Notes
-
[1]
Marie-Thérèse Hipp, Mythes et réalités : enquête sur le roman et les mémoires, 1660-1700, Paris, Klincksieck, 1976 ; Noémi Hepp et Jacques Hennequin (éd.), Les Valeurs chez les mémorialistes français du xviie siècle avant la Fronde, Paris, Klincksieck, 1979 ; Frédéric Briot, Usage du monde, usage de soi : enquête sur les mémorialistes d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1994 ; Madeleine Bertaud et François-Xavier Cuche (éd.), Le Genre des mémoires : essai de définition, Paris, Klincksieck, 1995 ; Emmanuèle Lesne-Jaffro, dans La Poétique des mémoires (1650-1685), Paris, H. Champion, 1996 ; Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance : les mémoires au xvie siècle, Paris, J. Vrin, 1997 ; Frédéric Charbonneau, Les Silences de l’histoire : les mémoires français du xviie siècle, Québec, Canada, Presses de l’Université Laval, 2000 ; Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Mémoires des xviie et xviiie siècles : nouvelles tendances de la recherche, Tours, Université de Tours, 2003 ; Jean-Jacques Tatin-Gourier et Marie-Paule de Weerdt-Pilorge (éd.), La Réception des Mémoires d’Ancien Régime : discours historique, critique, littéraire, Paris, Le Manuscrit, 2009 ; Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage : écrire les malheurs du temps, Paris, Gallimard, 2009 ; Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Mémoires et journaux sous l’Ancien Régime, Paris, Le Manuscrit, 2012 ; Marc Hersant, Jean-Louis Jeannelle et Damien Zanone (éd.), Le Sens du passé : pour une nouvelle approche des mémoires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
-
[2]
Nadine Kuperty-Tsur, « Réalité et rhétorique des interlocuteurs dans les Mémoires du xvie siècle en France », dans Alain Goulet (éd.), L’écriture de soi comme dialogue, Caen, Presses universitaires de Caen, 1998, p. 45.
-
[3]
Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l’autobiographie, Paris, Presses universitaires de France, 1996.
-
[4]
Jérôme Meizoz, Postures littéraires, Genève, Slatkine, 2007 ; Ruth Amossy (éd.), Images de soi dans le discours : la construction de l’ethos, Lausanne, Suisse, Delachaux et Niestlé, 1999 ; Ruth Amossy, La Présentation de soi : ethos et identité verbale, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
-
[5]
Emmanuèle Lesne-Jaffro, « Dire je », La Poétique des Mémoires, op. cit., p. 335.
-
[6]
Yohann Deguin, Mémoires et mémorialistes : fonder un idéal familial (1571-1753), thèse de doctorat des universités de Lorraine et de Neuchâtel, soutenue le 1er décembre 2018.
-
[7]
Anne-Marie-Louise d’Orléans-Montpensier, Mémoires de Mlle de Montpensier, petite-fille de Henri IV, Adolphe Chéruel (éd.), Paris, Charpentier, 1858, 4 vol., t. 4, p. 427.
-
[8]
Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits de Marguerite de Valois, Yves Cazaux (éd.), Paris, Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé », 2016 [2004], p. 39.
-
[9]
Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au xviie siècle, Paris, H. Champion, 1999.
-
[10]
Éliane Viennot, « Introduction », dans Marguerite de Valois, Mémoires et discours, éd. Éliane Viennot, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2004, p. 21.
-
[11]
Par exemple, les récents colloques, Héroïsme féminin, héroïnes et femmes illustres, xvie-xviie siècles : une représentation sans fiction, organisé par Gilbert Schrenk, Anne-Elisabeth Spica et Pascale Thouvenin, Strasbourg, 28-30 janvier 2016, et Le Politique et le féminin : formes et enjeux de la représentation des femmes de pouvoir dans les Mémoires d’Ancien Régime, organisé par Cyril Francès, Lyon, 9-10 mars 2017. Voir aussi les travaux de la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime (SIEFAR : <http://siefar.org/>).
-
[12]
Ian MacLean, The Renaissance notion of woman : a study in the fortunes of scholaticism and medical science in European intellectual life, Cambridge, Royaume-Uni, Cambridge University Press, 1987, p. 76. Nous traduisons : « Elle est en toute chose soumise à l’autorité de son mari et […] ne peut pas aller en justice sans son consentement. »
-
[13]
François de Bassompierre, Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France. XX. Bassompierre, Jean-Joseph-François Poujoulat et Joseph-François Michaud (éd.), Paris, Didier & Cie, 1854, t. 20/34, p. 7. La première édition imprimée en 1665 donnait le titre Journal de ma vie.
-
[14]
Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits de Marguerite de Valois, Yves Cazaux (éd.), Paris, Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé », 2016 [2004]. Nous avons préféré cette édition à celle d’Éliane Viennot (Mémoires et discours, Saint-étienne, Publications de l’université de Saint-étienne, 2004) afin de conserver la graphie originale du texte. Nous renvoyons désormais à Valois.
-
[15]
Anne-Marie-Louise d’Orléans-Montpensier, Mémoires de Mlle de Montpensier, petite-fille de Henri IV, Adolphe Chéruel (éd.), Paris, Charpentier, 1858, 4 vol. Nous renvoyons désormais à Montpensier.
-
[16]
Catherine de La Guette, Mémoires de Madame de La Guette écrits par elle-même, Micheline Cuénin (éd.), Paris, Mercure de France, 1982. Nous renvoyons désormais à La Guette.
-
[17]
Marin Scipion, Mémoires de Christine, reine de Suède, Paris, Dehay, 1830, 2 vol. Nous renvoyons désormais à Suède.
-
[18]
François-Timoléon de Choisy, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV par feu M. l’Abbé de Choisy suivis de Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme, Georges Mongrédien (éd.), Paris, Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé », 1983. Nous renvoyons désormais à Choisy.
-
[19]
Ibid., p. 34.
-
[20]
Éliane Viennot, « Introduction », dans Marguerite de Valois, éd. cit., p. 42.
-
[21]
Voir Nadine Kuperty-Tsur, « Marguerite de Valois ou l’héroïsme au féminin », art. cit., dans les actes du colloque Héroïsme féminin, héroïnes et femmes illustres, xvie et xviie siècles : une représentation sans fiction, Strasbourg, 2016. À paraître en 2019.
-
[22]
Valois, p. 48-49.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Montpensier., t. 1, p. 363.
-
[25]
Voir le chapitre « Les “choses extraordinaires” d’une vie : Mademoiselle et Corneille », dans Jean Garapon, La Grande Mademoiselle mémorialiste : une autobiographie dans le temps, Genève, Suisse, Droz, 1989, p. 127-158.
-
[26]
Sophie Vergnes, Les Frondeuses : une révolte au féminin (1643-1661), Seyssel, Champ Vallon, 2013.
-
[27]
Jean Garapon, La Grande Mademoiselle mémorialiste, op. cit., p. 129.
-
[28]
Montpensier, t. 3, p. 295.
-
[29]
Jean Garapon, La Grande Mademoiselle mémorialiste, op. cit., p. 112.
-
[30]
Sophie Vergnes, Les Frondeuses, op. cit., p. 280.
-
[31]
Jean Gaudemet, Le Mariage en Occident : les mœurs et le droit, Paris, op. cit., p. 355.
-
[32]
La Guette, p. 60-61.
-
[33]
Jean Gaudemet, Le Mariage en Occident : les mœurs et le droit, Paris, op. cit., p. 356.
-
[34]
La Guette, p. 77.
-
[35]
Ibid.
-
[36]
Micheline Cuénin, La Dernière des Amazones, madame de Saint-Baslemont, Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « Histoire moderne », 1992 ; Guyonne Leduc (éd.), Réalité et représentations des amazones, Paris, L’Harmattan, 2008.
-
[37]
Jean-Pierre Cavaillé, « Masculinité et libertinage dans la figure et les écrits de Christine de Suède », Les Dossiers du Grihl [En ligne], 2010-01 | 2010, mis en ligne le 4 mars 2013, consulté le 3 janvier 2019. URL : <http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/3965 ; DOI : 10.4000/dossiersgrihl.3965>.
-
[38]
Montpensier, t. 2, p. 438.
-
[39]
Françoise de Motteville, Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France. X. Madame de Motteville, J.-F. Michaud et J.-J.-F. Poujoulat (éd.), Paris, Éditeur du commentaire analytique du Code civil, 1838, vol. 10/34, p. 451.
-
[40]
Suède, p. 7
-
[41]
Suède, p. 8.
-
[42]
Jean-Yves Vialleton, « La nouvelle diffamatoire dans la France de l’âge classique : le cas particulier de La Vie de Monsieur l’abbé de Choisy », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 10 | 2010, mis en ligne le 15 septembre 2011, consulté le 4 janvier 2019. URL : <http://cei.revues.org/175>.
-
[43]
Choisy, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, op. cit., p. 25.
-
[44]
Choisy, Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme, op. cit., p. 290.
1A la Renaissance, l’écriture de soi prend un essor singulier et les grands aristocrates qui jusqu’alors dictaient à des secrétaires leurs res gestae, leurs hauts faits militaires, prennent la plume pour se dire eux-mêmes. On assiste alors à la naissance d’une pratique d’écriture autobiographique qui fait pendant aux anciennes chroniques des règnes et aux vies d’illustres : les Mémoires [1]. Avec la naissance des Mémoires au xvie siècle s’opère un changement de nature du discours personnel dans les récits autobiographiques du Moyen Âge à la Renaissance [qui] est à mettre sur le compte de l’apparition de nouveaux auteurs, issus d’un autre milieu social, davantage habités par l’image d’un moi glorieux – celui des chevaliers – que par celle d’un moi pécheur repenti, propre aux gens d’Église. Pratiqué par les nobles lettrés, le discours personnel changera naturellement d’interlocuteurs, tout comme il a changé de contenu ; très rarement adressé à Dieu, il le sera davantage aux proches, à la postérité. Il n’est plus informé par les schèmes de la confession, de l’auto-accusation, mais au contraire par ceux de l’apologie, par un discours consacré à la défense de l’honneur, de la gloire, du nom et de la dynastie, de l’action politique : autant de catégories définissant la personne noble à la Renaissance [2].
2La vogue de l’écriture mémorialiste s’intensifie sous le règne de Louis XIV, les anciens frondeurs, les déçus et les disgraciés du règne livrant au futur leur version des faits, cherchant à se justifier devant le tribunal de leurs contemporains et devant celui de l’histoire [3]. À la croisée, certes, des genres en prose – le roman, la chronique historique, la lettre – comme l’a montré Marc Fumaroli dans un article qui a fait date, les Mémoires sont aussi à la croisée de l’expression du for privé et de la parole publique. On y dit ses faits d’armes, la cour, les grands événements de son temps, mais on y construit aussi un ethos [4], c’est-à-dire une image de soi, au recours d’un « je » plus ou moins affirmé [5], plus ou moins intégré dans un collectif, un « nous » ou encore un « je-nous » [6], comme nous avons pu le démontrer dans notre thèse de doctorat. Entre l’intimité et la vie publique, la famille constitue un observatoire privilégié pour qui voudrait s’intéresser aux mécanismes d’une redéfinition de son identité personnelle dans un singulier-collectif. En effet, la parenté, système collectif, pour être constituée à partir de liens objectifs de filiation – les liens du sang – est largement subjectivée, redéfinie par l’écriture personnelle. La Grande Mademoiselle, cousine de Louis XIV, peut ainsi rappeler des paroles à elle adressées, qui lui permettent de redéfinir son rapport de parenté au roi : « Songez qu’étant la cousine germaine du roi, et plus ; car il vous a toujours aimée etconsidérée comme sa sœur […] » [7]. Le texte met en évidence une relation fraternelle, une proximité inventée entre deux personnes de la famille royale. La mémorialiste a un intérêt politique à s’approcher fictivement du trône et à exhiber une solidarité familiale, alors même qu’elle est régulièrement exilée par son cousin.
3La redéfinition des liens de parenté peut infléchir l’assignation de genre – masculin-féminin – des mémorialistes, notamment dans les écrits de femmes. Marguerite de Valois, la première à écrire des Mémoires, met à distance sa condition féminine dès la deuxième phrase de son œuvre : « C’est un commun vice aux femmes de se plaire aux louanges […]. Je blasme mon sexe en cela et n’en voudrois tenir cette condition » [8]. De nombreuses femmes, après la reine Marguerite, accompagnent l’essor des Mémoires et prennent la plume pour se dire et dire leurs actions et leurs prétentions politiques. Il ne va pourtant pas de soi, sous l’Ancien Régime, qu’une femme prenne la plume et a fortiori une aristocrate [9]. Certaines vont donc, pour justifier leur droit à prendre la parole, adopter une position sinon masculine, au moins ambiguë au regard des rôles dévolus aux hommes et aux femmes sous l’Ancien Régime. Marguerite de Valois « s’identifiait plutôt à l’un de ces Grands cabossés par une vie politique tumultueuse » [10]. La bibliographie historienne sur le sujet est immense et des travaux récents, en littérature, explorent les phénomènes d’héroïsation des femmes [11]. Nous nous contenterons de rappeler que le statut juridique des femmes est précaire : en général, « she is in all things subject to the authority of her husband and […] cannot go to law without his consent » [12]. La position des femmes est largement conditionnée par leur condition familiale. Dès lors, il n’est pas étonnant que la famille soit l’un des premiers paradigmes de leurs Mémoires : en la racontant et la réinventant, on réinvente aussi sa position sociale et on neutralise l’assujettissement réel – à l’autorité du père, du mari, du monarque – pour fonder un espace littéraire dans lequel exprimer sa liberté. Les Mémoires, pratique d’écriture libre, qui n’est régie par aucune poétique, fait de la négligence et du naturel un lieu commun : on prétend n’écrire que pour soi et, ainsi, on s’affranchit – en apparence – de contraintes aussi bien rhétoriques et poétiques que sociales. Le mémorialiste est en effet libre, plutôt que d’écrire fidèlement sa vie, de la rêver et de la reconstruire, offrant au lecteur les éléments qui constituent sa « mémoire artificielle » [13].
4Nous étudierons ici trois figures importantes à la fois dans la constitution des Mémoires comme pratique d’écriture établie et dans l’histoire de leur temps. Marguerite de Valois [14], fille d’Henri II et de Catherine de Médicis, sœur de François II, Charles IX et d’Henri III, épouse d’Henri IV, dont la légende noire nous est parvenue, entre autre, par La Reine Margot d’Alexandre Dumas, a laissé des Mémoires qu’elle a dédiés à Brantôme, auteur des Dames galantes, Anne-Marie-Louise de Montpensier [15], dite La Grande Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, nièce de Louis XIII et cousine de Louis XIV, a rédigé d’abondants Mémoires durant ses périodes d’exil, Catherine de la Guette [16], issue de la petite noblesse de province, a laissé des Mémoires dans lesquels elle raconte son action contre la Fronde alors que son mari en était. Ce sont les trois autrices que nous proposons d’envisager ici pour leurs écrits autobiographiques. Il s’agira de voir comment la famille leur permet de renverser leur assignation de genre et leur situation d’épouses, de mères, de sœurs, de filles, de cousines, pour exister comme « je » ayant à assumer une liberté propre. On observera d’abord le caractère héréditaire de l’héroïsme qu’elles proposent de s’attribuer, puis le renversement de l’ordre patriarcal auquel donne lieu le discours mémoriel féminin ; enfin, on verra comment les liens du sang permettent une identité plurielle, qui dépasse largement les assignations genrées et familiales. On ouvrira la réflexion en évoquant les faux Mémoires de Christine de Suède, rédigés par Marin Scipion [17] et les Mémoires tout aussi apocryphes de l’abbé de Choisy « habillé en femme » [18], qui offrent une illustration exagérée – mais significative – des troubles dans le genre et dans les rapports familiaux sous l’Ancien Régime.
L’héroïsme héréditaire : une geste aristocratique asexuée ?
De princesse, devenir prince
5Pour être personnelle, l’identité du mémorialiste, « c’est-à-dire, dans la langue du xvie siècle, son honneur » [19], est collective. L’identité aristocratique se mesure à l’aune de valeurs partagées par une même classe sociale. Ainsi, pour un noble d’Ancien Régime, les vertus lignagères se transmettent dans le sang, au même titre que les dignités et les terres. L’héritier d’une lignée est ainsi le dépositaire de tous les hauts faits de ses ancêtres et de la place de sa famille dans l’ordre social. Parce qu’elle est fille et sœur de roi, « Marguerite de Valois […] se pense […] comme un prince » [20] et s’écrit donc comme tel. La jeune princesse cohabite largement avec ses frères, sans partage sexué. Elle « s’identifie à [ses frères] au point de se considérer comme un prince et de vouloir jouer le rôle politique habituellement dévolu aux garçons de la famille royale et dénié à ses filles » [21]. L’association de la mémorialiste aux figures de ses frères – François II, Charles IX, Henri III et François d’Alençon – et de sa sœur – Élisabeth de Valois, reine d’Espagne –, régnant alors qu’elle ne règne pas, permettent de nourrir son identité princière d’un sème royal. En s’emparant de l’identité des rois ses frères, elle aplanit les hiérarchies imposées par la naissance, tant du point de vue de l’aînesse que du genre. Cet écrasement des hiérarchies est toutefois un leurre : la mémorialiste prend appui dessus pour se grandir. Elle rapporte ainsi, par exemple que
6« Il [Henri d’Anjou, futur Henri III] [lui] parla ainsi : “Ma sœur, la nourriture que nous avons prise ensemble ne nous oblige moins à nous aimer que la proximité. Aussi avez-vous peu cognoistre qu’entre tous ceux que nous sommes de freres, j’ay tousjours eu plus d’inclination de vous vouloir du bien qu’à tout autre ; et ay recognu aussi que vostre naturel vous portoit à me rendre mesme amitié. […] Vous devez croire que, vous estant la chose du monde que j’aime et cheris le plus, je n’auray jamais grandeurs ny biens à quoy vous ne participerez.” » [22]
7La mémorialiste fabrique une fiction de relation fraternelle qui lui permet de s’élever au rang de ses frères et d’affirmer une légitimité au titre de reine. Elle se figure représentante physique de son frère en son absence, rapportant ces paroles : « je trouve qu’il m’est necessaire d’avoir quelques personnes tres-fidelles qui tiennent mon party aupres de la Roine ma mere. Je n’en congnois point de si propre que vous, que je tiens comme un second moy-mesme » [23]. Il en ira de même, plus loin dans le récit, lorsqu’elle représentera les intérêts de son frère cadet François d’Alençon en Flandres, où il cherche des appuis politiques. Lorsqu’elle débute son œuvre en 1593, Marguerite de Valois est certes reine de France et de Navarre, mais Henri IV négocie, la même année, l’annulation de leur mariage, faute d’héritier. Reine en sursis, il lui est nécessaire d’affirmer sa posture royale en fondant une harmonie de papier entre ses frères et elle-même. Elle met en évidence sa légitimité à s’asseoir sur le trône et à être reine de France après trois frères rois de France.
8Outre ses relations familiales, la mémorialiste donne une riche peinture de ses actions politiques et des intrigues dans les cours des derniers Valois et du premier Bourbon. Elle s’insère dans une dynamique curiale et familiale qui neutralise son exil, son assignation à résidence dans le château d’Usson, d’où elle rédige ses Mémoires. La transformation de l’histoire publique en histoire familiale permet à la mémorialiste de se représenter au cœur des jeux de pouvoir et de nier tout à la fois sa marginalité, marginalité politique parce que ses actions et son mariage à Henri de Navarre contribuent à l’éloigner du pouvoir de Catherine de Médicis et d’Henri III, marginalité familiale parce qu’en tant que fille cadette, elle est incapable d’hériter et, partant, de représenter un enjeu lignager important aux yeux de sa famille.
Abolir la loi salique ?
9La Grande Mademoiselle a pu lire les Mémoires de son aïeule, Marguerite de Valois. Princesse, petite-fille d’Henri IV, nièce et cousine de roi, elle jouit, malgré sa naissance, d’une position fragile à la cour. En effet, son sexe l’exclut de la ligne de succession bien qu’elle demeure un parti richissime et bénéficiant d’un patrimoine terrien immense. En outre, elle participe à la Fronde, en 1652, aux côtés de son père et s’illustre lors de deux événements célèbres : elle prend la ville d’Orléans, apanage de son père, Gaston d’Orléans, pour la rallier à la Fronde et donne l’ordre de faire tirer les canons de la Bastille sur les armées royales, pendant la bataille du faubourg Saint-Martin, afin de sauver la vie du prince de Condé, son cousin frondeur, ce qui la disqualifie aux yeux de la cour. Ces actions militaires d’éclat lui valent un exil de trois ans en province.
10Les Mémoires de la Grande Mademoiselle donnent à voir, sinon une vie de Gaston d’Orléans, au moins un portrait du père esquissé et retouché au fil des événements. C’est à l’écart entre la réalité vécue et les aspirations et déceptions révélées par la lettre du texte que se contemple le reflet de la mémorialiste dans le personnage de son père, entre identification et distanciation, précisément parce que s’y joue une histoire alternative, garantie par l’idéal de liberté de la noblesse, et par conséquent par les libertés prises par la mémorialiste. En racontant l’épisode de sa prise d’Orléans, la mémorialiste doit justifier une action qui est, en droit, un crime. C’est pourquoi elle construit un discours qui vient légitimer ses faits et gestes et l’adosse naturellement à une identité familiale. Elle escalade en effet les murs d’Orléans, sûre de la légitimité à être maîtresse des lieux que lui confère l’apanage de son père : « lorsque les personnes de ma qualité sont en un lieu, elles y sont les maîtresses, et avec assez de justice. “Je la dois être ici, puisqu’il est à Monsieur” » [24]. Mademoiselle est assujettie à une double allégeance : celle de Louis XIV, son roi-chef-de-famille-cousin et de sa mère, Anne d’Autriche, d’un côté, celle de son père, Gaston d’Orléans, de l’autre. C’est parce qu’elle adopte la posture d’une fille sans cesse investie du pouvoir paternel, qui se place en héritière et qui entend établir une manière d’agir féodale, que la Grande Mademoiselle justifie son action dans la Fronde. Elle réinvestit aussi l’imaginaire héroïque de reines historiques ou épiques : son aïeule Marguerite de Valois ou encore, parce que la ville y prête, Jeanne d’Arc [25]. La Grande Mademoiselle assied son action politique en tant que déléguée de Gaston d’Orléans. Pour elle, c’est l’héritage potentiel et le lignage avec Henri IV qui conditionne la représentation de soi en héroïne frondeuse [26]. Héritière d’une légende guerrière et d’une lignée qui s’est posée en contre-pouvoir, elle répète une geste familiale qui lui donne une pleine légitimité et liberté d’action.
11« Par solidarité familiale, elle fait sienne l’entreprise de son père et se réjouit de ces “grandes choses” qui fleurent la rébellion, la révolution de palais : le frère d’un roi défunt, bafoué par un ministre, s’insurge légitimement contre un pouvoir inique, sans vouloir pour autant s’en emparer, voilà qui constitue une bonne situation initiale de tragédie… Puis, pour obéir à “l’honneur de sa maison”, elle décide de réviser souverainement le jugement qu’elle portait jusque-là sur son cousin [le prince de Condé]. » [27]
12Le pouvoir investi par le père et la certitude constamment réitérée de servir des intérêts familiaux, quitte à confondre famille régnante potentielle et famille régnante effective, lui servent à mettre en scène une légitimité politique. On assiste alors à une abolition symbolique de la loi salique afin d’asseoir sa prétention à une revendication qui dépasse le cadre autorisé au féminin, comme le suggèrent les paroles rapportées du président du parlement de Dijon :
13« Il me dit que si j’eusse été du temps de ceux qui avoient fait la loi salique, ou qu’ils eussent pu prévoir que la France eût eu une princesse telle que moi, on ne l’auroit jamais faite, ou que du moins on l’auroit supprimée en ma faveur. » [28]
14Au-delà de la seule incarnation du père dans sa fille, on peut noter deux choses : Gaston d’Orléans lui-même a longtemps été le dépositaire d’une autorité au moins espérée, parce qu’il était l’héritier présomptif du trône avant la naissance du futur Louis XIV. Cet espoir du pouvoir demeure chez Mademoiselle, dans une potentielle réécriture de l’histoire où elle se constitue en héritière de la couronne, voire en héritier mâle, à défaut d’avoir un frère. On trouve ici un écho aux Mémoires de Marguerite de Valois : femme, elle ne peut succéder à ses frères et doit, en somme, demeurer une reine sans couronne. Pour neutraliser cet état, les mémorialistes se mettent en scène en représentantes dignes de la gloire royale. « Pour Mademoiselle, la gloire du premier ordre se trouve en quelque sorte acquise par la naissance, par son rang et l’éclat de son nom » [29].
15« La défense des intérêts de la haute noblesse et de sa maison lui permet de faire valoir les siens propres, comme fille et comme femme. Le sang, la race, l’hérédité justifiant les droits politiques du duc d’Orléans qu’elle représente lui permettent d’affirmer sa propre valeur en niant au passage que son sexe puisse faire obstacle à sa grandeur. » [30]
16Puisque Gaston d’Orléans n’a pas d’héritier mâle, sa première née peut volontiers occuper cette place vide, dans la fiction d’elle-même qu’elle compose. Les Mémoires sont le moyen pour Mademoiselle de se figurer en fils. Ce choix textuel d’apparaître comme héritière permet à la mémorialiste de figurer sa décision de répondre à son allégeance à son père plutôt qu’à celle qu’elle doit à son cousin Louis XIV, encore mineur au moment de la Fronde. Mademoiselle répond à la proximité conférée par le sang plutôt qu’au droit légal, ici.
17Pour autant, et nous l’avons vu en introduction, elle n’hésite pas à se représenter en sœur fictive du roi quand les circonstances exigent un retour sous l’autorité du monarque, longtemps après la Fronde. Les Mémoires permettent à leur autrice de faire varier ses positions dans la généalogie et ses fidélités en fonction des événements. La remémoration à laquelle elle prétend se livrer en écrivant une autobiographie est en fait une reconstruction de sa posture d’aristocrate qui emprunte, pour les déjouer, des valeurs lignagères dont les fonctions peuvent être réengagées en permanence, pour les besoins de défendre une cause personnelle.
L’héroïsme au défaut des hommes : être amazone
18En envisageant plusieurs positions qui justifient ses actions ou bien témoignent de sa fidélité à telle ou telle allégeance, ni Marguerite de Valois ni Anne-Marie-Louise d’Orléans-Montpensier ne remettent en question l’ordre nobiliaire : elles s’emparent librement du système de la parenté pour reconstruire leur propre identité, l’adossant à leur condition nobiliaire plus qu’à leur condition féminine, pour neutraliser cette dernière.
19Dans les Mémoires de Catherine de la Guette, on observe un renversement plus franc des rôles à la fois familiaux et sexués. Pour une fille, l’une des principales contraintes qu’exerce l’autorité parentale consiste à la marier, c’est-à-dire à la léguer à une autre autorité, celle du mari : non seulement le transfert de l’autorité se fait au nom du mari, puisque la femme n’est pas pleinement une personne juridique sous l’Ancien Régime, mais ce transfert n’exclut pas qu’il persiste un devoir moral entier à l’égard de la famille d’origine. En effet, « si le droit tridentin n’exige pas le consentement des parents pour la validité du mariage, il tient son absence pour “détestable”. La législation séculière punit ce mépris de l’autorité familiale de graves déchéances patrimoniales […] » [31]. Pourtant, La Guette – née Catherine Meurdrac – contracte un mariage secret avec le sieur de La Guette, un mercenaire, probablement roturier, dont elle ne cesse pourtant de clamer la bonne naissance. Elle écrit :
20 « […] Nous fumes mariés à deux heures après minuit et ensuite l’on dit la messe. L’église était tout devant notre logis. Mon père ne sut rien de tout ce qui se passait et dormais paisiblement. […] l’on est fort rigoureux en France à l’endroit de ceux qui assistent à ces sortes de mariages qui se font contre la volonté des pères, et je ne conseillerai jamais à aucune fille de faire ce que j’ai fait, car j’ai connu depuis que c’est une grande faute, que la désobéissance sur le fait du mariage, j’en ai demandé pardon à Dieu du plus profond de mon âme. » [32]
21Bien qu’allant à l’encontre de l’ordre établi – mais pas du droit – en contractant un mariage sans le consentement de son père, La Guette ajoute à son discours des mentions quant à la nécessaire obéissance des filles à leurs pères en la matière. Au xviie siècle encore, « le mariage d’amour paraît plein de périls. Il ne résistera pas à un changement d’humeur. Le contrôle paternel n’est-il pas le meilleur moyen de protéger la liberté des enfants » [33]. Le mariage d’amour de La Guette n’a cependant pas entraîné la ruine de la famille et elle le justifie tout au long de ses Mémoires en apparaissant bonne ménagère, celle qui tient les rênes économiques des biens, et donc son amour n’a pas pris la place de la passion plus importante qu’est l’attachement à la fortune familiale pour la transmettre aux enfants. La contrition de la mémorialiste et ses prescriptions morales permettent d’envisager le retour à l’ordre patriarcal originel et mettent en évidence un idéal de paix familiale : pour ne pas avoir à assumer une réconciliation, la mémorialiste invite à ne pas désobéir et neutralise ainsi la portée contestataire de son propre geste. Cette position de bonne fille et de bonne épouse tend à compenser des épisodes où la mémorialiste affirme franchement son opposition à l’ordre patriarcal dont elle saisit les codes pour les retourner en sa faveur.
22« Justement comme l’on s’allait mettre à table, mon père et mon mari eurent quelques paroles ensemble, et s’animèrent tellement l’un contre l’autre (car ils étaient tous deux fort violents) que je fus toute surprise de voir voler les plats contre la tapisserie […]. Je n’eus pas peu d’affaires car je voyais mon père et mon mari à deux doigts de la mort. […] je me mis au-devant de mon père, pour lui servir de bouclier, et découvris ma poitrine ; puis je dis à mon mari qui avait l’épée nue, donne là-dedans, il faut que tu me tues, avant que tu fasse la moindre chose à mon père, et tout du coup je lui sautai au collet, et lui arrachai son épée, qu’il n’eut pas de peine à me lâcher, lui étant impossible de me résister en quoi que ce fût, car il m’aimait trop pour cela. Je jetai l’épée par la fenêtre et j’emportai mon mari entre mes bras hors de la salle, puis je fermai la porte. […] Mon pauvre père effrayé, qui avait vu le péril où il avait été, me vint embrasser étroitement les larmes aux yeux, et me dit “Mon Enfant, je t’ai donné la vie, tu me la rends aujourd’hui, après Dieu je ne la tiens que de toi ; tes ennemis m’avaient voulu persuader que tu souhaites ma mort, mais je reconnais le contraire et je t’aimerai plus que jamais.” » [34]
23Les paroles rapportées par La Guette renvoient à un complet renversement de l’ordre naturel de la naissance. En rendant la vie à son père, elle devient à son tour le père. Elle se représente en garante de l’harmonie familiale, dont l’action suscite l’épiphanie de son père. La scène est dramatisée : la position que décrit la mémorialiste, poitrine dévoilée et prête à recevoir un coup d’épée, renvoie aux héroïnes traditionnelles de tragédie et des récits bibliques prêtes au sacrifice. Ailleurs dans ses Mémoires, elle se compare à Jeanne d’Arc et à Mme de Saint-Baslemont, héroïne lorraine de la guerre de Trente-Ans : « Dans l’armée de Lorraine, on vous appelle la Saint-Baslemont de la Brie » [35], rapporte-t-elle. Cette association de soi à des « amazones » [36] d’une part et à la bonne maîtresse de maison d’autre part, garante de l’harmonie dans le foyer, configure l’écrivaine en être peu ou prou androgyne, capable de vertus traditionnellement associées au féminin comme au masculin. Adoptant sur un même plan les deux horizons de référence, elle construit une fiction d’héroïsme complet, qui dépasse toute assignation proprement genrée. Ce dépassement est permis par le cadre familial dans lequel se tiennent les scènes narrées. En effet, la mémorialiste rejoue des actions privées à l’aune d’une culture partagée ; elle transforme l’événement familial – le mariage secret, la dispute à table, la protection de ses terres en l’absence de son mari – en événement épique et établit l’image d’une mère paradoxale, qui endosse aussi le rôle du père et de l’époux, quand ceux-ci font défaut.
24Marguerite de Valois et la Grande Mademoiselle ne construisent pas leurs prétentions héroïques au défaut des hommes. Au contraire, elles prennent acte de l’omniprésence des hommes forts dans leur entourage et dans leur lignage et s’insèrent dans ce lignage pour embrasser ses valeurs. Ce faisant, elles nient, par le biais de la fiction de soi, leurs déterminismes de genre et font le choix d’insister sur leurs déterminismes nobiliaires, sur des valeurs de classes et de familles plutôt que sur des valeurs sexuées. La Guette, elle, ne peut pas s’insérer dans une généalogie ou dans une fratrie glorieuse : elle saisit donc une faille, prend acte de l’absence ou de la défaillance des hommes de son entourage pour les compenser elle-même au gré d’un héroïsme d’amazone, peu ou prou androgyne. Les valeurs d’héroïsme de La Guette sont à la croisée entre les vertus domestiques et les faits d’armes.
25Cette androgynie de plume ou à tout le moins ce brouillage au sein des rôles genrés trouve un écho important dans les productions apocryphes, ce qui tend à prouver qu’elle est un paradigme constitutif de l’écriture des mémorialistes.
Entre les genres : faux-Mémoires et travestissement [37]
26Dès la fin du xviie siècle, et surtout au xviiie siècle, la vogue est aux histoires secrètes et aux faux-Mémoires. La pratique des Mémoires est devenue suffisamment répandue pour constituer un genre littéraire : on peut alors la détourner, saisir ses éléments invariants et construire des parodies ou des fictions. Le roman-Mémoires et le roman épistolaire témoignent de l’intérêt du lectorat pour les écritures dites – abusivement – de l’intime, pour les visions personnelles de l’histoire, pour la vie privée des personnes publiques. Nous évoquerons ici deux cas particulièrement saillants pour notre étude : les faux Mémoires de Christine de Suède et ceux de l’abbé de Choisy.
27Christine, reine de Suède de 1632 à 1654, date de son abdication, a fait l’objet de nombreux fantasmes. Couronnée « roi de Suède », puisque son père, Gustave II de Suède n’avait pas d’héritier mâle, le genre et la posture sexuée de la reine ont fait couler beaucoup d’encre. Écrivant sa rencontre avec la reine Christine, la Grande Mademoiselle conclut : « À tout prendre, elle me parut un joli petit garçon » [38]. Mme de Motteville, dans ses Mémoires sur la vie d’Anne d’Autriche, la décrit ainsi :
28« En regardant cette princesse, tout ce qui dans cet instant remplit mes yeux me parut extraordinairement étrange, et plus capable d’effrayer que de plaire. Son habit étoit composé d’un petit corps qui avoit à moitié la figure d’un pourpoint d’homme, et l’autre moitié celle d’une hongreline de femme, mais qui étoit si mal ajusté sur son corps qu’une de ses épaules sortoit tout d’un côté, qui étoit celle qu’elle avoit plus grosse mise étoit faite à la mode des hommes ; elle avait un collet qui étoit attaché sous sa gorge d’une épingle seulement, et lui laissoit tout le dos découvert ; et ce corps, qui étoit échancré sur la gorge beaucoup plus qu’un pourpoint, n’étoit point couvert de ce collet. Cette même chemise sortoit par en bas de son demi-pourpoint comme celles des hommes, et elle faisoit sortir, au bout de ses bras et sur ses mains, la même quantité de toile que les hommes en laissoient voir alors au défaut de leur pourpoint et de leurs manches. » [39]
29Ces deux descriptions insistent largement sur l’androgynie du personnage. Il est difficile cependant de savoir dans quelle mesure ces témoignages ne constituent pas déjà des représentations construites. Quand les mémorialistes rédigent leurs souvenirs, longtemps après avoir effectivement rencontré la reine de Suède, elles les recomposent aussi à partir de l’imaginaire collectif et des discours qui entourent cette figure. Il y a, dans la représentation contemporaine de Christine de Suède, un trouble dans le genre, favorisé d’une part par ses vêtements d’hommes, sur lesquels insiste lourdement Mme de Motteville, mais aussi par sa naissance. En France, pays de loi salique qui exclut les femmes de la succession, l’avènement d’une femme au trône de Suède pouvait constituer un événement singulier. Certes, les royaumes d’Espagne ou d’Angleterre avaient eu des reines, mais ces pays sont gouvernés par des hommes, au milieu du Grand Siècle. La présence de Christine de Suède dans l’ordre de succession de son pays, son couronnement comme « roi », nourrissent un imaginaire qui fabrique largement son image d’androgyne. Dans les Mémoires fictifs sur la vie de Christine de Suède qu’il rédige en 1830, Marin Scipion fait de ce trouble dans le genre une caractéristique quasi matricielle du personnage. Il écrit : « Les accoucheuses me donnèrent pour un gros garçon » [40] et fait dire au roi de Suède : « Remercions Dieu, ma sœur, j’espère que cette fille vaudra bien un garçon » [41]. Dès la naissance de Christine de Suède, la nécessité pour la jeune femme d’endosser un rôle masculin favorisait la construction, autour d’elle, d’un imaginaire masculin, d’une virilité que ses contemporains tendaient largement à lui reconnaître, soit qu’ils aient pu eux-mêmes la voir, soit qu’ils se soient contentés de rapporter des paroles tierces. Il est intéressant que des Mémoires apocryphes tardifs se saisissent de ce paradigme et l’intériorisent, en somme, à l’identité du personnage qu’ils fabriquent. En créant un « je » conscient de son androgynie culturelle, Marin Scipion rend la transgression du genre essentielle au personnage et fait d’une donnée acquise une donnée naturelle.
30Il en va peu ou prou de même pour l’abbé de Choisy. Ce dernier est sans doute l’auteur de Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV ; il n’est sans doute pas celui des Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme [42]. Dans le premier texte, l’authentique abbé de Choisy signale qu’« on rira de [l]e voir habillé en fille jusqu’à l’âge de dix-huit ans ; on n’excusera pas [s]a mère de l’avoir voulu » [43]. En effet, la mère de l’abbé de Choisy, proche d’Anne d’Autriche, habillait son fils en fille pour plaire à la reine, qui elle-même habillait son cadet, Philippe d’Orléans en fille. Or, le second texte glose cette simple mention et en fait une caractéristique fondamentale du personnage, qui se trouve alors affublé, comme le souligne Jean-Yves Vialleton, d’une deuxième vie. On lit :
31« C’est une étrange chose qu’une habitude d’enfance, il est impossible de s’en défaire : ma mère, presque en naissant, m’a accoutumé aux habillements de femmes ; j’ai continué à m’en servir dans ma jeunesse […]. Toutes les fois que je me suis ruiné et que j’ai voulu quitter le jeu, je suis retombé dans mes anciennes faiblesses et je suis redevenu femme. » [44]
32L’incise « presque en naissant » fait, comme dans le cas de Christine de Suède, du travestissement une donnée innée quand elle ne l’est pas. Dans ces Mémoires apocryphes, l’abbé de Choisy est affublé de perruques et de boucles d’oreilles jusqu’à un âge avancé ; sous ce déguisement, il se livre sans complexe au libertinage, sous le pseudonyme de Mme de Sancy. Il s’agit vraisemblablement d’une nouvelle érotique tardive, écrite au xviiie siècle, quand il était de bon ton de souligner les dépravations d’une partie du clergé. Pour autant, que la forme choisie soit celle des Mémoires montre bien que ces textes permettent de réinventer en profondeur son identité sexuée en l’associant à la naissance. Dans les deux cas, les parents biologiques entérinent eux-mêmes le transfert d’un genre à un autre. Bien sûr, les Mémoires écrits sur Christine de Suède et sur l’abbé de Choisy forcent le trait pour intéresser un public éloigné de la vie de ces personnages, parfois de plus d’un siècle. On trouve cependant là l’aboutissement d’un paradigme présent dans des Mémoires authentiques et plus anciens, où il était nécessaire, pour neutraliser un assujettissement dû au genre de naissance, de neutraliser ce genre et de tendre vers un discours plus ou moins asexué.
Conclusion
33En définitive, les Mémoires offrent un observatoire efficace dès lors qu’il s’agit de questionner la fabrication d’une identité nouvelle. Qu’il s’agisse de Mémoires authentiques ou de Mémoires fictifs, l’identité sexuée du « je » est largement soumise à la nécessaire inscription de soi dans le collectif familial, par lequel on acquiert une position sociale singulière. C’est ce va-et-vient entre le collectif et le singulier qui invite le rédacteur, notamment féminin, à réévaluer la portée de son assignation sexuée pour la déjouer. Que les siècles postérieurs aux xvie et xviie siècles, qui voient s’épanouir la notion d’individu et celle d’intimité, reprennent ces paradigmes pour les intensifier et en faire des marqueurs de différence et d’individualité ne surprend donc guère. Les figures androgynes ou ambiguës deviennent des figures iconoclastes quand, au contraire, elles fabriquaient leurs postures héroïques pour neutraliser leur marginalité et réintégrer pleinement la société aristocratique de laquelle elles avaient été exclues.
Mots-clés éditeurs : Ancien Régime, androgynie, mémoires, littérature, genre
Date de mise en ligne : 22/03/2020
https://doi.org/10.3917/lp.397.0099Notes
-
[1]
Marie-Thérèse Hipp, Mythes et réalités : enquête sur le roman et les mémoires, 1660-1700, Paris, Klincksieck, 1976 ; Noémi Hepp et Jacques Hennequin (éd.), Les Valeurs chez les mémorialistes français du xviie siècle avant la Fronde, Paris, Klincksieck, 1979 ; Frédéric Briot, Usage du monde, usage de soi : enquête sur les mémorialistes d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1994 ; Madeleine Bertaud et François-Xavier Cuche (éd.), Le Genre des mémoires : essai de définition, Paris, Klincksieck, 1995 ; Emmanuèle Lesne-Jaffro, dans La Poétique des mémoires (1650-1685), Paris, H. Champion, 1996 ; Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance : les mémoires au xvie siècle, Paris, J. Vrin, 1997 ; Frédéric Charbonneau, Les Silences de l’histoire : les mémoires français du xviie siècle, Québec, Canada, Presses de l’Université Laval, 2000 ; Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Mémoires des xviie et xviiie siècles : nouvelles tendances de la recherche, Tours, Université de Tours, 2003 ; Jean-Jacques Tatin-Gourier et Marie-Paule de Weerdt-Pilorge (éd.), La Réception des Mémoires d’Ancien Régime : discours historique, critique, littéraire, Paris, Le Manuscrit, 2009 ; Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage : écrire les malheurs du temps, Paris, Gallimard, 2009 ; Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Mémoires et journaux sous l’Ancien Régime, Paris, Le Manuscrit, 2012 ; Marc Hersant, Jean-Louis Jeannelle et Damien Zanone (éd.), Le Sens du passé : pour une nouvelle approche des mémoires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
-
[2]
Nadine Kuperty-Tsur, « Réalité et rhétorique des interlocuteurs dans les Mémoires du xvie siècle en France », dans Alain Goulet (éd.), L’écriture de soi comme dialogue, Caen, Presses universitaires de Caen, 1998, p. 45.
-
[3]
Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l’autobiographie, Paris, Presses universitaires de France, 1996.
-
[4]
Jérôme Meizoz, Postures littéraires, Genève, Slatkine, 2007 ; Ruth Amossy (éd.), Images de soi dans le discours : la construction de l’ethos, Lausanne, Suisse, Delachaux et Niestlé, 1999 ; Ruth Amossy, La Présentation de soi : ethos et identité verbale, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
-
[5]
Emmanuèle Lesne-Jaffro, « Dire je », La Poétique des Mémoires, op. cit., p. 335.
-
[6]
Yohann Deguin, Mémoires et mémorialistes : fonder un idéal familial (1571-1753), thèse de doctorat des universités de Lorraine et de Neuchâtel, soutenue le 1er décembre 2018.
-
[7]
Anne-Marie-Louise d’Orléans-Montpensier, Mémoires de Mlle de Montpensier, petite-fille de Henri IV, Adolphe Chéruel (éd.), Paris, Charpentier, 1858, 4 vol., t. 4, p. 427.
-
[8]
Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits de Marguerite de Valois, Yves Cazaux (éd.), Paris, Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé », 2016 [2004], p. 39.
-
[9]
Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au xviie siècle, Paris, H. Champion, 1999.
-
[10]
Éliane Viennot, « Introduction », dans Marguerite de Valois, Mémoires et discours, éd. Éliane Viennot, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2004, p. 21.
-
[11]
Par exemple, les récents colloques, Héroïsme féminin, héroïnes et femmes illustres, xvie-xviie siècles : une représentation sans fiction, organisé par Gilbert Schrenk, Anne-Elisabeth Spica et Pascale Thouvenin, Strasbourg, 28-30 janvier 2016, et Le Politique et le féminin : formes et enjeux de la représentation des femmes de pouvoir dans les Mémoires d’Ancien Régime, organisé par Cyril Francès, Lyon, 9-10 mars 2017. Voir aussi les travaux de la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime (SIEFAR : <http://siefar.org/>).
-
[12]
Ian MacLean, The Renaissance notion of woman : a study in the fortunes of scholaticism and medical science in European intellectual life, Cambridge, Royaume-Uni, Cambridge University Press, 1987, p. 76. Nous traduisons : « Elle est en toute chose soumise à l’autorité de son mari et […] ne peut pas aller en justice sans son consentement. »
-
[13]
François de Bassompierre, Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France. XX. Bassompierre, Jean-Joseph-François Poujoulat et Joseph-François Michaud (éd.), Paris, Didier & Cie, 1854, t. 20/34, p. 7. La première édition imprimée en 1665 donnait le titre Journal de ma vie.
-
[14]
Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits de Marguerite de Valois, Yves Cazaux (éd.), Paris, Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé », 2016 [2004]. Nous avons préféré cette édition à celle d’Éliane Viennot (Mémoires et discours, Saint-étienne, Publications de l’université de Saint-étienne, 2004) afin de conserver la graphie originale du texte. Nous renvoyons désormais à Valois.
-
[15]
Anne-Marie-Louise d’Orléans-Montpensier, Mémoires de Mlle de Montpensier, petite-fille de Henri IV, Adolphe Chéruel (éd.), Paris, Charpentier, 1858, 4 vol. Nous renvoyons désormais à Montpensier.
-
[16]
Catherine de La Guette, Mémoires de Madame de La Guette écrits par elle-même, Micheline Cuénin (éd.), Paris, Mercure de France, 1982. Nous renvoyons désormais à La Guette.
-
[17]
Marin Scipion, Mémoires de Christine, reine de Suède, Paris, Dehay, 1830, 2 vol. Nous renvoyons désormais à Suède.
-
[18]
François-Timoléon de Choisy, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV par feu M. l’Abbé de Choisy suivis de Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme, Georges Mongrédien (éd.), Paris, Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé », 1983. Nous renvoyons désormais à Choisy.
-
[19]
Ibid., p. 34.
-
[20]
Éliane Viennot, « Introduction », dans Marguerite de Valois, éd. cit., p. 42.
-
[21]
Voir Nadine Kuperty-Tsur, « Marguerite de Valois ou l’héroïsme au féminin », art. cit., dans les actes du colloque Héroïsme féminin, héroïnes et femmes illustres, xvie et xviie siècles : une représentation sans fiction, Strasbourg, 2016. À paraître en 2019.
-
[22]
Valois, p. 48-49.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Montpensier., t. 1, p. 363.
-
[25]
Voir le chapitre « Les “choses extraordinaires” d’une vie : Mademoiselle et Corneille », dans Jean Garapon, La Grande Mademoiselle mémorialiste : une autobiographie dans le temps, Genève, Suisse, Droz, 1989, p. 127-158.
-
[26]
Sophie Vergnes, Les Frondeuses : une révolte au féminin (1643-1661), Seyssel, Champ Vallon, 2013.
-
[27]
Jean Garapon, La Grande Mademoiselle mémorialiste, op. cit., p. 129.
-
[28]
Montpensier, t. 3, p. 295.
-
[29]
Jean Garapon, La Grande Mademoiselle mémorialiste, op. cit., p. 112.
-
[30]
Sophie Vergnes, Les Frondeuses, op. cit., p. 280.
-
[31]
Jean Gaudemet, Le Mariage en Occident : les mœurs et le droit, Paris, op. cit., p. 355.
-
[32]
La Guette, p. 60-61.
-
[33]
Jean Gaudemet, Le Mariage en Occident : les mœurs et le droit, Paris, op. cit., p. 356.
-
[34]
La Guette, p. 77.
-
[35]
Ibid.
-
[36]
Micheline Cuénin, La Dernière des Amazones, madame de Saint-Baslemont, Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « Histoire moderne », 1992 ; Guyonne Leduc (éd.), Réalité et représentations des amazones, Paris, L’Harmattan, 2008.
-
[37]
Jean-Pierre Cavaillé, « Masculinité et libertinage dans la figure et les écrits de Christine de Suède », Les Dossiers du Grihl [En ligne], 2010-01 | 2010, mis en ligne le 4 mars 2013, consulté le 3 janvier 2019. URL : <http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/3965 ; DOI : 10.4000/dossiersgrihl.3965>.
-
[38]
Montpensier, t. 2, p. 438.
-
[39]
Françoise de Motteville, Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France. X. Madame de Motteville, J.-F. Michaud et J.-J.-F. Poujoulat (éd.), Paris, Éditeur du commentaire analytique du Code civil, 1838, vol. 10/34, p. 451.
-
[40]
Suède, p. 7
-
[41]
Suède, p. 8.
-
[42]
Jean-Yves Vialleton, « La nouvelle diffamatoire dans la France de l’âge classique : le cas particulier de La Vie de Monsieur l’abbé de Choisy », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 10 | 2010, mis en ligne le 15 septembre 2011, consulté le 4 janvier 2019. URL : <http://cei.revues.org/175>.
-
[43]
Choisy, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, op. cit., p. 25.
-
[44]
Choisy, Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme, op. cit., p. 290.