La Pensée 2017/3 N°391

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Article de revue

Mathématiques. quelles tendances ? quels enjeux ?

Pages 125 à 134

Notes

  • [1]
    Le présent article est tiré du numéro du cinquantième anniversaire de la revue : n° 270-271, juillet-octobre 1989, p. 89-99.
  • [2]
    La Recherche, n° 202, septembre 1988.
  • [3]
    IDS : « Initiative stratégique de défense » lancée en 1983 par le président Ronald Reagan (ndlr).
  • [4]
    Bulletin de SMF, supplément au tome 115, Gauthier-Villars, 1988.
  • [5]
    René Monoury (1923-2009), ministre de l’Éducation nationale en 1986-1988 ; Jacques Valade, ministre délégué auprès du ministre de l’Éducation nationale, chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en 1987-1988 (ndlr).
  • [6]
    Hubert Curien, devant la conférence des grandes écoles, cité dans Nice-Matin, 14 octobre 1988. [Hubert Curien (1924-2005) était alors ministre de la Recherche et de la Technologie (ndlr).]

1Les mathématiques sont une science vivante, qui participe au mouvement général des sciences*. On peut y analyser des tendances et des modes, y dégager de grands enjeux sociaux, comme dans les autres sciences. Elles ont des caractères spécifiques – leur lien à l’enseignement, leur lien à leur histoire. Mais cela ne les rend pas atypiques. Au contraire, dans l’engouement ou dans le rejet à leur égard, dans les questions liées à leur diffusion, leur usage, leur vulgarisation, leur valorisation, on voit l’amplification des phénomènes et des problèmes concernant toutes les sciences.

2Cependant, dans l’ensemble des sciences, les mathématiques paraissent occuper une place à part. Tout le monde en a fait à l’école, mais très peu les connaissent dans leur mouvement. Parce que c’est la plus ancienne des sciences, la science mathématique est communément considérée comme achevée. Parce que son objet est fait d’abstractions (les nombres, les figures, les fonctions), elle est parfois exclue des sciences de la nature. Parce que son langage est universel et consubstantiel à son contenu, elle est souvent réduite à un langage. Parce qu’elle exige beaucoup de la pensée pure, elle apparaît comme ayant peu de besoins. Parce que les talents peuvent s’y affirmer tôt, elle apparaît comme réservée à quelques surdoués. Parce qu’elle s’impose à tout le monde, elle apparaît comme monolithique et répressive. Parce qu’elles servent à la sélection, les mathématiques paraissent ne servir qu’à cela.

3Et ainsi de suite. L’image des mathématiques est généralement faussée, et – j’y reviendrai – volontairement faussée.

Les mathématiques dans leur mouvement

4Les mathématiques participent au mouvement général des sciences. En 1988, les Mathematical Reviews ont recensé et analysé plus de 100 000 articles. En 1958, c’était moins de 8 000. En moyenne, au cours de ces 30 ans, le volume de la production mathématique annuelle a été multiplié par 2,5 tous les 10 ans.

5Derrière cette croissance exponentielle d’ensemble, on voit des branches accroître leur importance (probabilités et statistiques, analyse numérique, mathématiques discrètes), des domaines nouveaux apparaître (codes, langages, contrôle), de vieux rameaux refleurir (systèmes dynamiques, théorie des nombres).

6On voit aussi deux phénomènes allant en sens opposé : 1. un nombre croissant de pays participent à la production mathématique ; 2. le pôle américain se renforce et la langue anglaise prend une place hégémonique.

Quelques traits spécifiques

7Ce qui précède concerne, mutatis mutandis, toutes les sciences. Les mathématiques ont au moins trois grands caractères spécifiques : 1. la généralité de leur objet ; 2. le lien avec leur histoire ; 3. le lien avec leur enseignement.

8Ce qui fait le propre des mathématiques n’est pas d’opérer sur des concepts abstraits (toute science introduit et traite ses propres concepts) : c’est la généralité de ces concepts. Les nombres, les formes, les structures peuvent avoir leur origine historique dans des processus de dénombrement ou de mesure ; leur portée est de comprendre une multitude de processus naturels, mis en œuvre ou non dans des activités humaines, mis en ordre ou non dans d’autres branches de la science. Ainsi les mêmes méthodes mathématiques vont-elles se trouver appelées et appliquées dans des sciences et des technologies diverses, comme outillage intellectuel commun. Les découvertes mathématiques sont souvent difficiles à expliquer, parce qu’elles mettent en relation des concepts très généraux et apparemment très éloignés de l’expérience commune. Mais on les retrouve, parfois, intégrés brusquement à la physique ou à d’autres sciences. Parfois aussi, ces sciences suscitent, au cours de leur développement, des travaux purement mathématiques. À preuve les prix Nobel de chimie ou d’économie décernés à des mathématiciens (Hauptman et Karle ; Debreu, Kantorovitch, Allais). Dans leur spécificité, l’exploration et la mise en forme mathématiques ne s’écartent de l’expérience commune que pour découvrir et organiser les propriétés les plus générales et les plus universelles des représentations abstraites par lesquelles nous pouvons comprendre le monde et agir sur lui. C’est ce qui justifie la floraison contemporaine et pose avec acuité le problème de son assimilation sociale.

9Il est courant de voir dans des articles de mathématiques des références anciennes. Des mathématiciens d’aujourd’hui peuvent encore trouver des idées nouvelles en lisant des ouvrages datant d’un ou deux siècles. Les grands problèmes historiques (la quadrature du cercle, le problème de Fermat, l’hypothèse de Riemann, les problèmes posés par David Hilbert en 1900) constituent une référence constante pour les mathématiciens. Quand ils sont résolus (l’impossibilité de la quadrature du cercle a été prouvée il y a 100 ans, le problème de Fermat a beaucoup avancé en 1985, beaucoup des problèmes de Hilbert sont résolus), c’est la preuve la plus éclatante du progrès des méthodes d’attaque. Quand ils résistent (comme l’hypothèse de Riemann), ils constituent un défi du passé à l’avenir. D’ailleurs, une fois résolu, le problème perd son intérêt. Ce qui reste, ce sont les méthodes, les théories, les concepts qui ont permis la victoire. Historiquement, ce qu’on enseigne aujourd’hui comme concepts de base est généralement l’aboutissement d’un long processus. Le lien des mathématiques avec leur histoire, et particulièrement avec l’œuvre des grands mathématiciens du passé, est bien plus étroit que pour les autres sciences.

10Il en est de même pour le lien avec l’enseignement. La raison de fond est que, pour une part importante, les mathématiques sont une mise en forme de raisonnements et de méthodes. Euclide a mis en forme les mathématiques de son temps et créé du même coup un merveilleux outil d’enseignement. Le souci de mise en forme et le souci d’enseignement apparaissent simultanément à la naissance de Bourbaki. Dans la tradition française, les grands traités d’analyse sont issus de cours à l’École Polytechnique. Certains des ouvrages fondamentaux d’Euler ou de Poincaré sont des rédactions de cours.

11Ce lien à l’enseignement est l’origine de beaucoup des méprises que nous avons relevées. Néanmoins, c’est un ressort puissant pour la recherche mathématique et, ce qui est plus précieux encore, c’est, en principe, le meilleur moyen pour que les idées mathématiques les plus modernes et les plus puissantes diffusent hors du cercle étroit des spécialistes et répondent à des besoins sociaux de plus en plus exigeants (on reviendra sur ces besoins).

12Dans l’enseignement des mathématiques, beaucoup d’aspects sont mêlés : l’aspect utilitaire (traditionnel dans l’enseignement primaire), l’aspect de sélection (traditionnel dans l’enseignement des taupes et envahissant l’ensemble des lycées), l’aspect sportif (les compétitions mathématiques, très développées et même populaires dans certains pays, comme l’Australie), l’aspect de langage (c’est bien une langue universelle ; l’important, quand on écrit 2 + 2 = 4, ou 2 + 2 = 5, est que cela a le même sens dans tous les pays du monde ; de même pour des formules plus savantes). Aucun de ces aspects ne favorise le lien à la science vivante. Pourtant, c’est dans la science vivante que se trouvent, actuellement ou potentiellement, les réponses aux besoins sociaux. Il ne faut donc pas réduire l’enseignement des mathématiques à l’enseignement de connaissances anciennes. En mathématiques comme ailleurs, il faut articuler enseignement, recherche, besoins sociaux.

Quelques tendances

13Comme toutes les sciences, les mathématiques connaissent des phénomènes de mode. Cependant les modes n’y sont pas passagères et on peut assez facilement dégager de grandes tendances. On a déjà indiqué le lien fort des mathématiques à leur histoire, et le rôle des grands problèmes – rôle régulateur par rapport aux effets de mode.

14Dans l’histoire de la science moderne, mathématiques et physique sont intimement liées entre, disons, 1600 et 1850. La naissance du calcul différentiel et intégral est inséparable de la mécanique de Newton. La géométrie et l’analyse se développent en symbiose avec la mécanique céleste, la théorie des vibrations, l’élasticité, la théorie de la chaleur, l’hydrodynamique. L’esprit de cette époque tient dans une formule de Joseph Fourier (1822) : « l’étude approfondie de la nature est la source la plus féconde des découvertes mathématiques ».

15Cependant, aux alentours de 1820 déjà, la masse énorme de résultats accumulés, et surtout l’usage de méthodes non justifiées, forcent à une remise en ordre. Pendant un siècle (1850-1950) et à des niveaux divers, le souci des fondements, de la rigueur, de la mise en forme des présupposés logiques, de l’axiomatique, est une tendance dominante. Cette tendance n’efface pas le lien à la physique, mais elle imprègne l’esprit des mathématiciens les plus influents. On peut considérer les mathématiques des structures (structures algébriques comme les groupes, les corps, les espaces vectoriels ; structures topologiques comme les espaces topologiques, les compacts, tout ce qui a rapport à la continuité, aux limites, aux approximations) et leur mise en forme par Bourbaki sur la base de la théorie des ensembles comme l’aboutissement de cette tendance. « Ce traité prend les mathématiques à leur début et donne des démonstrations complètes ». C’est le programme de Bourbaki. L’influence durable est un style, une rigueur dans l’écriture qui marque toute la littérature mathématique contemporaine.

16Depuis 1950, une nouvelle tendance se fait jour : c’est le lien à l’informatique. D’une part, les ordinateurs et leurs capacités graphiques permettent un recours nouveau à l’expérimentation mathématique, et ressuscitent ainsi des sujets endormis (c’est le cas pour les belles figures créées ou popularisées par Benoît Mandelbrot, sur des questions très étudiées jusqu’en 1920, abandonnées entre 1920 et 1970, et très en faveur aujourd’hui comme modèles de systèmes dynamiques et de chaos déterministe). Plus profondément, l’informatique force les mathématiciens à penser les nombres, les fonctions, les variables, de nouvelle manière. Dans les démonstrations, on tend à privilégier ce qui est constructif (susceptible d’un traitement par ordinateur) aux dépens de ce qui est purement existentiel (les preuves non constructives, souvent très élégantes, étaient tout à fait dans l’esprit des mathématiques structurelles). Les algorithmes, aussi anciens que les mathématiques elles-mêmes, reviennent au premier plan. Autant ou plus que de passage à l’infini, on se préoccupe de nombres entiers très grands. Selon L. Lovasz, un jeune et brillant mathématicien hongrois, nous entrons dans l’ère des mathématiques algorithmiques, qui nécessitent un nouvel esprit et un nouveau style.

17En même temps que s’affirme ce lien à l’informatique, le lien avec la physique et avec les applications techniques (automatique, traitement du signal, codage, traitement de l’image) se resserre de nouveau. Le cadre donné par Bourbaki éclate. La théorie des ensembles, loin de servir de base inébranlable à la mathématique, apparaît comme une théorie axiomatique, comme les autres théories mathématiques, avec des variations possibles de l’axiomatique selon les usages envisagés (un peu comme les géométries diverses se prêtent aux différentes théories physiques). Les branches communiquent et se fécondent par leurs rameaux extrêmes. L’unité des mathématiques apparaît bien plus comme celle d’une jungle, riche de communications imprévues et d’un mouvement incessant, que, dans l’optique bourbakiste, comme celle d’un beau jardin à la française.

Les acteurs, et la vie mathématique internationale

18L’annuaire international des mathématiciens de 1979 contient environ 25 000 noms. Il s’agit, en principe, de mathématiciens contribuant ou ayant contribué à la production mathématique. Leur nombre, aujourd’hui, dépasserait 60 000.

19Le travail du mathématicien exige de la concentration. Dans une interview récente à La Recherche, Jean Ecalle [2] a montré l’importance du facteur contemplatif (contemplation active naturellement, faite d’approches, de reculs, de prises de distance, etc.). À d’autres phases de la recherche, les contacts sont indispensables : discussions, communications, rencontres, etc. La vie mathématique est organisée autour de séminaires qui permettent ces contacts. C’est une exigence relativement récente : dans les années 1930, en France, il existait un seul tel séminaire à Paris, le Séminaire Hadamard au Collège de France. Actuellement, il fonctionne à Paris une cinquantaine de séminaires mathématiques à participation internationale.

20Concentration et contacts ne suffisent pas. Les bibliothèques jouent un rôle plus grand en mathématiques qu’en physique, biologie ou chimie ; c’est, pour une grande part, le laboratoire du mathématicien. C’est un outil de travail coûteux. Une bonne bibliothèque de mathématiques doit être abonnée à 500 périodiques, acquérir des ouvrages et des collections, avoir des fichiers informatisés, être branchée en ligne sur les principales bases de données, tenir à jour les mots-clés, gérer l’entretien, la consultation et le prêt, etc. ; les seuls abonnements représentent plus d’un demi-million de francs par an. À côté des livres, les ordinateurs font une entrée en force.

21La place des différents pays dans la production mathématique évolue. Elle peut s’évaluer à plusieurs niveaux : la reconnaissance internationale, les hommes, les publications, les bases de données.

22Il n’y a pas de prix Nobel en mathématiques – c’est dû à un conflit personnel entre Nobel et Mittag-Leffler, le grand mathématicien suédois de l’époque. Mais il existe, contrairement à ce qui se passe dans d’autres grandes disciplines scientifiques, une Union Internationale des Mathématiciens, qui organise tous les quatre ans un Congrès International des Mathématiciens, et décerne les médailles Fields, l’analogue du prix Nobel. Selon le critère des conférences plénières dans les congrès internationaux et les médailles Fields, les États-Unis arrivent largement en tête, suivis de l’Union soviétique et de la France.

23Il y a maintenant des mathématiciens dans presque tous les pays du monde, et la tendance ira se développant. Il y a des traditions mathématiques très fortes dans les pays qui ont été les phares du développement scientifique, l’Italie au 16e siècle, l’Angleterre au 17e, la France au 18e, l’Allemagne au 19e, mais également en Russie (avec un développement impétueux après 1920) et, à la même époque, en Hongrie, en Pologne, en Suède. Le Japon s’est imposé après 1950. En mathématiques comme ailleurs, la prééminence américaine a suivi l’exode des savants européens devant le nazisme, et la guerre. Actuellement, s’il y a des mathématiciens dans le monde entier, la vie mathématique internationale est de plus en plus polarisée aux USA, dont les universités recrutent largement leurs maîtres dans le Tiers-monde et l’Europe, organisent les principaux colloques et congrès, attirent les hommes et les travaux.

24La polarisation américaine est particulièrement sensible dans les publications. Les publications américaines sont bien éditées, bien diffusées, elles occupent une place croissante sur les rayons des bibliothèques et, naturellement, leurs comités de rédaction contribuent à la reconnaissance donc à l’orientation actuelle des recherches.

25En matière de bases de références bibliographiques, l’Allemagne tenait la tête en 1930, les États-Unis ont pris le départ en 1940, l’URSS et la France en 1945. Restent actuellement en mathématiques, le Referativnii Journal, le Zentralblatt für Mathematik, et, en position dominante, les Mathematical Reviews. Joint au Science Citation Index, les Mathematical Reviews, éditées par la Société Mathématique Américaine (AMS), assurent la prédominance américaine en matière de stockage informatisé de la production mathématique.

Quelques enjeux, au plan international

26Il faut se limiter. Abordons quatre points : la militarisation, le malthusianisme, l’essor du Tiers-monde, la place dans la culture.

27La militarisation est un danger bien présent. Les crédits de l’IDS vont aux mathématiciens autant qu’aux physiciens [3]. Modélisations, simulations, contrôles, codages, sont pour une bonne part des activités mathématiques, et elles mobilisent souvent les parties des mathématiques considérées comme les plus pures. Il y a quelques années, l’AMS  avait dû mener une campagne auprès de l’opinion publique pour obtenir que le Pentagone déclassifie les recherches en théorie des nombres pouvant aboutir à modifier les procédés de codage et de décodage. Actuellement, le débat dans l’AMS est vif entre ceux qui acceptent et ceux qui refusent l’IDS. Les mathématiciens américains voient clairement, dans l’ensemble, tout ce qu’ils ont à perdre au plan mondial si le secret s’abat sur leurs recherches, et le peu de bénéfice scientifique immédiat qu’apporte le financement militaire.

28La militarisation n’affecte pas seulement les États-Unis. La possession de secrets militaires a souvent été invoquée par les autorités soviétiques pour interdire à des mathématiciens de sortir d’URSS. Au total, cela a été une perte pour les mathématiques au plan mondial, une perte pour l’audience internationale de l’URSS, et une perte pour la science soviétique elle-même. C’est un des domaines où la perestroïka manifeste ses effets avec bonheur.

29En France, au contraire des États-Unis, la militarisation est rampante. Pas de débat là-dessus à la Société mathématique de France, ni à l’Académie des Sciences. Le principal enjeu dans notre pays — et ressenti comme tel au plan mondial — est de savoir ce qui se passe, et de le dire. Il est frappant que dans l’appel international de mathématiciens pour le gel des armements nucléaires, en 1985, il y ait très peu de mathématiciens français de premier plan, alors qu’ils sont souvent en première ligne quand il s’agit des droits des collègues soviétiques.

30Le malthusianisme se présente comme une réaction de salubrité à l’égard de la prolifération des publications scientifiques. Dès 1974, à l’Assemblée Générale de l’Union Mathématique Internationale, la délégation britannique avait proposé un moratoire des journaux mathématiques. Bien sûr, il s’agissait, avec le statu quo, de garantir la pérennité de la domination anglo-saxonne, et plus particulièrement de la place des mathématiciens anglais.

31L’idée du moratoire revient de temps à autre, en mathématiques comme ailleurs. En mathématiques, elle est nécessairement globale : trop de papiers, trop d’étudiants. Elle ne peut distinguer des orientations permises, et des orientations néfastes, parce que, l’histoire récente le montre, les domaines en apparence les plus éloignés des applications peuvent se révéler riches d’applications imprévues.

32À moins d’accepter une régression d’ensemble, le malthusianisme en mathématique est irrecevable, au seul point de vue scientifique.

33C’est au regard de l’essor du Tiers-monde que le malthusianisme est particulièrement condamnable.

34Il est bon de souligner que les mathématiques peuvent jouer un rôle important dans le développement des nations et des peuples. En effet, malgré ce qui est dit plus haut du coût des équipements, il reste plus facile de pratiquer les mathématiques, et éventuellement d’y exceller, qu’en physique ou en chimie des matériaux. C’est sans doute la raison des succès hongrois et polonais en mathématiques dans les années 1920 : la nation réclamait de la science, et les autres sciences étaient trop chères. Cela dit, les Hongrois et les Polonais sont fiers de leurs mathématiciens à juste titre.

35À l’heure actuelle, c’est en Asie, en Amérique latine, en Afrique que s’amorcent des évolutions similaires. L’universalité du langage mathématique se prête à la coopération. L’aspect sportif également. Il est à noter, par exemple, que les résultats de la Roumanie et du Viet Nam aux Olympiades mathématiques internationales talonnent ceux de l’URSS, des USAet de l’Allemagne Fédérale, loin devant la France. L’Union Mathématique Africaine organise des Olympiades mathématiques africaines. Au moins autant que les sports à dominante physique, les mathématiques comme exercice mental et comme sport intellectuel peuvent contribuer à une compétition pacifique où les jeunes nations s’affirment.

36La menace constante est le brain drain, particulièrement facile en mathématiques précisément à cause de leur universalité. Actuellement, les grandes universités d’État américaines n’assurent leurs enseignements de base en mathématiques qu’en recrutant massivement des jeunes chercheurs asiatiques. À côté de la coopération scientifique internationale, au moins au même plan que la libre circulation des idées et des hommes, il faut placer comme exigence universelle la nécessité, pour tous les scientifiques, de pouvoir travailler efficacement dans leur propre pays.

37La question de la popularisation des mathématiques, c’est-à-dire de leur place dans la culture scientifique et technique de notre temps, est posée au plan mondial. C’est l’objet d’une étude en cours de la Commission Internationale de l’Enseignement Mathématique (CIEM).

38La diffusion des concepts mathématiques s’impose non seulement pour appréhender le mouvement de la science, mais parce qu’elle répond à des besoins sociaux nouveaux et universels.

39Par exemple, chaque individu est confronté à une avalanche de données numériques et à des changements d’échelle constants (du prix des légumes au budget national, des atomes aux galaxies, des nanosecondes aux temps géologiques). Les outils conceptuels pour maîtriser ces données et ces changements d’échelle existent. À un niveau élémentaire, ce sont les nombres écrits en notation exponentielle, et les calculettes permettent d’y familiariser tous les enfants. À un niveau plus élevé, ce sont les fonctions et leurs représentations graphiques, les nuages de points et l’analyse des données. Les changements d’échelle dans l’exploration des figures – sorte de zoom intellectuel – correspondent aux notions modernes de mesures et de dimensions. Pour comprendre nos différents environnements, les méthodes les plus modernes du calcul, de la géométrie, de l’analyse sont des outils bien adaptés.

40Autre exemple. Pour chaque individu, pour chaque groupe, pour l’humanité entière, l’évaluation des risques (accidents de voiture, accidents nucléaires, catastrophes géologiques) est devenue une nécessité. La notion de probabilité est l’outil conceptuel de ces évaluations. Elle permet d’examiner de façon critique les données et les hypothèses. L’acquisition des concepts probabilistes est, au plan social, un élément clé pour le développement de l’esprit critique et pour un examen critique des décisions à prendre.

41Dernier exemple. Dans la production et dans les services, l’informatisation et l’automatisation transforment les activités en accroissant la part de programmation et de contrôle. L’outil conceptuel de la programmation est l’algorithme, c’est-à-dire une procédure systématique de résolution explicite d’une classe de problèmes. Ainsi, les algorithmes sont un moyen de gouverner la pensée, qui est bien adapté au gouvernement des machines modernes.

42Ces besoins, et bien d’autres, fondent des compétences, font germer des curiosités, créent donc un appel pour une culture mathématique étendue, en prise sur les recherches actuelles.

Quelques enjeux au plan national

43La SMF (Société Mathématique de France) [4] et la SMAI (Société de Mathéma- tiques Appliquées et Industrielles) ont organisé en décembre 1987 à l’École Polytechnique à Palaiseau un colloque sur « Mathématiques à venir ». Le thème général était double : la recherche mathématique est indispensable aux autres sciences et au progrès technologique ; la culture mathématique est nécessaire à tous les citoyens, pour comprendre le monde d’aujourd’hui, et maîtriser les outils présents et à venir.

44Dans le compte rendu de ce colloque on trouve à la fois des études scientifiques remarquables (le rôle des grands problèmes, mathématiques sur ordinateur, physique et mathématique, mathématiques et sciences de la vie, modélisation et mathématiques dans le projet Hermès, etc.) et le souci de redresser une situation grave : désaffection des jeunes, crise de recrutement déjà sensible dans l’enseignement secondaire, menaçante dans l’enseignement supérieur, insuffisance de développement des mathématiques au CNRS. Ce souci de redressement se manifestait dans les conditions difficiles de l’époque (Monory et Valade étant ministres de Chirac [5]), et ces conditions elles-mêmes contribuaient au dynamisme de la communauté mathématique. Attirer des jeunes vers les mathématiques, recruter des jeunes chercheurs, développer les recherches et les enseignements tous azimuts, tout cela apparaissait comme une nécessité de l’avenir.

45La droite, en face des problèmes très réels de l’enseignement et de la recherche mathématique, avait en effet avancé ses solutions, au nom des nécessités objectives. On court au devant d’une crise de recrutement du corps enseignant des universités, faute de former des jeunes chercheurs en nombre suffisant ! Solution : créer un nouveau statut du premier cycle universitaire, ne nécessitant plus d’enseignants-chercheurs ; affecter à ce premier cycle des professeurs de lycée, enseignant à temps plein, et alléger les horaires de mathématiques dans les lycées pour que les trous ne soient pas trop voyants.

46Or, depuis que les socialistes sont revenus au pouvoir, certaines des solutions de la droite semblent bien être retenues : par exemple, l’affectation de professeurs agrégés aux universités pour des enseignements de mathématiques. En même temps, des ministres importants [6] dénoncent la tyrannie des mathématiques, et le fait qu’elles font fuir les étudiants étrangers. L’allégement des horaires de mathématiques dans les lycées est toujours à l’ordre du jour.

47Pour y voir clair, il faut considérer au contraire l’énorme manque à gagner dans la situation actuelle. Beaucoup trop de jeunes sont rebutés par les mathématiques en classe de seconde, et, comme le montre une récente enquête de la SMF, ils se sentent d’autant plus inaptes aux mathématiques qu’ils sont issus de couches sociales plus défavorisées ; les filles, en particulier, se considèrent le plus souvent comme peu douées en mathématiques. Le nombre de bacheliers C augmente très lentement (30 400 en 1975, 34 500 en 1986), et la plupart ne poursuivent pas des études scientifiques. Les mathématiciens chercheurs en France ne sont guère plus que 3 500, dont 2 300 dans les universités et 220 au CNRS (chiffres 1986). Vu le faible recrutement des vingt dernières années, l’âge moyen est élevé : moins de 6 % des enseignants- chercheurs ont moins de 35 ans. En 2000, il y aura annuellement 100 départs à la retraite, contre 15 en 1986. Il y a donc urgence à former des jeunes, à les attirer vers la recherche à leur assurer une carrière et des conditions de travail convenables. C’est décisif pour l’avenir.

48En même temps, il faut savoir tirer parti de la richesse du présent. Les mathématiciens français, loin de publier trop, ne publient pas assez. L’édition mathématique française n’a pas progressé au rythme de l’édition mondiale, ni en ce qui concerne les journaux, ni en ce qui concerne les livres. Les traductions en français des ouvrages importants étaient la règle au 19e siècle. Aujourd’hui, très peu de traductions sont faites par les Français. Nous sommes, en matière de traduction du russe, tributaires des traductions faites par les Éditions de Moscou. Enfin et surtout, peu d’exposés de synthèse, de mises au point sur des sujets en mouvement, sont le fait de mathématiciens français ; la plupart de ces exposés sont dus à des Soviétiques ou à des Américains. Or, il s’agit là d’un besoin nouveau et impérieux dans la communauté scientifique : on ne peut se guider, dans l’océan des publications, que si on dispose de guides de lecture sûrs et à jour. Au surplus, comme on l’a dit, il s’agit d’une tradition précieuse des mathématiques : la mise en forme fait partie intégrante de la production scientifique. Enfin, l’âge moyen des mathématiciens français, leur expérience, la place que conserve la France en mathématiques sont des atouts pour les articles ou ouvrages de synthèse, comme pour toutes les contributions à la valorisation des acquis scientifiques.

49Il y a quelques signes encourageants pour la prise de conscience du milieu mathématique et des réalisations. Le succès considérable de la série d’exposés synoptiques faits récemment à Orsay sur la théorie récente des ondelettes (confluent des technologies du signal, de la physique, et des mathématiques pures) montre qu’on peut à la fois viser un public mathématique large et rester à la pointe de l’actualité.

50Revenons sur la nécessité d’attirer des jeunes vers les mathématiques, de recruter largement de jeunes chercheurs et d’assurer le développement des recherches et des enseignements dans des directions très variées. Il y a place, en principe, pour de jeunes mathématiciens, non seulement dans des services ou des laboratoires de mathématiques mais dans les services d’enseignement organisés dans d’autres disciplines, et dans des laboratoires d’autres sciences. En effet, l’interaction des mathématiques avec les autres sciences est un phénomène croissant (il doit faire l’objet d’un chapitre dans le prochain rapport de conjoncture du CNRS) et cette interaction n’est limitée que par l’insuffisante interaction des chercheurs. De même, il y a place pour de nombreux mathématiciens dans la recherche industrielle : EDF, par exemple, a besoin de recherches mathématiques menées en son sein ; les codes industriels, vitaux dans beaucoup de grandes industries modernes, ont un « cœur » scientifique où les mathématiques ont un rôle essentiel ; la régulation des transports, les communications, l’aéronautique, l’espace, sont une mine de problèmes pour l’optimisation et le contrôle ; la robotique ne se développera que si la « vision » des robots est opérationnelle, et le « niveau bas » de la vision (celui qui est accessible aux robots) est essentiellement un problème mathématique.

51Enfin, s’il est vrai que les concepts mathématiques ont pour trait distinctif d’être efficaces dans des secteurs d’activité très différents, la question de leur assimilation sociale sur la base la plus large possible est l’un des enjeux de la culture scientifique de masse dont la France a grandement besoin. La démocratie de demain n’a pas besoin que tous les Français soient mathématiciens ; mais elle ne peut souffrir que les mathématiques apparaissent à quiconque comme un domaine interdit.

Notes

  • [1]
    Le présent article est tiré du numéro du cinquantième anniversaire de la revue : n° 270-271, juillet-octobre 1989, p. 89-99.
  • [2]
    La Recherche, n° 202, septembre 1988.
  • [3]
    IDS : « Initiative stratégique de défense » lancée en 1983 par le président Ronald Reagan (ndlr).
  • [4]
    Bulletin de SMF, supplément au tome 115, Gauthier-Villars, 1988.
  • [5]
    René Monoury (1923-2009), ministre de l’Éducation nationale en 1986-1988 ; Jacques Valade, ministre délégué auprès du ministre de l’Éducation nationale, chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en 1987-1988 (ndlr).
  • [6]
    Hubert Curien, devant la conférence des grandes écoles, cité dans Nice-Matin, 14 octobre 1988. [Hubert Curien (1924-2005) était alors ministre de la Recherche et de la Technologie (ndlr).]
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