Notes
-
[1]
P. 13.
-
[2]
P. 22-23.
-
[3]
P. 23-24.
-
[4]
P. 26.
-
[5]
P. 32.
-
[6]
P. 209.
-
[7]
P. 140.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Lire article p. 39.
-
[10]
P. 54.
-
[11]
P. 55.
-
[12]
<http://www.fo-cadres.fr/content/uploads/2012/02/Etude-FO-Cadres-IRES-Chartes-éthiques-code-de-bonne-conduite-alertes-professionnelles.pdf>.
-
[13]
<https ://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/2524_8_14408.html>.
-
[14]
P. 50.
1Les « affaires » Bradley Manning ou Edward Snowden sont largement connues. Le premier, alors qu’il était soldat de première classe dans l’armée américaine, envoie en 2010 au site Internet Wikileaks des centaines de milliers de documents classifiés. Parmi ceux-ci, la vidéo d’une bavure qui a coûté la vie à plusieurs civils irakiens et deux journalistes de l’agence Reuters. Sous le titre « Meurtre collatéral », elle fait le tour du monde et déclenche l’un des plus grands scandales de la décennie. Le second, Edward Snowden, jeune informaticien de l’agence de renseignement américaine NSA, est entré dans l’histoire par la révélation, en 2013, des programmes de surveillance de masse mis en place par son pays à l’intérieur des frontières comme à l’international.
2En revanche, pas sûr que tout le monde se souvienne, du moins en France, de Vanunu Mordechai, ce militant pacifiste qui leva le voile, en 1986, sur l’existence d’un programme nucléaire militaire israélien. Ou encore, de Daniel Ellsberg qui, en 1971, rendit public un rapport gouvernemental reprenant toutes les étapes de l’engagement des États-Unis au Vietnam, depuis la fausse attaque de deux destroyers américains dans le golfe du Tonkin, imaginée en 1964 pour obtenir le vote de la guerre par le Congrès. Ces deux lanceurs d’alerte continuent pourtant d’être actifs. Daniel Ellsberg, notamment, a apporté son soutien à Manning et Snowden.
3Parce qu’il ne se borne pas à l’actualité la plus récente, qui a rendu courant l’usage de la notion de lanceur d’alerte, le livre de Florence Hartmann, paru en 2014, garde aujourd’hui encore toute son acuité.
4De surcroît, son effort de mise en perspective historique est indissociable d’un autre, visant à clarifier le concept en question, par-delà les différentes histoires convoquées.
Une mise en perspective historique et un effort de conceptualisation utiles
5L’auteure commence par rappeler l’origine anglo-saxonne du terme. Outre-Atlantique, au début des années 1970, c’est un certain Ralph Nader, « militant des droits des consommateurs », plusieurs fois candidat à la Maison-Blanche, qui parle le premier de « whistleblower », mot désignant le policier qui souffle (blow) dans son sifflet (whistle). Et l’applique à Daniel Ellsberg, alors au coeur des débats de la société américaine. Comme le souligne Florence Hartmann, Nader cherchait « un terme qui n’aurait pas la connotation négative d’informateur (informer), mouchard ou balance (snitch) pour ceux qui dénoncent la face cachée de leur entreprise ou de leur administration » [1].
6En France, l’expression « lanceur d’alerte » proprement dite n’apparaît qu’en 1996, sous la plume de deux sociologues, Francis Chateauraynaud et Didier Torny, nous apprend Florence Hartmann. Et c’est sur fond d’une prise de distance avec le concept anglo-saxon, renvoyé aux seuls cas de dénonciation de faits déjà existants, essentiellement des fraudes ou des atteintes au libertés, tandis que celui de « lanceur d’alerte » désignerait l’individu agissant pour « éviter que le pire ne se produise », selon les termes de Chateauraynaud, cité par Hartmann [2].
7Dans cette optique, seul le « lanceur d’alerte », intervenant sur des enjeux scientifiques, sanitaires et environnementaux, est reconnu comme porteur d’une « fonction universelle ». Une distinction que l’auteure juge totalement factice : « Si le lanceur d’alerte semble aspirer à préserver l’humanité de tous les dangers qui la menacent, le whistleblower, tel que le conçoit le sociologue français, cherche pour sa part à contribuer à la vitalité démocratique. Le premier viserait par ses alertes à contribuer à garder prise sur les phénomènes naturels et les développements technologiques, l’autre sur ce qui est fait au nom de la nation. Au final, l’un et l’autre se préoccupent du sort du monde et de l’humanité et sont prêts à se sacrifier pour éviter que le pire n’advienne. » [3]
8Whistleblower et lanceurs d’alerte sont donc, pour Florence Hartmann, « de la même famille » [4]. Et, si l’on résume, leur ressort commun serait un haut niveau de conscience citoyenne, qui les conduit à « entrer en dissidence » quand ils estiment qu’une situation donnée, dont ils sont directement témoins dans leur milieu professionnel, bafoue ou menace « l’intérêt public » [5].
9Cette approche centrée sur « l’intérêt public » a un mérite essentiel : battre en brèche l’idée encore largement répandue selon laquelle les lanceurs d’alerte seraient les ayatollahs d’une transparence absolue. Une notion effectivement étrangère au souci de l’« intérêt public », si l’on s’accorde à reconnaître que celui-ci ne va pas sans un certain respect de la vie privée et une volonté de préserver la sécurité des citoyens.
10Ce qui fait en revanche problème, au fil des pages, c’est une conception particulière de la démocratie, oublieuse du fondement le plus essentiel de ce régime politique, à savoir la souveraineté populaire. « Le secret de la vie privée et la transparence de la vie publique sont deux des fondements de la démocratie, [...] l’un et l’autre ne pouvant [...] être absolus sinon à porter l’horizon de la dictature » [6], nous dit l’essayiste. Certes. Pour autant, la démocratie ne saurait être réduite à une affaire d’équilibre, de proportion, sans quoi l’on se rend aveugle à un certain nombre de réalités, qui minent précisément la pleine réalisation des principes démocratiques. Le livre de Florence Hartmann ne se prétend pas un traité théorique, il n’en est pas moins tributaire de certaines conceptions philosophico-politiques qui méritent d’être discutées.
Une analyse limitée, car prise dans les contradictions de l’idéologie libérale
11Prenons simplement deux exemples. Le premier est l’analyse que propose Florence Hartmann de la fameuse vidéo livrée par le soldat Bradley Manning, au site Wikileaks, du chantre de la transparence absolue, le sulfureux Julian Assange, (des pratiques duquel, il faut le souligner, l’auteure livre par ailleurs une critique efficace). Cette vidéo montrait une bavure de l’armée américaine.
12« En démocratie, c’est paradoxalement un peu comme dans la guerre, tout est une question de proportion », avance Florence Hartmann [7]. Une étrange comparaison qu’elle justifie en ces termes : « Si les attaques depuis l’hélicoptère Apache le 12 juillet 2007 posaient problème, moralement mais également au regard du droit, c’est parce qu’elles étaient disproportionnées par rapport à la menace de personnes se déplaçant à découvert en plein jour dans un quartier habité et dont les deux seuls hommes armés au sein du groupe pouvaient être de simples gardes du corps. » [8]
13Cette analyse de l’événement ne perd-elle pas de vue, en l’occurrence, le caractère illégitime de la guerre en Irak ? N’est-ce pas le conflit lui-même, dans son ensemble, qui est « disproportionné », à partir du moment où il a été, comme chacun sait, déclenché sur la base d’une fausse accusation à l’encontre du régime irakien, celle de posséder encore, en 2003, des armes de destruction massive ?
14Stricto sensu, au regard du droit positif, des règles censées régenter la guerre, cette analyse est cohérente. Elle fait pourtant écran à une réflexion plus large, en réduisant l’événement à une « bavure » alors qu’on peut l’appréhender comme une preuve supplémentaire de l’ignominie de la guerre en question, injuste dès son début. D’ailleurs, Florence Hartmann elle-même consacre tout un chapitre à Daniel Kelly, cet ancien inspecteur britannique de l’Onu en Irak, qui a contribué à révéler le tristement fameux mensonge, au nom duquel l’invasion de ce pays a été décrétée.
15La présente critique n’enlève évidemment rien au bien-fondé de la divulgation de la vidéo par Manning, ni au courage de celui-ci. Elle vise juste à rappeler qu’un même fait peut être saisi à différents niveaux d’interprétation et ne prend tout son sens qu’en fonction des finalités propres de son récepteur. Cela paraît banal, mais c’est pourtant à l’oubli de cette banalité que peut conduire la focalisation sur le processus de l’alerte, comme si la vie démocratique s’y réduisait, alors qu’il reste d’abord le révélateur d’un manque de démocratie. C’est là une bévue inhérente à ce que l’on appelle la « société de l’information », où la circulation de l’information, le degré d’interactivité qu’elle suscite, tendent à être présentés comme plus importants que le sens de ses usages [9].
16Concrètement, on peut invoquer l’événement du 12 juillet 2007 pour exiger de l’armée américaine qu’elle frappe avec plus de discernement et de parcimonie, et donc s’engager pour une autre façon de poursuivre la guerre. On peut aussi l’invoquer pour exiger la fin de la guerre. Il y a là deux choix, deux orientations qui engagent des valeurs différentes et des visions antagoniques du monde.
17Autrement dit, la démocratie ne peut certes exister sans une information libre, sans un droit de savoir pleinement respecté. Et les lanceurs d’alerte en sont des aiguillons décisifs. Mais c’est dire aussi que la démocratie ne se réduit pas à un acte de dévoilement, à une affaire de degré dans la transparence. Elle se réalise pleinement quand s’amorce le débat sur la société souhaitable, sur le niveau d’exigence politique de la communauté des citoyennes et des citoyens.
18Le second exemple de l’impasse libérale dans laquelle s’enferme le livre de Florence Hartmann nous est donné par l’évocation des dispositifs d’alerte professionnelle, que l’auteure soutient sans réserve. À ce sujet, elle revient notamment sur le refus opposé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), en 2005, aux sociétés McDonald’s et CEAC, de mettre en place de tels dispositifs en France. La Cnil motivait sa décision en invoquant le risque de voir s’instaurer « un système organisé de délation professionnelle » [10]. Florence Hartmann paraît ne voir dans cette précaution qu’une frilosité : « Il faut attendre encore plusieurs années avant que les procédures d’alerte ne commencent à être perçues en France, non plus comme un moyen de contrôle de tous par tous, mais comme un moyen d’exercice de la responsabilité des salariés, conçu pour être au service de l’intérêt public plutôt qu’au seul service des entreprises. » [11] Comme s’il suffisait d’un dispositif d’alerte interne pour que le rapport de subordination salariale disparaisse et que les salariés soient dans leur entreprise des citoyens à part entière, à égalité avec leurs employeurs !
19Les syndicats, eux, ne s’y sont pas trompés. Florence Hartmann mentionne leur approbation du refus de la Cnil, mais sans donner plus d’informations sur leurs motifs. Or leurs argumentaires sont très intéressants. Par exemple, un rapport de FO-cadres [12], datant de mars 2010, dénonce des outils de « contrôle managérial ». Le secrétaire confédéral, Pascal Pavageau, souligne dans son éditorial que « les chartes éthiques et les dispositifs d’alerte professionnelle constituent avant tout des supports marketing à l’attention des clients, du grand public et des actionnaires. » Et pointe une logique de recul des droits des salariés : « Au final, pour les salariés, l’éthique de l’entreprise entraîne moins de droits, plus de devoirs (arbitrairement et unilatéralement définis par l’entreprise) et poussent à l’individualisation, voire à la dénonciation des autres (diviser pour mieux régner et détruire les normes collectives en opposant les salariés entre eux). En lien avec cette privatisation du droit collectif, ces dispositifs attaquent également les attributions des institutions représentatives du personnel et des représentants des organisations syndicales. »
20Quelques mois avant ce rapport, c’est la fédération CGT de la métallurgie qui obtenait, de son côté, gain de cause auprès de la Cour de cassation contre Dassault Systèmes, qui avait souhaité mettre en place un « code de conduite des affaires ». Pour motiver sa décision, la Cour de cassation se référa, entre autres, aux dispositions du Code du travail relatives à la liberté d’expression des salariés, estimant donc que celle-ci était menacée [13].
21En matière de dispositifs d’alerte professionnelle permettant aux salariés d’agir dans l’intérêt public, il y a donc loin, très loin, de la coupe aux lèvres.
22En réalité, le propos de Florence Hartmann est tout entier sous-tendu par le mythe d’une moralisation possible du capitalisme. Sa vision de la société fait totalement abstraction des antagonismes de classe, ainsi qu’en témoigne encore son alignement sur les préconisations du Conseil de l’Europe en matière de protection des lanceurs d’alerte. Cette instance, en effet, dans un texte de 2010 que cite Florence Hartmann, met sur un même plan « actionnaires, employés ou clients de sociétés privées » [14]. Comme si les droits de l’homme, pour la défense desquels les lanceurs d’alerte prennent tant de risques, ne butaient pas aussi sur la dictature actionnariale.
23Cet effacement du clivage de classes va de pair avec l’absence de véritable référence à la citoyenneté. Certes, la notion apparaît bien dans l’ouvrage de Florence Hartmann, mais c’est le plus souvent en lien direct avec le concept d’« intérêt public ». Or celui-ci est beaucoup moins fort que celui d’« intérêt général », d’ailleurs très peu évoqué par l’auteure. Rousseau, dans le Contrat social, dissocie l’intérêt général de ce qui serait simplement l’addition des intérêts particuliers. Dans la tradition républicaine héritée du penseur de Genève, l’intérêt général suppose l’association des citoyens autour d’un projet de société, transcendant leurs intérêts particuliers. Appréhender les lanceurs d’alerte, ou ceux qu’ils défendent par leur intervention, comme actionnaires, employés, etc., n’est-ce pas aussi passer à côté d’une prise en compte pleine et entière de leur qualité fondamentale de citoyen ? On peut « entrer en dissidence », en tant qu’individu, pour « éviter que le pire n’advienne », selon les termes utilisés par Florence Hartmann pour caractériser les lanceurs d’alerte. Et sans doute, l’actionnaire ou le patron ont encore, quelque part au fond d’eux, une conscience de l’«intérêt public » qui peut se réveiller. Mais on peut aussi s’engager, avec un collectif, sur une cause positive, progressiste, seule à même de nous transporter au-delà de nos appartenances sociales particulières. Certainement, l’un n’empêche pas l’autre, bien au contraire ! Reste à penser l’articulation du lanceur d’alerte et du citoyen militant.
24Autrement dit, et pour conclure, il n’est pas certain que le légitime et nécessaire combat pour le renforcement des protections des lanceurs d’alerte, combat dans lequel Florence Hartmann est engagée, soit indissociable d’une conception libérale. Un développement de ce combat au prisme d’une conception sociale-républicaine reste à imaginer. Le livre de Florence Hartmann, du fait même de ses limites, s’avère stimulant pour un travail dans cette direction.
Notes
-
[1]
P. 13.
-
[2]
P. 22-23.
-
[3]
P. 23-24.
-
[4]
P. 26.
-
[5]
P. 32.
-
[6]
P. 209.
-
[7]
P. 140.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Lire article p. 39.
-
[10]
P. 54.
-
[11]
P. 55.
-
[12]
<http://www.fo-cadres.fr/content/uploads/2012/02/Etude-FO-Cadres-IRES-Chartes-éthiques-code-de-bonne-conduite-alertes-professionnelles.pdf>.
-
[13]
<https ://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/2524_8_14408.html>.
-
[14]
P. 50.