Notes
-
[1]
Diderot, Salon de 1767, in Œuvres, tome IV, Esthétique-Théâtre, éd. de Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1996, p. 620. Les références se rapportent à cette édition en cinq tomes (1994-1997), abrégée en LV suivi du tome et de la page. Elles seront insérées dans le corps de l’article.
-
[2]
Les citations renvoient au petit traité Sur la poésie, en général, dans l’édition d’Alain Niderst, Rêveries diverses, opuscules littéraires et philosophiques, Paris, Desjonquères, 1994, p. 66-73. Signalons la parution imminente d’une anthologie de textes de Fontenelle, sous la direction de Sophie Audidière, chez Garnier Classiques.
-
[3]
Voir article « Leibnizianisme » de l’Encyclopédie, t. IX, p. 376.
-
[4]
Lettre à Sophie Volland, 20 octobre 1760, LV, V, p. 271. Selon Yvon Belaval, Diderot a une connaissance approximative et lointaine de Leibniz. Raison de plus pour souligner l’intérêt de ce genre de déclarations. Voir Yvon Belaval, « Note sur Diderot et Leibniz », in Études sur Diderot, Paris, PUF, 2003, en particulier p. 334.
-
[5]
Voir d’Holbach, Système de la nature, in Œuvres philosophiques complètes, édit. de Jean-Pierre Jackson, t. II, Paris, Éditions Alive, 1999, première partie, chap. 1, p. 167-173.
-
[6]
Voir Colas Duflo, Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 172-187.
-
[7]
Sur la parenté de la pensée spéculative avec le jeu, voir la lettre à Voltaire du 11 juin 1749 où la métaphysique est comparée à un jeu de pelote (LV, V, p. 15), jusqu’aux Éléments de physiologie (1780) où Diderot compare sa vie passée au jeu de dés (LV, I, 1317), en passant par la lettre de septembre 1769 (à S. Volland ou Mme de Meaux ?) où il écrit à propos de d’Alembert que « les géomètres sont mauvais métaphysiciens, précisément par la même raison qu’ils sont mauvais joueurs.» (Correspondance, éd. G. Roth, t. IX, p. 245).
-
[8]
Voir comment d’Alembert apprécie les efforts d’explications de Diderot : « Vrai ou faux, j’aime ce passage du marbre à l’humus » et plus loin, « Si cela n’est pas vrai, cela est au moins très ingénieux. » (LV, I, 613 et 617)
-
[9]
En écho : « Les comparaisons sont presque toute la raison des femmes et des poètes », dit avec humour Mlle de Lespinasse dans Le rêve. (ibidem, 635).
-
[10]
Voir Aram Vartanian, « Diderot and the Phenomenology of the Dream », Diderot Studies, VIII, 1996, p. 250-251.
-
[11]
Jean Starobinski souligne ce qu’il appelle le procédé d’ « intrusion imaginaire du spectateur à l’intérieur de l’espace pictural » pour surmonter les difficultés de la description de peintures. Voir Diderot dans l’espace des peintres, Paris, Réunion des musées nationaux, 1991, p. 15.
-
[12]
Aristote, La poétique, respectivement 51 b5, 51 b30-33, trad. de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Le Seuil, 1980, p. 65 et 66.
-
[13]
Sur ces notions, je renvoie à l’indispensable livre de Michael Fried, dont le titre anglais est Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot. Trad. française de Claire Brunet, La place du spectateur, Paris, Gallimard, 1990.
-
[14]
Les conceptions de Diderot sur l’allégorie ne se résument pas à cette phrase. Voir sur ce sujet, Stéphane Lojkine, « De la figure à l’image : l’allégorie dans les Salons de Diderot », in Allégorie, Edward Nye, éd., Studies on Voltaire and the eigthteenth Century, 2003 :07, Oxford, Voltaire Foundation, p. 343-370. Disponible sur le site Utpictura18-Diderot.
-
[15]
Remarquons que Diderot est le seul philosophe à avoir inséré une masturbation dans un texte philosophique. (LV, I, 631).
-
[16]
Lucrèce, De la nature des choses, II, 244-260.
-
[17]
Lettre à Landois, 29 juin 1756, LV, V, p. 56.
-
[18]
Colas Duflo a bien montré que la conjonction « ou » a le sens d’une équivalence et non d’une alternative. Voir Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 193 et suiv. et son édit. du Rêve de d’Alembert, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 16 et suiv.
-
[19]
Article « Leibnizianisme », op. cit., p. 376.
-
[20]
Annie Ibrahim a montré la fécondité de cette catégorie de l’aléatoire comme grille de lecture de l’ensemble de l’œuvre de Diderot dans Diderot, un matérialisme éclectique, Paris, Vrin, 2010. Je me permets de renvoyer à mon article « Diderot métaphysicien. Le possible, le nécessaire et l’aléatoire », in Archives de philosophie, cahier 71, 1, printemps 2008.
-
[21]
On rappellera les railleries de Voltaire contre les « anguilles » de Needham « l’Anguillard ».
-
[22]
Éléments de physiologie, LV, I, p. 1290.
-
[23]
Voir : « Mais j’arrête mes yeux sur l’amas général des corps ; je vois tout en action et en réaction ; tout se détruisant sous une forme ; tout se recomposant sous une autre ; des dissolutions, des combinaisons de toutes les espèces », Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, LV, I, 685.
-
[24]
Horace, Art poétique, v. 361.
-
[25]
Il serait justifié de recourir à la différance de Derrida.
Philosophie et poésie : bluettes ou images frappantes et sublimes
1Dans le Salon de 1767, à la question de savoir si « l’esprit philosophique est favorable ou défavorable à la poésie », Diderot répond : « Partout décadence de la verve et de la poésie ; à mesure que l’esprit philosophique fait des progrès, on cesse de cultiver ce qu’on méprise. » [11 ]Cette question des rapports de l’esprit philosophique et de la poésie trouve chez Fontenelle, par exemple, la forme d’une alliance souhaitée de la poésie et de « la plus haute philosophie » [2]. La « poésie philosophique » qui propose des images « métaphysiques » ou « intellectuelles », parvient à surmonter le handicap de la philosophie, son air de « pédanterie et de collège » et sa langue barbare. Les images assurent la transposition des idées philosophiques dans la langue de tous. Cet éloge repose sur un constat : « Il n’est pas douteux que la philosophie n’ait acquis aujourd’hui quelques degrés de perfection. De là se répand une lumière qui ne se renferme pas dans la région philosophique, mais qui gagne toujours comme de proche en proche, et s’étend enfin sur tout l’empire des lettres. […] Le changement en bien, jusqu’à un certain point, est assez sensible partout. » Alors que le changement produit par la philosophie est légèrement tempéré chez Fontenelle, Diderot déplore une altération : l’extension du goût philosophique « amène le style sentencieux et sec » (LV, IV, 620), signe de la « décadence de la poésie parmi nous » ajoute-t-il dans les Observations sur Hemsterhuis (LV, I, 702). Mais l’alliance célébrée par Fontenelle est jugée sévèrement. Toujours dans le Salon de 1767, à l’occasion d’une réflexion sur le maniérisme dans les beaux-arts, il revient sur le divorce entre poètes et philosophes (LV, IV, 816). C’est alors que surgit un Fontenelle, « d’un esprit subtil, discutant, analysant, décomposant, corrompant la poésie par la philosophie, et la philosophie par quelques bluettes de poésie. » (idem)
2Ces jugements enregistrent un changement dans la culture et les mœurs de l’époque, que traduit un durcissement de la distinction admise depuis l’âge classique entre l’imagination et le jugement. La première imite, combine, compose et vise le semblable, alors que le second observe, compare et cherche des différences. L’imagination a comme ressources les images, les métaphores, les analogies, l’entendement lui « veut des comparaisons plus resserrées, plus strictes, plus rigoureuses, sa marche circonspecte est ennemie du mouvement et des figures. Le règne des images passe, à mesure que celui des choses s’étend. […] Les expressions abstraites qui renferment un grand nombre de phénomènes se multiplient et prennent la place des expressions figurées ». (ibidem, 620). Plus marqué encore est ce recul de l’imagination chez les philosophes matérialistes, qui font le moins usage de leur imagination, puisqu’ils « n’assurent que ce qu’ils sentent. » (LV, I, 702). Le diagnostic est sans nuance : non seulement la poésie adopte un style sec et désenchanté mais la philosophie également puisqu’elle donne le ton.
3Si nous nous tournons du côté de la philosophie, nous pourrions croire que le philosophe devrait se réjouir du succès de son ton. N’est-ce pas un signe du perfectionnement de la philosophie moderne depuis Descartes que de penser et d’écrire avec clarté, précision, que de s’assujettir à la méthode que l’entendement élabore dans la recherche de la vérité ? « À mesure que cet acte [i. e. la généralisation] s’avance les spectres corporels s’évanouissent ; les notions se retirent peu à peu de l’imagination vers l’entendement ; et les idées deviennent purement intellectuelles. » (ibidem, 582). Quel philosophe regretterait de disposer d’un instrument si puissant pour faire reculer les spectres de tous ordres (620) ? Or Diderot ne se satisfait pas facilement de ce partage et de ce progrès, ni pour ce qui est de la poésie, ni pour ce qui touche à la philosophie. Les Observations sur Hemsterhuis ont été écrites en 1773-1774. Vingt ans auparavant, Diderot, dans les Pensées sur l’interprétation de la nature (1753) exprimait une admiration paradoxale étant donné le contexte. Dans la pensée XXI, il expose la difficulté et la nécessité d’articuler recueil des faits et leur liaison. Historiquement ces deux activités ont été disjointes : aux « manœuvres poudreux, utiles et laborieux » qui rassemblent les matériaux, fait face la « philosophie rationnelle », qui s’empresse de construire des systèmes. Le travail du « manouvrier d’expérience » est assimilé au creusement à l’aveugle d’un souterrain qui inévitablement finit par provoquer l’écroulement des « édifices » orgueilleux des philosophes systématiques. (LV, I, 567-568) Jusqu’à présent, nous sommes en terrain familier, si nous nous souvenons du célèbre et burlesque chapitre vingt-neuvième des Bijoux indiscrets (1748) où le colosse Expérience fait s’écrouler le portique des hypothèses et fuir Platon entouré par les « systématiques ». (LV, III, 102). Mais en 1753, alors qu’il semble reprendre l’apologue du triomphe de l’expérience sur les systèmes hâtivement et arbitrairement construits, Diderot ajoute ce morceau d’éloquence :
4« Heureux le philosophe systématique à qui la nature aura donné, comme autrefois à Épicure, à Lucrèce, à Aristote, à Platon, une imagination forte, une grande éloquence, l’art de présenter ses idées sous des images frappantes et sublimes ! L’édifice qu’il a construit pourra tomber un jour ; mais sa statue restera debout au milieu des ruines ; et la pierre qui se détachera de la montagne ne la brisera point, parce que ses pieds n’en sont pas d’argile. » (LV, I, 568).
5L’éloge des grands philosophes poètes – et le désir d’en faire partie – est surprenant dans un ouvrage consacré aux questions de la connaissance de la nature. C’est au nom de critères esthétiques (« images frappantes et sublimes ») que Diderot sauve les philosophes systématiques de l’accusation récurrente dans son milieu de stérilité et de frivolité. Ce n’est plus la poésie qui se trouve rehaussée d’être philosophique, comme chez Fontenelle, mais la philosophie systématique qui acquiert, par ses qualités poétiques, la vertu de durer dans le temps comme une œuvre d’art. Plus exactement, ce qui dure et s’offre à l’admiration de la postérité, c’est la « statue » du philosophe, c’est-à-dire du génie, que l’édifice abritait en réalité. Nous admirons un grand philosophe moins pour son système, qui nous paraît faux ou extravagant, que parce qu’il est l’œuvre d’un esprit génial qui réunit en lui ce que les temps modernes ont peu à peu séparé, l’imagination et le jugement, la poésie et la philosophie. Par exemple chez Leibniz, l’harmonie préétablie, l’optimisme, la querelle des forces vives sont des « spéculations physico-mathématiques et abstraites [qui] appliquées aux choses intellectuelles […] obscurcissent […] au lieu d’éclairer », et concernant « les actions des hommes, la volonté, la liberté, le bien et le mal », font naître des difficultés considérables [3]. Mais il n’en est pas moins un « aussi grand poète que profond philosophe » [4], assure Diderot en renvoyant, enthousiaste et avec des inexactitudes, aux paragraphes 409 à 416 de la Théodicée.
Osez la spéculation matérialiste
6Grâce à ces textes, nous saisissons la position d’un problème qui n’est pas celui de la « forme », du style ou de la rhétorique de la philosophie, mais qui se situe en amont de lui. Il concerne le problème de l’énonciation et de l’énonciabilité de la philosophie matérialiste. Ce problème est le suivant : l’extension triomphale momentanée du « ton » philosophique à l’ensemble des objets de la connaissance et des arts de la parole, s’accompagne de la décision de la philosophie de se tenir dans les limites de la finitude de la connaissance : ne pas aller au-delà des sens, s’en tenir à ce que l’entendement peut vérifier par les sciences. Mais Diderot, à côté de remarques prudentes sur l’état des conjectures philosophiques sur la matière, le cerveau, l’organisme, (voir ibidem, 797-798) n’a pas voulu renoncer à la spéculation, malgré les opinions du groupe matérialiste auquel il appartient. Le Système de la nature, à la rédaction duquel il a participé, pose très clairement l’expérience sensible et les règles du « bon sens » comme les limites de toute activité philosophique légitime et sérieuse [5]. La façon qu’a eue Diderot d’adopter le matérialisme a consisté à élaborer des tentatives audacieuses au regard de ce que pense le siècle de la métaphysique et de l’esprit de système. Pour quelles raisons ? Paradoxalement, c’est pour répondre à un défi que Colas Duflo a heureusement appelé « la mauvaise rencontre de Berkeley » [6]. En bonne philosophie, il faudrait démontrer contre l’immatérialisme de Berkeley, compris comme un scepticisme sur la réalité, que la matière existe, indépendamment de notre esprit, sinon le matérialisme serait une fantasmagorie extravagante. Or Diderot va répéter que ce système est irréfutable par la raison, et a fortiori par le témoignage des sens. Par ailleurs, il pense, depuis l’époque de la Lettre sur les aveugles, que débattre de questions métaphysiques relève du jeu, à l’esprit duquel ne sont pas sensibles les géomètres et les philosophes rationalistes [7]. On aurait tort de ne voir dans ce privilège du jeu qu’une pirouette. Car, pour contourner l’obstacle Berkeley et outrepasser l’empirisme radical des matérialistes, considérer la métaphysique comme un jeu est une bonne stratégie. Cela conduit Diderot à un mode d’exposition de son travail philosophique qui s’apparente davantage à une activité de création engendrant du plaisir qu’à l’exposé d’une doctrine selon les règles méthodiques d’un discours démonstratif. Le procédé le plus marquant est l’introduction de la narration dans l’exposé philosophique : les énoncés les plus hardis doivent arriver au cours du récit et de la mise en scène de ce que découvre la pensée.
7En considérant comme un idéal heureux le fait de « présenter des idées sous des images frappantes et sublimes », Diderot ne s’engage-t-il pas à soumettre certaines de ses propositions philosophiques à des appréciations esthétiques, de sorte qu’on pourrait presque toujours dire à leur sujet ce que, dans le Rêve de d’Alembert, dit le docteur Bordeu du délire du géomètre : « Il a fait une assez belle excursion. Voilà de la philosophie bien haute ; systématique dans ce moment » (LV, I, 637) [8]. On fera remarquer que c’est précisément un délire qui est apprécié ainsi, mais il faut alors se demander pourquoi il a recours à des délires de malade (d’Alembert) ou de mourant (Saunderson) pour exprimer moins une doctrine en forme que des visions de l’univers macro et microcosmique à l’appui de ses concepts philosophiques matérialistes. Pourquoi cette pique à l’adresse de Batteux dans la Lettre sur les sourds et muets, où après avoir exposé un petit « système de l’entendement humain », comparant l’homme à une horloge et l’entendement à un timbre garni de martelets reliés à des fils se terminant sur les points de la boîte, il écrit : « Mais je laisse ce langage figuré que j’emploierais tout au plus pour récréer et fixer l’esprit volage d’un enfant, et je reviens au ton de la philosophie à qui il faut des raisons et non des comparaisons » (LV, IV, 29) [9].
De l’imagination avant toute chose
8Il faut reconnaître que Diderot ne demande plus à un texte philosophique d’être seulement vrai mais d’être « intéressant » selon le sens qu’il a au xviiie siècle et de s’adresser à l’imagination. Il définit certes l’imagination comme la faculté « de se rappeler des images » (De la poésie dramatique, LV, IV, 1299), « de se peindre des objets absents comme s’ils étaient présents », mais il lui reconnaît une fonction dans l’activité de l’entendement puisqu’elle permet « d’attacher un mot abstrait à un corps. » (LV, I, 1292). C’est elle qui redonne aux mots leur signification que l’usage réduit à n’être que des sons et des sensations, en descendant « des mots aux images », aux « tableaux » d’où viennent les notions abstraites. (LV, IV, 1299-1300). En identifiant l’imagination à un « toucher qui se diversifie dans la nature animée en une infinité de manières et de degrés qui s’appelle dans l’homme voir, entendre, flairer, goûter et sentir » (idem), il en fait la matrice des cinq sens. Mais le sens qui est par excellence celui de l’imagination est la vue, « l’œil intérieur ». L’imagination voit comme l’œil extérieur voit. « Comme », c’est dire qu’il n’y a pas de différence entre les images de l’imagination et celle de la perception visuelle. C’est dire aussi qu’elle dispose l’œil à croire que les objets sont là où ils ne sont pas. (LV, I, 1292-193). On dirait que l’imagination a une propension à halluciner. C’est pourquoi « les images du rêve sont très souvent plus voisines et plus fortes que les images réelles » (ibidem, 1294) et que Diderot y a recours. Comme l’a vu Aram Vartanian, le rêve est, paradoxalement, une expérience qui multiplie la sensibilité [10].
9Dans ce cas, l’imagination n’est pas tant distinguée de l’entendement qu’elle n’est ce qui l’ouvre à des expériences et des possibles, grâce et à la plasticité des images dont il dispose. La capacité de celui qui imagine à se promener dans ses images [11] permet d’introduire des récits. Cette analyse fait comprendre que la poésie et la philosophie communiquent, selon « l’analogie de la vérité et de la fiction » (LV, IV, 1300) et là où les notions ne peuvent se prévaloir de l’expérience sensible, de construire des objets et des situations qui leur donnent présence et réalité.
Philosophie poétique : des pensées-images
10La question de la vérité devient seconde dans la mesure où c’est maintenant l’écriture qui prend en charge les produits de l’imagination. À partir du moment où elle participe dans son déploiement propre à la création des objets dont il est question, l’écriture bascule du côté de la fiction. On rejoindrait ainsi Aristote, mais en l’inversant. Dans La poétique, Aristote place la tragédie du côté de la philosophie, face à l’histoire. Cette dernière en effet dit « ce qui a eu lieu », traite du particulier, alors que le poète dit « ce qui pourrait avoir lieu », ce qui pourrait « avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du possible ». C’est pourquoi, souligne Aristote, « la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique » [12]. Ainsi au lieu de dire que la poésie est proche de la philosophie, il faudrait dire que le vœu de Diderot est que la philosophie qu’il s’engage à faire, à écrire, soit plus poétique que l’histoire ou que la philosophie sèche des Lumières.
11Être poétique ne consiste pas à forger des images frappantes et sublimes à l’appui de ses conceptions. Dans ce cas, philosophie et poésie resteraient encore séparées, leur rencontre étant due à l’action extérieure de l’écrivain pour des raisons de rhétorique. Et Diderot manie les ressources de la rhétorique avec aisance, comme le montrent l’usage des analogies et les arguments ad hominem, les prétéritions, ou les amplifications. Quant aux images, il faut faire des distinctions. Il y a le cas où une image vient, en effet, à l’appui d’une idée ou la prépare. Mais elle ne se réduit pas au statut de décoration car elle sert de paradigme et permet, par un jeu d’analogies, de développer une conception. : le clavecin comme paradigme acoustique de l’entendement (616-617), la ruche comme paradigme du passage de la contiguïté des éléments d’un ensemble à leur continuité (627-629), l’araignée et sa toile, comme paradigme du rapport sensible du cerveau, des organes et des sens (638-639). Il y a des cas où une image exprime une situation fictive, comme l’anticipation de l’extinction du soleil (615), ou l’idée extravagante de polypes humains ou femelles dans Jupiter ou Saturne (630), par exemple. La première invite à un exercice de pensée qui consiste à imaginer d’autres séries possibles de générations différentes de celle de notre monde pour relativiser ces dernières. La seconde pousse aux limites de l’extravagance une idée qui « est presque l’histoire réelle de toutes les espèces d’animaux subsistants et à venir », qui se résolvent en « une infinité d’animalcules. » (idem). Remarquons que dans les deux cas, l’imagination est sollicitée pour penser l’aléatoire des processus naturels. Rallumons le soleil, nous rétablissons la cause nécessaire d’une suite de générations nouvelles « entre lesquelles je n’oserais assurer qu’à la suite des siècles nos plantes, nos animaux d’aujourd’hui se reproduiront ou ne se reproduiront pas. » (615). Que deviendront les êtres formés par les animalcules, dont « il est impossible de prévoir les métamorphoses et l’organisation future et dernière » (630) ? Au-delà des images analogies, des images paradigmes et des images de l’irréel, la poétique diderotienne en philosophie consiste à transformer des concepts philosophiques en images et non plus à accompagner les concepts par des images. Pour cela, il suffit d’en faire un spectacle : cette chose inouïe, voir des concepts. Pour qu’il y ait spectacle il faut une action et un spectateur. Mais tant que le spectateur reste extérieur au spectacle, tant qu’une distance est conservée, comme c’est le cas des peintures qui bannissent toute théâtralisation, et qui ont la préférence de Diderot [13], mettre un concept sur une scène ne pourrait se faire que par l’allégorie et non par des images. Dans une formule expéditive, Diderot juge que « l’allégorie est la ressource des esprits stériles » (Jacques le fataliste et son maître, LV, III, 729) [14] : comprenons qu’elle est le contraire de la pensée parce qu’elle la fige, en imposant un sens conventionnel qui ne laisse aucun espace à l’imagination. Il faut faire se communiquer le concept, son sens et son référent, et l’image dans laquelle l’esprit peut circuler, pour donner au concept la labilité de l’image. Cela est possible parce que l’image est le produit de l’imagination qui non seulement dispose d’elle, mais s’y meut comme « dans un palais. » (LV, I, 1292). Il faut trois conditions au moins pour mettre des concepts en scène : faire entrer le spectateur sur une scène (dans la Lettre, un mourant auprès d’un pasteur, dans Le rêve, un malade sur un lit et une garde-malade attentive sur chaise), faire du spectacle qu’il voit l’objet de sa narration et l’insérer dans le spectacle. Ce que d’Alembert voit et raconte (et que Mlle de Lespinasse rapporte) sont des questions de philosophie éprouvée dans son corps dont les états font naître des visions qui appellent des énoncés métaphysiques [15].
12Inventer un spectacle où se déroulent des pensées en images ne signifie pas construire des mondes fabuleux comme ceux des religions ou de la superstition, ni des voyages dans la lune. Si le docteur Bordeu peut dire : « cela est possible ; et la nature amenant avec le temps tout ce qui est possible, elle formera quelque étrange composé » (LV, I, 651), il ne pense pas que n’importe quoi soit possible. Même si Diderot n’y fait jamais référence, son matérialisme poétique respecte ce que Lucrèce appelle les foedera naturae, les « pactes de la nature » [16]. La poétique de la philosophie aurait pour fonction d’explorer, dans les limites de ces « pactes », tous les possibles vraisemblables, non encore advenus mais que rien de permet d’écarter a priori. On retrouve une thèse fondamentale du matérialisme, selon laquelle le réel n’est pas structuré selon les catégories de la raison.
13Pourquoi Diderot a-t-il exposé une philosophie sous la forme d’une spéculation poétique ? Comprendre pourquoi il n’a pas renoncé à être « systématique » peut nous permettre d’avancer dans cette question. L’article « Naître » de l’Encyclopédie contient l’indication précieuse suivante : « S’il fallait une définition bien rigoureuse de ces deux mots, naître et mourir, on y trouverait peut-être de la difficulté. Ce que nous allons en dire est purement systématique. À proprement parler, on ne naît point, on ne meurt point. » (LV, I, 479). Être systématique ne signifie pas être l’auteur d’un système, mais s’engager dans une spéculation qui ne peut plus faire fond sur l’expérience sensible ; précisément, dans le cas de la naissance et de la mort, il s’agit de donner une interprétation de ces expériences qui ne tombent pas sous les sens. D’où le recours à des analogies, des comparaisons, des images qui permettent de transférer sur le plan de l’imagination ce qui ne peut être ni ressenti, ni soutenu par l’entendement seul.
Expositions du matérialisme
14Il convient maintenant de montrer sur pièces comment se trame cette métaphysique matérialiste et poétique. Lecteur philosophe de Diderot, nous appliquerons à ses textes spéculatifs l’analyse et la décomposition qui sont ce qui distingue quand même le philosophe du poète.
15Afin de montrer comment le matérialisme qui a la faveur de Diderot peut être dit poétique, nous en résumons d’abord les principales idées, fondées pour l’essentiel sur les trois dialogues qui composent Le rêve de d’Alembert. Elles consistent en six éléments :
16La présupposition : sont rejetées la finalité (LV, I, 593-595) et la possibilité d’une action d’un être spirituel quel qu’il soit (611). Ce rejet repose sur ou conduit à une thèse affirmant qu’ « il n’y a qu’une sorte de causes à proprement parler : ce sont les causes physiques. Il n’y a qu’une sorte de nécessité, c’est la même pour tous les êtres. » [17]
17 1. La thèse, ou la supposition fondamentale : la matière est sensible ; la sensibilité est une propriété universelle et essentielle de la matière ou le résultat de l’organisation [18] (619).
182. Deux phénomènes généraux jouent le rôle de principes empiriques dont il s’agit de tirer « de justes conséquences » : a) « le passage de l’état d’inertie à l’état de sensibilité » (618) ; b) « les générations spontanées ». Ces deux faits sont censés incontestables. (633).
193. La matière. Ce qu’on appelle par commodité « la matière » est constituée de molécules ou d’atomes sensibles, ayant chacun une sensibilité spécifique qui les différencie de tout autre (application du principe leibnizien « de dissimilitude ») [19]. Conséquences : la matière est hétérogène ; les molécules sensibles s’assimilent en passant de la contiguïté à la continuité (626, 629, 662), et les molécules forment un vivant par la fermentation (processus chimique) (631-633 ; 684).
204. La loi fondamentale des rapports des molécules entre elles est celle de l’action et de la réaction (626 ; 684) et de la continuité d’états (662, 1290).
215. Métaphysique. a) « Il n’y a qu’une substance dans l’univers » (620) ; « tout tient dans la nature » (615) ; b) Le temps : la nature matérielle est intégralement temporalisée. (631). c) Mobilité universelle : « tout est en flux perpétuel » ; « tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste » (idem) ; d) la nature est en perpétuelle totalisation, détotalisation et retotalisation (« le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin » (idem) ; e) Par application de la présupposition : aucun développement n’est guidé par une origine ou une fin : thèse métaphysique de la nécessité de l’aléatoire [20] ; f) substitution aux notions d’individus ou d’essences individuelles (« Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! […] Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! » (636-637), de la notion de « tendances », de somme de tendances (637) ; circulation universelle des êtres et de leurs propriétés : « toute chose est plus ou moins une chose quelconque » (636).
226. Conséquences morales : les hommes ne sont pas libres, mais le résultat de tout ce qu’ils sont et ont nécessairement été (663-664).
23Si nous passons de ce résumé de sa philosophie à son exposition, nous remarquons que tout, sauf le phénomène (2.a) relève et ne peut que relever de la spéculation. Car le phénomène (2.b) est très discuté et largement refusé [21], il faut donc l’interpréter pour les besoins de la thèse (3). L’exposition de cette philosophie présente deux formes. Avec le premier dialogue entre d’Alembert et Diderot qui précède l’épisode du rêve du géomètre, la thèse est établie au fur et à mesure des échanges, comme on peut l’attendre d’un dialogue où l’un des interlocuteurs essaye de convaincre l’autre. On peut distinguer trois groupes de moyens mis en œuvre.
24 A. Le premier procède par trois analogies : 1) l’application à la matière sensible de la distinction physique entre la force dite « morte », ou nisus, plus petite quantité concevable de force, et la force vive ; résultat, on distingue entre sensibilité inerte et sensibilité active (612) ; 2) pour rendre compte du passage de l’une à l’autre, on invoque deux phénomènes naturels de ce passage : un phénomène chimique, la nutrition (612-613), le développement épigénétique d’un animal à partir de molécules dispersées dans les corps des géniteurs (614), la vie est expliquée par des « agents matériels ». Cependant, il faut en venir à ce qui semble pour le matérialisme la plus grande difficulté : le passage de la sensibilité à la pensée (614 et suiv.).
25 B. Le deuxième groupe qui concerne la pensée puise ses arguments dans l’existence du cerveau et de la mémoire ; 1) on part de l’expérience subjective de la conscience d’exister dans le temps ; (616). 2) elle renvoie à son identité narrative fondée sur la mémoire (idem) qui exprime « une loi de continuité propre à l’être sensible, vivant et organisé » [22] ; 3) la mémoire suppose le cerveau, résultat sensible d’une épigenèse (idem). En réalité on n’a pas encore rendu compte de la pensée, seulement de la conscience de soi. 4) La pensée est une série d’opérations autres que le seul sentir, telles que nier, affirmer, conclure, vouloir. En fournir une explication matérialiste semble être la difficulté la plus grande, car « nous ne pouvons penser qu’une seule chose à la fois » (idem). Or juger suppose qu’on ait « au moins deux choses présentes » à l’esprit, « l’objet qui semble rester sous l’œil de l’entendement tandis qu’il s’occupe de la qualité qu’il affirmera ou niera. » (idem). Pour répondre en conservant un paradigme mécaniste, Diderot a recours à une nouvelle analogie : le cerveau est comme un clavecin. (616-618). Sont ainsi conjointes la simultanéité des deux perceptions passives nécessaire au jugement et la successivité des opérations d’observation et de comparaison qui font le jugement proprement dit. Le modèle acoustique des cordes vibrantes permet de penser la résonance continuée des sons après leur stimulation et les affections réciproques des cordes par propagation des sons. Reste une difficulté liée à cette analogie : le musicien qui juge des sons est distinct de sa machine, moyennant quoi s’introduirait le dualisme de l’âme et du corps. (617). Diderot répond en évoquant une machine qui n’existe pas, « l’instrument philosophe est sensible ; il est en même temps le musicien et l’instrument », un clavecin doué de mémoire et réfléchissant. S’il pouvait se nourrir et se reproduire, il serait un animal quelconque (idem) : achèvement et triomphe du mécanisme.
26 C. Le dernier groupe d’arguments en faveur de la thèse de la sensibilité relève de la validité logique des concepts en jeu : la sensibilité et la matière, leur compatibilité. Le géomètre pose qu’il y a contradiction entre la sensibilité qui est « une qualité simple, une, indivisible et la matière, « sujet ou suppôt divisible. » La réponse brève consiste à substituer au vocabulaire de la substance et de ses modes (« galimatias métaphysico-théologique ») la notion d’êtres (les atomes et les molécules) singularisés par leur forme qui en est inséparable. (619). Ce dialogue n’appelle pas d’images frappantes et sublimes et s’en tient à une relative sobriété philosophique. S’il faut passer au deuxième dialogue, si d’Alembert doit rêver, c’est qu’il n’est ni convaincu ni persuadé par les arguments de Diderot.
27D’une part, ce texte abandonne toute discussion du type de [C]. Deuxièmement, il amplifie (625-629) et 638-639) deux questions examinées entre d’Alembert et Diderot : l’unité et l’identité personnelle par la contiguïté des éléments [B, 2) et 3)], la formation du cerveau et du système nerveux [640 et suiv.] et le thème de l’unicité de la substance (620). Troisièmement, il reprend rapidement vers la fin les analyses sur le jugement et le langage (620 et 666-668). Quatrièmement, il greffe sur les questions de la formation du vivant un grand nombre de réflexions médicales (monstres, pertes de conscience momentanées, amnésie). Enfin il ajoute une dimension morale, absente dans le premier dialogue, tirant partie des rapports entre le centre et la périphérie des fils nerveux (659-662). Le troisième dialogue du reste élargit la discussion morale aux rapports sexuels qui font signe vers une politique du sexe et du bonheur.
Voir de près, voir de loin
28La nature du matérialisme que Diderot aime ne se réduit pas à l’exposé du premier dialogue. Pour lever les réticences du scepticisme de d’Alembert, il faut que ses propositions se transforment en images qui donnent à penser ce qui ne peut être connu. Puisque nous ne pourrons jamais avoir une représentation sensible de la sensibilité de la matière, et encore moins des mouvements intestins de la matière, ni des forces à l’œuvre dans le cosmos, alors, semble dire Diderot, je vous propose de les voir [23] quand même, en compagnie de deux rêveurs, l’un éveillé (Saunderson), l’autre endormi (d’Alembert). C’est parce que la pensée ne pourra jamais fournir un concept vrai, selon les réquisits de la philosophie nouvelle, de la nature de la sensibilité, laquelle n’est qu’une supposition, que je vous propose de vous approcher pour voir le grouillement des molécules et de vous reculer pour voir le monde se reformer à chaque instant. À chaque fois, c’est sur la vue du rêveur que Diderot fait porter la charge de décrire la nature, considérée comme tout soumis à ses vicissitudes (631-632, 636-637), la constitution de l’unité du Moi (625-629), et les molécules vivantes, élément commun à ces deux extrêmes. (631). Dans la première, « il voyait naître et passer » « différentes races d’animaux successifs » (631) ; « lorsque j’ai vu la matière inerte passer à l’état sensible » (633) ; « Si lorsque Épicure assurait […] que l’espèce animale était le produit de la fermentation, il avait proposé de montrer une image en petit de ce qui s’était fait en grand à l’origine des temps […] Et vous l’avez sous vos yeux cette image » (632) ; « voyez la masse générale, ou si, pour l’embrasser, vous avez l’imagination trop étroite, voyez votre propre origine » (637). Dans la deuxième : « tenez, philosophe, je vois bien un agrégat, un tissu de petits êtres sensibles, mais un animal ! » (625) ; « Avez-vous vu quelque fois un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ? […] Les avez-vous vues ? (repris quatre fois) » (627) ; « Approchez-vous, encore, encore… » ; « voyez comment elles s’envolent chacune de son côté » (628). Dans la dernière : « L’Anguillard a raison ; j’en crois mes yeux ; je les vois » ; « Le vase où il apercevait tant de générations momentanées, il le comparait à l’univers ; il voyait dans une goutte d’eau l’histoire du monde. » (631) Déjà dans le premier dialogue, Diderot invitait d’Alembert à suivre le développement d’un œuf : « Asseyez-vous, et suivons-(les) de l’œil de moment en moment. » (618)
29Voir de près, voir de loin, c’est déjà l’alternative qu’Horace présente quand il écrit le fameux ut pictura, poesis erit [24]. Voir de loin, de haut, c’est ce à quoi invite Saunderson ; voir de près, c’est ce que fait d’Alembert : « il voyait dans une goutte d’eau l’histoire du monde. » (631). À côté de ces deux mouvements, il faut compter la rapidité de l’imagination à passer d’une image à une autre : « son œil embrasse tout à la fois. Si [l’imagination] discerne des plans, elle ne les gradue ni ne les établit. Elle s’enfoncera tout à coup à des distances immenses. Tout à coup elle reviendra sur elle-même, avec la même rapidité, et pressera vers vous les objets. Elle ne sait ce qu’est harmonie, cadence, balance ; elle entasse, elle confond, elle meut, elle approche, elle éloigne, elle mêle, elle colore comme il lui plaît. » (LV, IV, 574). Les sauts et les discontinuités de la pensée enfiévrée, le mélange des voix de d’Alembert et Diderot et le dialogue rêvé entre eux (625-627) expriment la rapidité de l’imagination.
30Le matérialiste spéculatif a besoin des images, il est fait d’images qui conduisent la pensée non au-delà de la réalité mais à varier ses distances par rapport à elle. Penser, en général, est pour Diderot affaire de points de vue, donc de créations de conditions ou de cadres. La connaissance scientifique, l’établissement d’une encyclopédie, la critique d’art, la dramaturgie, la politique et la philosophie posent chacun le problème du ou de ses cadres pour se déployer. Le matérialisme spéculatif est singulier puisque les cadres inventés par Diderot supposent une perturbation des fonctions cognitives habituelles des sujets : sensibilité altérée, attention hyper tendue, mémoire et entendement sous l’impulsion de l’imagination laissée à son dynamisme. Les coordonnées spatio-temporelles de l’expérience ordinaire sont bouleversées et le sujet peut se déplacer librement dans les espaces et les temps, penser dans des durées indéfinies, se rapprocher des choses ou s’en éloigner avec la vitesse que permet et enregistre l’écriture, pour voir apparaître d’étranges notions qui font vaciller l’entendement. L’énoncé le plus déconcertant affirme et nie en même temps le commencement et la fin, et la différence [25] de soi dans un instant : « le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; […] Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui se ressemble à elle-même un instant. » (631 ; je souligne). L’image qui porte ces pensées est la goutte d’eau de Needham « où tout s’exécute et passe en un clin d’œil » et où la fermentation de l’atome est faite d’« une suite indéfinie d’animalcules. » (Idem) Ces énoncés seraient arbitraires s’ils étaient délivrés sans le spectacle dont ils émanent.
Notes
-
[1]
Diderot, Salon de 1767, in Œuvres, tome IV, Esthétique-Théâtre, éd. de Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1996, p. 620. Les références se rapportent à cette édition en cinq tomes (1994-1997), abrégée en LV suivi du tome et de la page. Elles seront insérées dans le corps de l’article.
-
[2]
Les citations renvoient au petit traité Sur la poésie, en général, dans l’édition d’Alain Niderst, Rêveries diverses, opuscules littéraires et philosophiques, Paris, Desjonquères, 1994, p. 66-73. Signalons la parution imminente d’une anthologie de textes de Fontenelle, sous la direction de Sophie Audidière, chez Garnier Classiques.
-
[3]
Voir article « Leibnizianisme » de l’Encyclopédie, t. IX, p. 376.
-
[4]
Lettre à Sophie Volland, 20 octobre 1760, LV, V, p. 271. Selon Yvon Belaval, Diderot a une connaissance approximative et lointaine de Leibniz. Raison de plus pour souligner l’intérêt de ce genre de déclarations. Voir Yvon Belaval, « Note sur Diderot et Leibniz », in Études sur Diderot, Paris, PUF, 2003, en particulier p. 334.
-
[5]
Voir d’Holbach, Système de la nature, in Œuvres philosophiques complètes, édit. de Jean-Pierre Jackson, t. II, Paris, Éditions Alive, 1999, première partie, chap. 1, p. 167-173.
-
[6]
Voir Colas Duflo, Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 172-187.
-
[7]
Sur la parenté de la pensée spéculative avec le jeu, voir la lettre à Voltaire du 11 juin 1749 où la métaphysique est comparée à un jeu de pelote (LV, V, p. 15), jusqu’aux Éléments de physiologie (1780) où Diderot compare sa vie passée au jeu de dés (LV, I, 1317), en passant par la lettre de septembre 1769 (à S. Volland ou Mme de Meaux ?) où il écrit à propos de d’Alembert que « les géomètres sont mauvais métaphysiciens, précisément par la même raison qu’ils sont mauvais joueurs.» (Correspondance, éd. G. Roth, t. IX, p. 245).
-
[8]
Voir comment d’Alembert apprécie les efforts d’explications de Diderot : « Vrai ou faux, j’aime ce passage du marbre à l’humus » et plus loin, « Si cela n’est pas vrai, cela est au moins très ingénieux. » (LV, I, 613 et 617)
-
[9]
En écho : « Les comparaisons sont presque toute la raison des femmes et des poètes », dit avec humour Mlle de Lespinasse dans Le rêve. (ibidem, 635).
-
[10]
Voir Aram Vartanian, « Diderot and the Phenomenology of the Dream », Diderot Studies, VIII, 1996, p. 250-251.
-
[11]
Jean Starobinski souligne ce qu’il appelle le procédé d’ « intrusion imaginaire du spectateur à l’intérieur de l’espace pictural » pour surmonter les difficultés de la description de peintures. Voir Diderot dans l’espace des peintres, Paris, Réunion des musées nationaux, 1991, p. 15.
-
[12]
Aristote, La poétique, respectivement 51 b5, 51 b30-33, trad. de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Le Seuil, 1980, p. 65 et 66.
-
[13]
Sur ces notions, je renvoie à l’indispensable livre de Michael Fried, dont le titre anglais est Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot. Trad. française de Claire Brunet, La place du spectateur, Paris, Gallimard, 1990.
-
[14]
Les conceptions de Diderot sur l’allégorie ne se résument pas à cette phrase. Voir sur ce sujet, Stéphane Lojkine, « De la figure à l’image : l’allégorie dans les Salons de Diderot », in Allégorie, Edward Nye, éd., Studies on Voltaire and the eigthteenth Century, 2003 :07, Oxford, Voltaire Foundation, p. 343-370. Disponible sur le site Utpictura18-Diderot.
-
[15]
Remarquons que Diderot est le seul philosophe à avoir inséré une masturbation dans un texte philosophique. (LV, I, 631).
-
[16]
Lucrèce, De la nature des choses, II, 244-260.
-
[17]
Lettre à Landois, 29 juin 1756, LV, V, p. 56.
-
[18]
Colas Duflo a bien montré que la conjonction « ou » a le sens d’une équivalence et non d’une alternative. Voir Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 193 et suiv. et son édit. du Rêve de d’Alembert, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 16 et suiv.
-
[19]
Article « Leibnizianisme », op. cit., p. 376.
-
[20]
Annie Ibrahim a montré la fécondité de cette catégorie de l’aléatoire comme grille de lecture de l’ensemble de l’œuvre de Diderot dans Diderot, un matérialisme éclectique, Paris, Vrin, 2010. Je me permets de renvoyer à mon article « Diderot métaphysicien. Le possible, le nécessaire et l’aléatoire », in Archives de philosophie, cahier 71, 1, printemps 2008.
-
[21]
On rappellera les railleries de Voltaire contre les « anguilles » de Needham « l’Anguillard ».
-
[22]
Éléments de physiologie, LV, I, p. 1290.
-
[23]
Voir : « Mais j’arrête mes yeux sur l’amas général des corps ; je vois tout en action et en réaction ; tout se détruisant sous une forme ; tout se recomposant sous une autre ; des dissolutions, des combinaisons de toutes les espèces », Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, LV, I, 685.
-
[24]
Horace, Art poétique, v. 361.
-
[25]
Il serait justifié de recourir à la différance de Derrida.