Notes
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[1]
Les références aux œuvres de Kant sont celles de l’Akademie Ausgabe, désignée par le sigle « AK », suivi du volume et de la page. Pour la Critique de la raison pure nous signalons, en plus, la pagination de la première (1781) et de la seconde (1787) éditions. Nous suivons, en général, la traduction des Œuvres philosophiques de Kant, dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard). Nous avons aussi consulté les traductions suivantes : Histoire générale de la nature et Théorie du ciel, Vrin, 1984 ; Opuscules sur l’histoire, Flammarion, 1990 ; Critique de la raison pure, Flammarion, 2006 ; Opus postumum, PUF, 1986 ; Abrégé de philosophie, Vrin, 2009 ; Correspondance, Gallimard, 1991.
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[2]
CRP, B XVI ; AK III 12.
-
[3]
Réflexions 1152, AK XV 510, et 1496, AK XV 764.
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[4]
Réflexion 1520, AK XV 859.
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[5]
Réflexion 1438, AK XV 628.
-
[6]
Hermann Cohen, La théorie kantienne de l'expérience, Cerf, 2001, p. 589.
-
[7]
Jacques D’Hondt, « Kant et la Révolution française », in Philosophie politique, n° 2, 1992, p. 39.
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[8]
Alexis Philonenko, Études kantiennes, Vrin, 1982, p. 68.
-
[9]
Alexis Philonenko, La théorie kantienne de l’histoire, Vrin, 1986, p. 7.
-
[10]
AK I 287.
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[11]
AK XXI 580.
-
[12]
AK II 434.
-
[13]
AK VIII 175.
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[14]
AK VIII 177.
-
[15]
AK IX 304.
-
[16]
AK VII 327. Dans l’Opus postumum Kant attribue la création de nouvelles espèces (y incluant celle de l’homme) à de grandes révolutions de la nature (Revolutionen der Natur, AK Χ241), tout en laissant ouverte la possibilité d’une nouvelle Erdrevolution et de la transformation consécutive de la vie organique de la planète (AK 212).
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[17]
Cf. aussi Des différentes races humaines, AK II 438 ; Compte rendu de l’ouvrage de Herder, AKVIII 46 ; Géographie physique, AKΙIX 191, 271, 301, 375 ; Opus postumum, AK XXI 213-215.
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[18]
Correspondance, AK X 237.
-
[19]
AK II 447.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
AK II 449.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
AK IX 441.
-
[24]
AK II 449.
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[25]
Ibid.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Johann Bernhard Basedow, Elementarwerk, Leipzig, 1785, p. V ; traduction française : Manuel élémentaire d’éducation, Dessau, 1774, p. XIV.
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[28]
Ibid. p. VI ; trad. fr., p. XV.
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[29]
« Der sichere Gang (ou Weg) einer Wissenschaft ». Le syntagme, énoncé à la toute première phrase de la préface (B VII), se répète plusieurs fois tout au long du texte mis en tête de l’édition définitive de la CRP. Cf. en particulier B IV ; AK III 11.
-
[30]
CRP, B VII ; AK III 7.
-
[31]
Prolégomènes, AK IV 371 : « Metaphysik muß Wissenschaft sein, […] sonst ist sie gar nichts ».
-
[32]
CRP, B 128 ; AK III 106.
-
[33]
CRP, B XVI ; AK III 12.
-
[34]
CRP, B XVIII ; AK III 13.
-
[35]
Cf. respectivement, pour la mathématique et la physique : CRP, B XI et XII ; AK III 9 et 10.
-
[36]
CRP, B XVI ; AK III 11.
-
[37]
CRP, B XVII ; AK III 9.
-
[38]
CRP, B XIII-XIV ; AK III 10.
-
[39]
CRP, B XVI ; AK III 11.
-
[40]
CRP, B XIX ; AK III 13.
-
[41]
CRP, B XVIII ; AK III 13.
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[42]
CRP, B XXII ; AK III 15.
-
[43]
CRP, A 855/B 883 ; AK III 551.
-
[44]
Jacques D’Hondt, « Kant et la Révolution française », op. cit., p. 42.
-
[45]
CRP, B XI ; AK III 9.
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[46]
Ibid. : « le souvenir du changement [das Andenken der Veränderung] opéré par le premier pas accompli dans la découverte de cette nouvelle voie [neuen Weges] doit avoir paru extrêmement important aux mathématiciens et devint pour cela inoubliable [unvergeßlich]. »
-
[47]
CRP, B XIII ; AK III 10.
-
[48]
CRP, B XV-XVI ; AK III 11-12.
-
[49]
Cf. Religion, AK VI 36-37.
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[50]
Religion, AK VI 46.
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[51]
Religion, AK VI 47.
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[52]
Ibid.
-
[53]
Ibid.
-
[54]
Religion, AK VI 48.
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[55]
Religion, AK VI 47.
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[56]
Religion, AK VI 48.
-
[57]
Ibid.
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[58]
Ibid.
-
[59]
CRP, A 299/B 356 ; AK III 238.
-
[60]
CRP, B XIIΙ ; AK III 10.
-
[61]
Abrégé de philosophie, AK XXIX 24.
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[62]
CRP, B XXII ; AK III 15.
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[63]
Métaphysique des mœurs, AK VI 404.
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[64]
Ibid.
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[65]
Correspondance, AK X 234.
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[66]
CRP, A 852/B 880 ; AK III 550.
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[67]
Anthropologie, AK VII 229.
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[68]
Correspondance, AK X 57.
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[69]
Je tiens à remercier Antonios Kalatzis, pour ses remarques précieuses ; Georges Faraklas, qui a lu et corrigé soigneusement le texte ; et Jean-François Kervégan, qui a stimulé ce travail.
1Quel est le statut de la Revolution dans la philosophie théorique et pratique de Kant ? Telle nous paraît être, dans sa généralité, la question préliminaire à tout examen qui est censé circonscrire et spécifier la place de différentes variantes de la Revolution dans l’œuvre kantienne. Partant, y aurait-il quelque loi qui y commanderait les diverses apparitions signifiantes de la Revolution, ou quelque unité qui s’en dégagerait à quelque niveau que ce soit, matériel ou formel, et dont le repérage et la formalisation seraient nécessaires avant de et pour aborder son usage spécifique et varié ? Ou s’agirait-t-il plutôt d’une simple homonymie, d’une ressemblance extérieure et morte, dépourvue de la moindre consistance d’ordre sémantique, fonctionnel ou autre, qui n’entretiendrait aucun rapport essentiel avec la rationalité et la systématicité propre au kantisme ? Dans ce qui suit nous essaierons d’esquisser à grands traits la figure d’une réponse devant ce dilemme, en optant pour la première partie de l’alternative. Dans un premier temps nous tenterons de cerner le vide que l’absence d’un regard systématique et unitaire sur la Revolution creuse sur le corps des études kantiennes. Ensuite, nous allons observer l’apparition du terme en des lieux significatifs du texte kantien où se révèlent, de manière typique, le sens et la fonction de la Revolution. Enfin, nous y ajouterons quelques remarques qui font signe vers l’existence effective d’un concept de Revolution chez Kant et en suggèrent la portée et les enjeux [1].
L’ellipse de la Revolution
2à peine a-t-on pensé le sens et la fonction du terme de Revolution dans l’économie discursive de l’œuvre kantienne. Car, force est de l’admettre, à l’intérieur du kantisme on a toujours nié au terme de Revolution la dignité du concept. Non pas qu’il fût passé sous silence ; dans la vaste philologie kantienne le terme attira l’attention des interprètes au moins sous deux versions principales. Il y a, d’un côté, la fameuse révolution copernicienne, expression qui se réfère au changement de perspective – proposé par Kant dans la préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure [CRP] – concernant le rapport de la connaissance aux objets : désormais, ce sont les objets qui doivent se régler sur notre connaissance et non pas l’inverse [2]. La promotion du sujet connaissant au cœur de l’Erkenntnisproblem fut constitutive du projet critique à tel point que ce syntagme (Kopernikanische Revolution) qui, à coup sûr, ne relève pas de la plume du philosophe allemand, a fini par résumer l’essence même de l’ensemble de la démarche critique. De l’autre côté, il y a, dans l’espace des études kantiennes, cette autre version du terme, la Revolution au sens politique, voire au sens moderne du terme : la révolution tout court. Déjà, à partir du début des années 1770, le sujet de la révolution politique apparaît dans quelques réflexions sur l’Anthropologie où l’on voit Kant essayer d’esquisser une typologie du comportement politique en fonction du tempérament [3] ou de la race [4], ou encore faire l’éloge des révolutions de la Suisse, de la Hollande et de l’Angleterre qui sont « ce qu’il y a de plus important [das Wichtigste] ces derniers temps » [5]. Mais c’est le grand événement de la Révolution française qui suscita chez Kant une production théorique plus systématique, même s’il n’a jamais consacré un texte entier au seul sujet de la révolution et que celle-ci fut considérée surtout, mais pas seulement, dans le cadre de sa philosophie du droit. De nos jours, il s’est formé un consensus sapientum à ce sujet : quand bien même il se rallierait au contenu de la Révolution française – à ses idéaux –, Kant condamnerait sa forme, l’acte révolutionnaire.
3Néanmoins, cette réduction forcée et sans doute massive de la Revolution dans l’œuvre kantienne à ce double aspect – gnoséologique et politique – exerce, nous semble-t-il, tant sur la lettre que sur l’esprit du kantisme, une certaine violence herméneutique qui est d’autant plus gênante qu’elle empêche la clarification du sens et de la fonction du terme. En ce qui concerne ladite révolution copernicienne, toute la discussion a tourné plutôt autour du sens du caractère prétendument copernicien de cette révolution qu’autour du sens de la révolution en tant que telle. Il y aurait, comme disait Cohen, un « esprit [Geist] copernicien » [6] dans le kantisme : on se demande alors en quel sens le renversement proposé par Kant entre la connaissance et l’objet, faisant tourner l’objet autour du sujet, se rapporte à la démarche de Copernic dans son De revolutionibus, jusqu’à quel point on est en droit d’étendre l’analogie copernicienne ou si, au contraire, on devrait envisager dans ce tournant un geste profondément anti-copernicien, voire ptoléméen etc. De plus, cette référence constante à une révolution copernicienne dissimule le fait que dans la Préface de la seconde édition de la CRP le terme de Revolution a une tout autre portée que celle du renversement dit copernicien et elle finit par réduire celle-là à celui-ci. En ce sens, les philosophes allemands (Cohen, Cassirer, Kroner, Husserl, Heidegger etc.) sont plus prudents et plus rigoureux lorsqu’ils parlent non pas d’une Kopernikanische Revolution mais d’une Kopernikanische Wendung ou Drehung, permettant ainsi une démarcation nette entre, d’une part, la Revolution et, d’autre part, le tournant copernicien attribué au kantisme.
4Quant à la dimension politique du terme, il nous faut tenir compte du fait que le milieu intellectuel occidental de la deuxième moitié du xxe siècle fut envahi par un certain soupçon vis-à-vis de l’idée de révolution, du moins dans sa version de « grande révolution », dont le modèle fut primordialement la Révolution française (et, par la suite, la révolution russe de 1917). Certes, les ressorts et la forme de ce soupçon n’ont pas été homogènes, mais un certain abandon – historiquement déterminé – de l’idée classique de révolution fut de rigueur de tous les côtés de l’espace politique. Dans cet espace de pensée, une réflexion plus rigoureuse sur la Revolution chez Kant est rendue quasiment impossible, si tant est que le soupçon politique à l’égard de la révolution s’est transformé en une résistance philosophique qui a fonctionné au détriment d’une pensée de la notion de Revolution même là où le terme ne contient pas la moindre connotation politique. Dans son article « Kant et la Révolution française », se référant à ladite révolution copernicienne, Jacques D’Hondt se demande : « Kant, en 1787, choisit le mot révolution pour baptiser ce retournement fondamental de la vision philosophique. Peut-être aurait-il préféré un autre nom si sa découverte n’avait eu lieu qu’après 1789, quand cette appellation pouvait susciter tant de suspicion et d’hostilité. » [7] Ici, D’Hondt raisonne comme si, dans l’économie du texte kantien, le mot Revolution ne possédait aucune consistance conceptuelle, comme s’il ne s’agissait pas d’un terme qui, dans le discours de Kant, aurait un sens et une fonction précis ; ce serait plutôt un mot accessoire et interchangeable, un ornement qui n’aurait aucun rapport d’essence à la démarche kantienne et dont l’effacement laisserait intact l’essentiel de l’édifice critique. Alexis Philonenko va encore plus loin dans la même direction : Kant, nous dit-il, serait « un partisan acharné de la réforme » et ce réformisme acharné est « ce qui fait l’unité de ses écrits en dépit des divergences certaines ». Or Philonenko entend étendre ce jugement au-delà du champ juridico-politique pour recouvrir la totalité de la philosophie de Kant : « dans tous les domaines la philosophie kantienne est une philosophie de la réforme et l’on pourrait même aller jusqu’à parler de réforme copernicienne plutôt que de révolution copernicienne. » [8] Cette fois, l’usage du mot révolution n’apparaît pas seulement comme une addition supplémentaire, extérieure et inessentielle, mais comme un faux pas étranger à l’esprit de l’œuvre kantienne. Car, de l’avis de Philonenko, « l’attachement à la réforme et le refus de toute révolution » ne seraient, dans la pensée morale et politique de Kant, rien moins que des constantes [9].
La Révolution phénoménale
5à n’en pas douter, même s’il est vrai que la Revolution est un terme que Kant n’a jamais thématisé, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un concept opératoire qui intervient en des moments décisifs pour l’intelligibilité tant de la philosophie théorique que de la philosophie pratique. Certes, Kant a exploité dans son parcours presque toute la richesse sémantique du terme de Revolution et, comme c’est souvent le cas dans la philosophie transcendantale, celui-ci s’expose à une sorte d’amphibologie qu’il convient de résoudre. Il y a, d’une part, le sens phénoménal du mot – sens qui agit à deux niveaux : cosmologique et géologique. La première apparition du terme de Revolution dans l’œuvre kantienne date de 1755, année de parution de l’Histoire générale de la nature et Théorie du ciel, où le mot est utilisé pour désigner la rotation axiale de la lune [10]. Chose étrange, nonobstant le fait qu’après le De Revolutionibus Orbium Coelestium (1543) de Copernic la Revolutio avait acquis la valeur nominale d’un terme technique dans le domaine de l’astronomie (signifiant soit la rotation axiale, soit le trajet circulaire, le mouvement orbital et périodique autour d’un centre réel ou intelligible), c’est la seule et unique fois que le terme est utilisé dans un sens astronomique, non seulement dans l’œuvre précritique mais dans la totalité de l’œuvre publiée de Kant (les Werke), alors que même dans ses écrits privés (le Briefwechsel et le Nachlass), il faudra attendre l’Opus postumum afin de rencontrer, pour une deuxième et dernière fois, ce terme situé dans un contexte cosmologique (ayant encore le sens de rotation axiale) [11]. Par contre, le sens géologique du mot est beaucoup moins rare, ce qui n’est point inattendu vu que Kant a consacré, de 1756 à 1796, 49 cycles de cours à la géographie physique. Dans ce contexte, le terme n’a pas trait à quelque mouvement périodique, ni à une alternance répétitive, ni à un retour à la même place ; il s’agit plutôt d’une modification radicale de la nature, de ce « changement [Veränderung] de la forme de la Terre », par exemple, auquel Kant fait allusion dans les Différentes Races humaines [12]. Le sens de la Revolution comme Veränderung, dans le cadre de la géographie physique ou de l’histoire physique, revient constamment dans l’œuvre kantienne, souvent sous la forme d’Erdrevolution ou de Naturrevolution, afin d’indiquer les modifications de l’habitat terrestre. La quantité temporelle de ces modifications ne touche en rien l’usage du terme : soit elles apparaissent comme abruptes et violentes, comme par exemple dans l’Usage des principes téléologiques en philosophie, où Kant parle de « gewaltsame Naturrevolutionen » [13] et de « mächtige Erdrevolution » [14], soit il s’agit de changements qui ont lieu sur une longue période de temps : « Cette révolution [Revolution] dura parfois plusieurs siècles dans certaines régions » [15], écrit Kant dans la Géographie physique à l’occasion de la transition de la Terre d’un état initial chaotique, lorsqu’elle avait la forme d’une masse liquide où tous les éléments primordiaux (la terre, l’air, l’eau, etc.) étaient mélangés, à la forme finale de différenciation entre le sol et la mer. C’est aussi le cas des « großen Naturrevolutionen » qui apportent la création des nouvelles espèces naturelles et qui, probablement, ont conduit à la formation de l’homme à partir de l’orang-outang ou du chimpanzé, selon l’hypothèse lancée par Kant dans l’Anthropologie [16]. Quoi qu’il en soit, dans ce second groupe sémantique la Revolution détient le sens d’une modification, d’une transition d’un état initial à un état final par l’intermédiaire d’un événement ou d’un processus qui signale la rupture entre deux situations hétérogènes, et non pas celui d’une répétition perpétuelle d’un trajet préétabli ou d’une série de faits, comme d’un retour du même et au même. Il ne s’agit plus du temps circulaire des révolutions célestes mais du temps linéaire de l’histoire [17].
6Mais, d’autre part, il y a le sens intelligible du terme ; c’est lui et non pas son sens phénoménal qui, à l’intérieur du système critique, confère à la Revolution son statut de concept. C’est exactement ce que nous essaierons de montrer par la suite en avançant trois thèses : 1/ chez Kant, le signifiant de Revolution a le sens concret d’un véritable changement de principe ; 2/ l’adhésion de Kant à un philosophe à partir de principes et à une cognitio ex principiis introduit de façon nécessaire la notion de révolution ainsi conçue ; 3/ enfin, le terme répond à un problème délicat et, dans une certaine mesure, négligé du kantisme, celui de la genèse.
La Révolution intelligible
La Revolution en pédagogie
7C’est dans les deux courts articles que Kant a rédigés en 1776 et 1777 au sujet de l’Institut de Dessau, nommé Philanthropinum, inauguré par le pédagogue allemand J. B. Basedow, qu’apparaît expressément pour la première fois le statut conceptuel de la Revolution. C’est sans doute le recours proclamé de celui-ci à Rousseau et ledit respect de la nature dans le processus éducatif qui attirèrent l’intérêt de Kant sur cette « affaire dont l’idée seule soulève l’enthousiasme [das Herz aufschwellen macht] » [18]. En philosophe, Kant ne s’attarde pas sur les détails mais cherche à montrer la signification de Philanthropinum en isolant le principe qui l’anime. Le Philanthropinum, selon Kant, incarne « l’école authentique [ächte] qui convient tant à la nature qu’aux buts de la société civile » [19] et « inaugure un ordre absolument nouveau pour les affaires humaines » [20]. Qu’en est-il de cet ordre entièrement inouï ? D’après Kant, « maintenant il est clairement démontré que [les écoles européennes] étaient d’emblée complètement gâtées, puisque tout en elles travaille contre la nature » [21]. L’obstruction de la nature, voilà la source des maux chroniques de l’enseignement en Europe civilisée. Le problème n’a pas trait à des questions pratiques, concernant les infrastructures ou le personnel enseignant. La source du mal serait, plutôt, dans l’« organisation originaire [ursprünglichen Einrichtung] » des écoles et dans le principe qui guide leur méthode pédagogique, car celle-ci ne découle pas de la nature, au contraire, elle se contente d’imiter servilement des vieilles coutumes provenant d’un passé moins expérimenté [22].
8On ne saurait exagérer la place de l’éducation – quand bien même elle demeurerait à jamais un problème sans issue – dans la pensée de Kant sur l’homme : « L’homme est l’unique créature qui doive être éduquée » [23] ; c’est ainsi que commence la Pädagogik kantienne, en répétant un motif constant repris dans les textes sur le Philanthropinum : « nous, créatures animales, nous ne devenons des êtres humains qu’à travers l’éducation [Ausbildung]. » [24] C’est donc l’essence même de l’humanitas qui est mise en jeu : une autre méthode pédagogique montrant du respect pour la nature nous permettrait avant longtemps de créer « des hommes entièrement différents [ganz andere Menschen] » et de porter au jour leur disposition naturelle pour le Bien [25]. à ce point-là, Kant va utiliser un mot très puissant : ce qui se met en jeu dans la question de la pédagogie n’est rien moins que le salut (Heil) du genre humain. « Mais c’est en vain que l’on attendrait ce salut d’une progressive amélioration des écoles [einer allmählichen Schulverbesserung]. Il faut que les écoles soient entièrement reconstituées [umgeschaffen], si l’on veut espérer en voir sortir quelque chose de bon : c’est en effet qu’elles sont défectueuses dans leur organisation originaire et que les maîtres eux-mêmes ont besoin de recevoir une nouvelle formation. » Et Kant conclut : « Ce n’est pas une lente réforme [langsame Reform], mais seulement une rapide révolution [schnelle Revolution] qui peut opérer ce changement. Pour cela il suffira d’une seule école, organisée d’une nouvelle manière [von Grunde aus neu] selon une authentique méthode. » [26]
9Cet usage du terme de Revolution est nouveau dans les Vorkritischen Schriften. Ici Kant n’utilise pas le terme afin de se rapporter à l’ordre des phénomènes naturels : il ne s’agit ni du temps circulaire de la cosmologie ni du temps linéaire de l’histoire naturelle. En un certain sens, il ne s’agit plus de l’ordre de la temporalité ou, plutôt, de la phénoménalité en général. Car, cette fois, ce à quoi se réfère le terme de Revolution n’appartient pas, comme tel, à l’ordre sensible des phénomènes mais à l’ordre intelligible des principes. Le problème de l’éducation en Europe, prétend Kant, consiste en un problème de méthode : les instituts européens sont gâtés, originairement gâtés par le principe même qui commande leur méthode d’enseigner et anime foncièrement leur aménagement ; leur méthode méconnaît et entrave la nature, en répétant, sans critique, la routine léguée par un passé grossier. Kant reprend, assez fidèlement, le diagnostic de Basedow qui, en 1774, écrivait que « la manière d’enseigner presque partout en usage est encore fondée sur des constitutions [Verordnungen] et des coutumes [Gewohnheiten] qui nous viennent des siècles d’ignorance » [27]. Or, en ce qui concerne la remède, Kant radicalise, sinon la conception, du moins la rhétorique de celui-ci. Pour le perfectionnement des écoles, Basedow écrivait qu’il faudrait se consacrer « non pas à quelque mauvais replâtrage [unhaltbares Flickwerk] mais à une refonte complète [gänzliche Umschmelzung] » qui au bout de quelques années atteindrait son objectif [28]. Kant à son tour – on l’a vu – introduit le couple Reform/Revolution tout en optant pour la seconde, du moment que la perversion originaire du principe qui régit la méthode d’éducation rend inapplicable l’amélioration progressive des écoles. Car d’où viendrait cette amélioration sinon d’un autre principe juste, le principe du respect de la nature et de la disposition pour le Bien que celle-ci a insufflé à sa créature ? Le changement du principe, cependant, ne peut pas avoir lieu – pour des raisons de structure et d’essence – que comme Revolution et jamais comme Reform (car celle-ci amènerait à la question ci-dessus et à une régression à l’infini). Kant qualifie cette Revolution de schnelle (contrairement à la langsame Reform), puisqu’elle doit s’incarner dans une école et, du coup, s’incorporer dans l’ordre du temps. Mais elle appartient, en tant que telle, à une dimension purement intelligible : elle désigne le changement de principe.
10Tant le sens cosmologique que le sens physique du terme renvoyaient au registre de la phénoménalité, à l’ordre de l’espace et du temps : le premier afin de décrire le mouvement périodique des planètes dans l’univers et le deuxième afin de signaler les grands changements physico-géographiques qui adviennent au fil du temps. Or, les textes sur le Philanthropinum quittent le champ descriptif de l’intuition et réservent au terme un usage au niveau du monde intelligible. Il ne s’agit aucunement d’un usage circonstanciel, mais, comme nous tenterons de le montrer, d’une fonction typique du terme qui se répète en des moments décisifs de la philosophie théorique et pratique de Kant.
La Revolution théorique
11Quant à la philosophie théorique, la notion de révolution se fait jour dans un texte aussi crucial que la préface à la seconde édition de la CRP, où Kant nous introduit à la quaestio de la première Critique : comment faire en sorte que la métaphysique puisse prendre « le chemin sûr d’une science » [29] alors que son caractère inefficace indique que, pour l’instant, « elle n’est qu’un simple tâtonnement » [30]. La question de la scientificité n’est pas une question parmi d’autres ; elle est une question vitale pour la métaphysique : « Il faut que la métaphysique soit une science, […] sinon elle n’est rien. » [31] Le point d’appui sera alors recherché du coté de ce Factum que constitue « la réalité des connaissances scientifiques a priori que nous avons, à savoir la mathématique pure et la science générale de la nature » [32], puisque, en tant que connaissances rationnelles, elles permettent une « analogie » avec la métaphysique [33]. Tant la mathématique que la physique ont suivi le chemin sûr d’une science – la méthode [34] scientifique – grâce à une « révolution de la façon de penser [Revolution der Denkart] » [35] qui fut accomplie « d’un seul coup [auf einmal] » [36] et dont on devrait retenir deux traits au moins. En premier lieu, il est vrai qu’en l’espèce, la révolution prend la forme d’un renversement de la perspective gnoséologique habituelle. En mathématique, par le truchement de la première démonstration du triangle isocèle, on trouva que, « pour connaître sûrement une chose a priori, [on] ne devait attribuer à cette chose que ce qui résultait nécessairement de ce qu’[on] y avait mis [soi]-même, conformément à son concept » [37]. De même, « la physique est donc redevable de la révolution, si avantageuse dans sa manière de penser, à cette simple idée qu’elle doit, conformément à ce que la raison elle-même met dans la nature, chercher en celle-ci […] ce qu’elle doit en apprendre » [38]. Il faut toutefois se garder de l’assimilation précipitée de la Revolution der Denkungsart à ce renversement de perspective qu’on appelle, par coutume, copernicien. Le tournant copernicien, dans la seconde préface de la CRP, n’est en l’occurrence que la forme spécifique de la Revolution der Denkungsart ; mais celle-ci n’est point réductible à celui-là. En revanche, le terme de Revolution détient dans le texte une tout autre portée, ayant la signification précise de changement, ce qui explique le fait que les expressions Revolution der Denk(ungs)art, Umänderung der Denkart [39], et Veränderung der Denkart [40] y sont interchangeables. En particulier, la Revolution dénote l’introduction d’une « méthode de penser modifiée [die veränderte Methode der Denkungsart] » [41], un changement de méthode – c’est la CRP elle-même qui se veut « un traité de la méthode » en vue de « transformer la démarche [Verfahren] qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique » [42] – et, par voie de conséquence – puisque la méthode n’est qu’« une démarche procédant d’après des principes [ein Verfahren nach Grundsätzen] » [43] –, un changement de principe. C’est pourquoi, en second lieu, on ne peut pas suivre Jacques d’Hondt lorsqu’il prétend que Kant ne retient de la notion de révolution que la forme ou le moment de renversement pur, susceptible d’une répétition indifférente et indéfinie [44]. Car il n’est pas permis de supposer que la révolution de la manière de penser consiste purement et simplement en n’importe quel renversement de perspective. Il doit être accompagné de l’illumination nécessaire devant nous permettre de sortir des ténèbres et d’entrer dans la voie de la science : « Le premier qui démontra le triangle isocèle […] eut une illumination [dem ging ein Licht auf] » [45], et ce fait, de par son importance pour le devenir de la mathématique, ne s’oublie plus [46]. Lorsque Galilée, Toricelli ou Stahl organisèrent et effectuèrent leurs expérimentations « alors ce fut une illumination pour tous les physiciens [so ging allen Naturforschen ein Licht auf] » [47]. La métaphysique tentera alors d’imiter « l’exemple de la mathématique et de la physique » : « On admettait jusqu’ici que toute notre connaissance devait se régler sur les objets […]. Que l’on essaie donc une fois de voir si nous ne serions pas plus heureux dans les tâches de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité demandée d’une connaissance a priori de ces objets. » [48] La constitution du tribunal de la raison qu’est la CRP n’est possible qu’après – et non avant – cette révolution de la manière de penser qui survient sous la forme du tournant copernicien.
La Revolution pratique
12La réclamation de la transformation révolutionnaire de la façon de penser ne se borne pas à la philosophie théorique mais revient, six ans après la seconde édition de la CRP, dans La Religion dans les limites de la simple raison (1793). Et si, en 1787, Kant était censé ignorer la charge sémantique que le terme de « révolution » allait acquérir à la veille de 1789, en 1793-1794, années respectives de la première et de la seconde édition de la Religion, on ne saurait se faire aucune illusion sur la connotation politique touchant l’usage de ce mot : le roi était déjà décapité et la Terreur se trouvait en plein déploiement. Dans la « Remarque générale », à la fin de la première partie de la Religion (« De l’immanence du mauvais principe au bon ou sur le mal radical dans la nature humaine »), Kant examine la possibilité du « rétablissement [Wiederherstellung] en sa force de la disposition originaire au bien » qui est sapée dans la mesure où l’homme reçoit dans la maxime de ses actes le primat de l’amour de soi et du bonheur par rapport à la loi morale, en subordonnant celle-ci aux motifs de la sensibilité [49]. Ce rétablissement ne consiste qu’en la « restauration de la pureté du motif, comme fondement suprême de toutes les maximes » [50], qui seule permettra ce « progrès à l’infini » [51] vers la réalisation du bien. Or, cela « ne saurait se faire par une réforme progressive [allmählige Reform], aussi longtemps que la fondation des maximes demeure impure, mais ici il faut une révolution dans l’intention [Revolution in der Gesinnung] de l’homme (un passage de celle-ci à la maxime de la sainteté), et il ne peut devenir un homme nouveau que par une sorte de régénération, pour ainsi dire par une nouvelle création [eine neue Schöpfung][...] et un changement [Änderung] de cœur » [52]. On affronte de nouveau la nécessité d’une « révolution pour la manière de penser [Revolution für die Denkungsart] » [53] en sorte que « quand, par une unique et immuable décision, l’homme renverse le fondement suprême de ses maximes, qui faisait de lui un homme (et revêtant ainsi un homme nouveau), il est dans cette mesure, suivant le principe et la manière de penser [dem Prinzip und der Denkungsart], un sujet réceptif au bien » [54]. Ce n’est qu’après cette révolution de la manière de penser que sera possible « la réforme progressive pour la manière de sentir [die allmählige Reform für die Sinnesart] » [55] qui va s’exprimer « dans l’action continuée et dans le devenir » [56]. Grâce à la pureté et à la fermeté du principe « auquel il a adhéré comme maxime suprême de son arbitre » [57], l’homme peut espérer « se trouver sur la bonne voie [guten Wege] [...] d’un progrès continu [beständigen Fortschreitens] du mal au mieux [zum Bessern] » [58]. Une fois de plus, le terme de Revolution est convoqué pour rendre compte du changement de principe – présupposé essentiel de toute réforme graduelle.
Vers un concept de Revolution
13Cette persistance du mot Revolution, non pas seulement en tant que terme technique mais surtout en tant que fonction, son apparition homologue dans le domaine de la philosophie théorique et pratique, a-t-on le droit de la considérer comme un simple effet du hasard ? La qualité de l’auteur et, qui plus est, le caractère formel de la répétition interdisent une échappatoire pareille. Qu’on nous permette de joindre quelques remarques lapidaires aux développements précédents :
141/ Le recours de Kant à la notion de Revolution, dont la charge sémantique en 1787 et, à plus forte raison, en 1793-1794, est loin d’être incertaine ou obscure, n’est ni innocent ni contingent. Tout au contraire, ce recours répond à une nécessité de système : c’est justement l’adhésion de Kant à un philosopher à partir de principes et à une cognitio ex principiis – conséquence immédiate de la conception architectonique de la raison comme étant « le pouvoir des principes [das Vermögen der Prinzipien] » [59] – qui introduit de façon nécessaire le schéma de la révolution. Tant dans le domaine théorique que dans le domaine pratique, on s’adonne à la recherche de la voie juste : du « chemin [Gang] sûr de la science », dans le premier cas, de « la bonne voie [Weg] d’un progrès continu du mal au mieux », dans le second. Or, comment trouver la voie juste ? À en croire Kant, la raison « doit prendre les devants avec les principes [mit Prinzipien] qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes » [60]. Et ce n’est qu’au moyen de principes justes que l’on peut accéder à la voie juste puisque il est évident que, « si les principes [Grundsätze] sont faux, il est impossible d’éviter l’erreur dans les conséquences » [61]. La découverte de la voie juste, lorsque nos principes sont faux, ne peut pas s’effectuer à l’aide d’amendements et d’améliorations partielles mais seulement au moyen du renversement des principes faux et de leur remplacement par les principes justes. Ainsi, s’agit-il d’une révolution de la manière de penser, et non d’une reforme, qui impliquera un changement graduel (qui ne peut advenir qu’après coup).
152/ En tant que changement de principe, c’est-à-dire en tant que procédé d’ordre nouménal qui instaure une rupture complète d’avec la situation précédente, la Revolution n’est concevable que comme instantanée et totale (gänzlich) [62]. Toute question quantitative doit être subordonnée à la dimension qualitative qu’introduit la pensée principielle, d’où le caractère secondaire et dérivé de l’idée de réforme ou de transformation progressive qui comporte toujours une gradation. La Métaphysique des mœurs fournit une illustration exemplaire du procédé discursif de Kant, dans le cas de la distinction entre la vertu et le vice : « on ne peut pas chercher la différence entre la vertu et le vice dans le degré suivant lequel on observe certaines maximes, mais il faut la chercher uniquement dans la qualité spécifique de ces maximes […] ; en d’autres termes, ce fameux principe (d’Aristote) que la vertu consiste dans un milieu entre deux vices est faux. » [63] Kant va préciser le sens de ces mots en utilisant l’exemple de l’avarice : « L’avarice (comme vice) ne se distingue pas de l’économie (comme vertu) en ce qu’elle serait une économie poussée trop loin, mais elle a un tout autre principe [Prinzip] (maxime). » [64] Considérer que la bonne économie puisse être le produit du cheminement progressif de l’avarice vers la prodigalité et vice versa, ce serait une façon erronée de poser le problème qui mènerait à des absurdités, selon Kant. Toute question de degré et, par voie de conséquence, toute idée de juste milieu, ne peut surgir qu’à l’intérieur de l’unité de principe. On pourrait montrer que la secondarité du facteur quantitatif par rapport à l’élément qualitatif (principiel) est un caractère essentiel à la construction discursive critique qui a des retentissements essentiels tant sur la forme que sur le contenu de la quasi-totalité du discours kantien.
163/ La Revolution constitue, à notre sens, la réponse implicite de la philosophie transcendantale au regard du problème de la genèse. Centrée sur la question de la légitimité, de la validité, voire de l’objectivité du discours philosophique, la réflexion transcendantale aurait, semble-t-il, négligé la perspective génétique, d’autant plus que celle-ci serait censée ramener l’analyse au relativisme en y introduisant des éléments psychologiques ou anthropologiques au détriment du programme critique. Il n’en est rien. Au contraire, le criticisme paraît avoir les moyens de prendre en compte un certain questionnement d’ordre génétique sans pour autant avoir à quitter le niveau proprement transcendantal. En effet, la notion de Revolution est convoquée chaque fois que la description se déplace d’un point de vue statique à un point de vue dynamique. Revolution pédagogique qui, par une transformation totale de méthode, renouvelle complètement la marche de l’enseignement, et fait de Philanthropinum « la souche [Stammmutter] de toutes les bonnes écoles du monde » [65]. Revolution théorétique qui, par une inversion de principe, opère le passage du savoir en état de tâtonnement à la science proprement dite. Revolution morale, enfin, qui, par un changement instantané dans la Gesinnung, rend possible la conversion d’un homme originellement perverti dans son cœur. Si les deux dernières versions semblent confiner la notion de Revolution à une dimension apparemment ésotérique ou intrasubjective, la première montre suffisamment qu’elle s’applique aussi aux affaires du monde extérieur, au point de fixer l’intelligibilité d’une thématique aussi lacunaire et problématique que celle de l’historicité.
174/ Ce rapport de la Revolution avec ce dehors constitutif qu’est l’historicité se situe à deux niveaux : diachronique et synchronique. La première Critique clôt sur cette « lacune [Stelle] qui reste dans le système » [66], à savoir l’« Histoire de la raison pure ». Kant y propose d’examiner ce sujet « d’un point de vue simplement transcendantal, c’est-à-dire du point de vue de la nature de la raison pure », sans entrer dans des détails d’ordre historiographique. Il suffit d’esquisser « la diversité de l’idée qui occasionna les principales révolutions [die hauptsächlichsten Revolutionen] » dans le déploiement de la métaphysique. Kant poursuit en distinguant « les plus remarquables changements [die namhaftesten Veränderungen] » suivant un triple critère : le rapport de la connaissance à son objet, son origine et sa méthode. Mais ce qui importe pour nous c’est, de nouveau, le strict isomorphisme entre le terme de Revolution, d’une part, et celui de changement (Veränderung) principiel, de l’autre ; le déroulement historique, lui aussi, est appréhendé, dans le cadre de la pensée transcendantale, au titre de Revolution, à savoir de substitution d’un principe à un autre, non pas tant comme le développement linéaire d’une auto-élucidation de la raison mais plutôt dans le sens d’une juxtaposition de principes, à la fois conflictuels et solidaires, sur le Kampfplatz métaphysique que la Critique va supprimer en y introduisant sa propre Revolution. Siècle, donc, de la critique qui ne va pas sans avoir un certain rapport avec son actualité historique : l’Aufklärung. Celle-ci s’avère, à son tour, tributaire de la notion de Revolution, à en croire l’anthropologie : « La révolution [Revolution] la plus importante qui puisse s’opérer à l’intérieur de l’homme est celle de « sa sortie de cette minorité qu’il a endossée par sa faute ». » [67]
Pour ne pas conclure
18Kant rêvait de la Revolution depuis longtemps. Dans la lettre du 31 décembre 1765 à Lambert on peut lire ceci : « Avant que la vraie philosophie [wahre Weltweisheit] ne revive, il est nécessaire que l’ancienne se détruise elle-même, et de même que la putréfaction est la dissolution la plus accomplie, qui se produit toujours préalablement quand doit commencer une nouvelle création [eine neue Erzeugung], ainsi la crise du savoir [die Crisis der Gelehrsamkeit], en une époque comme la nôtre où il ne manque pas pourtant de bonnes têtes, me donne le meilleur espoir que la grande révolution des sciences [die große Revolution der Wissenschaften], si longtemps souhaitée, n’est plus très éloignée. » [68] La remarque de Kant vise ici la métaphysique, et la démarche critique fut cet immense effort de mettre en œuvre cette révolution. À travers ce court repérage du terme dans le corpus kantien nous avons essayé de montrer la portée de ce concept opératoire et de suggérer le lien essentiel et systématique qu’il maintient avec la lettre et l’esprit de l’édifice critique. Mais tout au long de cet itinéraire une question a été laissée en suspens : si ce que nous avons avancé sur le sens et la fonction de la Revolution, sur le statut conceptuel de celle-ci et sur le lien nécessaire avec la structure interne du criticisme est pertinent, on se demande alors quels sont les effets d’une telle conception sur l’approche du problème de la révolution politique chez Kant. La réponse à ce problème exigerait sans doute une reconstitution et une analyse minutieuse non pas seulement de la pensée juridique mais de la totalité du projet kantien, ce qui dépasse certes les limites étroites de cet article. Qu’il nous soit permis alors de nous arrêter sur ce point d’interrogation [69].
Notes
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[1]
Les références aux œuvres de Kant sont celles de l’Akademie Ausgabe, désignée par le sigle « AK », suivi du volume et de la page. Pour la Critique de la raison pure nous signalons, en plus, la pagination de la première (1781) et de la seconde (1787) éditions. Nous suivons, en général, la traduction des Œuvres philosophiques de Kant, dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard). Nous avons aussi consulté les traductions suivantes : Histoire générale de la nature et Théorie du ciel, Vrin, 1984 ; Opuscules sur l’histoire, Flammarion, 1990 ; Critique de la raison pure, Flammarion, 2006 ; Opus postumum, PUF, 1986 ; Abrégé de philosophie, Vrin, 2009 ; Correspondance, Gallimard, 1991.
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[2]
CRP, B XVI ; AK III 12.
-
[3]
Réflexions 1152, AK XV 510, et 1496, AK XV 764.
-
[4]
Réflexion 1520, AK XV 859.
-
[5]
Réflexion 1438, AK XV 628.
-
[6]
Hermann Cohen, La théorie kantienne de l'expérience, Cerf, 2001, p. 589.
-
[7]
Jacques D’Hondt, « Kant et la Révolution française », in Philosophie politique, n° 2, 1992, p. 39.
-
[8]
Alexis Philonenko, Études kantiennes, Vrin, 1982, p. 68.
-
[9]
Alexis Philonenko, La théorie kantienne de l’histoire, Vrin, 1986, p. 7.
-
[10]
AK I 287.
-
[11]
AK XXI 580.
-
[12]
AK II 434.
-
[13]
AK VIII 175.
-
[14]
AK VIII 177.
-
[15]
AK IX 304.
-
[16]
AK VII 327. Dans l’Opus postumum Kant attribue la création de nouvelles espèces (y incluant celle de l’homme) à de grandes révolutions de la nature (Revolutionen der Natur, AK Χ241), tout en laissant ouverte la possibilité d’une nouvelle Erdrevolution et de la transformation consécutive de la vie organique de la planète (AK 212).
-
[17]
Cf. aussi Des différentes races humaines, AK II 438 ; Compte rendu de l’ouvrage de Herder, AKVIII 46 ; Géographie physique, AKΙIX 191, 271, 301, 375 ; Opus postumum, AK XXI 213-215.
-
[18]
Correspondance, AK X 237.
-
[19]
AK II 447.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
AK II 449.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
AK IX 441.
-
[24]
AK II 449.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Johann Bernhard Basedow, Elementarwerk, Leipzig, 1785, p. V ; traduction française : Manuel élémentaire d’éducation, Dessau, 1774, p. XIV.
-
[28]
Ibid. p. VI ; trad. fr., p. XV.
-
[29]
« Der sichere Gang (ou Weg) einer Wissenschaft ». Le syntagme, énoncé à la toute première phrase de la préface (B VII), se répète plusieurs fois tout au long du texte mis en tête de l’édition définitive de la CRP. Cf. en particulier B IV ; AK III 11.
-
[30]
CRP, B VII ; AK III 7.
-
[31]
Prolégomènes, AK IV 371 : « Metaphysik muß Wissenschaft sein, […] sonst ist sie gar nichts ».
-
[32]
CRP, B 128 ; AK III 106.
-
[33]
CRP, B XVI ; AK III 12.
-
[34]
CRP, B XVIII ; AK III 13.
-
[35]
Cf. respectivement, pour la mathématique et la physique : CRP, B XI et XII ; AK III 9 et 10.
-
[36]
CRP, B XVI ; AK III 11.
-
[37]
CRP, B XVII ; AK III 9.
-
[38]
CRP, B XIII-XIV ; AK III 10.
-
[39]
CRP, B XVI ; AK III 11.
-
[40]
CRP, B XIX ; AK III 13.
-
[41]
CRP, B XVIII ; AK III 13.
-
[42]
CRP, B XXII ; AK III 15.
-
[43]
CRP, A 855/B 883 ; AK III 551.
-
[44]
Jacques D’Hondt, « Kant et la Révolution française », op. cit., p. 42.
-
[45]
CRP, B XI ; AK III 9.
-
[46]
Ibid. : « le souvenir du changement [das Andenken der Veränderung] opéré par le premier pas accompli dans la découverte de cette nouvelle voie [neuen Weges] doit avoir paru extrêmement important aux mathématiciens et devint pour cela inoubliable [unvergeßlich]. »
-
[47]
CRP, B XIII ; AK III 10.
-
[48]
CRP, B XV-XVI ; AK III 11-12.
-
[49]
Cf. Religion, AK VI 36-37.
-
[50]
Religion, AK VI 46.
-
[51]
Religion, AK VI 47.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
Ibid.
-
[54]
Religion, AK VI 48.
-
[55]
Religion, AK VI 47.
-
[56]
Religion, AK VI 48.
-
[57]
Ibid.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
CRP, A 299/B 356 ; AK III 238.
-
[60]
CRP, B XIIΙ ; AK III 10.
-
[61]
Abrégé de philosophie, AK XXIX 24.
-
[62]
CRP, B XXII ; AK III 15.
-
[63]
Métaphysique des mœurs, AK VI 404.
-
[64]
Ibid.
-
[65]
Correspondance, AK X 234.
-
[66]
CRP, A 852/B 880 ; AK III 550.
-
[67]
Anthropologie, AK VII 229.
-
[68]
Correspondance, AK X 57.
-
[69]
Je tiens à remercier Antonios Kalatzis, pour ses remarques précieuses ; Georges Faraklas, qui a lu et corrigé soigneusement le texte ; et Jean-François Kervégan, qui a stimulé ce travail.