. Et Blasetti n’avait-il pas, déjà, en 1924, réalisé un film, Sole, dont il fut question plus haut, pour exalter une autre œuvre de Mussolini ? Rossellini, donc : lui aussi avait réalisé sous le fascisme des films de commande, dont La Nave bianca (1941) et Un pilota ritorna (1942), produit par l’ACI-Europa présidée par Vittorio Mussolini, lui-même aviateur et fils de Benito, qui supervisa le film sous un nom d’emprunt. La Nave Bianca, qui se déroule à bord d’un navire-hôpital de la marine italienne, fut joué par les acteurs mêmes du drame : soldats malades, personnel soignant, équipage du navire. Plus que ses aspects spectaculaires (transfert, par exemple, d’un blessé qui passe d’un navire à un canot puis, du canot est treuillé vers un avion et de même redescendu en mer vers un autre canot qui le conduira au navire-hôpital) compte ici l’attention au quotidien de la vie à bord, des salles des machines aux cuisines.
19« La Nave bianca présentée au Festival de Venise, écrit Tag Gallagher [8], stupéfia les gens ; le film reçut un prix spécial du jury (Coupe du Parti fasciste) et fut salué comme une révélation. La revue Cinema lui accorda quatre étoiles. Son critique écrivait : « L’œuvre de Rossellini n’est pas une simple exposition visuelle des faits… C’est un vrai récit cinématographique enrichi d’éléments complètement nouveaux pour son genre, par des possibilités inattendues, par une tension dramatique naissant non pas de l’extérieur, d’une scène représentée et construite, mais des émotions elles-mêmes, d’émotions déterminées par des faits réels, des détails réels, des personnages authentiques guidés, choisis et présentés par le valeureux réalisateur. » [9]
Rome, territoire de guerre
20On croirait lire dans cette citation de 1941, en plein fascisme, quelques-uns des mots mêmes qui accueillirent à sa sortie, en 1945, l’Italie libérée, Roma Città aperta. Certes, mais c’est pourtant bien ce dernier film qui ouvre une ère nouvelle pour le cinéma mondial, le fascisme n’étant pas propice à cette explosion. Et par là, c’est Godard qui a raison. Comme jamais, l’histoire au présent s’inscrit dans un film de fiction. L’histoire ? Celle des quelques mois que vient de vivre Rome depuis le 11 septembre 1943, date du débarquement des Alliés en Sicile, suivi de la décision du gouvernement allemand de prendre la direction des opérations dans toute l’Italie, déclarant Rome « territoire de guerre » où « toute grève était interdite et tout résistant jugé sommairement et fusillé ». Occupation qui ne prit fin qu’en juin 1944 où la capitale fut enfin libérée par les Alliés et les partisans. C’est au cours de ces mois sombres, les nazis traquant toute résistance, que naquit l’idée du film. Tag Gallagher, dans le livre déjà cité, raconte cette naissance [10] sur deux chapitres et en quatre-vingt-seize pages. Un roman. Entre le débarquement allié en Sicile et la libération de la capitale, les partisans se mobilisèrent dans la ville même, tous ceux qui s’opposaient à l’occupation allemande se retrouvaient. Réunions clandestines, évidemment. Dans l’un de ces groupes d’intellectuels, communistes ou catholiques liés au cinéma, auquel participaient Rossellini qui se réclamait de la Démocratie chrétienne et Amidei, scénariste, proche des communistes, naquit l’idée d’un film à faire. « C’est là, devait écrire à la sortie du film Gian Carlo Pajetta, dirigeant communiste, que Rossellini découvrit qu’un ouvrier communiste qui avait fait sept ans de prison était peut-être la personne la plus intéressante qu’il ait jamais rencontrée : riche d’une culture dont le réalisateur n’avait jamais entendu parler. » [11] Ce fut justement l’un des participants à ces réunions qui servit de modèle pour Giorgio Manfredi (joué par Marcelo Pagliero), le personnage de résistant communiste de Rome, ville ouverte. Et c’est, de même, l’histoire d’un prêtre qui fabriquait de fausses cartes d’identité pour la Résistance, fusillé par les Allemands, qui inspira celui de don Piero Pellegrini, joué par Aldo Fabrizi. Et si Sora Pinta, la femme adultère qui, après confession de ce pêché, va se marier à celui que les nazis emmèneront vers la mort, n’eut pas de modèle précis, elle était toutes les femmes de Rome : « la » Magnani. L’image qu’on n’oublierait jamais, de l’amante se précipitant à la poursuite d’un camion lui arrachant son amour, clouée au sol par une rafale de mitrailleuse.
21La gestation avait été longue : on pensa d’abord à un film à sketches, l’argent étant difficile à trouver. Une miraculeuse comtesse milanaise fournit les premiers fonds, après quelques tentatives rocambolesques. Tous les amis furent appelés au secours, des financiers douteux sollicités, des chèques « en bois » émis. Pour décider Aldo Fabrizi, grande vedette, à accepter un salaire moindre que celui qu’il demandait, on fit appel à Fellini, alors dessinateur et qui le connaissait, ayant écrit pour lui quelques sketches. Il y eut même, le tournage terminé, un caporal américain qui fit tout pour que le film soit reçu aux États-Unis. Et qui contribua au financement du film suivant Paisà (1946).
22Le tournage ne fut pas moins chaotique : il débuta six mois après la libération de Rome, la guerre n’étant pas encore terminée et le nord de l’Italie toujours occupé, la capitulation allemande ne devant intervenir qu’en juin 1944. C’est dans un appartement loué six mois avant, qui devait servir de studio, qu’il débuta. De nuit, car impossible de tourner dans la journée, à cause des coupures d’électricité. Passons. Ceux qui voudraient en savoir plus consulteront les deux chapitres du livre de l’Américain Tag Gallagher cité plus haut. La première représentation publique eut lieu le 24 septembre 1945 au cinéma Quirino lors du premier Festival international de la musique, du théâtre et du cinématographe, l’un des rares films italiens, en compétition face à Ivan le terrible, aux Enfants du paradis et autres films internationaux (seize). Le huit octobre, il était programmé dans deux des plus grands cinémas de Rome, où il tint l’affiche, record pour l’époque, quarante-six semaines. Le communiste Carlo Lizzani, alors collaborateur de revues de cinéma comme il fut dit plus haut et pas encore cinéaste, écrivait : « Enfin, nous avons vu un film italien ! Un film qui parle de choses à nous… des jours d’oppression et de mort… un monde vivant d’hommes et de lieux que nous avons rarement vus dans notre cinéma. » [12]
23Un an plus tard, le 18 septembre 1946, Paisà passait en première mondiale au Festival de Venise. Film en six épisodes, il contait ces mois d’angoisse que furent pour les Italiens la conquête de leur liberté, entre dramatiques désillusions (épisode Sicilia), difficiles fraternisations (un couvent dans l’épisode Romagna) et massacres de partisans (Il Delta del Pô). Pas d’acteurs connus, mais aux côtés de Rossellini six scénaristes, dont Amidei et Fellini, déjà de l’aventure Rome, ville ouverte, et l’écrivain Vasco Pratolini. Le néoréalisme prenait solidement racine. Car, si les historiens se plaisent à dater sa naissance d’Ossessione (1943) de Visconti, il faut bien convenir que cette adaptation d’un roman noir américain était davantage une mise en cause des tabous moraux du régime (l’assassinat d’un homme par son épouse et l’amant de celle-ci) que l’irruption du peuple sur les écrans.
24Le néoréalisme en effet, même si, on l’a vu, l’idée avait précédé les films, c’est Rossellini et ceux qui vinrent après lui, dans les années de l’immédiat après-guerre, qui lui donnèrent son visage. Et d’abord Vittorio De Sica (1901-1974) avec Sciuscià (1946), histoire de gamins de Rome survivant en cirant les chaussures de soldats américains, (Sciuscià étant leur traduction de l’anglais Shoe Shine), puis Le Voleur de bicyclette (1948), Rome encore et ses rues sur les pas d’un chômeur. Et d’autres, mais c’est sans doute De Sica qui, pour l’étranger où ses films eurent plus de succès qu’en Italie même, fut le plus représentatif de ce courant. Et celui qui le caractérisa le mieux.
« L’expérience de la guerre, a-t-il écrit, fut déterminante pour nous tous. […] Nous cherchions à nous libérer du poids de nos fautes, nous voulions nous regarder en face, et nous dire la vérité, découvrir ce que nous étions réellement, et chercher le salut. Je crois que Sciuscià, le film qui est né de ce besoin, a marqué la fin de mes mises en scène commerciales. » [13]
26Mettant ainsi, bien avant Godard cité en ouverture de cet article, le doigt sur ce « poids de nos fautes » qui fut déterminant dans ce renouveau du cinéma italien. Cherchant, comme il le dit, le « salut », ils avaient trouvé, dans cette brève période de l’après-guerre où se prolongea l’unité entre communistes, socialistes, démochrétiens née dans la Résistance (qu’on songe à ce qui est dit ici des conditions de préparation de Rome, ville ouverte), ils avaient, pour eux et pour le monde entier, trouvé le salut du cinéma. Autre chef d’œuvre du néoréalisme et peut-être le plus riche de sens, La Terra treme, episodio del mare (1948) de Luchino Visconti, histoire d’un village de pêcheurs de Sicile, Acci Trezza, unis contre le monopole des négociants intermédiaires. Adaptation d’un roman de Giovanni Verga (1840-1922), ce film, dont l’idée avait mûri sous le fascisme et naturellement alors inenvisageable, fut tourné avec des pêcheurs mêmes et à l’instigation du PCI. Le texte, devait dire le cinéaste, n’était pas « un texte préconçu, mais fait par eux-mêmes » [14].
« C’est l’unique film italien d’après-guerre, devait dire un historien du cinéma, qui ne recherche pas la conciliation, ne se fait pas d’illusion sur la victoire, ne console pas avec de fausses certitudes. » [15]
28Assez significativement, c’est De Sica qui sonna la fin de cette période avec un film, Miracle à Milan (1950), sur les pauvres d’un bidonville installé sur un gisement de pétrole découvert soudainement. De ce film, qui se termine par l’envolée au-dessus de la ville d’angéliques clochards montant au ciel sur des balais, Luchino Visconti a pu dire qu’il « quittait les chemins caillouteux du réel. » [16] Et si De Sica avait quitté ces « chemins caillouteux » parce que, justement, bien des espoirs avaient été déçus ? La belle unité de la Résistance avait éclaté. La gauche battue, les élections du 18 avril 1948 avaient été remportées par la Démocratie chrétienne (48 % des voix) et son leader, De Gasperi, n’avait pas l’intention de partager un pouvoir qu’il allait garder longtemps. Était venu le temps de la guerre froide. Le cinéma italien non seulement y survécut, mais trouva de nouvelles forces dans la comédie sociale.
Le néoréalisme est mort, vive le cinéma italien !
29Des années soixante aux années quatre-vingt, les « grands », Antonioni, Bertolucci, Comencini, Fellini, Pasolini, Rosi, les frères Taviani, Visconti donnèrent leur meilleur. Renvoyons à leurs chefs-d’œuvre dont chacun a gardé souvenir. Et Rossellini, toujours, qui partit à l’assaut de la télévision pour en faire un instrument d’éducation : que l’on pense à La Prise du pouvoir par Louis XIV (1967) et à ses séries didactiques. Le cinéma « de genre » renaissait, mélodrames et péplums connurent un deuxième âge d’or : Ricardo Freda allait donner un second Maciste aux enfers (1962), différent de celui de Guido Brignone, déjà cité et plus confiant, s’il était possible, en l’avenir de l’homme. Et la comédie, avec Ettore Scola, Dino Risi et autres, se renouvela suffisamment, satire sociale et inventions formelles pour qu’on lui donne le nom de « comédie à l’italienne ». Et on ne peut oublier ce genre nouveau, le « western spaghetti », greffe réussie de la Commedia dell’arte sur le western, arlequin en poncho et cigarillo aux lèvres soit Sergio Leone, mais aussi Corbucci, Sollima, et pas mal d’autres. L’Italie produisit jusqu’en 1967 plus de deux cents films par an, Cinecittà s’ouvrant aux superproductions hollywoodiennes. Aux racines de ces succès ? Les réalisateurs déjà cités, bien sûr, mais aussi des scénaristes inventifs, de Zavattini aux sources du néoréalisme à ce monstre à deux têtes nommé Age-Scarpelli, fusion de deux noms, Agenore Incrocci (1914-2005) et Furio Scarpelli (1919-2010), signataires d’une centaine de scénarios de 1949 à 1985. Et puis, un réservoir d’acteurs inépuisable, de « la » Loren à Vittorio Gassman. Et quand les « autochtones » ne suffisaient pas pour un rôle donné, on pouvait toujours faire appel à des acteurs étrangers, d’Alain Delon à Clint Eastwood. Autre atout : des producteurs audacieux, comme Carlo Ponti.
30De cette conjonction de talents, un seul exemple, et pas parmi les films les plus connus : Les Misérables (1948) de Ricardo Freda. De 1909 à 2019, de France aux États-Unis, dix-neuf adaptations du roman ont été tournées. Il y en a de remarquables, dont celle de Raymond Bernard (1934), plus de quatre heures. Celle de Freda est l’une des plus intéressantes. En deux épisodes d’un peu plus d’une heure trente, les scénaristes n’ont pas hésité à tailler largement dans la trame romanesque, mais pour lui donner un rythme proprement cinématographique, y compris en développant des personnages esquissés par Hugo : film d’action dans ses débuts autour de l’épisode du vol d’argent au petit Savoyard, épisode fondateur de la rédemption de Jean Valjean, il respecte ensuite les règles du mélodrame, genres familiers aux Italiens. Au générique : Gino Cervi (le Peppone, plus tard, de la série des Don Camillo) dans le rôle de Jean Valjean ; producteur : Carlo Ponti (1912-2007) qui n’était alors qu’au début d’une grande carrière ; scénaristes : trois aux côtés de Freda, dont Mario Monicelli, futur cinéaste. Pratique répandue : bien des cinéastes débutèrent alors comme scénaristes et même, une fois passés à la réalisation, ils n’hésitaient jamais à retourner à leur premier métier pour le film d’un autre.
31Une richesse donc qui, au-delà du bouillonnement intellectuel d’alors, avait des causes conjoncturelles. Elle ne devait pas durer, bien qu’elle ait trouvé un prolongement avec Nanni Moretti qui « entra en cinéma » avec Io sono un autarchico (Je suis un autarcique, 1976), après quelques courts métrages. Déjà pesaient les « années de plomb », attentats secouant le pays. La « comédie à l’italienne » tournait à la mélancolie. Un couple de danseurs professionnels de claquettes des années quarante, (Ginger et Fred de Fellini, 1986), ainsi nommés en hommage aux Américains Ginger Rogers et Fred Astaire, remonte sur scène pour un concours de vétérans quarante ans après ses premiers succès. Quelque peu décatis, ils sont l’ombre de leur jeunesse. Comme Cinecittà où se passe le concours : un désert de décors témoins d’une splendeur passée. Et deux immenses acteurs, à peine grimés pour jouer les septuagénaires : Giulietta Masina et Marcello Mastroianni. Un monde avec eux s’en allait, la Gelsomina de La Strada, (1964), le Marcello Rubini de La Dolce Vita (1960).
32Deux ans auparavant, Rome avait fait à Enrico Berlinguer, père de l’eurocommunisme, des funérailles grandioses. Quarante cinéastes les avaient filmées, ce film s’appela Addio a Enrico Berlinguer (1984). Quarante cinéastes, dont quelques-uns des plus connus, Bernardo Bertolucci, Gianni Amico, Roberto Benigni, Ettore Scola, Carlo Lizzani. Façon de dire la place qu’avait tenue dans la société et dans le cinéma italiens le PCI. Et encore : Gianni Moretti, avec son documentaire La Cosa, allait, six ans après, en 1990, de section en section du PCI, filmer les débats militants : fallait-il ou non conserver le nom de Parti communiste italien ? Film engagé, film d’auteur dans lequel Moretti met toute sa passion du cinéma et irremplaçable document sur un moment de l’histoire de ce parti. Et de l’Italie. Avec ces militants déchirés s’effaçait jusqu’au souvenir de la Résistance. Effacement qu’un autre film, Nous nous sommes tant aimés (1974) d’Ettore Scola, avait acté à partir de la rencontre trente ans après de trois amis, anciens résistants soudés alors par leurs idéaux révolutionnaires et qui ont, depuis, suivi des chemins divergents. Fracture aussi affective que politique.
33Vint Berlusconi. En 1964, il était pour la première fois nommé président du Conseil après des élections gagnées à droite. Il y eut, pendant des années, des films encore, mais plus de cinéma italien, celui qui rayonnait sur le monde. Et aujourd’hui ? On voit peu de films à l’étranger. Aussi vaut-il mieux, pour cette dernière période, faire confiance à Adriano Aprà. Né à Rome en 1940, critique, fondateur et directeur de la revue Film e cinéma, un temps directeur du Festival de Pesaro, puis directeur de la Cinémathèque nationale, auteur de nombreux livres, notamment sur Rossellini, Godard, Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, il fut toujours un critique attentif du cinéma de son temps. Il tient aujourd’hui un journal, commentant l’actualité cinématographique [17], et il a récemment publié un très long article, « Fuori norma, la via neosperimentale del cinema italiano » [18], dans lequel il s’attache aux films tournés ces dernières années. Si le cinéma qu’il appelle industriel est, écrit-il, « à l’agonie », il recense avec le plus grand soin, pour les dernières années, un grand nombre de films, fictions ou documentaires, tournés avec des caméras légères. Des films que non seulement il cite, mais sur lesquels il livre l’appréciation d’un connaisseur du cinéma d’hier. « Il n’est pas hasardeux d’affirmer, écrit-il, que si, après le néoréalisme et la vague des années soixante, les Italiens perdirent le “tapis rouge” [19], ce moment est le plus riche et le plus créatif, disons simplement de renaissance de notre cinéma. »
34Laissons-lui la conclusion de ces quelques notes.
Mots-clés éditeurs : Le carrello, émile Breton, Le Navire blanc, cinéma italien, Godard, Cabiria, Rossellini
Date de mise en ligne : 13/04/2020
https://doi.org/10.3917/lp.400.0042Notes
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[1]
Ponctuation ajoutée par l’auteur de l’article, le texte de Godard ayant été reproduit dans l’édition imprimée sous une forme scandée comme un poème.
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[2]
Cette partie de l’article doit beaucoup à la contribution de Gian Piero Brunetta « Cinema muto italiano » dans le livre L’Europa. Le cinematografie nazionale (2 volumes, Einaudi, 2003).
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[3]
On peut voir ce film, comme la plupart des films muets cités ici, sur You Tube.
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[4]
Voir note précédente.
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[5]
Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma en six volumes, Denoël, 1975 pour l’édition définitive.
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[6]
Copie superbement restaurée par la Cinémathèque de Bologne comme celle de L’amor mio non muore.
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[7]
Définition du dictionnaire Sabatini Coletti : « Phénomène politico-social caractérisé par la constitution du mouvement armé des escadrons d’action fasciste. »
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[8]
Les Aventures de Roberto Rosselini (édition française : Léo Scheer, 2006), ouvrage dont on ne saurait trop recommander la lecture, car il est la plus abondante source d’informations sur le cinéaste.
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[9]
G. Isani, Cinema, n° 127, 10 octobre 1941.
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[10]
Une partie du 6 et chapitre 7, p. 158-254.
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[11]
L’Unità, 6 juin 1977, à l’occasion d’une ressortie du film.
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[12]
Film d’Oggi, 3 novembre 1945.
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[13]
Cité par Jean A. Gili in Le Cinéma italien, Éditions de La Martinière, Paris, 2011. Il avait en effet, de 1944 à 1946, réalisé quatre comédies, il devait diriger vingt-deux films jusqu’à sa mort et jouer dans plus de cent cinquante en Italie, en France et aux États-Unis.
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[14]
Entretien avec Les Cahiers du cinéma, no 93, mars 1959.
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[15]
15. La Terra trema, di Luchino Visconti ; Analisi di un capolavoro, Cineteca Nazionale Torino, Lindau, 1993.
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[16]
Laurence Schifano, Luchino Visconti. Les Feux de la passion, Perrin, 1987.
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[17]
On le retrouvera sur son site : <adrianoapra. it>.
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[18]
Hors norme, la voie néo-expérimentale du cinéma italien.
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[19]
Allusion à des temps qu’il avait rappelés plus haut, où les films italiens allaient de festival en festival.