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Article de revue

Les effets pervers de la complexité morinienne

Pages 131 à 137

Notes

  • [1]
    Cf. Jean Jacob, Edgar Morin La fabrique d’une pensée et ses réseaux influents, Villeurbanne, Éditions Golias, 2011. On y trouvera une référence précise des ouvrages cités dans la présente étude.
  • [2]
    Edgar Morin, Science avec conscience, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1982, rend., Paris, Seuil, 1990, p. 269.
  • [3]
    Edgar Morin, La Voie pour l’avenir de l’Humanité, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011, p. 93.
  • [4]
    Stéphane Hessel et Edgar Morin, Le Chemin de l’espérance, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011, p. 11.
  • [5]
    Télérama a publié le 2 novembre 2011 une critique du Chemin de l’espérance de Stéphane Hessel et Edgar Morin en remarquant incidemment que l’ouvrage enfile « quelques perles ni-ni ». C’est aussi avec surprise que l’on peut remarquer que Le Monde a mis plusieurs mois pour publier une recension laudative de deux ouvrages d’Edgar Morin, le 22 mai 2011, sous la plume de Nicolas Truong. Plus acide, Télérama du 1er août 2011 avait, par la plus grande inadvertance, annoncé un entretien d’Edgar Morin sur France Culture à propos de son livre Mon chien : Entretien avec Djenanne Kareh-Tager alors qu’il s’agissait de l’ouvrage Mon chemin…
  • [6]
    Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, 1790, trad. fr. Pierre Andler, Paris, Hachette, 1989, p. 78.
  • [7]
    Jean-Pierre Raffarin, Pour une nouvelle gouvernance, Paris, L’Archipel, 2002, p. 37.
  • [8]
    Christian Le Bart, « Les partis politiques : quelle capacité programmatique ? », Les Cahiers français, n° 364, septembre-octobre 2011, p. 41.
  • [9]
    Joël de Rosnay, L’homme symbiotique. Regards sur le troisième millénaire, Paris, Seuil, 1995, p. 199.
  • [10]
    Joël de Rosnay, intervention à l’Unesco in Jérôme Bindé, dir., Les clés du xxie siècle, Paris, Unesco/Seuil, 2000, p. 297.
  • [11]
    Michel Rocard, Le Cœur à l’ouvrage, Paris, Odile Jacob, 1988, rééd., Paris, Seuil, 1990, p. 116.
  • [12]
    Michel Rocard, « Les politiques face au “chaos” », Transversales Science/Culture, n° 43, janvier-février 1997, p. 19.
  • [13]
    Michel Rocard, « À la recherche d’une gouvernance mondiale », in Sacha Goldman, coordination éditoriale, Le Collegium international, Le monde n’a plus de temps à perdre. Appel pour une gouvernance mondiale solidaire et responsable, Paris, Les liens qui libèrent, 2012, p. 111-112. Le Collegium international réunit depuis 2002 une série d’hommes d’État et d’intellectuels soucieux de faire émerger une gouvernance mondiale tenant compte de la complexité du monde. À portée réellement internationale, il rassemble plusieurs anciens du Groupe des Dix, dont Edgar Morin. Cf. www.collegium-international.net
  • [14]
    Parti socialiste, Projet socialiste pour la France. Un nouvel horizon, Paris, Gallimard, 1992.
  • [15]
    Cf. Cécile Duflot in Erwan Lecœur, Des écologistes en politique, Lignes de repères, 2011, p. 129, ou encore Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique. De 68 à nos jours, Paris, Les Petits matins, 2010.
  • [16]
    Daniel Cohn-Bendit, Que faire ?, Paris, Hachette littératures, 2009, p. 21 et 149-150.
  • [17]
    Eva Joly, entretien à Politis du 19 avril 2012 et Eva Joly, entretien à Politis du 9 février 2012. Alors même que Nicolas Hulot saluera, sur France Inter le 2 avril 2012 (08 h 20-09 h 00), le projet de planification écologique de Jean-Luc Mélenchon. Le Monde avait de son côté rapporté dans son édition du 6 avril 2012 que « la conversion à “l’écologie politique” de M. Mélenchon divise dans le camp Joly. »
  • [18]
    Daniel Innerarity, La démocratie sans l’État. Essai sur le gouvernement des sociétés complexes, 2002, trad. fr. Serge Champeau, Paris, Flammarion/Climats, 2006, p. 235.
  • [19]
    François Hollande in Le Monde du 5 mai 2012 (entretien avec Edgar Morin).

1Né en 1921, Edgar Morin est un sociologue français qui a son nom attaché à toute une série de travaux novateurs (sur la mort, les yéyés, la rumeur, les stars…), mais souvent aussi clinquants et médiatiques. Plusieurs ouvrages et revues lui ont été consacrés. Mais Edgar Morin est davantage encore un essayiste qui a traversé les affres du xxe siècle. Grand résistant, il a été confronté à la violence de l’occupation. Après guerre, il a, comme toute une génération, cru dans les lendemains qui chantent en Union soviétique et déchanté très tôt avant de faire en 1959 une tonitruante Autocritique. Il a toutefois préservé prudemment la figure de Marx – toujours populaire – de ce naufrage. Parallèlement, Edgar Morin devait cependant rebondir avec allégresse en se lançant, en 1965, en quête d’une Introduction à une politique de l’homme, et non sans ridicule en quête d’une « politique de l’amour ». L’émergence de la « contre-culture » américaine, dans le sillage de la beat generation, devait l’y aider. À l’aride matérialisme historique, il a joint alors les vertus de l’intuition, des spiritualités du monde, des prémices de la deep ecology. C’est aussi de l’autre côté de l’Atlantique qu’il s’initiait alors aux rudiments de la biologie, de l’écologie et de la cybernétique, notamment lors d’un séjour au Salk Institute en Californie. De retour en France, à l’École des hautes études en sciences sociales et ailleurs, le sociologue Morin tentera ensuite d’acclimater – non sans un certain succès – les intellectuels français à ses découvertes, à ces nouvelles modes. Ses colloques monumentaux sur L’unité de l’homme – qui mêlent biologie, anthropologie, sociologie, ethnologie… – en témoignent. Des dizaines de chercheurs y ont été associés. Une nébuleuse progressiste désireuse de prendre ses distances vis-à-vis du matérialisme historique s’y dessine aussi. On y retrouve par exemple le sociologue Alain Touraine, alors chantre exalté des « nouveaux » mouvements sociaux, qui ont bien mal vieilli et laissé un souvenir mitigé en sociologie. Edgar Morin, pour sa part, se fera le porte-parole exalté de la « complexité », dans d’interminables publications (l’assommante Méthode), parfois agrémentées de distrayantes flèches circulaires mais souvent surtout lestées d’un jargon lourd, pédant et souvent inutile (l’auto-géno-phéno… paradigme). Comme devait le reconnaître dans un bel élan du coeur l’insubmersible Laure Adler sur France Culture le 4 avril 2011 : « quelquefois on comprend pas tout parce que vous utilisez plusieurs vocabulaires scientifiques et quand on n’est pas issu de ce domaine on peut pas forcément tout comprendre. Mais ça n’est pas grave ». C’est si peu grave qu’Edgar Morin est toujours régulièrement sollicité par Le Monde pour distinguer, avec d’autres, quelques brillantes thèses en sciences humaines. Dans Le Point du 16 février 2012, le médiatique Franz-Olivier Giesbert, persuadé d’avoir affaire à un « sociologue et philosophe internationalement reconnu... », devait lui aussi tout de même s’interroger : « vous êtes néobouddhiste, néochrétien et aussi néomarxiste. N’y a-t-il pas contradiction ? ». Pourtant, dans les milliers de pages complexes d’Edgar Morin, on peut parfois trouver quelques définitions simples de la complexité. « La complexité commence dès qu’il y a système, c’est-à-dire interrelations entre éléments divers en une unité qui devient unité complexe (une et multiple) »  [2]. Bref, tout phénomène est constitué d’un enchevêtrement de causes, qu’il est parfois difficile de démêler. La causalité linéaire est battue en brèche. Tout comme le réel est strié de phénomènes de feed-back, de rétroactions qui rétablissent spontanément un équilibre (sur le modèle fameux du Printemps silencieux de Rachel Carson ou plus prosaïquement du thermostat). Par conséquent, il serait bien téméraire de s’y immiscer, faute de provoquer de redoutables conséquences, de risquer de perturber un système complexe. Ces leçons, qui doivent beaucoup à l’écologie scientifique et au systémisme, vont ensuite être assaisonnées par Edgar Morin à n’importe quelle question (la femme, l’entreprise, la France, les pays arabes, l’Europe, la terre…). Aucun problème n’échappe ainsi à cette moulinette complexe. En décembre 1969, on trouve ainsi Edgar Morin dans un numéro de la revue Plexus, se penchant sur ce « feed-back extraordinaire sexe/cerveau » (p. 68). Car « sans cesse, notre sexe perturbe notre cerveau supérieur, sans même que l’on s’en aperçoive, et, réciproquement, ce qui se produit au niveau du cerveau perturbe notre sexe ». Plus récemment, l’âge aidant vraisemblablement, Edgar Morin agrémente volontiers son discours complexe d’un zeste de vocabulaire religieux, plus présentable. Il est maintenant question de Voie, de Chemin de l’espérance, d’indicible…

LA VOIE DES LIEUX COMMUNS

2C’est en 2011 qu’Edgar Morin devait publier La Voie pour l’avenir de l’humanité. Cet ouvrage constitue davantage une sorte de catalogue de toutes les alternatives concrètes (développer les voies piétonnes, aider l’économie sociale et solidaire, soigner l’esthétique des services de table…) qu’un ouvrage théorique. Il est bien sûr agrémenté d’envolées ronflantes (nous sommes les enfants du cosmos, il faut combiner mondialisation et démondialisation…). Néanmoins, alors que tant d’ouvrages précédents décriaient péjorativement toute démocratie statocentrée sans tracer de voie alternative, cet ouvrage dégage enfin une formule politique répondant adéquatement à la complexité du réel. Edgar Morin y vante les bienfaits de la gouvernance. « Une politique nouvelle nécessiterait l’action conjointe de l’État, des collectivités publiques, des associations privées et des citoyens. Elle appellerait ce qu’un sociologue a nommé une “gouvernance de concertation”. Elle requerrait de conjuguer la socio-régulation, l’éco-régulation et l’égo-régulation »  [3]. Faussement, Edgar Morin se targue ainsi d’en appeler à « un éveil citoyen ». En réalité, il s’agit de tout autre chose. La figure du citoyen chère à la République jacobine s’y trouve en fait pulvérisée au bénéfice d’une gouvernance de concertation qui émiette la volonté générale. Car ce sont bien quatre acteurs (État ; collectivités publiques ; associations privées ; citoyens) qui se partagent voire se disputent désormais l’action politique. Où est passé le peuple souverain ? En 2011, Edgar Morin et Stéphane Hessel signeront également fort opportunément un opuscule consacré au Chemin de l’espérance. Derrière quelques envolées grandiloquentes (la terre mère, les bienfaits du bien-vivre, l’insurrection des consciences…), on y retrouve en fait un réformisme de bon aloi. « Notre système planétaire est condamné à la mort ou à la métamorphose. Cette métamorphose ne peut advenir qu’au terme de multiples processus réformateurs-transformateurs qui se conjoindraient comme les rivières confluent pour former un fleuve puissant »  [4]. La révolution n’est donc plus vraiment à l’ordre du jour. Tout est toujours affaire d’équilibre, de pondération, de yin et de yang. Invariablement, Edgar Morin publie ainsi dans la presse des articles qui campent sur des justes milieux. Dans Le Monde du 8 février 2012, il avait trouvé le moyen de clamer « Vive la symbiose des cultures Stop à l’occidentalo-centrisme ». Non sans humour, on pouvait aussi le retrouver en avril 2012 dans TGV Magazine affirmant qu’« il est vital qu’on change de voie ». Il y prônait surtout un changement de train de vie. Car « il faut révolutionner notre façon de vivre : préférer la qualité à la quantité et promouvoir le bien-vivre plutôt qu’un bien-être matériel » (p. 81). Des propositions aussi consternantes ravissent depuis plusieurs années certains milieux religieux et ésotériques. Mais la presse d’information se garde bien, de son côté, d’étriller la figure du vénérable sage. Il faut dire qu’Edgar Morin y compte de nombreux et puissants amis (Pierre Bergé au Monde, Jean Daniel, Jean-Claude Guillebaud, Daniel Cohn-Bendit au Nouvel Observateur, Stéphane Paoli à France Inter…) et qu’il serait donc téméraire pour un jeune journaliste de ne pas saluer les vertus de la prose morinienne. Aussi faut-il parfois lire entre les lignes pour deviner des réserves  [5].

DE BURKE À MORIN

3La frénésie compilatoire d’Edgar Morin lui a malheureusement fait découvrir bien tard que d’illustres prédécesseurs avaient déjà alerté leurs contemporains sur la complexité du lien social. En 1790, le contre-révolutionnaire Edmund Burke s’était ainsi longuement penché sur la question dans ses Réflexions sur la Révolution de France. Pour lui, « la nature de l’homme est complexe, les fins de la société le sont au plus haut degré ; aussi aucune conception ou organisation simple du pouvoir ne peut-elle convenir ni à la nature de l’homme, ni à celle de ses affaires »  [6]. Près de deux siècles plus tard, Friedrich August von Hayek, qui ne manquera pas de reconnaître le talent de Burke, fera lui aussi un ample usage du thème pour dissuader les gouvernants de se lancer dans de téméraires et dangereux projets « constructivistes », qui risqueraient de froisser la complexité du réel. En 2002, un disciple fervent d’Edgar Morin, le libéral-conservateur Jean-Pierre Raffarin, devient Premier ministre. Nourri d’Edgar Morin à qui il rendra maintes fois hommage, il tentera de théoriser la fin du volontarisme politique dans un ouvrage plaidant Pour une nouvelle gouvernance. Face à la liberticide culture jacobine, étatiste, face au gouvernement forcément suspecté, il vante le bienfait des réseaux. « L’action politique, si elle sait se défaire de ses habitudes manichéennes, peut se ressourcer en prenant la mesure de la complexité »  [7]. Car Jean-Pierre Raffarin entend lui aussi plaider en faveur d’une « politique de l’amour » (p. 112). Bien sûr, il est peu question d’inégalités sociales dans cette perspective complexe et l’État est prié de ne pas outrepasser certaines bornes. Le 15 février 2012, Jean-Pierre Raffarin devait encore souligner sur France Inter qu’« Edgar Morin nous explique en permanence » combien les choses sont complexes. Fin 2007 et début 2008, le président Nicolas Sarkozy, en quête de cohérence doctrinale, s’était lui aussi amplement référé à la ronflante « politique de civilisation » d’Edgar Morin. Ce dernier, initialement flatté, s’est ensuite très vite rendu compte que le président de la droite décomplexée n’avait pas réellement intégré ses raisonnements complexes et s’en était alors distancié.

4Dernière ralliée à la « complexité » morinienne, l’ancienne porte-parole du candidat Nicolas Sarkozy, Nathalie Kosciusko-Morizet, a compris que le temps n’est plus aux révolutions. Ainsi, elle salue, dans La Vie du 3 mars 2011, le concept de « métamorphose » d’Edgar Morin et se montre catégorique. Pour elle, la métamorphose est une « transformation aussi radicale que la révolution, mais qui prend en compte l’existence des traditions, des racines ». Le 23 mai 2011, elle se félicite sur France Culture de compter Edgar Morin parmi les membres de sa future fondation ADN (Action Durable Novatrice). Celle-ci est d’ailleurs présidée par un connaisseur de l’œuvre d’Edgar Morin, Jean-Louis Vullierme. Car ce qu’écrit Edgar Morin serait, pour Nathalie Kosciusko-Morizet, « formidable et inégalé ».

5Dans le champ des politiques publiques, le bilan de cette effervescence complexe est donc sans appel. Pour le politiste Christian Le Bart, « la société est réputée complexe, sont suspectes toutes les tentatives pour construire des catégories, des groupes. La rhétorique partisane valorise le singulier, le cas par cas, l’écoute de chacun »  [8]. Candidate de Lutte ouvrière à l’élection présidentielle de 2012, Nathalie Arthaud a notamment fait les frais de cette complexité. En effet, elle s’est vue concrètement objecter sur France Inter, le 1er avril 2012, par Stéphane Paoli (fervent admirateur d’Edgar Morin), qu’il est difficile de renverser le capitalisme dans une société en réseaux et complexe… De façon abrupte, des analystes engagés ont clairement fait état de cet écueil conservateur. Dans La Décroissance de mars 2010, Paul Ariès a ainsi consacré un portrait au vitriol à « Edgar Morin ou la complexitude » accusé de présenter « un concentré de capitalisme vert et de spiritualité New Age ». Sur France Culture, l’ancien directeur de la revue Esprit, Paul Thibaud, devait lui, le 7 avril 2012, ironiser sur Edgar Morin et son « méta-point de vue tombé du ciel ». Dans Fakir de mai-juillet 2012, François Ruffin raillait lui aussi la complexité d’Edgar Morin, ses « joies pour l’esprit, sans doute, mais tout sauf une critique sociale » (p. 21). Pourtant, cette prose conservatrice a surtout essaimé, initialement, à gauche.

DE LA DEUXIÈME GAUCHE À UNE GAUCHE NORMALISÉE

6Loin d’être originale, la pensée d’Edgar Morin s’inscrit en réalité dans le sillage d’un vieux courant – parfois équivoque – du socialisme français, moins soucieux de révolution que d’accommodements fondés scientifiquement et qui trouvera pour partie son débouché politique et intellectuel dans la « deuxième gauche » (Michel Rocard, Pierre Rosanvallon…). À la fin des années soixante, Edgar Morin s’était ainsi retrouvé au diapason de nombreux chercheurs sous la houlette du démocrate-chrétien, Robert Buron, qui se convertira sous peu à un socialisme paisible, et de son fameux « Groupe des Dix », un think tank avant l’heure. Ce dernier a pu rassembler Henri Laborit, Jacques Robin, René Passet, Alain Laurent… et a vu passer de grands essayistes promis à un bel avenir. La métaphore organiciste y affleurait souvent et il y était parfois souligné que le monde social est naturellement viable et pluriel. L‘État, la faucille et le marteau sont, dans ce cas de figure, de peu d’utilité, voire vraiment inappropriés pour remédier aux inégalités. Pierre Ronsanvallon avait ainsi, avec Patrick Viveret, lancé en 1977 aux éditions du Seuil, un plaidoyer ardent Pour une nouvelle culture politique, moins social-étatique. Le biologiste Joël de Rosnay a lui, l’un des premiers dans cette nébuleuse, perçu la mutation politique sur laquelle allait déboucher toute cette réthorique complexe en faisant l’éloge de la gouvernance. Dès 1995, il soulignait en effet les mérites de la « gouvernance », de ce terme qui « signifie la cogestion adaptative et en réseau de toutes les actions de gouvernement, ou encore l’aptitude des appareils gouvernants à assurer le contrôle, la conduite et l’orientation des populations qu’ils encadrent »  [9]. En 1999, Joël de Rosnay précisera un peu plus les choses à l’Unesco. « En tout cas, il est clair que les structures traditionnelles de l’Europe latine et jacobine s’opposent à l’irruption de ces réseaux »  [10]. Michel Rocard a aussi tiré un profit intellectuel utile du Groupe des Dix. Initialement soucieux d’initier une révolution autogestionnaire, il renoncera peu à peu à ses espoirs pour expliquer aux Français que le monde est complexe et qu’il n’a pas toujours besoin d’un état volontariste pour s’organiser. C’est ce qu’il expliquait notamment en 1988 dans Le Cœur à l’ouvrage. Car « un problème complexe appelle presque toujours une solution complexe »  [11]. Il faut donc être plus modeste. En 1997, dans le quarante-troisième numéro de la revue Transversales Science/Culture, qui poursuit le travail du feu Groupe des Dix, Michel Rocard s’était interrogé sur « les politiques face au “chaos” ». Il ne tergiversait pas. Pour l’ancien Premier ministre, « il est permis aujourd’hui de penser la politique dans des termes proches de ceux de la science »  [12]. En 2012, Michel Rocard plaide maintenant pour une gouvernance mondiale en compagnie de Mireille Delmas-Marty, Stéphane Hessel, Edgar Morin, René Passet, Peter Sloterdijk… Mais « la bonne gouvernance ne se limite pas à de bonnes règles, elle exige de bonnes pratiques et de bonnes routines ». En d’autres termes, plutôt que d’espérer un « improbable renversement du système », il faut envisager « précisément des mesures concrètes ». Malheureusement, la « majorité des jeunes générations militantes » est encore trop souvent entravée par, notamment, « un radicalisme stérile »  [13]. Du reste, le Parti socialiste avait lui aussi été amené à plaider pour un exercice plus modéré de l’action politique. En 1992, le PS s’est ainsi appuyé sur les travaux d’Edgar Morin pour relativiser la voie révolutionnaire, prônée par Marx, dans un Projet socialiste pour la France, Un nouvel horizon [14]. Du côté écologiste également, on ne cesse de se référer à Edgar Morin  [15]. Là, Daniel Cohn-Bendit en avait sans doute tiré le plus clairement les leçons politiques. En 2009, dans Que faire ?, il reconnaissait tout d’abord qu’il devait « beaucoup à Edgar Morin, à sa vision du monde, à son regard sur la complexité de nos sociétés ». Puis plaidait pour davantage de « régulation » contre la « loi, qui impose un cadre général unitaire [...]. Il s’agit, comme on a pu parfois le dire, de gouvernance plutôt que de gouvernement »  [16]. En 2012, alors que la campagne présidentielle fait rage à gauche, les écologistes n’ont pas oublié leur leçon de complexité. Face à la planification écologique prônée avec conviction par le candidat du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, la candidate des écologistes, Eva Joly, lectrice d’Edgar Morin, fustigera l’inspiration « jacobine et centralisatrice »  [17] de celle-ci.

7Le thème de la complexité est ainsi devenu un lieu commun des gauches réformistes européennes. Sans même s’en référer à Edgar Morin, le philosophe espagnol, Daniel Innerarity, avait, par exemple, également campé sur une position proche en 2002. Arguant de la complexité et du polycentrisme contemporains, il plaidait par conséquent pour un « social-libéralisme »  [18], loin du dogmatisme cher aux hommes politiques. Aujourd’hui, la France semble bien épargnée par ce dogmatisme prêté facilement aux hommes politiques. Le président François Hollande revendique un exercice normal de ses fonctions. Quelques jours avant son élection, il devait d’ailleurs convenir, dans les colonnes du Monde, du bon sens des positions d’Edgar Morin. « Je sais que la pensée d’Edgar Morin aime faire tenir ensemble des antagonismes et montrer en quoi, loin de s’opposer, ils sont complémentaires. [...] dans la vision que je me fais de la politique, la défense de l’idéal et l’action dans le réel vont de pair »  [19].

Notes

  • [1]
    Cf. Jean Jacob, Edgar Morin La fabrique d’une pensée et ses réseaux influents, Villeurbanne, Éditions Golias, 2011. On y trouvera une référence précise des ouvrages cités dans la présente étude.
  • [2]
    Edgar Morin, Science avec conscience, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1982, rend., Paris, Seuil, 1990, p. 269.
  • [3]
    Edgar Morin, La Voie pour l’avenir de l’Humanité, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011, p. 93.
  • [4]
    Stéphane Hessel et Edgar Morin, Le Chemin de l’espérance, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011, p. 11.
  • [5]
    Télérama a publié le 2 novembre 2011 une critique du Chemin de l’espérance de Stéphane Hessel et Edgar Morin en remarquant incidemment que l’ouvrage enfile « quelques perles ni-ni ». C’est aussi avec surprise que l’on peut remarquer que Le Monde a mis plusieurs mois pour publier une recension laudative de deux ouvrages d’Edgar Morin, le 22 mai 2011, sous la plume de Nicolas Truong. Plus acide, Télérama du 1er août 2011 avait, par la plus grande inadvertance, annoncé un entretien d’Edgar Morin sur France Culture à propos de son livre Mon chien : Entretien avec Djenanne Kareh-Tager alors qu’il s’agissait de l’ouvrage Mon chemin…
  • [6]
    Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, 1790, trad. fr. Pierre Andler, Paris, Hachette, 1989, p. 78.
  • [7]
    Jean-Pierre Raffarin, Pour une nouvelle gouvernance, Paris, L’Archipel, 2002, p. 37.
  • [8]
    Christian Le Bart, « Les partis politiques : quelle capacité programmatique ? », Les Cahiers français, n° 364, septembre-octobre 2011, p. 41.
  • [9]
    Joël de Rosnay, L’homme symbiotique. Regards sur le troisième millénaire, Paris, Seuil, 1995, p. 199.
  • [10]
    Joël de Rosnay, intervention à l’Unesco in Jérôme Bindé, dir., Les clés du xxie siècle, Paris, Unesco/Seuil, 2000, p. 297.
  • [11]
    Michel Rocard, Le Cœur à l’ouvrage, Paris, Odile Jacob, 1988, rééd., Paris, Seuil, 1990, p. 116.
  • [12]
    Michel Rocard, « Les politiques face au “chaos” », Transversales Science/Culture, n° 43, janvier-février 1997, p. 19.
  • [13]
    Michel Rocard, « À la recherche d’une gouvernance mondiale », in Sacha Goldman, coordination éditoriale, Le Collegium international, Le monde n’a plus de temps à perdre. Appel pour une gouvernance mondiale solidaire et responsable, Paris, Les liens qui libèrent, 2012, p. 111-112. Le Collegium international réunit depuis 2002 une série d’hommes d’État et d’intellectuels soucieux de faire émerger une gouvernance mondiale tenant compte de la complexité du monde. À portée réellement internationale, il rassemble plusieurs anciens du Groupe des Dix, dont Edgar Morin. Cf. www.collegium-international.net
  • [14]
    Parti socialiste, Projet socialiste pour la France. Un nouvel horizon, Paris, Gallimard, 1992.
  • [15]
    Cf. Cécile Duflot in Erwan Lecœur, Des écologistes en politique, Lignes de repères, 2011, p. 129, ou encore Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique. De 68 à nos jours, Paris, Les Petits matins, 2010.
  • [16]
    Daniel Cohn-Bendit, Que faire ?, Paris, Hachette littératures, 2009, p. 21 et 149-150.
  • [17]
    Eva Joly, entretien à Politis du 19 avril 2012 et Eva Joly, entretien à Politis du 9 février 2012. Alors même que Nicolas Hulot saluera, sur France Inter le 2 avril 2012 (08 h 20-09 h 00), le projet de planification écologique de Jean-Luc Mélenchon. Le Monde avait de son côté rapporté dans son édition du 6 avril 2012 que « la conversion à “l’écologie politique” de M. Mélenchon divise dans le camp Joly. »
  • [18]
    Daniel Innerarity, La démocratie sans l’État. Essai sur le gouvernement des sociétés complexes, 2002, trad. fr. Serge Champeau, Paris, Flammarion/Climats, 2006, p. 235.
  • [19]
    François Hollande in Le Monde du 5 mai 2012 (entretien avec Edgar Morin).
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