Notes
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Dans La Mise en scène de la vie quotidienne 1, p. 80 sq., Erwin Goffman en fait une intéressante catégorisation.
1Un aspect particulièrement choquant des tragiques événements que nous vivons, c̕est l̕alibi religieux, les justifications théologiques alléguées par certains terroristes et prises volontiers pour argent comptant par une partie de l̕opinion. Tirer sur les gens serait obéir à un impératif religieux explicitement écrit et la mise en jeu de la vie des autres ainsi que de la sienne propre serait l̕accomplissement d̕un devoir sacré. L̕être humain qui réussit sa vie serait le héros, le martyr, qui le fait en réussissant sa mort et celle des autres.
2Ces inepties bigotes ont été régulièrement assénées, depuis des décennies, par les candidats au sacrifice suprême. On s̕étonne qu̕elles aient été prises au sérieux par des esprits qu̕on aurait pu croire critiques et informés et qui se sont hâté de concéder aux terroristes l̕essentiel, à savoir que leur invocation des textes sacrés était une interprétation, et de surcroît la bonne. Dans des pays comme le nôtre, où la connaissance du monde arabo-musulman reste extrêmement superficielle et marquée par le colonialisme, il est cocasse mais aussi préoccupant de voir tant de personnes s̕autoproclamer connaisseurs du Coran et poser d̕un ton sans réplique que le coupable, c̕est l̕islam. Sont-ils seulement conscients du terrain qu̕ils cèdent à leurs adversaires, déchargés ainsi de toute réelle responsabilité ? Et dans des pays comme les nôtres, avec leur lourd passé de croisades et de guerres de religion, n̕y a-t-il pas dans cette vision des choses comme la transposition d̕un modèle ? Comme un escamotage de l̕histoire réelle, au profit d̕un développement linéaire ? Une « ombre de Dieu » ? Près de mille quatre cents ans d̕histoire sont passés sur le Coran, près de deux mille ans sur les Évangiles : sans rien y changer, vraiment ?
3Il convient d̕aller y voir de près, dira-t-on. Certes. Mais l̕indispensable vérification textuelle ne suffit pas. Il faut aussi se poser la question : quel est le poids d̕un texte dans l̕agir humain ? La référence à un écrit est-elle l̕indication d̕une relation de cause à effet, ou un simple étendard qu̕on brandit ? Les marxistes sont bien placés pour savoir tout le mal que peuvent faire les références emblématiques. Et quand leurs adversaires ont osé raconter que « le goulag était déjà en germe dans Marx », ils n̕ont rien fait d̕autre, au-delà de la tentative d̕intimidation et de la falsification des textes, que de prêter à la théorie une efficacité pratique qu̕elle n̕avait ni ne pouvait avoir. Déduction spéculative caractéristique de l̕idéalisme. Comme si entre les textes et la réalité, il y avait un processus de médiatisation biologique ou d̕analycité logique, et non pas la médiation des décisions que prennent les individus, les collectifs, les États, les institutions. Importation d̕un modèle logique voire biologique, celui de la médiatisation, qui fait du religieux l̕essentiel, ou reconnaissance des médiations politiques réelles ? Confondre ces catégories, c̕est s̕exposer aux pires errements.
4Face au raccourci dévastateur qui impute à des textes ce qui relève de la décision politique, il est indispensable de procéder à un travail catégoriel : l̕ordre de la lettre n̕est pas celui de la réalité, ce ne sont pas les textes qui produisent ce qui éventuellement se fait en leur nom.
« Le concept de chien n̕aboie pas »
5La formule est de Spinoza. Elle a été avancée dans un contexte un peu différent et met en garde contre la tentation constitutive à laquelle tant d̕hommes succombent de prendre le langage trop au sérieux et de fabriquer des entités purement imaginaires (des « fictions », dit-il) supposées rendre compte de ce qui dans le cours de choses nous agrée ou nous déconcerte, que ce soit la volonté de Dieu, le Mal, la Providence, la Religion, la Raison, etc. Mais le fondement catégoriel de la distinction qui nous occupe ici se trouve énoncé chez Kant, dans la Critique de la Raison pure (1781) et plus particulièrement dans la troisième partie, la « Dialectique transcendantale ». Le cadre de son argumentation est plus large que le nôtre : il s̕agit en effet pour lui de réfuter dans son principe l̕idée qu̕une démonstration contraignante serait possible en matière métaphysique. Soit en effet les trois « objets » de celle-ci : l̕éternité de l̕âme, celle du monde et l̕existence d̕un Dieu créateur ; le principe de toute « métaphysique rationnelle » est qu̕il serait possible de déduire (terme capital) une existence d̕une essence. Le principe sur lequel sont assises toutes les « démonstrations » métaphysiques est celui de la continuité entre ce qui est concevable et ce qui est effectif. Ce grand penseur de la continuité et de l̕analycité qu̕était Leibniz a ainsi pu s̕imaginer déduire avec rigueur du concept de Dieu le fait que ce monde était le meilleur des mondes possibles. Et il l̕a fait avec une parfaite rigueur logique et mathématique.
6Or, soutient Kant, il y a un saut qualitatif entre le logique et le réel. « L̕être n̕est pas un prédicat réel », dit-il dans une célèbre formule : je peux de mon concept du triangle déduire avec une certitude absolue toutes les propriétés du triangle, je ne pourrai jamais en déduire qu̕il existe ne serait-ce qu̕un seul triangle dans la nature. À supposer que j̕aie de Dieu une idée aussi claire et distincte que celle que j̕ai du triangle (chose que Kant réfute, mais ceci est une autre histoire), je ne pourrai jamais en déduire que Dieu existe, mais seulement qu̕il peut exister. Entre la possibilité d̕une chose et sa réalité, il y a un abîme que rien de logique ne saurait venir combler. Entre le logique et le réel, il existe un « saut » (saltus) constitutif de ce que Kant appelle l̕illusion transcendantale, et dont la raison instruite devra se garder.
7Il s̕agit pour Kant de montrer que la foi est d̕un autre ordre que le savoir. La raison pratique n̕est pas chez lui un simple prolongement de la raison pure, ne dérive pas d̕un constat, mais s̕impose un postulat. La croyance en Dieu ou dans un certain nombre de valeurs métaphysiques et morales est pour l̕individu actif objet d̕une décision. L̕action libre requiert un sujet libre, et la liberté est toujours dans cette décision par laquelle on se place non pas dans le prolongement d̕une gestation mais à l̕initiative de sa propre histoire.
8Illusion du sujet ? Sans doute, en un sens. Mais ce qu̕il faut retenir de Kant, c̕est que toute action, ce qu̕il appelle la pratique, suppose une mise en rapport actif et que c̕est le sujet qui agit, bien ou mal, non les textes, symboles ou autorités auxquels il se rapporte. Que ce sujet soit lui-même sujet social, travaillé de contradictions et d̕influences, est une autre affaire.
9Il y a dans le très beau film de Marek Kanievska, Another country, cette phrase éclairante dans le dialogue entre deux jeunes gens confrontés aux choix décisifs de leur vie à venir : « Es-tu communiste parce que tu as lu Marx ? Non, tu as lu Marx parce que tu sais que tu es communiste ». La décision consistant à faire le pas de la théorie à la pratique est elle-même une décision pratique, et bien avant Marx, Kant avait déjà compris que du logique au réel, il n̕y a pas continuité mais rupture, qu̕une disposition n̕engendre pas à elle seule une prise de position.
Un exemple majeur : le « compelle intrare »
10À cette mise au point catégorielle, il est indispensable d̕ajouter au moins un exemple historique. Revenons à cette idée de « germe » : c̕est dans les textes que « germeraient » la violence, l̕intolérance, etc. C̕est conférer à la chose écrite beaucoup d̕autorité. Je prétends pour ma part qu̕en incriminant les textes fondateurs des religions, on disculpe ceux qui pour des raisons politiques ou même de strict intérêt les ont manipulés. Spinoza mettait en garde contre cette pratique dans le Traité théologico-politique (1670). Il n̕est pas le seul. Prenons l̕exemple le plus célèbre sans doute : le fameux « compelle intrare » (contrains-les d̕entrer), un des fondements de l̕intolérance chrétienne et notamment catholique.
11On peut lire dans l̕Évangile selon Saint Luc (XIV 12-23) la « Parabole du Banquet » : un maître de maison, voyant ses invités riches se dérober à son invitation, envoie son serviteur dans les rues en lui disant « ne va pas chercher mes amis ni mes parents ni mes riches voisins, va chercher les pauvres, les infirmes, les aveugles, ceux qui se cachent dans les haies, ceux qui sont au bord des chemins [...] et s̕ils hésitent, force-les à entrer, afin que ma maison se remplisse. »
12À qui lit ce texte sans préjugés, il est impossible d̕y voir autre chose qu̕un rappel de l̕éminente dignité des pauvres et des réprouvés, thème évangélique par excellence, assorti d̕une critique véhémente contre les riches philistins, et le « force-les à entrer » ne veut pas dire autre chose que : pousser la personne intimidée, ce qui est compréhensible, par une pression amicale, à passer le seuil. Or, c̕est au nom de cette unique référence, systématiquement rappelée, que des pratiques abominables ont été cautionnées : conversions forcées notamment d̕enfants, « destruction des Indes », inquisition.
13Pourquoi cela ? Y avait-il un « germe » dans le texte, à la façon dont le serpent de la Genèse était dans le fruit ? On vient de voir que non. Ce qu̕il y avait par contre, c̕était l̕autorité, politique de part en part, des Pères de l̕Église et de la tradition : saint Augustin (lettre 93) explique en 408 comment il en est venu à accepter l̕usage de la contrainte pour ramener dans l̕Église les hérétiques donatistes. Cette lettre d̕Augustin, avec d̕autres textes, a été recueillie par Gratien dans le Décret (milieu xiie siècle) – l̕une des sources principales du droit canonique – et intégrée à une réflexion générale sur l̕emploi de la force pour contraindre « les mauvais » au « bien ».
14Ce sont donc les interprétations des textes qui doivent être questionnées, tout autant que les textes eux-mêmes. Il y a quelque chose de religieux dans cette idée de germe, avec l̕image très proche du ver dans le fruit, et ceux qui l̕utilisent seraient bien inspirés d̕en prendre conscience avant de se mettre à « interroger » les autres et à imputer au Coran et aux croyants, sommairement posés comme une « masse » homogène et vouée par on ne sait quelle nature à l̕indifférenciation, une responsabilité qui n̕est pas la leur.
15Chose très significative, saint Thomas, confronté à l̕interprétation augustinienne, n̕ose pas s̕en désolidariser : tout au plus souligne-t-il que la conviction se doit de reposer sur l̕amour plutôt que sur la contrainte. Ainsi, comme le montre par ailleurs Joseph Lecler (Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Paris, 1955) dans un monde intellectuel catholique régi par la tradition, les interprétations autorisées se superposent, font en quelque sorte boule de neige et s̕imposent bien plus fortement que la lettre des textes eux-mêmes. On en a des exemples dans tous les domaines : qu̕on pense aux « principes d̕Aristote », et au véritable obstacle épistémologique que certains d̕entre eux ont pu constituer, notamment dans l̕étude des phénomènes naturels. La dégénérescence dogmatique est une constante du devenir des idées.
16Il y a bien davantage : l̕autorité des Pères de l̕Église ne peut elle-même se penser sans médiation institutionnelle et politique. On sait fort bien, et Pierre Bayle mieux que quiconque, que les conversions forcées cautionnées idéologiquement par le « compelle intrare » avaient d̕abord une fonction politique. La révocation de l̕Édit de Nantes, par exemple, est le corollaire de l̕affirmation du pouvoir absolu. Toutes les politiques de conversion forcée, et ce n̕est pas valable que pour les pays chrétiens, ont eu pour objectif réel la destruction de contre-pouvoirs actifs ou potentiels. L̕affirmation, commune à toutes les religions du Livre, qu̕il n̕y a qu̕un seul Dieu peut être interprétée aussi bien dans un sens totalitaire (ma religion est la seule bonne) que dans un sens œcuménique (chaque religion décline à sa façon une même vérité). L̕interprétation totalitaire ne prévaut que quand il s̕agit de servir les ambitions politiques hégémoniques ou impérialistes d̕une structure étatique. Il semble que Nietzsche, peu suspect pourtant de complaisance à l̕égard des religions, l̕ait bien vu quand il a désigné non pas la religion mais l̕État (l̕État prussien de son époque) comme « le plus froid des monstres froids ».
Une évolution historique résistible
17Il n̕est pas besoin d̕aller chercher loin dans l̕histoire pour trouver l̕illustration du fait que l̕intolérance religieuse est subordonnée à des fins politiques. Que cette intolérance s̕appuie sur la haine de l̕autre, la peur de la différence et la croyance à la « barbarie » ne fait pas de doute. Mais que faut-il entendre par là ? Un ensemble de tendances régressives et asociales. L̕intolérance se nourrit du rejet de la décision politique, laissée à d̕autres. Il est facile de prendre pour argent comptant la prétention d̕un illuminé ou d̕une secte à être le prophète de telle ou telle religion et à incriminer la religion en question plutôt que de démêler l̕écheveau des causes, sociales et psychologiques, qui ont fait de lui l̕illuminé ou le sectaire qu̕il est devenu. Au reste, les dérives sectaires sont observables à différents niveaux des sociétés [1], et si la lutte contre le phénomène sectaire est par définition l̕affaire de tous les citoyens, les Églises constituées et les croyants qui s̕en réclament ont à l̕égard du sectarisme religieux un devoir de vigilance qu̕ils exercent dans le cadre des institutions qui leur sont propres et avec les moyens dont ils disposent.
18La conviction (en anglais « persuasion ») est toujours la rencontre, longuement mûrie, d̕un terrain intérieur propice et d̕une stimulation extérieure. Ce qui est premier, c̕est non pas l̕ignorance, disait avec profondeur Spinoza. Ce qui est premier, c̕est déjà une connaissance, la connaissance par les effets. Et celle-ci se vit avant de se penser. Elle se vit par chacun dans la solitude de l̕affect. C̕est dans ce décalage, dans cette situation d̕extrême vulnérabilité (Spinoza dit de « flottement ») que les idéologies de haine avancent leurs réponses simplistes.
19De ce point de vue, il n̕est pas acceptable d̕entendre dire que les musulmans sont endoctrinés dans certaines mosquées par des imams fanatiques. Non pas que ces imams n̕existent pas : il y a des prêcheurs de haines dans toutes les religions. Mais il en est du musulman qui va à la mosquée comme du chrétien qui va à la messe ou du juif qui va à la synagogue : il n̕est pas idiot, le prêche, il en prend et il en laisse. Autre chose est la démarche de celui qui va se déplacer pour entendre les paroles qu̕il attend et qui vont l̕échauffer encore plus. Il y a là deux démarches très différentes. Dès 1680, Pierre Bayle remarquait dans les Pensées sur la comète (CLXXXI) que « les hommes ne vivent pas selon leurs principes » et observait : « si on me dit qu’ils étaient méchants parce que leur détestable théologie leur représentait les dieux comme capables de mille crimes, je demande d’où vient donc qu’il y a eu tant d’honnêtes gens parmi les païens et qu’il y a tant de scélérats parmi les chrétiens [...] ? » Ce n̕est pas l̕étude des textes qui fait les convertis, c̕est l̕attente d̕une autorité, le désir, rarement déçu, de trouver un maître.
20La sacralisation des textes est un héritage des religions du Livre. Elle a imposé, entre autres, une conception extrêmement restrictive de la rigueur, abusivement limitée à la rigueur textuelle au détriment de la rigueur contextuelle. Si réduire un texte à l̕état de simple reflet est abusif (tel est le défaut de « l̕histoire des idées »), l̕ériger en cause efficiente l̕est bien davantage. Faire passer de cyniques exploitations politiciennes pour des incarnations est une des ruses, et non des moindres, auxquelles les pouvoirs antidémocratiques ont recours pour flatter et abuser, notamment, certains intellectuels.
Mots-clés éditeurs : responsabilité politique, textes religieux, compelle intrare
Date de mise en ligne : 22/03/2020
https://doi.org/10.3917/lp.388.0089Notes
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Dans La Mise en scène de la vie quotidienne 1, p. 80 sq., Erwin Goffman en fait une intéressante catégorisation.