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Ce texte que nous publions est paru à l’occasion de la sortie du numéro 100 de La Pensée de novembre-décembre 1961.
1La publication du centième numéro de La Pensée [1], en nous invitant à jeter un regard sur le passé, nous offre l’occasion, et je crois même nous fait une obligation de remémorer les circonstances dans lesquelles naquit notre revue et surtout de rappeler par une courte analyse les raisons profondes pour lesquelles sa création nous a paru une nécessité. Nos lecteurs n’en comprendront que mieux la tâche actuelle et toujours pressante que nous devons assumer.
2C’est au début du siècle que les méthodes et les résultats de la science ont commencé d’être systématiquement dénigrés. La même précarité qui était redoutée pour les institutions sociales existantes était transférée sur le domaine de la connaissance comme une nécessité inéluctable de tout ce qui relève de l’homme. De ce principe ont procédé différentes attitudes dont le postulat commun était l’impossibilité pour l’esprit de saisir les choses dans leur réalité existentielle. Pour les uns, elles étaient chacune l’effet d’essences irréductibles aux cadres abstraits et aux mesures formelles de la science ; à chaque être sa vérité, une vérité inaccessible, car chaque fois unique et se développant en un devenir purement autonome. On connaît de quel arbitraire dans la vie pratique cette conception peut être la source ou la justification. Et l’autonomie absolue des individus autorisait la croyance qu’il peut y en avoir d’exceptionnels, de providentiels, que leur destin place au-dessus des autres : on sait l’espèce de crédulité populaire qui s’attache à la personne des dictateurs. Cette limitation en quelque sorte ontologique de la connaissance scientifique a deux aspects : l’animisme qui spiritualise ce qui est efficient dans le monde et l’existentialisme qui fait des phénomènes vécus l’absolu de l’existence. Mais bien plus répandue est une autre forme d’agnosticisme fondamental : le positivisme. Il est à notre époque la philosophie avouée ou latente de la plupart des scientifiques dont il séduit la prudence par ses renoncements. Il veut s’en tenir au protocole des expériences, à l’enregistrement de relations de coïncidence ou de consécution. Il repousse comme métaphysiques les problèmes sur la nature des choses, sur leurs causes réelles. La science doit se borner à connaître un combiné des procédés dont elle est amenée à user dans ses contacts avec certains aspects de la réalité, sans pouvoir la saisir elle-même. L’intérêt tend par suite à se reporter de l’objet sur les moyens de la connaissance. Au lieu de se poser des problèmes, on appliquera des méthodes, — les méthodes à la mode —, quitte éventuellement à reconnaître que dans le cas présent elles n’ont pas donné de résultat. La science ainsi comprise se détourne de la découverte pour devenir correcte application de schèmes opératoires.
3Certes l’alternative n’est pas toujours aussi tranchée. Mais que de fois des sujets de travail sont moins le fruit d’une curiosité que d’un conformisme intellectuel ! Doit-on s’étonner que ce soit à la fois l’effet et la cause d’une philosophie qui prétend fonder la stricte objectivité de la science sur l’incertitude de son objet ? Elle jette l’esprit humain dans le pur probabilisme, dans un pragmatisme qui ne connaît d’autre critère de la vérité que la réussite et se prenant elle-même pour la mesure des choses, elle y suppose une contingence fondamentale.
4On voit les affinités qui inclinent vers une pareille doctrine un régime social qui branle sur ses bases et doute du lendemain. Mais sur ce plan aussi de la connaissance, une résistance s’est organisée. Le rationalisme n’avait jamais succombé. Ses faiblesses venaient seulement d’être confondues avec certaines de ses formes devenues désuètes, parce que trop étroites pour les faits nouveaux à expliquer, trop rigides pour la mobilité du réel et pour les aspects souvent contradictoires de ses évolutions.
5C’est alors que s’est dessiné chez certains de nos intellectuels un mouvement dont « La Pensée, revue du rationalisme moderne », a été la conséquence et l’instrument. C’était dans les années 1930. Quelques-uns d’entre nous avaient été invités en URSS soit à l’occasion de congrès scientifiques (mathématiques à Karkhov, psychotechnique à Moscou, physiologie à Leningrad et Moscou), soit à titre personnel. De retour en France, ils avaient résolu de s’informer d’une idéologie qui leur était peu familière. Ils décidèrent de le faire en commun, chacun devant signaler aux autres les remarques que lui suggérait, du point de vue de sa propre spécialité scientifique, la lecture de Lénine, d’Engels, de Marx.
6Ces colloques s’ouvrirent bientôt à un public plus étendu, devinrent de véritables conférences suivies de discussions. Plusieurs d’entre elles furent publiées en deux volumes intitulés à la lumière du marxisme. Un troisième était en préparation quand la guerre est arrivée. Deux des auteurs qui devaient y collaborer, Politzer et Solomon, ont été fusillés par les Allemands.
7Ce groupe d’étude qui s’était jusque-là réuni sous le signe de l’APES (Association pour l’étude de la culture soviétique) connut une nouvelle extension. Sous le nom de Groupes d’études matérialistes, il élargit le nombre de ses membres et prit pour président Paul Langevin. Cet illustre patronage confirmait la vocation rationaliste de nos entretiens. Toujours, dans sa contribution à l’élaboration de la nouvelle physique, celle de la relativité et celle des quanta, Langevin avait refusé, de la fonder sur l’indéterminisme de son objet. C’est seulement la complexité mouvante de cet objet, les conflits de la matière avec elle-même dans ses réalisations diverses qui lui donnaient l’apparence de la contingence. Mais au lieu de croire à la disparité du réel et de ses images, Langevin leur supposait une unité profonde. Il suffisait pour s’en convaincre de voir son regard concentré quand il écoutait un exposé se rapportant à des disciplines autres que la sienne, puis de l’entendre en extraire les idées essentielles pour leur donner un contexte scientifique qui en élargissait la portée et les amenait à une synthèse lumineuse.
8Parmi ces hommes, certains donc avaient été conduits à l’étude du marxisme par leur réflexion sur le grand bouleversement social que constituait la révolution soviétique. D’autres y venaient en prenant conscience des perspectives nouvelles qu’ouvraient aux sciences dont ils étaient les artisans le matérialisme dialectique et le matérialisme historique. D’autres enfin, plus directement engagés dans les luttes politiques, avaient été initiés au marxisme par leur action militante au sein du Parti communiste français créé en 1920. Tous, quelle que soit la diversité de leurs origines, éprouvaient le besoin d’une confrontation. Et surtout ils sentaient la nécessité d’une revue capable non seulement de faire pénétrer dans un public plus large les premiers résultats de leur expérience, mais aussi d’enrichir ce rationalisme qui trouvait dans le marxisme son expression moderne.
9C’est de cette rencontre que naquit La Pensée, dont Georges Cogniot fut avec Paul Langevin le fondateur.
10La Pensée attribue à la science, c’est-à-dire à l’esprit humain, le pouvoir d’atteindre des vérités qui répondent à la réalité existentielle des choses ; elle oppose la raison à l’agnosticisme parce qu’elle y voit le fruit de contacts répétés et chaque jour plus étendus, plus subtils, plus précis, plus différenciés, plus adéquats des activités humaines avec les forces de l’univers. Entre les deux, il y a tout à la fois continuité et conflit : continuité parce que les premières procèdent des secondes, conflit parce qu’elles tentent de les asservir pour s’en préserver ou pour s’en servir. C’est toute l’étendue de cette évolution que La Pensée a pour objectif d’envisager. Elle a commencé avec un article de Langevin sur la physique contemporaine ; d’autres ont suivi, tout récemment encore. Elle donne dans presque chacun de ses numéros des informations ou des études sur la politique d’aujourd’hui et d’hier. Elle traite de problèmes biologiques, de préhistoire et d’histoire. Bref, elle est ouverte à l’exposé de tous les problèmes qui intéressent la destinée de l’homme dans le cosmos. Son programme unit la dialectique de la nature et celle de la condition historique de l’homme.
11L’occupation allemande a frappé La Pensée d’interdit. Certains de ses anciens numéros ont été confisqués par la Gestapo au cours de ses perquisitions. Cependant deux numéros clandestins ont paru par les soins de Politzer et Solomon, fusillés quelque temps après au Mont-Valérien pour leur activité dans la Résistance. Ainsi La Pensée n’a pas que sa doctrine, elle a eu ses martyrs.
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Ce texte que nous publions est paru à l’occasion de la sortie du numéro 100 de La Pensée de novembre-décembre 1961.