Notes
-
[1]
Morgane Bertrand, « Merah : retour sur une traque sans précédent », lenouvelobservateur.com, le 23 mars 2012.
-
[2]
Mohamed Merah, « Au service des services ? », l’Humanité, le 28 mars 2012.
-
[3]
« Afghanistan et Pakistan : Pas de traces des voyages de Merah », France Soir avec AFP, le 22 mars 2012.
-
[4]
Mathieu Molard, « USA. La très mystérieuse liste des passagers interdits de vol », lenouvelobservateur.com, le 26 mars 2011.
-
[5]
« Les liens de Mohamed Merah avec les services secrets français (audio 48’’) », extrait du journal de France-Culture du 27 mars 2012 à 18 heures in Alterinfo.net, le 28 mars 2012, http://www.alterinfo.net/Les-liens-de-Mohamed-Merah-avec-les-services-secrets-francais-audio-48_a73721.html
-
[6]
« Affaire Merah : des questions toujours sans réponse », Montpellier journal, le 27 mars 2012.
-
[7]
« Attaques de Toulouse : la version officielle de la mort de Mohamed Merah est un mensonge », le 27 mars 2012, SOS-crise.over-blog.com, http://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:dQ4Jhahz2kYJ:sos-crise.over-blog.com/categorie-10971145.html+jean-claude+paye+merah&cd=4&hl=fr&ct=clnk&gl=be
-
[8]
« Les 38 m² dans lesquels Merah était retranché », Europe1.fr, le 22 mars 2012, http://www.europe1.fr/France/EXCLU-E1-fr-Les-38-m2-dans-lesquels-Merah-etait-retranche-1002617/
-
[9]
Christine Ragoucy, « Le Panoptique et 1984 : confrontation de deux figures d’asservissement », Psychanalyse, 2010/2 (n° 18), Erès, p. 85.
-
[10]
George Orwell, 1984, première partie, chapitre III, Gallimard Folio, 1980, p. 55.
-
[11]
La connotation négative de la propagande est récente. Auparavant, en rapport avec son étymologie, elle signifiait propagation. Elle relevait simplement de la lutte idéologique et n’était pas la base de la question de la Vérité.
-
[12]
Jacques Lacan, « La science et la vérité », sténographie de la leçon d'ouverture du séminaire tenu l̓année 1965-1966 à l̓École normale supérieure, p. 23.
-
[13]
Henri Roussot, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Seuil, Points histoire, Paris 1990 (cité par Ricœur, p. 582).
-
[14]
Le terme « forclusion » de Jacques Lacan est un vieux terme français, qui signifie « clore dehors ».
-
[15]
Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », septembre 2000.
-
[16]
M. Eliade et I. P. Couliano, Dictionnaire des religions, Paris, Plon, Agora, Pocket, 1990, p. 133.
-
[17]
Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard, Folio essais, 1997, p. 10.
-
[18]
Sur l’étymologie du nom de Léthé, voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, histoire des mots, Klincksieck, 1999, p. 618-619.
-
[19]
La difficulté de la notion de jouissance résulte de son caractère inaccessible dans son essence même, liée à son statut de réel comme impossible dans le champ du sujet. Elle est la satisfaction d’une pulsion. Que cette satisfaction soit une insatisfaction explique que la jouissance est forcément insaisissable. Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005.
-
[20]
Didier Moulinier, « Une jouissance hors discours », Jouissance et perversion, quelques concepts lacaniens, joui-sens.blogspot.be, le 27 mars 2013, http://joui-sens.blogspot.be/2013/03/une-jouissance-hors-discours.html
1Depuis les attentats du 11 septembre, nous assistons à une transformation dans la manière dont les médias rendent compte de l’actualité. Ils fondent une vérité non sur la cohérence d’un exposé, mais sur son caractère sidérant. Ce savoir-faire, la capacité d’exposer leur toute-puissance en lieu et place des faits, est l’essentiel de l’information diffusée. Il est devenu actuellement omniprésent, que ce soit au niveau de la guerre en Syrie ou en ce qui concerne l’affaire Merah, l’accusé des tueries de Toulouse et de Montauban de mars 2012. Ce savoir-faire consiste à annuler un énoncé en même temps qu’il est prononcé, tout en maintenant ce qui a été préalablement donné à voir et à entendre. L’individu doit avoir la capacité d’accepter des éléments qui s’opposent, sans relever la contradiction existante. La langue est alors réduite à la communication et ne peut établir sa fonction de symbolisation du réel. La déconstruction de la faculté de symboliser empêche la formation d’une mémoire et s’oppose ainsi à la constitution d’un nous.
2George Orwell a déjà décrit dans 1984, à travers la « novlangue », le dispositif de « double pensée » destiné à empêcher la capacité de représenter une chose. Cette procédure est nommée clivage par la psychanalyse. Elle interdit tout jugement et entraîne une indifférenciation des éléments de la réalité.
Un « pas-de-sens »
3Des heures durant, les spectateurs ont été mis en face d’un spectacle de téléréalité faisant progressivement passer l’assiégé du statut de suspect principal à celui de tueur. L’assaut du RAID contre l’appartement de Merah a été diffusé en temps réel. Pendant 32 heures, nous n’avons pas été le témoin d’événements pouvant être analysés. Au contraire, les images et commentaires portaient une charge émotionnelle, à travers laquelle le spectateur n’était pas distinct de ce qui lui était montré. Ce dernier était alors enfermé dans une relation fusionnelle avec des images qui le regardaient et lui intimaient de jouir de ce qui était exhibé.
4La diffusion ne contenait rien qui puisse être l’objet d’une observation et permettre un déchiffrage des faits. Elle ne montrait que des images dévoilant l’invisible : la culpabilité de l’accusé.
5L’absence d’éléments matériels décelables visuellement ne sera pas compensée par des informations vérifiables. Il n’est pas possible de construire un point de vue reposant sur une base quelque peu objective. Les données présentent la particularité de s’annuler réciproquement, si bien qu’on ne peut s’appuyer sur un élément vérifiable afin de fonder un jugement.
6L’ensemble, images et commentaires qui se contredisent, est une fabrication du rien : ne rien comprendre, ne pouvoir rien en dire. L’injonction impose aux individus de procéder à une introspection qui doit impérativement les conduire à trouver en eux-mêmes la réponse à ce que veut le pouvoir, mais sans questionner celui-ci. Il ne s’agit pas de croire en les choses dites ou montrées, mais de se soumettre inconditionnellement à la voix, à l’impératif de la croire, afin de donner chair à la « guerre des civilisations ».
Des « informations » qui s’annulent réciproquement
7Des témoins ont déclaré que le tueur des militaires était corpulent et portait un tatouage sous l’oeil. D’autres ont indiqué qu’il avait des yeux bleus. Ce signalement ne correspond aucunement à celui de Merah. La liberté d’action, dont le tueur a bénéficié pour réaliser une série de trois d’attentats, contraste avec l’information selon laquelle il était ou avait été placé sous surveillance.
8Étant « indétectable géographiquement », il aurait été localisé, dans un appartement à son nom depuis plus de deux ans, « après un survol d’hélicoptère » a précisé Claude Guéant [1]. La nécessité de procéder à une longue recherche et d’employer des moyens aériens contraste également avec les déclarations d̓Yves Bonnet, ex-patron de la DST. Celui-ci se demande si Merah était un indicateur de la Direction centrale du renseignement intérieur, en pointant le fait qu’il avait un correspondant au Renseignement intérieur [2].
9Alors que le nom de Mohamed Merah reste inconnu des autorités afghanes et pakistanaises, de l’armée américaine et des forces de l’Otan en Afghanistan, le procureur de la République de Paris, François Molins, avait évoqué un séjour en Afghanistan en 2010 et au Pakistan, « sanctuaire d’Al-Qaïda », durant deux mois en 2011 [3]. Les informations communiquées par le procureur, aussitôt démenties par les autorités étrangères concernées, suscitent également une question : comment un jeune vivant du RSA a-t-il eu les moyens de se rendre successivement en Israël, en Jordanie, en Afghanistan et au Pakistan ?
10Réagissant aux informations sur les nombreux déplacements internationaux du suspect, des observateurs se sont également interrogés sur la possibilité pour un islamiste fondamentaliste, placé sur le liste no-fly étasunienne [4], de pénétrer en Israël ? Dans son édition du 27 mars, le journal italien Il Foglio affirmait que Merah était entré dans ce pays sous la couverture des services français [5].
Un scénario au-delà de toute vraisemblance
11L’enquête n’a pas laissé en suspens certaines questions, simplement elle ne les a pas posées, notamment celle-ci : pourquoi le dispositif antivol, le traqueur du scooter volé, n’a-t-il pas fonctionné ? Il est pourtant si fiable que les fabricants offrent à leur client de les rembourser, si leur véhicule n’est pas retrouvé dans les 7 jours. Or le scooter aurait été volé le 6 mars et, selon les déclarations mêmes des enquêteurs, un concessionnaire Yamaha a affirmé aux policiers qu’un des frères Merah était venu demander, le jeudi 15, des renseignements sur la méthode pour désactiver ce dispositif. Ce qui laisserait supposer que ce travail n’aurait pas encore été réalisé. Se pose alors la question : pourquoi le scooter n’a-t-il pas pu être localisé ? [6]
12Le récit de l’assaut du RAID sur l’appartement de l’assiégé est le point culminant de cette construction défiant toute vraisemblance. Il est élaboré de manière telle que l’auditeur ne puisse tenir comme vrai aucun des éléments présentés. Ainsi, Merah sort de la salle de bains, fait deux pas dans le couloir menant au salon, traverse la pièce en marchant ou en courant, saute par la fenêtre tout en tirant frénétiquement et est alors abattu par un sniper situé à l’extérieur de l’immeuble qui a tiré « en légitime défense ». Aucune balle n’a atteint Merah au sein de l’appartement, alors que tout au long de ce court trajet, n’ayant probablement pas pris plus de 5 à 10 secondes, les 15 officiers du RAID, entassés dans cet espace exigu, auraient tiré 300 cartouches avec leurs armes automatiques [7]. L’appartement de Merah fait 38 m2. C’est un lieu vraiment restreint pour y mener un assaut avec 15 policiers suréquipés [8]. Seule victime de cette fusillade : un officier touché au pied.
13Le discours portant sur tous ces événements nous installe dans l’invraisemblable. L’affaire Merah est exemplaire. Alors qu’il est complètement encerclé par les forces de police, Mohammed Merah peut sortir et rentrer dans son appartement sans être intercepté, ni repéré. Cette sortie aurait eu pour but de téléphoner d’une cabine publique, afin de ne pas être identifié pendant qu’il reconnaît sa culpabilité à une journaliste. Il sera finalement tué par un « sniper » qui a tiré en « légitime défense », alors que, selon ses déclarations, la police n’aurait utilisé que des « armes non létales. » Chaque terme est annulé, car il est posé comme équivalent à son contraire, produisant une indifférenciation entre ce qui est et ce qui n’est pas.
Injonction de croire en l’invraisemblable
14Que les dits soient vrais ou faux, c’est ce dont on ne peut trancher. Par exemple, le scooter utilisé par Merah peut être blanc ou bien noir. Il en est de même de son casque. Les énoncés sont inconsistants, mais se manifestent comme une « présence latente dans la chaîne associative des signifiants ». En l’absence de sens, le langage régresse. Ce qui est dit donne simplement à voir et à entendre. Le langage devient bruit, cri, signifiant pur, c’est-à-dire représentation ayant une signification indépendante de tout objet et de tout signifié.
15Ici, les signifiés, « surpuissant », « incontestable », « Al Quaïda » ou « terrorisme islamique » opèrent comme des signifiants et marquent le sujet. Un « scooter surpuissant » est à la fois signifié et signifiant. Le signifié vole de ses propres ailes et occupe la place du signifiant. Il forme une image qui atteste de la dangerosité du « tueur ». Il n’est non plus nullement nécessaire de montrer ou simplement de décrire des preuves nommées comme « incontestables ». La référence à Al Quaïda et la caractérisation de Merah comme un « loup solitaire » suffisent.
16L’énonciation, à travers la fusion du signifié et du signifiant, de la culpabilité de Merah ou bien de celle de Ben Laden, nous place dans l’image. Ainsi, en tant que signifiants purs, un « scooter surpuissant » ou des « preuves irréfutables » acquièrent une matérialité distincte de leur signification. Le premier n’exprime plus le caractère rapide d’un engin motorisé, mais bien le caractère intrusif d’un événement auquel on ne pouvait pas faire face. La seconde proposition n’est pas la présentation de solides éléments de preuve démontrant la culpabilité de Merah, mais l’impératif catégorique de croire, en dépit de l’invraisemblable de l’énonciation, en la parole de l’autorité judiciaire.
Au-delà de la propagande ou au-delà du principe de réalité
17Face à la manifestation de puissance du pouvoir et sa capacité d’annuler le langage, l’individu doit exercer son « libre arbitre » et faire le bon choix. Il procède à un acte de déni ignorant certains fragments de la réalité, alors qu’ils sont exhibés. Il s’agit là d’une forme spécifique de refus qui non seulement rejette représentations et affects, mais également l’activité de synthèse de la conscience. Ainsi, le moi niant est également dénié et toute capacité d’opposition est détruite.
18Ne rien pouvoir dire est présenté comme une garantie de la justesse du discours, non du vrai, mais de la Vérité, du Bien que le pouvoir nous veut. L’image langagière n’a pas pour fin, comme dans la propagande, de convaincre, mais de nous enfermer dans la psychose. Il ne s’agit plus d’adhérer à une politique, mais d’aimer le pouvoir. L’identité avec la puissance étatique est permanente, alors que dans la propagande elle ne peut être que partielle, limitée à un objet.
19L’exhibition du non-sens produit un éclatement de l’encrage symbolique du discours. Le sujet est pris par une impossibilité radicale de contredire le surmoi. Celui-ci se donne alors comme savoir absolu, non pas sur la réalité, mais sur le sens. Il porte plus sur le désir, mais sur la jouissance, non plus sur le devenir, mais sur l’être. Dans son roman 1984, Georges Orwell avait déjà identifié ces « principes de l’asservissement » qui destituent l’individu de toute capacité de résistance, la « novlange » ayant pour fonction d’effacer chez le sujet « tout souvenir de l’existence d’un désir possible de résistance » [9].
Double pensée ou clivage du moi
20Dans les affaires ici traitées, le mensonge n’est plus dissimulé. Il est au contraire une injonction de croire inconditionnellement en un discours dont l’énoncé est invraisemblable. La fonction du mensonge n’est plus de voiler la réalité, mais de dénier le réel.
21En l’absence de voilement, est détruite la possibilité de penser la réalité, c’est-à-dire la capacité d’organiser le réel. Les mécanismes de défense permettant de se protéger d’un réel médusant sont détruits. L’individu, devenu infans et réduit à une monade, est placé hors du lien collectif du langage. Il se doit alors de croire les déclarations des médias, tout en percevant le non-sens. Il est ainsi installé dans ce qu’Orwell a nommé la « double pensée » et que Freud a appelé clivage du moi. Afin de mériter l’amour de la Mère symbolique, l’individu doit pouvoir séparer sa perception du sens attribué à l’objet. Le savoir portant sur le caractère non mortel des armes non létales ne peut être mis en rapport avec l’énoncé selon lequel Merah a été tué par de telles armes. De même, la question : comment un tireur embusqué peut-il tirer en légitime défense ? n’a pas lieu d’être posée.
22Face à l’annulation réciproque des éléments du discours, le Moi perd sa fonction synthétique et n’est donc plus en mesure d’établir des liens entre deux positions contraires. Pour contenir l’angoisse d’anéantissement qui le submerge, il est contraint de juxtaposer deux raisonnements contraires et parallèles. L’individu possède alors deux visions incompatibles, mais dénuées de tout lien, ce qui contraint le Moi à « vivre sur deux registres différents, avec d’un côté la réalité perçue, et de l’autre côté, la réalité reconnue, contraire à la perception ».
Attaque contre la faculté de représenter
23Ce processus analysé par la psychanalyse a également été mis en évidence par Orwell dans sa définition de la « double pensée » qui consiste à « retenir simultanément deux opinions qui s’annulent, alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux », tout en étant capable d’en oublier une, lorsque l’injonction surmoïque se manifeste. Ensuite, oublier que l’on vient d’oublier, c’est-à-dire « persuader consciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose que l’on vient de perpétrer » [10].
24L’enjeu n’est pas, comme dans la propagande, de reconnaître ou de ne pas reconnaître une réalité. Il s’agit là de deux modes de représentation constitutifs de la conscience. Or, dans ces affaires, il faut rejeter celle-ci, pour que la vision de la réalité reste éclatée, innommable et ainsi que le « sens puisse voler de ses propres ailes. » La propagande [11] peut être une mystification, mais reste encadrée par une symbolisation car, par le refoulement, elle intègre une négativité. Elle est donc nouage du réel avec l’imaginaire. Elle transforme seulement la manière de nommer et la perception des choses, en modifiant le processus de voilement/dévoilement des objets.
25Le discours actuel des médias est, quant à lui, « un faire voir ». Il relève d’un au-delà de la propagande, puisque, au lieu de dissimuler le mensonge, il l’exhibe, non pas pour modifier la perception, mais pour obtenir un abandon total des populations à l’injonction surmoïque de croire en la voix. Ici, ce n’est pas seulement la représentation qui est attaquée, mais la capacité même de représenter.
L’originaire de la guerre des civilisations
26Dans le discours des différents commentateurs, le non-sens n’est pas relevé. Au contraire, la responsabilité de Merah procède de l’évidence. Tous effectuent une donation de sens et produisent un sacré fétichisé, un sacré qui se confond avec sa profanation, quelque chose qui ne peut être questionné et auquel nous devons consentir.
27Quelle que soit leur place sur « l’échiquier politique », ils adoptent la même procédure : ils suspendent la perception et se tournent vers le regard intérieur. Déniant l’invraisemblable de l’énonciation, les intervenants se posent comme des sujets supposés savoir, pour qui l’analyse devient superflue, puisque la connaissance qu’ils ont de l’événement anticipe l’observation. Leur connaissance relève d’un déjà su, d’une répétition de l’originaire de la « guerre des civilisations ». Les divergences exprimées, quant au sens donné, traduisent, non pas des différences dans le traitement de l’information, mais de simples rivalités des jouissances et des « savoir-faire ». Elles entretiennent une concurrence dans le nihilisme.
28Les différents discours sur l’affaire Merah relèvent du religieux. Ils donnent à l’Autre, à la guerre des civilisations, « la charge de la cause ». Ce qui est posé comme vérité « n’apparaît plus que comme cause finale. » [12] En donnant à la victime une place déterminante dans l’organisation du récit, tous ces discours s’inscrivent dans une resacralisation de la violence.
29Les commentaires, officiels ou officieux, sur l’affaire Merah, construisent leur discours en posant l’accusé comme un bouc émissaire. La fonction de celui-ci est bien de faire l’unité contre lui. De fait, l’ensemble des prises de position, en dépit de l’invraisemblable de ce qui énoncé et l’absence d’éléments de preuve, reconnaissent en Merah le coupable des attentats de Toulouse et de Montauban. Ces actes sont directement posés comme des phénomènes d’un commencement a-historique, des répétitions de l’originaire de la guerre des civilisations. Ils renvoient à une même cause finale.
Impératif de ne pas oublier
30Ce qui est commun, au 11 septembre et à l’affaire Merah, est l’injonction de ne pas oublier, non pas tant l’événement lui-même que le sens donné. Si l’on sait avec Henri Roussot que « même étudiée à l’échelle d’une société, la mémoire se révèle comme une organisation de l’oubli » [13], quel peut être le réel d’une société qui renverse ce paradigme et impose aux individus la répétition du trauma, la réminiscence de ce qui normalement est destiné à être oublié ? Cette sommation révèle un changement de société, le passage d’une société névrotique structurée par le refoulement à une société psychotique fondée sur la forclusion [14]. Ici, l’individu est entièrement parlé par la voix, par l’injonction de se souvenir, par un impératif catégorique auquel il ne peut que se soumettre.
31La victimisation impose un devoir permanent de remémoration du ressenti. Les titres des médias, lors des dates anniversaires du 11/9, sont sans équivoques : « que faisiez-vous dans votre quotidienneté à ce moment-là ». Il s’agit de confondre intériorité et extériorité, mémoire affective et mémoire historique et ainsi empêcher toute séparation de l’individu avec le réel de la violence. L’obligation ne porte pas sur les objets, mais bien sûr l’invisibilité, sur la voix des victimes. En fait, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est de renoncer au processus de refoulement. Il nous faut abandonner le lieu de l’inconscient, renoncer à ce qui permet l’émergence d’une parole.
Attaque contre la mémoire
32L’injonction de se souvenir est en fait une attaque contre la mémoire, car celle-ci ne se constitue que grâce à l’oubli. Ce dernier ne se situe pas du côté de l’ignorance, mais plutôt du côté de l’incorporation. L’oubli n’est pas effacement, mais ce qui rend possible la mémoire. En ce sens, Paul Ricœur écrit : « Le bienfait de l’oubli, c’est précisément de rendre possible la Mémoire, laquelle résulte en effet de l’action de l’oubli sur la volonté de conserver. » [15]
33Exiger que l’on n’oublie pas le caractère sacré du 11/9 fait obstacle à l’assimilation de l’événement. Cette injonction empêche de situer la violence dans la réalité extérieure et ainsi l’événement continue à nous marquer en tant que réel intime. Ne reste que l’injonction de ne pas se séparer et de ne pas refouler la Chose. Celle-ci consacre l’union originaire du Moi et du monde en un même tout indifférencié, ici, la fusion de l’individu avec le regard du pouvoir.
34Dans le discours sur l’affaire Merah, l’impératif de ne pas oublier le 11 septembre et de répéter l’originaire de la guerre des civilisations, traduit l’exigence de s’oublier soi-même face au commandement surmoïque. Comme dans l’expérience mystique qui consiste à se vider de toute existence, afin de s’offrir à Dieu dans un désir « d’oubli total du corps et du monde » [16], il s’agit aussi de ne pas oublier l’événement sacralisé et de s’oublier totalement, non pas pour s’élever vers Dieu, mais pour se confondre avec le commandement surmoïque [17].
35Il convient alors de renoncer à se distancier, avec le dit et le montré, en posant des questions ou en rétablissant la parole. L’impératif catégorique de ne pas oublier le 11/9 est celui de s’oublier en tant qu’être de langage. L’exigence de forclore l’être, plus précisément le « parlêtre », devient la condition nécessaire pour ne pas refouler la Chose, le rapport fusionnel avec le pouvoir, le rapport incestueux avec la Mère symbolique.
Oubli de l’oubli
36L’oubli ne porte plus sur les objets comme dans le refoulement, mais sur son mécanisme même. Il s’agit d’oublier d’oublier et d’empêcher la mémoire de se constituer, car celle-ci est bien constituée par ce que nous avons refoulé et ainsi inscrit dans l’inconscient.
37Cette faculté, anéantie par le 11 septembre, est au cœur de la notion de vérité. En grec ancien, la vérité s’écrit alethéia, c’est-à-dire absence d’oubli (léthé) [18]. Dès lors, la vérité est dévoilement d’objets.
38Dans le 11 septembre ou l’affaire Merah, les choses ne sont pas voilées, elles sont seulement suspendues, c’est dire qu’elles sont montrées, mais avec l’impératif de ne pas en tenir compte. Elles doivent laisser toute la place à l’injonction surmoïque de ne pas oublier, c’est-à-dire d’être en fusion avec le regard du pouvoir. Le non vrai, qui ressort du dit et du montré, est un faire voir. Ce qui est énoncé comme vérité ne se situe donc plus au niveau de la réalité et elle n’est plus ordonnée par le langage. Elle résulte d’une rencontre sidérante avec le réel et est alors véhiculée par l’image.
39Nous nous trouvons ici dans une situation paradoxale : le discours officiel, tant sur le 11 septembre que sur l’affaire Merah, ne repose pas sur des énoncés vrais, mais invraisemblables. Normalement, des propositions vraies ne peuvent, à elles seules, constituer la vérité, cependant les énoncés vrais prennent leur source dans la vérité et cette dernière ne peut que s’appuyer sur les premiers. Le vrai et la vérité sont ainsi étroitement corrélés et ne peuvent logiquement s’opposer.
40La structure du discours sur ces affaires est inverse : elle s’appuie, non pas sur le vrai, mais sur l’invraisemblable de l’énonciation. L’expression de ce qui est posé comme devant être cru n’est pas effectuée par des propositions univoques, mais sous la forme de locutions qui expriment, en même temps, quelque chose et son contraire, sans que cette opposition soit relevée. Chaque énoncé est indépendant et n’est pas confronté avec celui avec lequel il s’oppose formellement. Un scooter ou un casque peuvent être à la fois blanc ou noir sans que cela pose problème. Il s’opère ainsi, entre chaque énoncé, une opération que la psychanalyse nomme clivage.
41La dissociation au niveau de l’énonciation produit un invraisemblable qui pose ce qui est dit au-delà de la vérité. Cet au-delà de l’aletheia devient exaltation du non-sens. Il se réfère à ce que la psychanalyse appelle la jouissance. Ce réel hors sens ne ment pas, car il ne parle pas. Il se place dans la transparence.
Le regard comme savoir absolu
42Le discours de l’affaire Merah n’a d’autre fondement que la jouissance du pouvoir qui s’y abrite. Celui-ci exprime sa toute-puissance par la capacité de créer un nouveau réel en énonçant les signifiants/signifiés de la responsabilité du « tueur ». Le réel, la jouissance [19]in re-petitio, ne ment pas, car elle ne parle pas. Elle renverse la formule de Lacan « moi, la vérité, je parle » qui, elle, s’applique au langage.
43Ici, ce qui s’expose à la place de la vérité ne parle pas et, ainsi, n’établit pas d’écart avec ce qui est montré. Au contraire, il annule le réel auquel il substitue une virtualité. Ce qui est énoncé ne résulte plus du jeu du voilement et du dévoilement, mais se situe dans la transparence, dans l’identité du mot et de la chose. Si la vérité pour se dire doit être voilée, dans ces affaires, c’est un impératif catégorique sans manque qui se manifeste. Grâce à l’image, l’injonction est jouissance comme « vérité une » et non vérité partielle comme dans le savoir. L’impératif de croire ne montre que la volonté de puissance. Le pouvoir ne montre pas d’objet, c’est son regard qui occupe cette place. Le commandement surmoïque de jouir de sa jouissance se pose comme sujet-objet, comme savoir absolu.
44Le discours sur cette affaire nous place dans la psychose, hors discours, c’est-à-dire hors sociabilité, au sens où le discours fait lien social. Le sujet psychotique, libéré des lois du langage, ne ressent plus de manque grâce à la forclusion de tout ordre symbolique. Il ne gagne cependant aucune liberté « puisqu’il se retrouve alors esclave du désir de la Mère » [20] ici, de la Mère symbolique, l’État.
45Afin de sortir de la jouissance du pouvoir et de la psychose, l’observation doit se détacher du regard, du sens donné. Pour faire face à la pétrification des populations devant le signifiant pur, l’objectif est de rétablir le langage, afin que le sujet puisse de nouveau s’étonner et ainsi entamer un processus de dé-sidération. La vérité se situe donc dans la pratique et non dans le discours.
46Prétendre affronter ces affaires, en révélant ce que les médias sont censées nous cacher, alors qu’elles exhibent l’essentiel, est une opération de déni. Ce à quoi nous devons faire face n’est pas une action de propagande, de manipulation de la réalité destinée à modifier notre conscience, mais bien une capture du réel, afin de nous atteindre dans notre capacité de rester des êtres de langage.
Notes
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[1]
Morgane Bertrand, « Merah : retour sur une traque sans précédent », lenouvelobservateur.com, le 23 mars 2012.
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[2]
Mohamed Merah, « Au service des services ? », l’Humanité, le 28 mars 2012.
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[3]
« Afghanistan et Pakistan : Pas de traces des voyages de Merah », France Soir avec AFP, le 22 mars 2012.
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[4]
Mathieu Molard, « USA. La très mystérieuse liste des passagers interdits de vol », lenouvelobservateur.com, le 26 mars 2011.
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[5]
« Les liens de Mohamed Merah avec les services secrets français (audio 48’’) », extrait du journal de France-Culture du 27 mars 2012 à 18 heures in Alterinfo.net, le 28 mars 2012, http://www.alterinfo.net/Les-liens-de-Mohamed-Merah-avec-les-services-secrets-francais-audio-48_a73721.html
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[6]
« Affaire Merah : des questions toujours sans réponse », Montpellier journal, le 27 mars 2012.
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[7]
« Attaques de Toulouse : la version officielle de la mort de Mohamed Merah est un mensonge », le 27 mars 2012, SOS-crise.over-blog.com, http://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:dQ4Jhahz2kYJ:sos-crise.over-blog.com/categorie-10971145.html+jean-claude+paye+merah&cd=4&hl=fr&ct=clnk&gl=be
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[8]
« Les 38 m² dans lesquels Merah était retranché », Europe1.fr, le 22 mars 2012, http://www.europe1.fr/France/EXCLU-E1-fr-Les-38-m2-dans-lesquels-Merah-etait-retranche-1002617/
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[9]
Christine Ragoucy, « Le Panoptique et 1984 : confrontation de deux figures d’asservissement », Psychanalyse, 2010/2 (n° 18), Erès, p. 85.
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[10]
George Orwell, 1984, première partie, chapitre III, Gallimard Folio, 1980, p. 55.
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[11]
La connotation négative de la propagande est récente. Auparavant, en rapport avec son étymologie, elle signifiait propagation. Elle relevait simplement de la lutte idéologique et n’était pas la base de la question de la Vérité.
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[12]
Jacques Lacan, « La science et la vérité », sténographie de la leçon d'ouverture du séminaire tenu l̓année 1965-1966 à l̓École normale supérieure, p. 23.
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[13]
Henri Roussot, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Seuil, Points histoire, Paris 1990 (cité par Ricœur, p. 582).
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[14]
Le terme « forclusion » de Jacques Lacan est un vieux terme français, qui signifie « clore dehors ».
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[15]
Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », septembre 2000.
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[16]
M. Eliade et I. P. Couliano, Dictionnaire des religions, Paris, Plon, Agora, Pocket, 1990, p. 133.
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[17]
Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard, Folio essais, 1997, p. 10.
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[18]
Sur l’étymologie du nom de Léthé, voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, histoire des mots, Klincksieck, 1999, p. 618-619.
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[19]
La difficulté de la notion de jouissance résulte de son caractère inaccessible dans son essence même, liée à son statut de réel comme impossible dans le champ du sujet. Elle est la satisfaction d’une pulsion. Que cette satisfaction soit une insatisfaction explique que la jouissance est forcément insaisissable. Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005.
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[20]
Didier Moulinier, « Une jouissance hors discours », Jouissance et perversion, quelques concepts lacaniens, joui-sens.blogspot.be, le 27 mars 2013, http://joui-sens.blogspot.be/2013/03/une-jouissance-hors-discours.html