Notes
-
[1]
Yves Vargas, Rousseau l’avortement du capitalisme, Delga, 2014, 310 pages, 18 €.
-
[2]
Cf. Y. Vargas, « L’unité du rousseauisme », La Pensée, n° 290, nov.-déc. 1992 (repris dans Pense[R] Rousseau, Le Temps des cerises, 2005, p. 105-124).
-
[3]
Rousseau, l’avortement…,O.C. p. 214
-
[4]
Ibid., p ; 203
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Cf le chapitre « Marx et Rousseau », ibid., p 223-243.
-
[7]
Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, Hachette, 1872.
-
[8]
Ibid., livre I chap. 1.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Par exemple : les vices privés source des vertus publiques
-
[11]
Jean-Jacques Rousseau. L’Avortement du capitalisme, O.C. p. 269.
-
[12]
O.C., p. 295.
-
[13]
O.C. p. 297.
-
[14]
Selon la formule par laquelle Althusser caractérisa l’idéologie.
-
[15]
Chapitre « La politique par ailleurs », op. cit., p. 122.
1Rousseau dans son génie philosophique, dans sa rigueur conceptuelle, donc dans sa solitude théorique profonde, telle est la figure qu’Yves Vargas s’attache depuis plusieurs décennies à révéler, à dégager de la gangue des méprises bienveillantes ou hostiles qui ont altéré depuis deux siècles et demi le visage du penseur de la dénaturation des hommes. Mais rendre à Rousseau sa pleine dignité philosophique, ce n’est pas seulement faire œuvre d’historien, c’est avant tout, montrer en quoi cette pensée éclaire notre douloureux présent d’une lumière inédite, parfois crue ou aveuglante, plus souvent rasante et indiscrète, du moins pour ceux qui ne désespèrent pas de la pensée elle-même. En ce sens le dernier ouvrage de l’auteur, Jean-Jacques Rousseau l’avortement du capitalisme constitue une synthèse et un aboutissement, mais il nourrit, aussi et surtout, une nouvelle approche du marxisme et de la pensée matérialiste contemporaine.
2Dire que Rousseau est pleinement, profondément, constamment philosophe pourrait sembler banal ; il n’en est rien ; on lui en conteste souvent le titre ; on concédera que l’auteur du second Discours, de Du contrat social est un penseur politique important, quoique suspect, mais sans grand rapport avec l’auteur de La Nouvelle Héloïse au succès mondain si éclatant, ni avec le personnage trouble qui se met à nu dans Les Confessions. On abandonnera aux littéraires les charmantes Rêveries du promeneur solitaire, et aux pédagogues en mal d’inspiration novatrice l’intimidant monument de l’Émile.
3Contre cette mise à la découpe, Y. Vargas défend depuis toujours l’unité du rousseauisme [2], fidèle en cela à la lettre des textes : « toutes mes idées se tiennent » dit Rousseau. Cette unité est celle d’une pensée, d’un système philosophique dans lequel l’exigence de cohérence interne précède et accompagne l’autre, celle de l’adéquation, de l’ajustement au réel. Mais chez Rousseau plus que chez d’autres, ce statut proprement philosophique du propos ne se livre pas spontanément au lecteur paresseux ou pressé. Il ne se découvre que par un travail de déchiffrement particulier, constitutif de la pensée philosophique elle-même. Sur ce terrain de la lecture des philosophes, Y. Vargas a toujours reconnu ce qu’il devait à Louis Althusser ; pour autant, il ne manque pas de remarquer que celui-ci, dans ses analyses et ses cours sur Rousseau, n’est pas toujours allé au bout de sa propre démarche, ignorant délibérément des pans entiers de l’œuvre.
4La théorie chez Rousseau ne se présente pas toujours dans le harnachement bien identifiable d’une terminologie de spécialiste reconnu de ses pairs. C’est que Rousseau dans son temps est seul : « moi seul je sens mon cœur ». Seul non pas psychologiquement, ni même socialement, mais théoriquement. Rousseau n’a pas de confrères ; il se découvre d’ailleurs souvent de faux frères, Hume, Diderot, la « coterie holbachique », plus dangereux sur le terrain de la pensée que des ennemis déclarés. La critique du despotisme devrait le rapprocher des progressistes de son temps, de cette pensée des Lumières dont l’hégémonie est déjà avérée dans les salons intellectuels : elle impose comme des évidences ses catégories et ses thèses : état de nature, droit naturel, contrat social dans le contexte d’une célébration des temps nouveaux, des nouvelles richesses, du commerce cosmopolite et des pouvoirs éclairés… Rousseau n’est pas à l’aise dans ce monde ; « son cœur murmure » face à la nouvelle misère paysanne, aux nouvelles élites si contentes d’elles-mêmes, si confiantes dans les promesses tapageuses de l’époque, mais aveugles face aux perspectives réelles du temps. Pour Rousseau, l’histoire a mal tourné depuis toujours, et les novations de son temps, bien loin d’offrir une perspective de régénération, aggraveront encore la dénaturation de l’humanité. Son projet est de penser l’humain dans toutes ses dimensions, dans sa vérité anthropologique méconnaissable, dans sa dignité politique bafouée, dans sa moralité égarée. Il doit pour cela élaborer une pensée radicalement autre, un outillage conceptuel inédit dans un double écart aux idées de jadis et aux catégories contemporaines, au théologico-politique de Bossuet, et au discours du jusnaturalisme par exemple.
5L’originalité et la difficulté d’une telle entreprise de démarcation philosophique apparaît clairement dans le chapitre que Y. Vargas consacre à la question du droit naturel chez Rousseau. Il y met en évidence la singularité de cette pensée confrontée au problème du fondement de la loi et de la légitimité des pouvoirs, son effort pour échapper à l’alternative classique droit naturel/droit positif. Ou sur d’autres terrains à l’alternative mécanisme/finalisme. Mais plus profondément encore, il dégage de nouvelles modalités du travail conceptuel chez Rousseau. Si le concept est un outil de la pensée, une pensée novatrice doit élaborer ses propres outils ; mais le questionnement proprement philosophique rencontre le problème des moyens de cette élaboration : quel outillage pour fabriquer l’outil, quelle idée de l’idée ? Cette interrogation n’ouvre pas sur une régression à l’infini. S’il faut un marteau pour forger un marteau, comme le disait Spinoza, on n’est pas face à une aporie puisque le marteau existe effectivement grâce à un travail de tâtonnement qui a façonné l’objet en même temps que les moyens de sa fabrication.
6C’est ainsi que la narration rousseauiste dissimule souvent dans ses replis des constructions théoriques dont la profondeur excède infiniment le recours habituel aux métaphores et autres allégories. Le sauvage dans sa forêt profonde, le gouverneur, double insaisissable d’Émile, le mystérieux législateur du Contrat, autant d’opérateurs philosophiques donnant à penser et à juger ce qui est. Le premier texte de l’ouvrage Les Femmes de Rousseau expose à partir du cas de « la femme », le processus d’élaboration du dispositif théorique qui permet à Rousseau, notamment dans l’Émile, de penser le passage de la nature à la sociabilité : « outil, théorie, analyse du réel, voilà les trois moments qui constituent la démarche de Rousseau ». Quand la narration évoque la femme, il peut s’agir selon le lieu et le moment de la « femme-outil » dont l’absence et l’indétermination éveillent l’homme naturel à la sociabilité, de la « femme théorique » conforme à l’exigence de socialisation qu’elle porte ou de la « femme réelle » plus ou moins affectée par le processus de dénaturation. Cette lecture qui donne par exemple à l’Émile sa véritable dimension d’anthropologie philosophique a aussi accessoirement le mérite de renvoyer à l’anecdotique ou à la méconnaissance nombre de considérations sommaires sur la femme selon Rousseau.
7Ce schème de production théorique est donc à l’œuvre chez Rousseau face à des problèmes très divers, comme Y. Vargas l’a montré dans d’autres ouvrages. Sa souplesse réelle n’exclut pas cependant quelques constantes majeures ; dans tous les cas, il s’agit de rendre raison du réel en termes de causalité. Pour Y. Vargas, la question de la causalité constitue la pierre de touche et la mesure de la tenue d’une pensée qui se veut philosophique, et c’est sur ce terrain qu’on peut ensuite apprécier son caractère matérialiste ou idéaliste. Rousseau déploie dans ses œuvres une grande variété d’analyses tendant à éclairer l’histoire de l’espèce humaine, le procès de socialisation et de dénaturation des hommes, l’institution du despotisme, la perte de la liberté. Tout son génie se déploie alors dans la saisie de causalités complexes, multiples, « entortillées » voire retorses comme le dit Y. Vargas. Pour lui, lorsque Rousseau affronte véritablement la question de la causalité, il raisonne presque toujours en matérialiste conséquent.
8Deux textes de l’ouvrage mettent particulièrement en évidence à partir du cas de Rousseau l’enracinement du principe de causalité sous toutes ses formes, dans le sol de l’ontologie. Le premier repère dans son œuvre le recours récurrent à l’action de « causes insensibles » dont l’efficience indiscutable se révèle après coup au terme d’un processus inaperçu. Le second identifie chez Rousseau à partir de ses réflexions sur la causalité un ensemble de thèses constitutives d’un « matérialisme hypothético-émergent » qui n’est pas sans rapport avec ce « matérialisme de la rencontre » dont L. Althusser discernait le courant souterrain dans la philosophie.
9Qu’il s’agisse du glissement d’un peuple vers l’acceptation de la tyrannie, de la génèse des sentiments humains, de l’établissement des mœurs, et même de l’hominisation dans son ensemble, la figure de la causalité insensible, lente, graduelle, est convoquée par Rousseau pour penser l’émergence de la nouveauté dans le monde des hommes en évitant le double recours aux principes du finalisme spiritualiste et de la déduction naturaliste. Il s’agit par exemple de penser le fait avéré du langage sans lui assigner une origine spirituelle et d’écarter l’aporie des commencements opposée à la thèse naturaliste classique. Pour autant un discours causal ne saurait se contenter de constater les choses, il doit les éclairer véritablement dans leur genèse. Le recours aux causes insensibles ne doit pas constituer un procédé purement rhétorique, un artifice destiné à habiller l’ignorance sans profit pour l’esprit « en abandonnant le lecteur dans la nuit des siècles où toutes les vaches sont noires » [3]. « Mais ce n’est pas le cas », écrit Y. Vargas.
10Pour le prouver, il entreprend de dégager chez Rousseau une théorie de la causalité que celui-ci n’a pas exposée de façon systématique, mais qui sous-tend ses analyses les plus fécondes, conférant à sa philosophie ce caractère matérialiste que lui-même n’a jamais revendiqué explicitement. Rousseau aurait, plus et mieux que d’autres, pensé la causalité historique et anthropologique en termes matérialistes. Il aurait offert à cette pensée un héritage dont le marxisme classique, pas plus que ses contemporains, n’auraient mesuré l’importance et la fécondité.
11Les thèses ici énoncées touchent aux interrogations philosophiques les plus fondamentales. La première pose le principe de l’émergence selon lequel « il y a plus dans l’effet que dans la cause [4] ». Formule qui rompt certes avec l’un des axiomes de la métaphysique thomiste ou cartésienne, mais aussi avec une certaine tradition matérialiste et scientifique. L’explicitation du principe radicalise encore le propos : « L’effet doit être indépendant de la cause qui l’a produit [5] » ; dire qu’un effet est indépendant de sa cause constitue assurément un paradoxe. Mais cette indépendance signifie que l’effet produit « s’établit » dans son être propre avec ses propres lois. Ce qui s’institue ainsi n’est donc pas déductible de sa cause : ainsi par exemple dans le cas du pacte social, le peuple politique avec ses droits émerge soudain du jeu des forces qui constitue pourtant la base de son engendrement. Pour qu’un effet excède ainsi ses causes, il faut donc que s’opère un saut ontologique, il faut passer d’un plan de l’être à un autre. Si l’émergence est le principe causal propre à la pensée matérialiste, peut-on préciser son mode opératoire ? On pourrait convoquer ici le procès dialectique, pas en termes hégéliens puisque le temps ne fait alors que déployer les potentialités enveloppées dans l’absolu de la substance. On évoquera donc la dialectique matérialiste ; mais il semble bien qu’on ne trouve rien de tel dans les analyses de Rousseau quoi qu’Engels ait pu déclarer sur ce point [6]. Ignorant la contradiction, l’émergence selon Rousseau fonctionne au multicausalisme : une cause n’agit jamais seule ; elle en rencontre d’autres qui la modifient et concourent à produire ce qui sans cela n’aurait jamais vu le jour. Le paradigme ici n’est pas celui de la composition des forces calculables et prévisibles géométriquement : la rencontre n’est pas composition. C’est ainsi que malgré la perfectibilité l’homme aurait pu rester indéfiniment cet animal stupide et borné si des circonstances particulières absolument imprévisibles, mais pensables après coup, n’avaient contribué à donner à sa sociabilité possible sa réalité. Pour parler en termes aristotéliciens, la perfectibilité est le ce sans quoi rien n’aurait pu s’accomplir de la destinée historique effective de l’humanité, mais on peut dire la même chose de toutes les circonstances qui ont permis l’émergence de l’effet. En ce sens dans cette approche, il n’existe que des causes matérielles, lesquelles ne sont pourtant le réceptacle d’aucun projet.
12Peut-on dire alors que l’effet est déterminé par sa cause ? Faut-il dans un esprit bachelardien dire que le déterminisme fonctionne de façon régionale et exclure cette catégorie de toute théorie qui cherche à éclairer les rapports entre des plans ontologiques distincts, ce qui constitue l’essentiel des interrogations de Rousseau ? Théoriser ainsi le rapport de causalité, n’est-ce pas aussi opérer une certaine rupture avec Spinoza ? L’axiome III du livre I de l’éthique énonce : « D’une cause déterminée que l’on suppose donnée, suit nécessairement un effet ». Si la perfectibilité est bien une cause, comment peut-elle ne produire aucun effet ? Peut-on nier qu’elle soit donnée ?
13Ce principe d’émergence appuyé sur la rencontre d’une pluralité de causes indépendantes relevant de plans de réalité différents voire hétérogènes semble en revanche anticiper sur les analyses de Cournot un siècle plus tard dans ses Considérations [7] : « le fait naturel ainsi établi ou constaté consiste dans l’indépendance mutuelle de plusieurs séries de causes et d’effets qui concourent accidentellement à produire tel phénomène, à amener telle rencontre, à déterminer tel événement, lequel pour cette raison est qualifié de fortuit […] les mêmes considérations sont applicables dans l’ordre des faits historiques » [8]. L’expression « série causale » ne doit pas être entendue de façon restrictive ; il s’agit bien de la rencontre de chaînes très hétérogènes : « partout dans l’univers, la nature nous offre le contraste de la loi et du fait, de l’essentiel et de l’accidentel ». Ces rencontres donnent à la condition humaine sa dimension proprement historique. Bien qu’il pense cette question sous la catégorie du hasard, Cournot, comme Rousseau, ne renonce en rien aux exigences de la raison causale : « remarquons bien que l’idée d’un fait accidentel n’implique pas l’hypothèse absurde d’un effet sans cause » [9]. Comme Rousseau, il s’attache aussi à ménager une place honorifique à la providence divine : de cette analyse « il ne s’ensuit pas que Dieu n’ait pu faire sortir toutes ces combinaisons d’un même décret initial ». On ne saurait cependant pousser plus loin le parallèle : le hasard chez Cournot ne possède nullement la puissance d’engendrement de la causalité émergente qu’on voit chez Rousseau ; son projet vise d’ailleurs à en réduire l’emprise sur divers terrains et il déplore le fait que la politique résiste obstinément à cette entreprise d’assainissement dont le progrès des sciences constitue à la fois le fruit et le modèle.
14Les outils et les armes théoriques dont Rousseau s’est doté lui ont-ils permis de saisir la vérité historique de son temps ? À cette question fondamentale répond le dernier texte de l’ouvrage, celui qui lui donne son titre, Rousseau avorteur du capitalisme. Cet intitulé bizarre suggère d’emblée plusieurs choses : d’abord que Rousseau a bien identifié le capitalisme en gestation comme réalité nouvelle et essentielle de son époque ; ensuite qu’il a jugé l’enfant à naître indigne de vivre ; enfin qu’il a échoué dans sa tentative de mise à mort.
15Y. Vargas confronte Rousseau aux critiques, notamment marxistes, qui lui reprochent de « n’avoir ni vu ni compris le sens historique du capitalisme naissant », ou d’en avoir sous-estimé pour la société le caractère progressiste, voire révolutionnaire ; ce qui l’aurait conduit à un passéisme moralisateur, à la nostalgie inconsistante d’une paysannerie d’opéra. Au reproche d’attachement à un passé révolu répondent de façon définitive les multiples passages dans lesquels Rousseau développe les raisons de son hostilité radicale à la « féodalité », ce terme général désignant à l’époque les sociétés fondés sur les privilèges nobiliaires, l’arbitraire du pouvoir et l’ignorance du peuple.
16Mais ces pages éclairent surtout de façon novatrice un aspect très méconnu de la pensée rousseauiste, la critique constante, approfondie, théoriquement très étayée de la pensée de Mandeville et de son œuvre majeure La fable des abeilles dont Rousseau a pris connaissance entre la rédaction des deux Discours. S’il le place à la hauteur de Hobbes penseur cohérent du pacte de soumission et de son État, c’est que Rousseau a reconnu en Mandeville le vrai penseur de la société capitaliste naissante dans ses aspects économiques et anthropologiques les plus fondamentaux, ce qui avait échappé à la plupart de ses contemporains qui s’arrêtaient au caractère cynique et provocateur de son discours [10] sans percevoir en quoi il dénudait et énonçait les conditions effectives de la croissance effrénée de la nouvelle économie et de l’émergence de la nouvelle humanité qui lui était nécessaire. Y. Vargas présente avec une clarté sans réplique les thèses essentielles de cette pensée que Rousseau déclarait dangereuse et même épouvantable. Avec Mandeville, « la nouvelle société trouve son assise philosophique sur une anthropologie du désir contre le besoin, sur la promotion de l’imagination, de l’amour-propre, du bonheur consumériste, et sur une sociologie de la fracture de l’espèce humaine divisée entre des jouisseurs oisifs et des travailleurs misérables » [11]. Il montre comment à partir du second Discours Rousseau, d’œuvre en œuvre, développe sur tous les plans une réplique approfondie à l’argumentaire d’un penseur dont il a mesuré la puissance et l’intelligence. L’ensemble de ces réponses constitue bien une critique de ce nouveau « système de finance » dont les effets altèrent toujours davantage la figure d’une humanité malade, corrompue et vouée, si ce système s’enracine, au despotisme politique et au malheur. Reprenant point par point les thèses de l’adversaire, Rousseau s’attache surtout à poser les bases d’une anthropologie radicalement différente : le rapport à Mandeville éclaire tout particulièrement le projet de l’Émile. Sur un plan pratique, Y. Vargas montre comment Rousseau, de façon inattendue, dans ses écrits sur la Corse et la Pologne, suggère des mesures politiques concrètes destinées à enrayer l’essor du « système » en jouant sur les passions qui le nourrissent, l’amour-propre et la vanité ; une lourde fiscalité sur les biens ostentatoires des riches les appauvrira progressivement et inversera le courant migratoire qui conduit les paysans vers les villes et la misère.
17On pouvait ainsi espérer tuer le monstre encore dans l’œuf. Si l’échec est patent, on ne saurait en tout cas incriminer ici la cécité de Rousseau. Pour autant, si pertinente que soit sa critique du « système de finance », on ne saurait enrôler Rousseau sous la bannière du matérialisme historique : « l’économie n’est pas pour Rousseau un procès sans sujet, une seconde nature qui établit mécaniquement la sphère de ses lois » [12]. Il n’a pas compris « comment la logique du profit structure toute la société et tous les rapports humains » [13]. Le système s’établit selon lui du fait de la cupidité des riches, mais aussi des passions vicieuses qui corrompent le peuple ; il ignore les catégories de classe sociale, d’exploitation. Les riches plus que la richesse constituent pour lui le problème, dit Yves Vargas.
18Cependant à travers sa lecture de Mandeville, Rousseau a identifié le rôle structurant et nécessaire de l’imagination, du désir, de la vanité dans le fonctionnement de la société nouvelle. Le sujet anthropologique hanté par l’amour-propre n’est pas une illusion ; il est au cœur de l’idéologie comme instance réelle et incontournable de la totalité sociale en gestation. Si le capitalisme n’est pas né d’un complot des riches, la logique de l’accumulation ne peut faire l’économie de ce « rapport imaginaire aux rapports réels » [14] dont les passions et les sentiments présentent la face visible. Sous le nom de modernité, cette logique qui n’est rien moins que conservatrice ne cesse de proposer et d’imposer sur le terrain des mœurs ces avancées sociétales auxquelles tout progressiste est sommé de souscrire au nom de la liberté et de la ruine nécessaire des tabous qui corsettent encore la société. Pourtant quand il s’agit du droit du travail, de la fiscalité, des droits sociaux, on se défie à juste titre des arrière-pensées des réformateurs libéraux qui se donnent comme les véritables révolutionnaires en se réclamant parfois du progressisme de Marx dans son rapport au rôle historique de la bourgeoisie. Sur ce dernier point, Y. Vargas remet les pendules à l’heure.
19Rousseau n’a donc pas été, à la différence de nombre de ses contemporains penseurs, fasciné par le développement du commerce international, par le luxe, par l’opulence ostentatoire, par la formidable puissance des nations nouvellement enrichies. Il n’a pas cru aux promesses de pacification et de bonheur qui accompagnaient ce processus. Car il a, dans la théorie et dans la pratique, toujours fait le choix du peuple. Y. Vargas éclaire la question du peuple chez Rousseau dans deux textes de l’ouvrage : « il est le premier philosophe qui établit le peuple comme sujet politique » [15]. Il ne faut pas méconnaître la radicalité de cette thèse : Rousseau fait du peuple souverain l’instituteur de la politique par l’acte même de son auto-institution comme peuple. La politique et la loi n’existent que par lui, dans sa volonté effectivement exprimée. D’où le rapport paradoxal du peuple ainsi conçu à la politique ; le peuple n’est pas dans la politique ; il ne fait pas de politique ; il ne gouverne pas ; mais il surgit de façon décisive, rare et imprévisible, émergeant d’un ailleurs qui se donne empiriquement comme une absence, mais qui constitue en fait le foyer vivant de la démocratie. Cette idée du peuple chez Rousseau est conceptuellement solidaire des notions de nation et de patrie, trois catégories aujourd’hui frappées de suspicion par les zélateurs de la mondialisation capitaliste. Populisme, nationalisme, xénophobie, les trois facettes du mal politique sont d’ailleurs par certains explicitement référées à Rousseau comme à celui qui aurait ouvert le chemin historique vers la terreur, voire vers le totalitarisme étatique.
20Rousseau ne pense pas ici un peuple imaginaire, ni un peuple idéalisé. Il s’agit bien du peuple réel, que l’histoire donne à voir de façon incontestable a posteriori, mais que le présent ne révèle qu’à demi dans le contexte de la lutte et des crises politiques. Cette pensée du peuple est donc théoriquement solidaire du matérialisme de l’émergence pratiqué par Rousseau dans son approche de l’histoire humaine. On comprend mieux en quoi il n’est pas historiciste au sens classique du terme. Cette pensée interdit de faire fond sur la représentation d’un enchaînement nécessaire et irrésistible des formations sociales qui conduirait, même à travers les tragédies, l’humanité sur l’unique chemin possible. Cela l’oppose-t-il à Marx ? La question est ouverte depuis longtemps : le marxisme n’est pas un historicisme, disait L. Althusser.
21L’ensemble de ces analyses ouvre enfin vers un autre questionnement fondamental seulement esquissé dans l’ouvrage, celui de la morale : Rousseau moraliste, le matérialisme et la moralité. Il ne faut pas confondre morale et politique, rappelle Y. Vargas. « Ceux qui voudront traiter séparément la morale et la politique n’entendront jamais rien à aucune des deux », écrit Rousseau au livre IV de l’Émile.
22La révolte morale de Rousseau contre le « système de finance », du salarié contre la cupidité des prédateurs financiers, contre les profits indécents n’est-elle que l’expression d’une conscience politique pauvre, engluée dans quelque tabou passéiste hérité du passé religieux du sujet ? Faut-il, quand on pense en matérialiste, faire de la moralité une option particulière relevant de conditions historiques provisoires et finalement de la subjectivité privée ? Ou bien est-il possible de lui assigner un fondement hors de l’empiricité sans faire retour à un idéalisme de type kantien ? Ne peut-on pas avancer l’idée que le Rousseau matérialiste, donc pas celui du vicaire savoyard, nous invite à fonder la moralité dans la réalité du peuple tel qu’il le conçoit ? Son « ailleurs » n’est pas un transcendantal de type kantien ; ce n’est pas non plus une donnée empirique. Quand le peuple à travers le pacte s’auto-institue et institue la politique, ne s’institue-t-il pas aussi comme sujet moral ? L’égalité et la réciprocité totale dans le don de soi, cause et condition parmi d’autres de la sortie hors du jeu des forces, ne représentent-elles pas la manifestation première d’une souveraineté morale distincte de la souveraineté politique et pourtant non séparée d’elle ? L’attachement profond du peuple à un ensemble de valeurs et de vertus que Georges Orwell par exemple appelait common decency trouverait ainsi son assise philosophique. Cette exigence de la vertu que les révolutionnaires les plus conséquents ont toujours rencontrée, que la république revendique, qui est souvent caricaturée et dénaturée trouve peut-être chez le penseur ami du peuple sa première théorisation matérialiste.
Notes
-
[1]
Yves Vargas, Rousseau l’avortement du capitalisme, Delga, 2014, 310 pages, 18 €.
-
[2]
Cf. Y. Vargas, « L’unité du rousseauisme », La Pensée, n° 290, nov.-déc. 1992 (repris dans Pense[R] Rousseau, Le Temps des cerises, 2005, p. 105-124).
-
[3]
Rousseau, l’avortement…,O.C. p. 214
-
[4]
Ibid., p ; 203
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Cf le chapitre « Marx et Rousseau », ibid., p 223-243.
-
[7]
Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, Hachette, 1872.
-
[8]
Ibid., livre I chap. 1.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Par exemple : les vices privés source des vertus publiques
-
[11]
Jean-Jacques Rousseau. L’Avortement du capitalisme, O.C. p. 269.
-
[12]
O.C., p. 295.
-
[13]
O.C. p. 297.
-
[14]
Selon la formule par laquelle Althusser caractérisa l’idéologie.
-
[15]
Chapitre « La politique par ailleurs », op. cit., p. 122.