Couverture de LPS_141

Article de revue

Accès à l’alphabétisation des personnes issues de l’immigration selon le genre

Pages 62 à 75

Notes

  • (1)
    Centre Public d’Action Sociale. Il s’agit d’organismes publics communaux œuvrant au maintien de la dignité humaine par l’octroi d’aides sociales et l’accompagnement des bénéficiaires sur le plan du logement, de l’insertion professionnelle, de la formation, de la santé ou dans le cadre de difficultés administratives.
  • (2)
    Il existe seulement deux groupes d’hommes à Bruxelles. On peut parler de groupes accidentels. Aucune visée en termes de genre n’y est réalisée. L’un d’eux fut créé suite à l’échec d’une tentative d’ouverture à la mixité d’un groupe de femme. L’autre est né suite à un groupe mixte fortement segmenté et souvent perturbé par l’irruption de maris ou de frères des apprenantes tentant de s’assurer de l’ordre sexuel et moral du groupe. Impossible à gérer tant sur le plan humain que pédagogique ; un groupe d’homme a donc été créé. Voir Marcelle, 2011, pp.161-168).

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Le présent article est tiré d’une recherche (Marcelle, 2011) menée à la demande de l’association bruxelloise francophone d’alphabétisation “Lire et écrire, Bruxelles”. Cet organisme propose des cours de français oral et écrit, inspirés à la fois par la pédagogie émancipatrice de Paulo Freire et par des objectifs politiques de cohésion sociale. Elle forme aussi les futurs formateurs et coordonne l’offre en alphabétisation via un vaste réseau d’opérateurs conventionnés. À la suite de la publication annuelle des statistiques du secteur francophone d’alphabétisation, fin 2009, le service Études de “lire et écrire” Bruxelles a été invité par sa direction régionale à se pencher sur deux observations : tout d’abord, la participation masculine dans les cours d’alphabétisation à Bruxelles ne dépassait pas les 28 %. En second lieu, près d’un tiers des groupes d’alphabétisation étaient exclusivement adressés aux femmes
(Bastyns, 2009).

2Ne pouvant expliquer le premier chiffre uniquement par le second, nous nous sommes engagée dans une recherche sur le sens de la mixité et de la non-mixité, de son vécu par les formateurs et par les apprenants ainsi que sur l’impact du genre sur l’entrée et la participation en formation dans un contexte où la majorité des apprenants sont issus de l’immigration. Le présent article tiré de cette recherche étudie en particulier les facteurs de l’accès à la formation selon le sexe du candidat. Ce sexe est à prendre ici dans une perspective de genre où il est entendu, à la suite de Joan Scott, comme un régime politique, soit un « élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes » (Zaidman, 1995). Si le genre est donc une façon de signifier un rapport de pouvoir, il faut aussi en souligner sa dimension proprement construite au sein des rapports micro-, meso-, macrosociaux que nous relèverons ici en pointant, pour les premiers, l’estime de soi, pour les seconds, le capital social et, pour les derniers, la structuration genrée du marché du travail et de l’offre en formation.

1. Précisions méthodologiques

3L’analyse s’est établie sur la base d’une recherche bibliographique et d’entretiens semi-directifs menés auprès de 25 apprenants bruxellois (10 hommes et 15 femmes) et se fonde aussi sur les témoignages de 30 professionnels du secteur bruxellois de l’alphabétisation répartis sur 20 implantations bruxelloises relevant de 15 associations. Les apprenants interrogés sont majoritairement issus du Maroc (n=17), de la Turquie (n=3), du Congo (n=2), du Burkina-Faso (n=1), de la Guinée (n=1) et… de la Belgique (n=1). Cet échantillon n’est pas représentatif de la participation totale à Bruxelles mais s’en rapproche puisque les principales régions d’origine enregistrées sont le Maghreb (50 % des apprenants bruxellois), l’Afrique hors Maghreb, soit 16 %, et la Turquie, 9 % (Bastyns, 2009, p.17). En outre, sur le plan du genre, nous avons artificiellement gonflé la proportion d’hommes (40 % de l’échantillon) afin d’entendre leurs voix, souvent peu étudiées.

4Sur le plan socio-économique, les personnes interrogées sont en général au chômage, au foyer ou bénéficient d’une aide sociale du CPAS  (1) ou d’une mutuelle. Cette composition est proche des proportions observées chez les apprenants bruxellois qui sont en général inoccupés. En effet, à Bruxelles 55 % des apprenants ont un revenu mais seuls 7 % d’entre eux ont un travail tandis que 30 % bénéficient de l’aide sociale des CPAS et 18 % sont chômeurs indemnisés. Une autre part importante de la population apprenante est composée de personnes sans revenu personnel officiel (26 % de femmes/ èhommes au foyer et 6 % d’apprenants inscrits comme demandeurs d’emploi). Enfin, il existe une très mince participation des personnes prépensionnées, soit 2 %, et de bénéficiaires de l’allocation pour personne handicapée, soit 2 % (Bastyns, 2009).

2. Estime de soi et entrée en formation

5Bien souvent l’entrée en formation est analysée à partir de l’analyse motivationnelle (la motivation à l’entrée en formation repose sur des « forces internes et/ou externes produisant le déclenchement, la direction, l’intensité et la persistance du comportement » (Vallerand, Thill in Carré, 1998). Parmi ces premières forces internes, intervient la perception de soi. Or cette perception à la base de l’engagement en formation peut s’avérer tantôt positive tantôt négative selon au moins deux critères : l’acceptation sociale de l’illettrisme/analphabétisme et le niveau de scolarisation.

6Premièrement, l’entrée en formation sera d’autant plus aisée et positive que la personne est intégrée socialement au niveau familial et que ses difficultés à la lecture et l’écriture sont connues de ses proches. En cela, Villechaise-Dupont et Zaffran (2002) ont relevé que les femmes, souvent plus intégrées que les hommes dans l’environnement familial, sont mieux protégées contre l’infériorisation sociale qui touche directement l’estime de soi et donc la force motivationnelle à l’égard d’une formation. En outre, ce qui peut forcer l’acceptation sociale, c’est l’entrée en formation contrainte où l’autorité de l’État social actif légitime le temps que le membre de la famille va devoir prendre pour une formation au lieu d’être présent à la maison ou de travailler. Cependant, comme nous le verrons plus loin, cette acceptation est parfois très partielle (voir 3.1).

7Deuxièmement, on peut distinguer les personnes analphabètes (jamais scolarisées, toutes issues de l’immigration) des personnes illettrées. Cette distinction, venue de France et datant de la fin des années 1970 a permis à l’association française ATD Quart-Monde d’insister sur la persistance d’une population d’adultes éduqués en France et ne sachant ni lire ni écrire un texte de la vie quotidienne. Par conséquent, les vécus de l’analphabétisme et de l’illettrisme sont différents. En effet, la possibilité des analphabètes d’externaliser les raisons de leurs difficultés face à l’écriture et la lecture (l’absence d’écoles ou le devoir de rester à la maison ou aux champs, par exemple) leur permet de mieux résister à l’infériorisation de soi (et à la stigmatisation sociale) ; ce qui est moins le cas des personnes illettrées (Villechaise-Dupont, Zaffran, 2002 ; Stercq, Duchène, 2007). Cette logique d’externalisation ou internalisation de la lacune langagière et scripturale prévaut selon nous à la différence des sexes. Pourtant, il est fréquent d’entendre dire à Bruxelles, où la majorité des apprenants sont issus de l’immigration, que les apprenants masculins sont minoritaires à cause de leur honte face à leurs lacunes en français. Selon les données de terrain, il s’agit plutôt d’une gêne éprouvée par certains hommes qui, inscrits en formation, la quittent dès la première opportunité de travail. Ce qui crée parfois un passage éclair en formation, ou au contraire, de longues carrières d’apprentissage par intermittence pouvant dépasser la dizaine d’années. Nous reviendrons plus loin sur cette valeur travail constitutive de la virilité et du rôle économique de l’homme.

8Qu’en est-il alors des hommes et des femmes illettrées, nées et scolarisées en Belgique ? À Bruxelles, leur présence dans les centres d’alphabétisation (on ne parle pas de remise à niveau) mêlée indifféremment à celle des immigrés, ne dépasse pas les 2 %. S’il faut donc parler de honte, c’est bien celle de faire partie d’une minorité… alors que le nombre de personnes illettrées en Belgique devrait, selon notre hypothèse, dépasser celui des analphabètes. À ce niveau, les données de l’enquête ne permettent pas non plus de vérifier une différence homme/femme dans la perception de soi à l’entrée en formation.

3. Le rôle du capital social

9Le capital social est un concept polysémique en sciences sociales. Il est tantôt considéré comme propriété d’un individu (Bourdieu, Wacquant, 1992) tantôt comme réseau (Coleman, 1990). Nous choisirons cette deuxième acception en suivant le point de vue de Coleman,

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on définit le capital social d’après sa fonction. Il ne s’agit pas d’une mais de diverses entités dotées de deux caractéristiques communes : elles présentent toutes quelque aspect d’une structure sociale et facilitent certaines actions chez ceux qui évoluent au sein de la structure. Comme les autres formes de capital, le capital social est productif, il rend réalisables des buts autrement inaccessibles. […] Contrairement aux autres formes de capital, le capital social est inhérent à la structure des relations entre les personnes. Il ne réside ni dans les individus ni dans les instruments de production (Coleman, 1990, p.302).

11Le capital social devient un important moteur ou frein dans l’accès à la formation. La majorité des apprenants déclarent à ce propos avoir appris l’existence d’une école de français via des amis ou des membres de la famille. Mais s’il fait circuler les ressources, le capital social peut aussi s’avérer plus ou moins fermé vers l’extérieur et contraignant pour l’individu. Comprendre son rôle ambigu dans les stratégies humaines, c’est donc tenir compte de ses trois fonctions où il peut jouer le rôle de : facteur de contrôle social, facteur de soutien solidaire familial ou source d’avantages via les réseaux familiaux (Portes, 1998).

3.1. Du côté des hommes : cas où le capital social devient un frein à la formation

12Dans le cas des hommes désireux de se former, il apparaît parfois que le capital social en tant que soutien familial et source d’avantages soit défavorable au projet de formation. Cela est dû principalement à la dynamique de la débrouille des familles issues de l’immigration et exclues du marché du travail. Comme le note le sociologue français Cyprien Avenel, « contrairement à une opinion courante, les “quartiers sensibles” ne sont pas les lieux de la désorganisation familiale. Les réseaux d’entraide et de soutien au sein de la parenté jouent un rôle d’amortisseur des conséquences du chômage et de l’exclusion » (Avenel, 2006, p.122). Un amortissement qui peut tenir les jeunes hommes immigrés à l’écart de la formation, par exemple. Kumulu (2004) et Manço (2009) ont relevé à ce propos l’existence d’un régime d’accueil intra-ethnique et familial de l’immigré dans la belle famille qui réduit le champ des opportunités et in fine de l’intégration sociale. Ne trouvant pas d’emploi, puisque ne parlant pas français (ou néerlandais), les jeunes Turcs se voient proposer ou imposer par leur beau-père ou leurs beaux-frères un travail dans les petites entreprises de leur belle famille. Ce rapport de force atteint l’estime de soi des jeunes hommes car ils ne sont pas reconnus dans leur besoin de formation.

13La prévalence du travail sur le besoin de formation repose aussi sur la division sexuée et traditionnelle des rôles, comme le montre l’histoire de Dasin, inscrit dans un cours de français “oral1”, soit le niveau pour “débutants”. Arrivé en Belgique, il a été marié à une Marocaine néerlandophone née et diplômée en Belgique. Alors que Dasin est analphabète, ne connaît pas le pays d’accueil aussi bien que sa belle famille, c’est pourtant à lui qu’est revenu le rôle de pourvoyeur de revenus d’un ménage qui s’est rapidement agrandi avec la naissance de ses deux enfants. Le mariage et les naissances avaient reconfiguré le statut de l’épouse : elle avait quitté son rang de femme active pour celui de mère et femme au foyer. Dasin a alors travaillé dans l’industrie automobile, puis dans le nettoyage industriel d’où il se trouvera un jour licencié. Au chômage, il fut mobilisé dans un plan d’activation et se retrouva en formation en alphabétisation, ce que son épouse avait fortement réprouvé à en croire les mots de Dasin : « L’école, pour elle, c’est rien. Je dois chercher du travail. Parce qu’il y en a marre du chômage ! […] Elle me dit “Pff, t’iras à l’école après. Va chercher du travail d’abord !” ».

3. 2. Accès des femmes à la formation et division sexuée des rôles familiaux

14Il est fréquent d’entendre chez les femmes qu’elles s’inscrivent en formation pour des motifs plutôt liés à la vie quotidienne et domestique. Elles tirent une importante motivation de leurs vies de mères, de femmes désirant développer des loisirs en français, de femmes voulant simplement se débrouiller. Leur motif d’entrée en formation est dans ce cas purement opératoire, autrement dit “hors-champ” du monde du travail (Carré, 1998). Quasi absent des motivations des hommes, ce motif est plus fréquent chez les femmes qui sont chargées, dans la logique traditionnelle d’une distribution genrée des rôles familiaux, de suivre la scolarité et la santé des enfants ainsi que les affaires administratives de la famille. Cependant, les données de terrain montrent que le suivi scolaire n’est pas un motif systématique chez les jeunes mères. Cela s’explique notamment par la confiance qu’elles accordent aux écoles de devoirs et plus largement à l’école, synonyme d’apprentissage et d’élévation sociale pour ces dames qui n’ont parfois jamais eu un seul mois d’école primaire dans leur pays d’origine. Il apparaît donc que si motif opératoire il y a, il s’agit plutôt du désir de se débrouiller dans les tâches quotidiennes (faire les courses et se déplacer par exemple) et dans le cas de consultations médicales. Ces besoins ne sont pourtant pas innocents : ils pointent le désir d’autonomie féminine par rapport aux accompagnants masculins ou aux proches.

15Le désir d’autonomisation peut aussi être dépassé par celui de prendre de la distance avec le foyer et sa routine. Le motif est alors dit “dérivatif” il ne s’agit pas de s’inscrire en formation pour son contenu mais bien pour son contexte dans l’idée “d’échapper à”. Tout comme Carré, nous notons l’importante redondance des verbes « du registre du mouvement, voire de la fuite : il s’agit de “sortir” de son milieu habituel, de sa “routine”, de “changer” de ne pas “rester” à ne rien faire, que ce soit à la maison, ou parfois… au travail » (Carré, 1998, p.125). Une apprenante l’exprimait avec ces mots : « J’étais toute seule à la maison. Mais je ne savais plus rien faire quand les enfants étaient à la maison. Beaucoup de problèmes à la maison. Tout… tout c’était pour moi ». Les femmes adoptent parfois un double discours où elles défendent publiquement leur formation afin de trouver du travail ou de se débrouiller mais confient en toute franchise ensuite qu’elles sont là pour “souffler”.

16Enfin, il existe un cas tout particulier où le capital social constitue un frein à l’entrée en formation des femmes : le refus du conjoint, de la famille ou de l’intéressée elle-même d’une inscription en formation si les cours ne prévoient pas de classes interdites aux hommes. Cette problématique étant principalement liée à l’existence d’une offre non mixte, alternative à l’offre en général ouverte à tous, nous y reviendrons plus tard (au point 6).

4. Le rôle de la division sexuée du marché du travail peu qualifié

17Le marché du travail peu qualifié est divisé selon le genre et ne produit pas les mêmes lieux de socialisation et de transition culturelle pour les hommes et les femmes. L’alphabétisation, en tant qu’espace de transition et de socialisation n’est pas neutre sur ce point et subit directement les logiques de la division sexuée du marché du travail peu qualifié, où les stéréotypes de genre sont surexploités. Ainsi, les femmes se destinent aux métiers du “Care” (nettoyage, titres services, cuisine, soin des enfants et des personnes âgées, etc.) et les hommes, à ceux du bâtiment. À Bruxelles, il s’agit de deux niches ethniques (Waldinger, 1994) qui cohabitent côte à côte. Dans le cas des femmes, la proximité avec une clientèle et des institutions francophones (agents d’insertion socioprofessionnelle, ALE, entreprises titres services) les incite à se frotter à la langue française. Dans le cas du secteur du bâtiment, la fermeture culturelle de la niche ethnique maintient les hommes dans un univers qui ne requiert pas nécessairement l’usage de la langue du pays d’accueil.

18Cette division semblerait d’ailleurs renforcée selon nos données par les pratiques d’insertion socioprofessionnelle qui contribuent à fonder l’entrée en formation sur la base d’une contrainte. À la suite de Carré (1998), on parlera de motif prescrit. Ce type de motivation montre que

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sous des formes discrètes (la pression de conformité sociale, le “conseil” d’un hiérarchique, l’intervention d’une personne influente, etc.) ou explicites (la contrainte d’inscription, prévue par la loi), l’engagement en formation est le résultat de l’injonction d’autrui, évoquant les dimensions les plus extrinsèques de la motivation (Carré, 1998, p.125).

20Dans notre cas, certains apprenants sont inscrits dans le cadre de mesures institutionnelles de mise à l’emploi qui leur vaut un total de 21 heures de formation par semaine (alors que le rythme hebdomadaire le plus courant de formation est de 4 à 6 heures par semaine). En région bruxelloise, ce type de mesure ne concerne que 10 % des apprenants bruxellois et avant tout des femmes. En effet, si l’on tient compte d’une mesure contractuelle d’insertion baptisée “CF70”, 77 % des contrats sont remportés par des femmes (CPPA, 2009). Les professionnels du secteur de l’alphabétisation, interrogés à ce sujet, estiment que les agents d’insertion socioprofessionnelle ne favorisent pas l’accès des hommes à ce type de contrat de formation en alphabétisation car ils se reposeraient justement sur l’argument de la division genrée des niches ethniques du travail… Ainsi, ce qui est un système inhérent à la débrouille économique des groupes sociaux issus de l’immigration se retrouverait renforcé d’une certaine manière par les institutions du pays d’accueil.

5. L’organisation de l’offre de formation

21L’accès et la participation effective à la formation reposent sur deux aspects pragmatiques qui sont loin d’être neutres en termes de genre : l’offre de cours mixtes et non mixtes ainsi que des programmes peu fournis en cours du soir.

5. 1. L’impact d’une offre mixte ou non mixte sur l’accès à la formation

22À côté des facteurs micro-sociaux (estime de soi), méso-sociaux (le capital social) et macro-sociaux (le marché du travail), il s’avère que la structuration de l’offre en formation conditionne aussi l’accès à la formation selon le sexe. Un des axes-clés de cette structuration est la possibilité, consciente ou non, pour l’apprenant, de s’inscrire dans un groupe mixte ou non mixte. Selon les chiffres disponibles à l’époque de la recherche, les cours mixtes constituent 64,8 % de l’offre totale et les cours uniquement réservés aux hommes  (2) 0,2 % (Bastyns, 2009). Il y a donc 35 % de groupes qui sont inaccessibles aux hommes.

23Dans certaines communes de la région bruxelloise, cette conjonction entre offre alternative non mixte et surreprésentation des femmes dans les groupes mixtes est défavorable à la participation masculine. Une formatrice témoigne pour le cas de la commune de Molenbeek:

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Si on regarde du côté des hommes, il y a beaucoup moins d’associations qui s’adressent à eux directement, donc ils se retrouvent dans des formations mixtes… Mais ce n’est pas toujours ce qui fait leur bonheur. En effet, les femmes sont souvent en plus grand nombre et elles imposent leurs manières de faire. Dernièrement je discutais avec un monsieur qui m’a confié que dans son groupe de travail, les femmes insistent pour que les hommes ne se mélangent pas à elles. Elles veulent rester entre elles. Quand, dans la création de tables de travail celle où se retrouvent les hommes est complète, les hommes sans table n’arrivent de toute façon pas à se faire accueillir par les femmes. Cet homme qui me racontait cette expérience en était très affecté. Pourtant, c’est un homme marocain qui, par conséquent, connaît bien les usages des femmes.

25C’est la notion même de “respect” qui est évoquée par les intéressées pour décrire cette situation de mixité distanciée, voire ségrégative, « Comme ça, on ne tente rien », disait une apprenante.

26Nous voyons trois logiques de fermeture à la base de ce phénomène (Marcelle, 2011, pp.138-143). Primo, la non-mixité féministe, qui peut répondre à un souci d’émancipation des femmes dans des groupes où la parole est libérée et où la présence masculine n’interfère pas dans les comportements des participantes. En ce sens, ce type d’opérateur répond à la ségrégation des sexes et la domination masculine par l’agrégation des femmes qui, dans l’entre-soi, se créent au travers de l’apprentissage du français les moyens de négocier avec les traditions qui pèsent sur leur condition. Secundo, il arrive que les opérateurs officialisent a posteriori la surreprésentation féminine de leurs groupes en se déclarant auprès du réseau associatif comme espaces d’apprentissage non mixtes, ce que nous appelons non-mixité exogène. Tertio, la non-mixité féminine peut s’établir par conformité à des besoins diagnostiqués au préalable dans un quartier précis où il s’avère que seules les habitantes ont exprimé le désir de se former. Des mesures, via la politique de cohésion sociale, ont posé la mixité hommes/femmes comme condition au renouvellement quinquennal des financements des opérateurs en alphabétisation. Cependant, ces mesures se sont heurtées à la réalité vécue par de nombreuses femmes, qui n’auraient jamais eu accès à la formation si les cours étaient aussi ouverts aux hommes. Réalité qui continue à être défendue principalement par les opérateurs non mixtes féministes tandis que les autres (mixtes et non mixtes) ont régulé leurs publics afin de tendre vers la mixité, voire, la parité.

27Si l’offre est surinvestie par les femmes et est volontairement fermée aux hommes par certains opérateurs, l’existence d’une alternative non mixte féminine exerce une pression sur la responsabilité des femmes. Il est alors nécessaire pour nombre d’entre elles de rendre compte de l’aspect volontaire ou non de leur inscription dans un groupe mixte. Une apprenante disait : « Quand tu as le choix d’aller dans du non-mixte, tu ne vas pas chercher le mixte ». Pour cette autre apprenante, ignorant l’existence d’une offre réservée aux femmes : « On n’a pas le choix, alors il faut respecter et prendre ses distances ». Bien sûr, il existe un accord unanime des femmes rencontrées autour de l’idéal d’égalité que véhicule le concept de mixité. Mais tant que « les hommes regardent les femmes comme des fruits sur un étalage au marché » comme le disait une apprenante en cours mixte, la distance reste de mise. En résulte donc une mixité segmentée ou ségrégative qui doit autant sa raison à l’implantation locale des “écoles de français” dans des quartiers ethniquement et socialement homogènes qu’à la règle de ségrégation des sexes que l’on attribue à la culture musulmane. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit avant tout d’un contrôle social communautaire qui nécessite que l’on dépasse la seule approche culturelle et que l’on tienne compte de la dynamique socio-économique et géographique des lieux de formation et de résidence des candidates à la formation.

28Enfin, les femmes sont, certes, majoritaires dans les formations sur le plan quantitatif mais leur rejet éventuel des apprenants masculins témoigne encore fortement de la domination masculine qu’elles subissent en dehors des cours. Dans ce type d’interaction, on ne fait pas de différence entre hommes “profiteurs” et hommes “innocents”, tout comme il est difficile de distinguer parfois la part d’agrégation volontaire et de ségrégation dans les situations non mixtes ou de mixité ségréguée.

5. 2. Le problème des horaires

29Autre facteur important : les horaires des formations. Quatrevingt-neuf pourcent des cours se donnent en journée à Bruxelles. Or la population active bruxelloise compte, parmi les personnes ayant au maximum un diplôme du secondaire, seulement 37 % de femmes pour l’année 2007. Ce taux a tendance à croître avec le niveau d’instruction tout en restant toujours inférieur aux taux d’activité des hommes. Hormis la possibilité de travailler au noir, on peut supposer que les femmes sont moins occupées que les hommes dans les populations faiblement qualifiées. Ainsi, le temps non travaillé et libéré de la charge des enfants – faut-il le rappeler – constitue un temps disponible pour d’autres activités dont la formation. Ainsi, les cours du jour reçoivent une importante part de femmes. Enfin, il faut noter que, même si la participation à un cours d’alphabétisation pouvait être soutenue par les employeurs via la formation continue de leurs employés illettrés ou analphabètes, d’autres freins apparaîtraient. En effet,

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les travailleurs infra-scolarisés n’ont généralement pas accès à la formation professionnelle, soit de leur fait (peur que leurs difficultés soient révélées aux yeux de tous, crainte de remise en cause de leur emploi, traumatisme résurgent d’anciens échecs scolaires), soit encore du fait d’un manque de dispositifs de formation professionnelle adaptés pour ces travailleurs ayant un rapport à l’écrit difficile (LEE Wal, 2008, p.2).

31Par conséquent, les horaires ne semblent pas convenir à la demande masculine qui, occupée durant la journée, se presse aux cours du soir, dont l’offre à Bruxelles est insuffisante. En effet, ceux-ci n’accueillent que 14 % des apprenant-e-s bruxellois-e-s. Julien est formateur dans un centre qui fournit une offre intensive de cours du soir. Pour lui, la faible participation des hommes s’explique par la qualité de l’offre :

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la participation, c’est une question de disponibilité et de temps pour les hommes. On le voit dans les cours du soir : on a une grosse majorité d’hommes. Pourquoi ? Parce que c’est des personnes qui travaillent en journée et que leur préoccupation première, c’est de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Il n’y a pas assez de cours du soir. C’est évident ! C’est hurlant ! Nous, on explose. Ca fait des drames humains. Il y a des gens à qui on offre un emploi à condition qu’ils suivent des cours du soir. Il y a donc une demande qui n’est pas satisfaite. Quand je vois le nombre de gens qu’on ‘baque’ pendant les inscriptions/orientations ! Je me demande vraiment où ils vont ».

Conclusion

33Les données présentées ici n’ont pas la prétention de répondre de manière exhaustive à la question de la faible participation masculine en alphabétisation. Néanmoins, nous tenons ici quelques facteurs qui facilitent la compréhension en dépassant notamment l’argument psychologique de la motivation et en resituant la question de l’accès au sein des dynamiques économiques et sociospatiales de certains quartiers en région bruxelloise. Penser le “genre” en alphabétisation sans verser dans une approche misérabiliste réclame que l’on envisage une rencontre et une nécessaire concertation avec tous les acteurs de l’alphabétisation. La sensibilité sur les questions de genre, qui, dans certains groupes non mixtes d’apprenantes, déborde la seule discussion de “la condition féminine”, a amené certains groupes de femmes et des opérateurs à penser le genre à partir de sa face trop souvent ignorée, l’homme, avec la proposition de groupes non mixtes d’hommes où le genre est étudié. Cette sensibilité s’est aussi développée chez des opérateurs mixtes qui ont pris des mesures amenant parfois à la parité. Tant du côté des opérateurs mixtes que non mixtes des expériences positives mais aussi négatives nourrissent les réflexions des formateurs, des accueillants et des directions. Cependant, un espace de mise en commun est encore à créer pour développer le genre dans le contexte multiculturel du secteur bruxellois de l’alphabétisation. Des savoirs pragmatiques qui par-delà les oppositions “hommes/femmes”, “opérateurs mixtes/non mixtes” permettent d’innover pour un accès et la participation effective de tous aux actions d’alphabétisation.

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

  • (1)
    Centre Public d’Action Sociale. Il s’agit d’organismes publics communaux œuvrant au maintien de la dignité humaine par l’octroi d’aides sociales et l’accompagnement des bénéficiaires sur le plan du logement, de l’insertion professionnelle, de la formation, de la santé ou dans le cadre de difficultés administratives.
  • (2)
    Il existe seulement deux groupes d’hommes à Bruxelles. On peut parler de groupes accidentels. Aucune visée en termes de genre n’y est réalisée. L’un d’eux fut créé suite à l’échec d’une tentative d’ouverture à la mixité d’un groupe de femme. L’autre est né suite à un groupe mixte fortement segmenté et souvent perturbé par l’irruption de maris ou de frères des apprenantes tentant de s’assurer de l’ordre sexuel et moral du groupe. Impossible à gérer tant sur le plan humain que pédagogique ; un groupe d’homme a donc été créé. Voir Marcelle, 2011, pp.161-168).
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