Dans la complexité mondiale qui conditionne les flux migratoires aujourd’hui, la petite commune d’Assesse (Belgique) se retrouve au centre d’enjeux historiques, socio-économiques, politiques, institutionnels, éducatifs et moraux qui dépassent largement les frontières de l’accueil ou de l’accompagnement des MENA. Les travailleurs sociaux embarqués dans cette aventure naviguent à vue et sont aux prises avec des enjeux qui les obligent à revisiter complètement leur “carte du monde”, à interroger leur culture professionnelle, leurs valeurs et convictions, leur sens et leur conscience du travail à accomplir. Face à de multiples questions qui remuent les stéréotypes, préjugés et autres représentations de ce qu’est le monde ou de ce qu’il devrait être, le travailleur social devient bon gré mal gré un passeur de frontières géographiques, mentales et culturelles.
1. L’effet miroir entre le travailleur social et le mineur étranger non accompagné
2Cet article trouve sa source dans les récits des travailleurs sociaux du Centre d’accueil de mineurs étrangers non accompagnés du Centre public d’action sociale (Cpas) d’Assesse, petite commune rurale de la province de Namur.
3Le Centre accueille depuis sa création presque exclusivement des Africains subsahariens. Cet état de fait s’explique par une répartition linguistique entre la Communauté flamande (les non-francophones) et la Communauté française (les francophones) et par une convention d’accueil en initiative locale d’accueil (Ila) qui porte exclusivement sur les demandeurs d’asile. Ces deux critères réunis correspondent à un grand nombre de MENA africains
4En fonction de leur origine, de leur statut social, de leur éducation, ces jeunes sont porteurs à des degrés divers d’une certaine mémoire historique des relations Nord-Sud-Nord, mais aussi de modes d’emploi culturels plus ou moins agglomérés dans une culture urbaine mondialisée. Au-delà de leur trajectoire personnelle et familiale, ils sont en quelque sorte des indicateurs de l’état du monde. Ils sont aussi le produit d’une histoire largement occultée par les mémoires européennes.
5Pour le travailleur social qui ne connaît bien souvent de l’Afrique que quelques clichés ethniques, le défi est de taille. Il se mesure notamment à l’aune des ambivalences qui caractérisent tant les regards des MENA que ceux portés sur les MENA. Le travailleur social se trouve à leur contact à la croisée des chemins.
Pour moi, c’est un voyage dans le temps et dans la culture. Je vis l’Afrique au travers de ces jeunes-là, je ne la connais pas autrement. La curiosité reste pour moi un moteur très important. (A., 56 ans, éducatrice)
Aujourd’hui, j’ai plus de compréhension par rapport à ce qui se passe dans le monde en général, notamment les enjeux politiques dans différents pays, pourquoi il y a tous ces gens qui arrivent ici. Le point commun, c’est la détresse humaine, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils viennent. (C., 37 ans, agent administratif)
Ce que je n’imaginais pas autant avant d’arriver, c’est la difficulté des jeunes, tout ce par quoi ils sont passés pour arriver ici. J’avais une idée vague, mais une fois qu’on est mis en face de leurs parcours, on comprend un peu mieux. Ils ont encore beaucoup de fraîcheur pour avancer. Je ne m’imaginais pas que finalement chaque mot qu’ils disent a tellement d’importance. Ils doivent contrôler leurs dires tout le temps. Tout ce qui sort de leur bouche doit être réfléchi sinon pas de Belgique ! Ça change notre rapport à la vérité, au mensonge, à la sincérité. Ils peuvent être vrais aussi, mais il y a le discours qui doit être tenu. Cette ambivalence fait partie de notre quotidien : toute leur profondeur, ce qu’ils sont eux, et ce qu’ils doivent cadenasser pour arriver à avoir des documents. Je n’avais jamais réfléchi à ça avant. C’est seulement en travaillant avec eux qu’on se rend compte qu’ils ne peuvent pas s’exprimer comme tout un chacun. (I., 43 ans, assistante sociale)
Ce qui a changé dans ma tête, c’est la manière de voir ces jeunes-là. Avant, je ne connaissais que le regroupement familial. Je pensais qu’au niveau de la procédure d’asile, c’était facile, que les choses se faisaient quasi automatiquement. J’ignorais que c’était un tel parcours du combattant. Je pensais qu’on avait un rêve d’Eldorado et qu’une fois en Belgique, c’était fait, que tout allait se régler. Or, ce que j’ai vu c’est qu’en dehors de tous les sacrifices qu’on fait pour arriver, la vraie bataille commence ici : toutes les tracasseries administratives, puis une fois qu’on a obtenu les papiers, tout ce qu’il faut faire pour espérer trouver un boulot. (B., 35 ans, éducateur spécialisé)
7Du côté des mineurs étrangers, on trouve la fascination d’une Europe opulente et sociale qui réorientera les destins de ceux qui réussissent à passer. Cette Europe-là est vue comme riche, efficace, à la fois organisée et humaine, voire connotée d’une aura de “supériorité”. “ Avec les Blancs, tout est possible ! » Sous cette fascination, on trouve cependant aussi la conscience plus ou moins documentée – selon les origines et le niveau d’instruction – d’une Europe dominatrice et spoliatrice. En effet, d’importants contentieux historiques conditionnent les représentations que les jeunes exilés se font de l’Europe en général, et de la Belgique en particulier. Cette Europe-là est débitrice de l’Afrique, elle incarne la trahison autant que la mauvaise foi : le muzungu du Rwanda, le mundele du Congo ou encore le babylon de l’Afrique de l’Ouest ne font a priori pas figures de personnes de confiance. Bien souvent, les jeunes atterrissent dans nos structures avec des consignes explicites de méfiance : « Ne fais jamais confiance à un Blanc. Il sera gentil avec toi, mais dès que tu auras le dos tourné… ».
Dans les difficultés, il y a notamment l’image que les jeunes ont de “l’argent qui coule des murs”, par rapport à une réalité de 700 euros par mois au Cpas, dont il faut retirer le loyer et les charges ; le jeune doit pouvoir atterrir dans un projet et c’est loin d’être simple. (B., 34 ans, éducateur spécialisé)
Les difficultés, c’est quelquefois au niveau culturel, la manière dont ils nous interpellent, ça peut être choquant si on ne fait pas la part des choses. Par exemple, quand on est à table et que quelqu’un aspire bruyamment son lait, ou la façon dont certains nous parlent… Même mon collègue d’origine congolaise qui dit “l autre” en parlant de quelqu’un, à première vue ça peut paraître grossier alors que c’est juste un vocabulaire différent. Je pense être assez ouvert d’esprit. J’essaie de comprendre pourquoi les choses sont comme ça, quel est le sens que les jeunes mettent derrière ce qu’ils font. Il faut avoir un comportement différent selon les origines, par exemple inutile de gueuler devant tout le monde sur un Guinéen, il vaut mieux le prendre à part et lui dire les choses calmement. Ça, ça s’apprend sur le terrain. Il y a d’autres jeunes qu’il faut aider à s’affirmer, par exemple en culture rwandaise ou burundaise, plutôt que de se contenter du “oui” qu’ils disent pour ne pas nous choquer ou nous décevoir. (J., 24 ans, éducateur spécialisé)
9Les contentieux historiques (1) remontent à la nuit des temps et ont leurs profondes racines dans les mémoires de l’esclavage, de la colonisation, de la décolonisation, des idéologies raciales et racistes, des politiques économiques mondialisées qui maintiennent aujourd’hui les richesses du Sud sous tutelle. Les regards croisés Noirs/Blancs restent empreints de blessures mal cicatrisées, de malentendus, de stéréotypes qui ont la dent dure.
10Si certains jeunes sont manifestement porteurs de ces contentieux historiques, ils les expriment peu car le contexte ne s’y prête guère. Cependant, dans la plupart des cas, le concept du centre d’accueil en tant que structure éducative n’a rien d’une évidence, et celui de l’autorité qui est censée s’y exercer encore moins. Le premier défi du travailleur social consiste donc à faire la part des choses et à construire par delà les clichés l’indispensable lien de confiance qui conditionnera tant la vie quotidienne du centre que l’accompagnement social et éducatif pour lequel il est mandaté. Et ce, dans le difficile respect des peurs, des mandats ou des projets du jeune et dans le respect des contraintes et des modes de fonctionnement du système d’accueil.
11Pour se positionner efficacement, le travailleur social doit alors s’initier à un rôle de funambule, cherchant un équilibre entre ses propres représentations du travail à accomplir, celles qui lui sont imposées par le système et celles – forcément fort différentes – qui conditionnent les attentes du jeune. Le travailleur social est a priori conditionné par sa formation initiale, mais aussi par son propre vécu de l’éducation. Il aura tendance à inscrire son travail dans la référence au cadre et à la nécessité d’adapter le jeune aux contraintes organisationnelles d’une société exigeante, rapide et codée.
La relation au temps m’a posé beaucoup de difficultés. Au début, je m’ennuyais : je n’arrivais pas à m’adapter à ce que je vivais comme une différence d’énergie, comme une lenteur. J’étais dans un rythme rapide et énergique, j’étais une hyperactive, il fallait que tout bouge. Je me sentais impuissante, j’avais l’impression qu’ils ne voulaient pas bouger, je proposais des activités et ils ne prenaient pas, on n’était jamais à l’heure… J’ai dû rencontrer leur tonus et leur façon d’être. Ce qui m’a beaucoup aidée, c’est ma formation en psychomotricité relationnelle : j’ai fait un énorme travail pendant cinq ans. C’est ce qui m’a le plus aidée à m’adapter : grâce à ce travail sur le corps, j’ai pu trouver la juste distance. Quand je me sentais prise par mes émotions, notamment la colère, j’ai appris à me ramener au sol, à respirer pour ne pas prendre ce qui m’arrivait en pleine face. Je suis intimement persuadée que les outils qu’on peut apporter aux éducateurs sont essentiels. La formation en communication de crise, par exemple, m’a appris à me détacher de ce qui se passe quand il y a une agression verbale. Les supervisions ont aussi beaucoup aidé. Pour moi, l’adaptation, ça a été un lâcher-prise, ne plus lutter contre et vouloir contrôler. J’ai dû vraiment lâcher le “contrôle” qu’on a sur le jeune et me concentrer sur tout ce qu’on a travaillé en équipe : le travail sur la structure des semaines, des WE, le règlement, l’équipe… qui a permis de remettre un cadre et de nous ressouder et assurer une certaine homogénéité. (A., 56 ans, éducatrice) Ma formation de base n’est pas éducateur. Par contre, j’ai un parcours en Afrique de 18 ans. Je n’ai donc jamais vécu de véritable choc culturel avec les jeunes, plutôt avec mes collègues. J’ai eu beaucoup de mal à m’adapter aux méthodes, au ton, aux préjugés de certains, aux remarques et opinions que j’entendais dans les couloirs ou en réunion. Notamment cette envie de certains éducateurs que les jeunes se comportent “comme des Belges puisqu’ils sont ici ». Travailler en équipe dans l’éducation, c’est très difficile. D’où l’importance du cadre professionnel qu’on a construit ensemble, sinon ça exploserait dans tous les sens (on a tous des éducations et des priorités différentes). Les outils qu’on a eus en formation nous ont aidés, surtout la grille rituel/survie qui aide notamment à confronter la vie d’équipe. (J., 35 ans, éducateur) En tant qu’assistante sociale, j’ai dû complètement revoir les modèles qu’on m’a enseignés. Ne pas s’investir, en dire le moins possible, se mettre à l’abri de limites strictes, ne pas être proche des gens… Je l’ai fait quand je travaillais à Fedasil (2) mais ici c’est tout l’inverse. Les jeunes sont “vrais”. Si tu n’es pas “vrai”, il n’y a pas de relation de confiance possible et s’il n’y a pas de relation, tu ne peux vraiment rien faire d’utile. Si tu n’es pas un minimum investi, tu ne peux pas faire le travail. Alors, j’ai appris à faire comme je le sens. La relation de confiance, c’est mon principal outil de travail. J’ai dû me défaire de tous les stéréotypes de l’assistant social fonctionnaire. Il faut être passionné pour travailler ici. Tu ne peux pas le faire juste comme ça… (M., 32 ans, assistante sociale)
13Culturellement, le travailleur social est confronté d’emblée à d’importants obstacles : déstabilisation de la posture d’autorité de manière générale dans la “culture jeune”, modes d’emploi culturels qui privilégient “la relation” plutôt que la “procédure” (l’autorité de l’adulte se mesure non pas à sa capacité à appliquer une procédure, mais bien à sa capacité à garantir la qualité de la relation, y compris dans la confrontation), contentieux historiques qui placent d’emblée la relation au professionnel dans la méfiance (le jeune a pour mandat de “se méfier”), “mauvais exemples” glanés à la télévision, mais aussi à l’école ou dans la rue (de nombreux jeunes témoignent de leur choc culturel dans leur observation des relations professeurs/élèves par exemple).
Pour moi, ce qui reste le plus difficile, c’est le rapport au cadre, à l’autorité, au respect. On traverse des bouleversements de l’éducation dans une société qui est en changement perpétuel. L’éducation que j’ai reçue et que j’ai donnée à mes enfants, c’est un peu comme une autre époque. Nos jeunes traversent cette difficulté. Lorsqu’ils sortent de leur culture africaine, ils le vivent déjà mondialement. Lorsqu’ils arrivent ici, ils sont en pleine mutation et je suis bouleversée par ce changement. Par exemple, le rapport aux moqueries, j’interviens mais, malgré la relation de confiance qui s’est établie, je suis face à de l’insolence ou de l’irrespect. J’ai des difficultés avec ça, mais quand je recadre, d’autres jeunes viennent soutenir ma démarche et souligner qu’on respecte les aînés.
Avant, j’aurais été dans l’affrontement. Aujourd’hui, je vais plus dans la recherche de sens et je leur renvoie en miroir ce que je perçois. J’ai parfois l’impression qu’ils prennent tout le mauvais dans ce qui les entoure. Ça me fait mal. Mais je reste au poste et je continue à faire mon boulot. Je suis moins touchée car je cherche le sens. Je vois parfois de jeunes collègues prendre les choses en pleine face. J’ai appris à esquiver, tout en ne renonçant pas. Je reprends les choses dans une force tranquille et je fais face sans me braquer. (A., 56 ans, éducatrice)
15Certains jeunes arrivent directement de zones en guerre avec des traumas très importants. Ils sont alors porteurs d’histoires lourdes et pénibles qu’il va falloir traverser professionnellement. Le travailleur social est aux prises avec son propre rapport à la souffrance, à la douleur, à l’indicible. Il doit apprendre à trouver la juste distance, à ne pas projeter sur le jeune ses propres besoins ou ses modes de fonctionnement.
Le travail sur les émotions est très important ici. Si on est en prise directe, on ne peut pas aider. Quand on est trop touché, on ne peut pas rester. En même temps, on ne peut pas non plus se barricader. La première heure où j’ai travaillé, j’ai reçu deux jeunes filles qui pleuraient pendant des heures et qui restaient tout le temps immobiles au même endroit. Elles étaient comme des mortes vivantes. Je me suis interrogée sur ma capacité à résister à cette grande détresse. J’étais scotchée. J’ai essayé de trouver comment entrer en contact. Il neigeait, je les ai amenées à toucher les flocons, puis j’ai compris que c’était le quotidien qui pouvait les raccrocher, le fil de la journée, continuer à marcher, manger, écouter de la musique… rester à leurs côtés, tout simplement. Je les ai ramenées tout doucement. Mais je crois que, dans mon chemin de vie, je n’aurais pas été capable de faire ça dix ans plus tôt. Il me reste encore à descendre au plus bas tout en restant présente dans mon énergie. Il reste des zones d’ombre où j’ai encore peur d’aller (A., 56 ans, éducatrice)
Les supervisions, c’est très important et c’est aussi très paradoxal. On a fait du travail en profondeur pour apprendre à “trouver la juste distance”. Ça nous demande de nous impliquer très personnellement. En supervision, on va parfois loin. Mais c’est ce que le système demande aux jeunes tous les jours. Le seul moyen de comprendre ce qu’ils vivent, c’est de l’expérimenter sur soi. Si c’est difficile pour nous en supervision, alors ça permet de comprendre combien c’est difficile pour eux devant l’Office des Étrangers ou devant des gens qu’ils ne connaissent pas du tout. Ça m’a beaucoup aidée à comprendre l’importance de se donner professionnellement des limites plus larges, de tisser une relation ajustée, de développer l’empathie. (M., 32 ans, assistante sociale)
17Chacun doit alors trouver son ancrage et développer une manière de travailler qui lui permette de tenir au long cours.
Travailler le lien dans les activités, c’est ce que j’ai développé dans ma pratique ici. Ça m’a permis de créer de la confiance par la détente, le sport, le jeu, le plaisir, dans un cadre où j’ai pu retrouver ce qui fait sens pour moi. J’ai pu retravailler le mouvement dans un autre rythme, en m’adaptant tant à ceux qui ont un trop-plein d’énergie et qui ont besoin de s’exploser qu’à ceux qui y vont tout doucement, en slaches, sans se presser… Un moment donné, pour tenir, j’ai eu besoin de refaire de la psychomotricité le mercredi avec des enfants. J’avais besoin de me reconnecter avec ça pour être bien en moi-même et travailler correctement. Il me fallait un ancrage dans ma dynamique de base. (A., 56 ans, éducatrice)
2. Le jeune exilé africain parfois dans un état second
19Il peut être traumatisé, soit par des événements violents vécus au pays ou lors de son voyage, soit par la situation d’exil en elle-même, surtout lorsqu’elle est subie plutôt que choisie. L’exil subi est un cas de figure courant chez les mineurs demandeurs d’asile.
Ce qui est le plus difficile ici, ce sont les traumas de guerre et les problèmes familiaux (manque de père, de repère…). Mon premier jeune en référence, il était quasi comme un “animal” quand il est arrivé, une sorte d’ “homme des cavernes”, je n’avais jamais vu de comportements comme les siens. Je ne savais vraiment pas par quel bout prendre les choses. Mais j’ai été vexé par certaines remarques de mes collègues, du genre “de toute façon, on n’en tirera jamais rien » et par le CPMS (3) qui l’avait catalogué débile alors qu’il venait d’arriver, qu’il était lâché par sa tante, qu’il était passé par un centre fermé et un centre néerlandophone avant d’arriver chez nous… Ça m’a donné un coup de fouet pour prendre les choses à bras-le-corps. Et ça valait le coup ! Mon moteur, c’est l’injustice. C’est comme un défi. Je n’aime pas qu’on rejette les gens comme ça. (J., 35 ans, éducateur)
Les traumatismes génèrent des troubles psychiques et des douleurs physiques difficiles à traiter, voire à comprendre. Ils affectent lourdement le comportement des personnes concernées et la vie collective.
Les jeunes gèrent leurs pertes, leurs deuils, mais aussi le changement de langue, de statut social, d’environnement, de consensus culturel, d’habitudes alimentaires… Certains sont hyperactifs ou hypervigilants, d’autres sont atoniques ou prostrés. Les cauchemars et les difficultés du sommeil affectent la concentration, la mémoire et les capacités d’adaptation. Le cerveau de la survie prend les commandes et relègue le néocortex dans un rôle secondaire :
Souvent, je pense à ma petite sœur. Quand j’ai commencé dans ce job, elle avait l’âge des jeunes qu’on accueille. Je me demande comment elle aurait réagi si on avait dû fuir le pays et s’adapter ailleurs. Comment aurait-elle vécu le choc culturel, le changement de langue, de nourriture, les interrogatoires de l’Office des étrangers ? » (M., 32 ans, assistante sociale)
21En effet, dès son arrivée en Belgique, le jeune est inclus non seulement dans un projet scolaire qui exige de lui qu’il soit attentif, studieux, concentré, qu’il mémorise, apprenne mais il doit également faire face à toute une série de contraintes administratives et logistiques, qu’implique sa situation d’exilé. Il doit, par exemple, se rendre régulièrement chez l’avocat, à l’Oe (Office des Étrangers), au Cgra (Commissariat Général aux Réfugiés et Apatrides), au Saj (Service d’Aide à la Jeunesse)… À chaque fois, il doit rendre des comptes, répéter son histoire, répondre à des questions qui touchent des zones sensibles de son histoire. Il doit aussi apprendre à faire des courses, se faire à manger, gérer un budget, s’occuper de sa santé autant de contraintes toutes nouvelles pour la plupart. Alors qu’il vit un stress intense, suractivé par l’incertitude qui plane sur son avenir, il doit s’adapter à une vie en communauté dont le cadre et les exigences sont compliqués par la distance culturelle et par la diversité des comportements, codes et niveaux d’éducation des jeunes avec lesquels il cohabite. Aller à l’école est bien sûr une bonne manière de reprendre contact avec la vie “normale” et la construction d’un projet personnel, mais force est de constater que la souffrance vécue laisse des traces tant au niveau physique que psychologique. Les échecs scolaires répétés activent et réactivent le doute de soi et la perte de sens.
La société est vraiment violente avec eux. On doit se battre pour tout. La problématique des MENA est tellement particulière qu’il faut tout le temps se battre pour expliquer, faire respecter leurs droits. On a l’impression de se battre tout le temps. (M., 32 ans, assistante sociale)
23Dans les situations traversées par le jeune, l’adulte a souvent perdu tout ou bonne partie de son crédit. L’adulte a parfois été l’agresseur ou le tortionnaire. L’ordre social est inversé. Dans tous les cas, le jeune a été trop tôt livré à lui-même et a parfois dû poser des actes contraires à ses propres convictions pour survivre. Tous ces événements rendent difficile le retour dans le monde normal, c.-à-d. où le comportement de l’autre peut à nouveau devenir prévisible. La notion de prévisible et d’imprévisible est essentielle pour travailler la question des traumas. “Pourquoi dois-je attendre alors qu’on pourrait s’occuper de moi tout de suite ?” : les jeunes réagissent parfois agressivement et avec angoisse quand ils sont renvoyés brutalement à une situation de perte de sens, à une imprévisibilité. Cette exigence peut générer de l’incompréhension et un stress important chez le travailleur social qui n’a pas appris à la gérer.
D., même sa famille ne l’aime pas, l’abandonne. Avec un jeune comme ça, il n’y a pas d’autre chemin que de travailler avec le cœur. C’est la seule chose qui ait du sens, qui soit véritablement utile. (M., 32 ans, assistante sociale)
3. Dans les exigences du cadre, le professionnel construit son accompagnement
25Le fonctionnement de l’institution Cpas avec ses procédures complexes, les tergiversations administratives de l’asile ou de la mise en autonomie, la difficulté à percevoir en quoi l’Aide à la jeunesse va pouvoir ou non aider le jeune à progresser, la perplexité que peut engendrer la non-compréhension de telle ou telle conception de l’autorité ou de l’autonomie dans un contexte culturel étranger, tout est sujet à renforcer le doute en la compétence et la fiabilité de l’adulte. La composante abandonnique de certains jeunes renforce en outre la difficulté à créer des liens équilibrés, à reconnaître ce qui est bon pour soi et à renvoyer une image conforme aux attentes des professionnels qui, à leur tour, se mettent à douter de ce qu’ils mettent en place pour atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés.
26Qu’il soit médecin, psychologue, juriste, assistant social ou éducateur, la place de l’intervenant qui travaille sur les séquelles de telles situations est difficile à tenir. Elle implique un travail sur soi et sur ses propres zones sensibles afin de se positionner “à la juste distance”. Elle nécessite également une bonne résistance au stress et une capacité à gérer sa propre émotion dans la relation éducative avec le jeune. Le premier besoin des jeunes est donc d’avoir affaire à des professionnels dûment formés et supervisés, capables d’un travail sur soi, sur les croyances et représentations à propos des personnes qu’ils sont censés “aider”, capables d’un travail sur les codes culturels et les contextes d’où viennent les jeunes accueillis, capables d’analyser le cadre de travail, notamment pour réduire au maximum les facteurs de violence institutionnelle.
27L’accueil en tant que tel devient dès lors “thérapeutique”. Le traumatisme n’est pas seulement l’affaire de spécialistes, il est d’abord une forme d’altération des liens sociaux auxquels il faut proposer des espaces de reconstruction. C’est le deuxième besoin fondamental des jeunes : pouvoir compter sur un espace accueillant, restructurant, sécurisé et compétent (notamment pluridisciplinaire). Si l’on considère le concept de prévisibilité comme fondamental pour permettre à l’individu de se reconstruire, nous devons, en tant qu’intervenants, être particulièrement vigilants à trois éléments : être porteur de sens, être prévisible, réhumaniser la relation à l’autre.
28Le trauma n’est pas entièrement dicible, non seulement parce qu’il n’existe pas de mots pour le décrire, mais aussi parce que “dire” est l’acte de remettre l’expérience humaine dans l’échange. Nous avons donc à respecter profondément le silence, le délai, la terreur, la rechute, la difficulté à dire, d’autant que l’exilé est en permanence violemment sommé de s’expliquer, de décliner son identité, son histoire, ses pires cauchemars pour légitimer sa présence. Le troisième besoin des jeunes dans l’accueil est donc la patience de l’intervenant qui remettra l’ouvrage autant de fois que nécessaire sur le métier, y compris en cherchant tous les moyens alternatifs possibles de travailler le traumatisme hors les mots, c’est-à-dire : marquer le territoire de la sécurité et de l’accueil ; former un groupe d’adultes éthique, cohérent et solidaire ; proposer des outils non verbaux (kinésiologie, ostéopathie, hypnose) ; donner du sens à ce qui se passe, des grilles de lecture, des témoignages permettant au jeune de s’identifier à d’autres et de percevoir des modes d’emploi utiles sans pour autant devoir témoigner de sa propre histoire ; animer la vie communautaire – difficile – par des moments forts vécus en groupe (musique, danse, chant, productions créatives, mime, terre glaise, travail sur l’identité et les codes culturels, mais aussi détente, sport, nature).
29Dans une profession où la motivation première est a priori une volonté de “bien faire”, le malaise s’installe quand le système démontre que l’accueil est bien davantage une manière de gérer des flux qu’un réel dispositif humanitaire. Bien qu’il reste une marge de manœuvre “sincère” dans l’accueil des mineurs, dont le statut et les caractéristiques justifient effectivement un encadrement éducatif.
Je n’arrive pas à rentrer le soir chez moi et à faire comme si de rien n’était. Je dois mettre ce jeune dehors. Je sais qu’il n’y a aucune perspective et il est là en face de moi. Il attend que je trouve une solution et il n’y en a pas. Je ne sais pas comment faire ça. C’est très dur. (I., 43 ans, assistante sociale)
Parfois, c’est très difficile de faire abstraction des problèmes privés pour se centrer sur les jeunes. Heureusement, je suis quelqu’un d’assez équilibré, mais je vois d’autres collègues autour de moi qui souffrent. (J., 35 ans, éducateur)
Pour gérer l’absurde de certaines situations, j’ai développé mon intelligence émotionnelle. Au niveau rationnel, je ne comprends pas qu’on prétende aider les gens, mais qu’en même temps on cadenasse tout pour qu’ils ne puissent pas s’en sortir, qu’ils restent un peu comme des crabes dans un panier. Alors, j’ai appris la maîtrise de moi, la connaissance de moi-même et ma motivation par rapport à la vie et à la profession que j’ai choisie. Je connais mes limites, mes qualités. C’est ça ma principale ressource. Je travaille sur ma motivation. Les difficultés, c’est par rapport aux décideurs, aux gens qui ont le pouvoir de légiférer. On veut aider les jeunes, on a foi en eux, on se donne corps et âme, mais à certains moments on se sent complètement démuni face aux normes que les décideurs ont mises en place. Ça nous empêche parfois d’être authentique, car on travaille avec de l’humain, pas avec des machines. Comment tu peux être authentique ou respectueux de la Loi alors que tu vois des âmes en détresse ? Comment tu peux faire ? Disons que la Loi nous laisse quelques marges de manœuvre par rapport aux états de nécessité. On est dans un cadre humanitaire. Ce qui est intéressant, c’est que c’est l’humain qui est au cœur de notre action. Si on enlève cet humain de notre action, on ne peut pas travailler. (B., 34 ans, éducateur spécialisé)
31C’est là qu’intervient l’ambivalence du professionnel de l’accueil. Dans les témoignages recueillis auprès des collègues, il semble que le travailleur social s’intéresse d’abord aux jeunes en tant que personnes : “Ce sont des adolescents comme les autres ! ”. Mais on le voit rapidement rattrapé par la persistance des clichés : “Il faut tout leur apprendre quand ils arrivent ici ”
On apprend plein de choses sur les différentes cultures, sur les réactions de chacun face à certaines situations. Par exemple, regarder dans les yeux qui est une marque de politesse alors que, pour d’autres, c’est le contraire. Le ramadan, c’est quelque chose de très discipliné : pas de contacts avec les femmes par exemple, c’est quand même quelque chose de compliqué. Je savais des choses sur le ramadan, mais je n’imaginais pas que c’était aussi… violent… des choses qui m’ont aussi marqué, comme des jeunes qui arrivent et qui ne savent pas qu’il y a de l’eau chaude au robinet. Certains arrivent dans une culture qu’ils ne connaissent pas du tout. C’est quand même très difficile de s’intégrer quand on n’a pas été du tout éduqué dans les mêmes repères. Il faut reprendre tout à la base. Comme l’autre jour Y. qui me demande ce que c’est un ballot de paille. J’ai dû tout expliquer, comment on fait des réserves pour l’hiver… C’est étonnant, mais c’est motivant. On peut leur faire découvrir des choses, comme eux peuvent nous faire découvrir des choses sur la musique, la nourriture… (J., 24 ans, éducateur spécialisé)
Les problèmes de repas, c’est insoluble parce que ça change tout le temps, certains sont plus adaptables que d’autres, certains acceptent ma manière de cuisiner, d’autres pas. Je prépare toujours des plats européens, mais avec une sauce tendance africaine… Pendant les WE et le mercredi, ils ont aussi la possibilité de cuisiner chacun à leur tour et de manger des choses qui leur font plaisir. Il n’y a pas que moi qui suis en cause. Le budget doit être respecté. Puis il faut aussi qu’ils apprennent à s’adapter dans la cuisine d’ici. Par exemple, la viande halal, je n’étais pas d’accord. Je n’aimais pas. Mais comme on a décidé de faire ça, on a décidé, donc je prends ça comme un devoir. Je fais, puis c’est tout, comme ça je ne me tracasse pas et il n’y a pas de problème. (J., 37 ans, cuisinière)
33Le grand écart est inconfortable entre ce que l’autochtone pressent comme une adaptation nécessaire pour intégrer le jeune dans la vie sociale, scolaire, économique, et les réalités de terrain qui vont peser sur cette adaptation : le temps est compté, la société est “féroce », le jeune exilé est sous le choc, l’incertitude règne – ne fût-ce qu’à l’égard de l’issue incertaine des procédures d’asile ou de régularisation – les moyens sont largement insuffisants, notamment en terme de préparation du professionnel à affronter la complexité de la tâche.
Les plus grandes injustices ici, ce sont les procédures. De ce point de vue, si je peux faire quelque chose, par exemple témoigner, je le fais. Mais si je n’ai aucun poids ou moyen, je fais confiance aux membres de l’équipe qui sont compétents. Je me suis un peu résigné sur ce point. Par contre, si je vois des injustices en interne, je m’exprime, je clarifie les points de vue, j’essaie d’arranger les choses. Par exemple, dès que les jeunes vont sur le terrain des races, des discriminations, je m’insurge et je témoigne de mes propres expériences pour essayer de désamorcer leurs préjugés. (J., 35 ans, éducateur)
35Il ne suffit pas de loger, nourrir, blanchir et scolariser un jeune exilé pour lui permettre de s’adapter à ce qui l’attend dehors. Les centres d’accueil sont des sas pour le moins précaires au sein desquels s’inventent tant bien que mal des modes de fonctionnement spécifiques et des comportements professionnels très ciblés. Individuellement et collectivement, les travailleurs sociaux apprennent à quitter une forme de naïveté bienveillante qui s’apparente au “service” pour entrer dans une efficacité lucide qui s’apparente à la “fonction”.
36Quelle fonction ? Celle d’un passeur de frontières que rien n’a préparé à remplir un tel rôle jusque-là, si ce n’est sa propre expérience du monde. Et c’est ce patrimoine d’expérience qu’il nous paraît aujourd’hui nécessaire et utile de capitaliser.
Les difficultés, elles sont surtout d’ordre structurel et organisationnel. Les horaires sont peu compatibles avec une vie de famille. Le nombre de jeunes a augmenté au centre et le turn over est de plus en plus rapide. Ça crée une frustration de ne pas pouvoir aller plus loin dans le travail. Il reste très peu de place pour l’individuel. Puis quand il y a tout à coup du temps pour ça, on est un peu perdu parce que ce n’est plus habituel. Puis il faut combiner tout ça avec le travail administratif. On a beaucoup de problèmes d’espace/temps dans notre quotidien. On est terriblement à l’étroit. Tout est dans tout et il est impossible d’assurer un vrai fil conducteur. (J., 35 ans, éducateur)
38Comment le travailleur social peut-il remplir la mission impossible qui le place au carrefour de tant de contradictions ? Comment peut-il tenir au long cours dans un système qui ignore le plus souvent ses propres ambivalences ? Comment peut-il absorber et transformer les multiples violences dont il est le témoin – et parfois l’acteur – au quotidien ?
Je trouve qu’on n’a pas souvent beaucoup de solutions. On bricole avec les moyens du bord. Il n’y a pas assez de centres, pas assez de subsides, pas de réponses… Il y a surtout des enjeux politiques alors que nous, nous travaillons avec des jeunes qui se trouvent sur le territoire sans parents. C’est difficile de les cataloguer en demandeurs d’asile ou pas : et s’ils n’entrent pas dans la bonne catégorie, qu’est-ce qu’on fait ? Moi, ce qui me touche, c’est des jeunes qui ont vraiment une situation sans solution et qu’on doit lâcher dans la nature. Humainement, c’est très difficile. Je ne suis pas là depuis longtemps, mais j’imagine les collègues qui le connaissent depuis trois ans et qui doivent lui dire “salut” ! On oublie que le travailleur, il a vécu avec le jeune, que des relations se sont créées. Ça devient difficile d’être professionnel, dans le sens où on cherche à trouver d’autres solutions pour dépanner, trouver un toit, à manger… On ne peut pas sauver tout le monde. En même temps, le professionnel fait son job, puis on se retrouve avec notre conscience : est-ce qu’on ferait ça avec nos propres jeunes ? (elle pleure). Finalement, derrière chaque professionnel, il y a des valeurs, de l’humanité… Mais ça, c’est d’un autre ordre que le professionnel. Ce sont deux choses distinctes, mais tellement difficiles à séparer. Professionnellement, je dois le mettre dehors, mais humainement on fait comment ? Ça, je ne sais pas. On peut se dire, c’est la vie, on verra bien, il va essayer de trouver. Mais c’est débile. On sait que ça ne tient pas la route. Pendant x temps, on l’accompagne, puis passé un certain délai, on est obligé de le lâcher. Il ne sera plus dans nos préoccupations. Ces deux pôles-là sont vraiment très difficiles à gérer. On peut se dire qu’ils sont des milliers et comprendre ça. Mais une fois qu’on a rencontré un tel, vécu avec un tel, c’est vraiment horrible qu’on puisse le mettre dehors. On peut comprendre mais ça ne veut pas dire que c’est acceptable. (I., 43 ans, assistante sociale)
40Mal pris entre des enjeux ambivalents, le système navigue entre des engagements moraux – tels que ceux de la Convention européenne des Droits de l’Enfant (l’intérêt supérieur de l’enfant), du Traité d’Amsterdam (la non-discrimination), de la Loi Accueil fédérale, du Code de déontologie de l’Aide à la Jeunesse en Communauté française – et des engagements pragmatiques destinés à gérer les flux migratoires – tels que les procédures légales et administratives qui conditionnent l’asile ou les régularisations. Outre le fait que la nouvelle procédure d’asile de 2006-2007 accélère considérablement le turn over dans les centres, les incertitudes et le caractère aléatoire des décisions prises ou à prendre pour les non-demandeurs d’asile accentuent encore la difficulté de conseiller judicieusement les personnes concernées et d’apaiser les légitimes sentiments d’insécurité de ceux qui approchent de leur majorité sans avoir construit de solution durable.
41L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit l’adage. Ceci se vérifie tous les jours pour des jeunes souvent livrés à des exigences contradictoires : critères de l’asile et de la procédure (Oe, Cgra), fonctionnement et besoins de résultats des différentes instances qui posent le cadre de leur milieu de vie (Cpas, Fedasil, Aide à la jeunesse, école), exigences multiples et parfois très différentes des intervenants qui l’entourent (tuteur, avocat, équipe sociale et éducative, asbl ayant des objectifs spécifiques, personnel soignant, thérapeutes, bénévoles…), jugements souvent hâtifs de témoins ou personnes extérieures qui diffusent des rumeurs (enfants gâtés/consommateurs/profiteurs, manque de respect, bizarrerie, désordre, dangerosité) à partir d’expériences ponctuelles, partielles ou détachées de leur contexte. Chacun des intervenants a évidemment de très bonnes raisons de considérer ses exigences ou ses observations comme légitimes et pertinentes. Le professionnel doit alors promouvoir tout ce qui peut améliorer la compréhension des difficultés réelles rencontrées par le jeune en exil et soutenir le projet éducatif par une attitude globale de bienveillance, c’est-à-dire cultiver le pragmatisme et fixer des objectifs réalistes adaptés au contexte ; reconnaître les besoins et leurs caractéristiques spécifiques ; lutter contre les rumeurs et les stéréotypes ; obtenir un soutien politique et institutionnel pour une action sociale qui enrichit le savoir-faire humaniste de tout un territoire. Le tout est essentiellement un travail sur les représentations.
L’ambiance village ne me convient pas trop. On est un petit centre dans un petit village où tout le monde se connaît, où courent les rumeurs, les gnagnagnas… Les gens parlent sans savoir de nos jeunes, parfois même ce sont les regards de certaines personnes quand on passe en camionnette… C’est inconfortable. (J., 35 ans, éducateur)
C est très particulier la problématique des jeunes qu’on accueille. Dans le professionnel comme dans le privé, je suis confrontée au racisme de la plupart des gens qui m’entourent. Je dois tout le temps défendre le bien-fondé de ce que je fais. (M., 32 ans, assistante sociale)
43Qu’importe le caractère kafkaïen de bien des situations, le travailleur social doit rester serein, ancré, sécurisant et éduquant. Va-t-il incarner les contradictions de son cadre de travail ? Peut-il les transformer de manière constructive et leur donner un sens ? Comment va-t-il résoudre la quadrature du cercle de sa fonction et faire figure de référence ?
Mon moteur, c’est d’organiser les choses pour que ça fonctionne bien. Même si j’ai parfois la tête pleine, j’ai besoin d’avoir la tête occupée. Je deviendrais fou à faire la même chose tous les jours. Malgré que c’est une fonction administrative, je garde un contact relationnel avec les jeunes. C’est un boulot varié. Je bouge beaucoup. Je ne pourrais pas aller dans un bureau fermé. Ici, on sera tout le temps dans l’urgence, mais j’aime ça. L’imprévu ne me dérange pas tant que je peux arriver à tout placer dans mon programme. Mais il y a un seuil à ne pas dépasser, sinon l’alarme s’allume. Pourtant, dans la vie, je suis plutôt un anxieux. Mais je sais qu’il y a des personnes au-dessus de moi ici en cas de pépin. J’ai besoin de me mettre au service de quelque chose qui gère. Je ne pourrais pas être chef. J’ai trouvé un bon équilibre. (C., 37 ans, agent administratif)
Comme dans n’importe quel boulot, il faut arriver à faire la part des choses entre la vie privée et la vie professionnelle. Si on reste tout le temps à penser au boulot, on est mal. Quand je rentre chez moi, je ne pense plus au boulot, je pense à autre chose. On verra bien comment ça se passera le lendemain. On peut avoir des relations profondes et on peut aussi apprendre à les connaître par d’autres biais, comme le sport qui favorise les contacts. Ce que j’aime bien aussi, c’est que chacun est libre ici d’amener ce qu’il veut. Le projet est ouvert aux compétences de chacun. (J., 24 ans, éducateur spécialisé)
J’ai appris à prendre un peu les distances, à ne pas laisser les émotions tout le temps ouvertes. Au début, je disais que c’était ma famille ici, j’avais beaucoup d’attaches et je prenais beaucoup sur moi. Maintenant, je m’adapte, mais je m’attache moins. Je fais plus une séparation entre le travail et ma vie privée.
45Ainsi, quelle que soit sa position, le travailleur social est-il plongé au cœur d’une singulière exigence en miroir : “encaisser” et s’adapter. Ne s’agit-il pas là finalement de l’enjeu même de sa crédibilité auprès de jeunes que la vie a brutalement plongés dans le même défi ?
Bibliographie
Bibliographie
- Appadurai A., 2009, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
- M’Bokolo E., 2004, Afrique noire. Histoire et Civilisations, Paris-AUF, Hatier, 2 volumes.
- Maalouf A., 2009 ; Le dérèglement du monde, Paris, Grasset.
- Thioub I., 2004, “Pour une histoire africaine de la complexité”, in Awenengo S., Barthélemy P., Tshimanga C. (textes rassemblés par), Écrire l’histoire de l’Afrique autrement ?, Cahier Afrique noire, 22, Paris, L’Harmattan.