1[Nous sommes à la fin du roman. M. de Marigny (Ryno) a épousé Hermangarde dont il est amoureux et qu’il aime toujours, mais il a renoué une relation quasi quotidienne avec sa maîtresse, Vellini, qu’il dit pourtant ne pas aimer, mais à laquelle le lie une passion physique. Hermangarde a récemment été témoin des étreintes passionnées de son mari et de son amante. Ryno, pris dans des affres du refoulement, dont on a là une magnifique version littéraire, ne peut trancher les conflits qui l’animent.]
2Elle n’avait pas fini sa lettre lorsque son mari rentra. D’ordinaire, quand il rentrait au logis, cet homme aimé, elle allait à lui avec l’élan de son âme ravie et elle présentait à ses lèvres ce beau front, soumis au superbe, comme si ç’avait été la coupe de l’hospitalité de l’Amour ! Quand il parut, elle se leva d’un mouvement alangui et lui offrit, avec une grâce chaste et triste, ses longs bandeaux d’or à baiser. Il y avait, dans cet abandon, un parti pris si résigné et si fier ! Avec sa robe de couleur violette, cette pourpre éteinte dans laquelle les reines portent leur deuil (n’était-elle pas une reine en deuil et la pourpre de l’amour meurtri n’expirait-elle pas dans le noir des douleurs cachées ?…), elle avait une expression de souffrance discrète et d’amour dompté si auguste que Ryno l’embrassa comme il eût embrassé une sainte Image. « J’écris à notre mère – lui dit-elle – et j’ai laissé une page blanche pour vous. » Avait-elle saisi en Ryno une inquiétude sur les confidences qu’elle pouvait faire à la marquise, et voulait-elle le rassurer en lui livrant la lettre ouverte, sous prétexte d’y écrire la sienne ? Mais son exquise délicatesse fut trompée ; Ryno fut aussi délicat qu’elle. Il ne lut pas un mot de cette lettre dépliée sous son regard. Avait-il besoin de lire une syllabe pour être certain qu’elle savait se taire ? « C’est si facile de mourir sans parler ! » avait dit son délire. Son délire n’avait pas menti. Mais ce magnifique silence, gardé avec la providence de toute sa vie, ce refoulement de toutes ses douleurs dans son âme, non seulement mêlait une admiration attendrie à l’amour que Marigny avait pour elle, mais soulevait en lui les nobles scrupules du devoir. « S’il est beau à elle – pensait-il – d’épargner la tranquillité des derniers jours de sa grand’mère et, en se privant de l’amère douceur de la plainte, de ne pas accuser un mari coupable, est-il grand à moi, qui ai les torts, d’imiter son silence et de rester, après l’avoir trompée, trompant la marquise qui a été pour moi d’une affection si confiante ? Je l’aime toujours, elle, Hermangarde ; mais après ce qu’elle a surpris, peut-elle vraiment se croire aimée ? Elle qui touche à peine à la jeunesse, comprendrait-elle que je pusse l’aimer et cependant garder dans mon âme ces foudroyantes influences de dix ans passés avec Vellini ?… Absolue comme on est quand on est très jeune ; fière, pure et jalouse, elle ne comprendrait rien à ce mal enflammé du souvenir dont je suis la victime. Si je lui parlais de mes sentiments, elle attribuerait peut-être mes paroles les plus sincères à quelque égarement indigne d’elle, et dont elle se détournerait, en baissant les yeux. Non ! avec elle, son silence doit dicter mon silence. Mais avec la marquise, cette femme unique, qui comprend tout et qui connaît déjà ma vie, dois-je rester lâchement silencieux ?… Ne lui dois-je pas ma confession tout entière, moi qui lui en ai dit déjà la moitié ?… » Et il roulait incessamment dans son esprit de telles pensées. Ce qui le faisait hésiter encore, c’était de causer à une femme d’un si grand âge un chagrin tel qu’elle pourrait bien en mourir. Mais il se rassurait en pensant à la souple force de cet esprit, brisé par toutes les expériences de la vie ; à cette sagesse des vieillards qui empêche les blessures morales d’être mortelles, comme la sagesse des jeunes gens empêche les blessures physiques de les faire périr. Les jours qui s’écoulèrent irritèrent davantage ce désir de dire tout à la marquise. Ils furent muets, renfermés, contraints. Ils traçaient entre Hermangarde et lui à peu près leur sillon accoutumé ; mais sous ce pli, visible seulement aux surfaces, il y avait des changements profonds : toute une dévastation d’intimité. Ils en souffraient cruellement tous deux. Épris comme ils l’étaient, mais comprimant en eux les sentiments qu’ils s’inspiraient, ils épuisèrent leurs forces dans ce tête-à-tête contenu et embrasé. Parfois, quand Ryno avait passé plusieurs heures auprès de cette femme si belle et si douce, si grave et si contenue, sur cette causeuse où ils avaient vécu dans l’abandon des plus tendres familiarités, le désir de rompre cette glace, l’amour, la pitié, le repentir, tout le poussait à la prendre dans ses bras et à lui dévoiler le fond de son cœur… mais la pensée qu’elle ne le croirait pas l’arrêtait. Jamais pourtant, c’était bien vrai, il ne l’avait autant aimée. Jamais il ne l’avait vue aussi touchante que sous la calme et pâle acceptation du malheur… Cet amour sans confiance, cette vie qui ne demandait qu’à se répandre et qu’il fallait comprimer, engendraient, pour lui encore plus que pour elle, des amertumes sans cesse dévorées et sans cesse renaissantes… Il s’en plaignait un soir à Vellini. Avec celle-là, du moins, il pouvait montrer la pensée dont il étouffait ! Elle le soulageait en l’écoutant. Ainsi, lien sur lien dans leur destinée ! Vellini n’était pas seulement la femme de son passé ; la vieille maîtresse, régnant, comme les rois de droit divin, en vertu des traditions et du souvenir ; le génie des ruines de sa jeunesse ; elle était aussi la femme avec laquelle il pouvait être franc, à laquelle il pouvait tout dire, près de qui il se dilatait dans la confiance quand il n’en pouvait plus… quand la main qui étreignait son cœur était lasse et qu’il avait besoin de respirer ! – « Oui, Vellini –, lui disait-il un soir, dans cette caverne qui abritait leurs entrevues ; – oui, Vellini, cette vie sans abandon, sans vérité, m’est insupportable. Mon courage est à bout… j’étouffe. Le front de ton Ryno n’a pas été fait pour tenir sous un masque. Un de ces jours, je le sens, le masque ou le front éclatera. » Le jour expirait dans le crépuscule. […] « Tu l’aimes donc toujours, puisque tu souffres ainsi ? – lui dit-elle de sa voix basse et étendue. – Je ne l’ai jamais plus aimée ! – dit Ryno, avec une mélancolie passionnée. – Ni sa froideur, ni le sentiment de mes torts, ni l’ivresse puisée sur ton sein, Vellini, ni cette intimité de dix ans, refaite par nous en secret, sur cette côte perdue, et qui devrait être, n’est-ce pas ? une diversion puissante à cet amour que je sens pour elle, n’ont pu l’affaiblir dans mon cœur. Je l’aime autant que si elle était la jeune fille d’il y a quinze mois ! Que dis-je ? je l’aime davantage. Ce que j’éprouve auprès de toi, Vellini, ne ressemble en rien à ce que je sens près d’elle. Vous n’êtes rivales que de nom. Toi, tu es un de ces êtres qu’on ne sait comment nommer, un inexplicable pouvoir fait avec les débris d’un amour détruit, qui, à certains jours, se mettent à reflamber comme des laves mal éteintes. Mais elle, Vellini, c’est l’amour même, avec ses voluptés et ses souffrances. Le bonheur qu’elle m’a donné, j’en ai soif toujours. Je n’en ai pas perdu le goût, même sur tes lèvres rouges, quand je les ai retouchées des miennes, ô mon brasier ! Tu ne m’as rien fait oublier d’elle. Le sentiment de son amour blessé m’interdit le bonheur dans ses bras, mais cette fierté la rend plus noble à mes yeux, comme elle la rend plus belle. Elle augmente tous les désirs de mon amour. Vivre près d’elle, comme j’y vis maintenant, dans tous les détails de la vie domestique, et ne pas oser lui montrer, à cette femme qui est à moi pourtant, qui est ma femme aux yeux de Dieu et des hommes, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré dans les sentiments et dans les lois ; ne pas oser lui montrer ce qu’elle est pour moi, rester avec le poids de mon âme, lié de respect à ses pieds et mourir à chaque instant de ce supplice, ah ! voilà ce que tu ne comprendras pas, Vellini, toi qui fais toujours ce que tu veux ; toi qui n’as jamais résisté bien longtemps à ton impétueuse nature. Mais sache-le de moi, c’est bien cruel ! » Son angoisse était si sincère, qu’ils restèrent tous deux en silence, lui ne parlant plus, elle écoutant toujours… […] Penchée comme elle l’était sur Ryno, elle le couvrait tout entier de son corps incliné, en le regardant. Lui, la voyait de bas en haut, à la lueur fumeuse de la torche qui donnait aux lignes de son buste les tremblements incertains d’une apparition. La vue attachée à la sienne, comme deux courants qui plongent l’un dans l’autre ; magnétisé par ces doigts qui promenaient leur toucher à la racine de ses cheveux, Marigny sentit bientôt ses nerfs agacés se détendre, et tout son être s’en aller dans une torpeur indicible […] Il ne put s’empêcher, dans les hallucinations de son être, de penser à ces créatures surnaturelles dont les incantations étaient autrefois si puissantes, à ces philtres dont elle lui avait sans cesse parlé depuis dix ans, avec d’incorrigibles superstitions qu’il n’avait pu vaincre, et il lui dit avec la fièvre qu’elle allumait en lui par la fièvre : – « Ô Vellini, magicienne de ma vie, je crois parfois, quand je suis avec toi, qu’il y a des philtres pour endormir ce que le cœur souffre. Ah ! s’il y en avait, ma charmeresse, comme je te dirais de m’en verser ! – Oui ! il y en a » répondit-elle, heureuse de voir Ryno partager pour un instant les folles croyances dont il avait toujours souri. Mon Dieu ! le philtre, c’était elle-même. Et comme elle lui en avait versé les arômes dans ses intangibles caresses, elle lui en versa bientôt l’essence dans ces étreintes qui fondent deux corps comme deux liquides qui se pénètrent. Ils restèrent longtemps à l’épuiser. La torche s’était consumée… Ryno, presque évanoui sous des sensations qui semblaient lui avoir enlevé son âme sans le faire souffrir, reprit le sentiment de l’existence au contact de quelque chose d’humide et de chaud, qui coula sur son front et sur ses lèvres, et que l’air de la grotte froidit et sécha… Ils étaient comme perdus dans cette obscurité profonde. Quand ils en sortirent, la nuit s’avançait, noire, mais belle comme la fille du Cantique des cantiques. La mer s’entendait sans qu’on la vît, et les dunes des grèves dessinaient à peine dans les airs assombris une ligne sinueuse entre le sable et le ciel à l’horizon. C’était une de ces bonnes nuits que bénissent (s’ils bénissent quelque chose !) les contrebandiers de ces rivages. Protégés par d’épaisses ténèbres, Ryno et Vellini descendirent ensemble cette falaise que d’ordinaire ils redescendaient séparés. Marigny conduisit la Magalaise jusqu’au petit pont ; et la prenant dans ses bras, cette femme intrépide qui traversait pour lui une lieue de grève sous la garde de son poignard et de son intrépidité, il l’embrassa une fois encore avec le sentiment d’un homme qui s’est interrompu de souffrir et qui va reprendre sa douleur. Il s’en revint au manoir, à pas lents, écoutant de loin la Vellini, qui chantait, en gagnant les Rivières, la vieille romance Espagnole : Yo me era Mora Morayma Morilla d’un bel catar, etc. La voix s’éloignait et se veloutait, tout en s’éloignant. Mais elle était si vibrante et d’une si mâle gravité, qu’elle résonnait dans l’étendue, comme si les sables mous des mielles avaient été des pavés de marbre retentissants. Paroles, air, voix, expression, tout était nouveau pour ces rivages qui n’avaient jamais entendu de chant pareil. Ryno l’écoutait encore en montant le perron du manoir, et les derniers accents en frémissaient à ses oreilles lorsqu’il entra dans le salon où se tenait sa femme. Trop convalescente pour sortir chaque fois que son mari sortait ; craignant d’ailleurs d’être importune ; soupçonnant qu’il retournait de temps en temps au Bas-Hamet revoir cette femme, sortie elle ne savait d’où, et que le vieux Griffon appelait la Mauricaude des Rivières, Hermangarde était restée au coin du feu à terminer la tapisserie d’un fauteuil qu’elle destinait à sa grand’mère. Ryno entra doucement dans le salon où elle était seule, endormant le bruit de ses pas sur l’épaisseur des tapis, mais elle n’avait pas besoin de lever la tête pour bien savoir qu’il était là. – « Enfin, vous voilà ! – lui dit-elle, et ne voulant pas faire de cet enfin un reproche, elle ajouta, de ce ton simple qu’elle mettait par-dessus ses peines ; – je vous attendais pour le thé. »
3[Ryno avait adressé à sa grand-mère, qui meurt avant de la recevoir, une lettre dans laquelle il avouait son déchirement intérieur. Cette lettre se retrouve entre les mains d’Hermangarde qui la lit.]
4« Ah ! – s’écria-t-il, délivré du poids d’un silence qui était la moitié d’un mensonge, – vous savez tout maintenant. Si vous m’avez compris, ne me pardonnerez-vous pas ?… » […] Oui ! j’ai été bien coupable, bien entraîné, mais je n’oppose à cela qu’un mot vrai : Je t’aime ! Est-ce que ce mot-là, dit comme je le dis, – et il le disait avec la séduction d’un amour sincère –, ne peut donc pas tout effacer ? – On n’aime pas deux femmes –, répliqua-t-elle avec l’expression que dut avoir Christine de Suède, quand elle prononça, en regardant sa couronne, le Non mi bisogna e non mi basta de son abdication. – Mais –, répondit-il, la tenant toujours liée de ses deux bras, – je n’en aime pas deux. Je n’en aime qu’une. Vellini n’a que les souvenirs, mais toi, tu as l’amour ! – Tant pis ! alors, – dit-elle sans amertume, se levant toute droite dans les bras de Ryno, inexorable comme la Justice, triste comme le dernier mot du Destin. – Il vaudrait mieux qu’elle eût tout, elle… Vous seriez heureux, et vous pourriez m’oublier, moi qui n’ai pas de souvenirs de dix ans pour vous captiver ! Vous ne souffririez pas comme je souffre. Vous ne sauriez pas comme je souffre. Vous ne sauriez pas à votre tour ce que c’est que l’amour sans l’espoir et sans la confiance, car, Ryno, je ne vous crois plus !