Notes
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[1]
M. Proust (1907), Pastiches et mélanges, « Sentiments filiaux d'un parricide », in Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 154.
-
[2]
Ibid., p. 158.
-
[3]
Ibid., p. 156.
-
[4]
Ibid., p. 157.
-
[5]
D. Anzieu (1966), Œdipe avant le complexe, ou de l'interprétation psychanalytique des mythes, in D. Anzieu et al., Psychanalyse et culture grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1980 ; et D. Anzieu (1970), Freud et la mythologie, NRP, 1970, 1, « Incidences de la psychanalyse ».
-
[6]
Sur l'exclusion de la mère et de la femme dans la culture de la Grèce antique, cf. N. Loraux, Les Enfants d'Athéna, Paris, Points Seuil, 1990.
-
[7]
Sur ce point cf. P. Merot, « Dieu la mère », trace du maternel dans le religieux, Paris, Puf, « Le fil rouge », 2014.
-
[8]
M. Klein (1957), Réflexions sur L'Orestie, Envie et gratitude, Paris, Puf, 1968. Nous indiquerons la pagination des références au livre de M. Klein entre parenthèses, dans le corps du texte.
-
[9]
« Les différents rôles symboliques qu'il [Eschyle] fait tenir aux dieux, en particulier, montrent sa profonde compréhension de la nature humaine », ibid., p. 217.
-
[10]
M. Klein (1930), L'importance de la formation du symbole dans le développement du moi, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1976.
-
[11]
Ibid., p. 265.
-
[12]
J. Kristeva, « Melanie Klein et le matricide », en ligne, Site de la SPP, 2001.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
K. Mock, Hébreu, du sacré au maternel, Paris, CNRS éditions, 2016.
-
[16]
Cf. ses écrits biographiques : « C'était notre souhait : dormir, dormir des années, nous oublier nous–même, être né de nouveau », L'Héritage nu, Paris, Éditions de l'Oliver, 2006, p. 39.
-
[17]
Ibid., p. 37.
-
[18]
K. Mock, op. cit., p. 77.
-
[19]
Ibid., p. 78.
-
[20]
Ibid., p. 61.
-
[21]
Ibid., p. 74.
-
[22]
A. Appelfeld, Histoire d'une vie, Paris, Points Seuil, 2004, p. 121.
-
[23]
K. Mock, op. cit., p. 94.
-
[24]
A. Appelfeld, Le Garçon qui voulait dormir, Paris, Éditions de l'Olivier, 2011, p. 20.
-
[25]
Ibid., p. 26-27.
-
[26]
Ibid., p. 36.
-
[27]
Ibid., p. 62.
-
[28]
Ibid., p. 62-63.
-
[29]
Ibid., p. 65-66.
-
[30]
Ibid., p. 131.
-
[31]
Ibid., p. 68.
-
[32]
Je reprends là une remarque que m'a faite Danièle Margueritat, à laquelle je souscris entièrement.
-
[33]
Ibid., p. 174 ; « Il s'agit de s'imprégner de leur scripturalité même, d'y saisir la respiration d'un sens sans le cerner exactement », K. Mock, op. cit., p. 90.
-
[34]
L'opération qui est programmée là, l'interdiction et l'oubli de la langue maternelle, est très différente de ce qui se produit avec la langue de l'exil qui n'impose pas la perte définitive de la langue d'origine.
-
[35]
A. Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir, op. cit., p. 100.
-
[36]
J. Lacan, Le Séminaire, livre V, Paris, Le Seuil, 1998, p. 188.
-
[37]
J. Lacan, Le Séminaire, livre VII, Paris, Le Seuil, 1986, p. 127.
-
[38]
Ibid., p. 82.
-
[39]
Cf. la notion de détachement, telle qu'André Beetschen en a parlé à propos du fantasme qui se constitue « dans le temps du détachement de l'objet de satisfaction », Ruptures et sexualité infantile : la condition du fantasme, « Psychanalyse en Europe », Bulletin, 2014, no 68.
-
[40]
On pense ici à La mère morte de Green, mais la mère endeuillée et indisponible ne se confond pas avec la mère des origines défaillante.
-
[41]
Cité in J.-P. Vernant (1965), Mythe et Pensée chez les grecs, études de psychologie historique, Paris, La Découverte, 1996, p. 168.
-
[42]
« Négligeant de prêter écoute à Oreste, la psychanalyse, toujours attentive à Œdipe, laisse de côté ces sujets modernes que nous sommes », J. Kristeva, Sens et Non-sens de la révolte, Paris, Fayard, 1996, p. 139.
-
[43]
M. Schneider, Du sang, de l'amour et de la langue, penser/rêver, 2006, no 9 ; M. Gastambide, Le Meurtre de la mère, traversée du tabou matricide, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 ; M. Gastambide, J.-P. Lebrun, Oreste, face cachée d'Œdipe, Paris, Éres, 2013.
-
[44]
R. Barthes (1973), Le Plaisir du texte, Paris, Points Seuil, p. 60.
1 On trouve dans « Sentiments filiaux d'un parricide » de Proust cette phrase qui prête à sourire : « Je voulus jeter un regard sur Le Figaro, procéder à cet acte abominable et voluptueux qui s'appelle lire le journal. [1] » Pourquoi abominable ? Parce qu'il révèle tous les drames collectifs ou individuels qui se sont déroulés dans les 24 dernières heures. Pourquoi voluptueux ? Pour les mêmes raisons. Ce jour-là, le drame est le récit d'un parricide commis par un jeune homme dont Proust découvre avec stupéfaction qu'il le connaît : il vient d'avoir avec lui une correspondance chaleureuse. Cet homme, qui avait perdu son père quelques mois auparavant, lui était apparu, dans l'échange de condoléances qui s'ensuivit, des plus délicats et surtout d'un extrême attachement à ses parents. Rien d'autre apparemment qu'un fait divers, un geste de folie diront les journaux, qui restera inexpliqué puisque le criminel se suicide et meurt avant d'avoir pu répondre quoi que ce soit sur les raisons de son acte. Or Proust ne cesse de témoigner dans son texte d'une profonde empathie avec « ce malheureux », « noble exemplaire d'humanité, un homme d'esprit éclairé, un fils tendre et pieux ». Les réflexions qui s'associent au récit des faits ne convoquent rien moins que Ajax, Tolstoï, Œdipe, Lear, les frères Karamazov et enfin Michelet.
2 La question que pose ce bref article de Proust est celle que nous nous posons : le meurtre de la mère est‑il un fait divers ou un acte mythique ? Alors même que le récit factuel décrit un drame morbide dans un univers bourgeois, une mère en sang qui s'effondre dans les escaliers de la maison en criant « Qu'as-tu fait de moi ? [2] », un criminel défiguré – « En dehors des blessures qu'il s'était faites avec son poignard : il avait tout le côté gauche du visage labouré par un coup de feu [3] » – Proust écrit : « J'ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l'éclabousse sans parvenir à la souiller [4] ? »
3 Le meurtre de la mère. La formule convoque immédiatement son pendant, le meurtre du père. Symétrie des mots, symétrie des formules qui désignent des scènes absolument différentes. Le meurtre du père est la tragédie d'Œdipe et le mythe de la horde primitive. Le meurtre de la mère est un tout autre moment originaire. Le meurtre de la mère existe aussi bien dans la mythologie que dans l'histoire. On le rencontre dans les faits divers. Oreste, dont l'histoire fut racontée par les trois auteurs tragiques de la Grèce antique, demeure la référence majeure. Électre lui est associée, mais dans un second rôle, d'instigatrice, souvent ambivalente, ce qui est peut-être, pour ces auteurs, une manière de fragmenter un acte qui ne peut être assumé dans sa totalité par un seul. Les psychanalystes se sont emparés avec gourmandise des mythes grecs. Les hellénistes se sont saisis avec entrain des interprétations proposées par la psychanalyse, pour les critiquer ou les valider. Didier Anzieu, jadis, en avait magistralement retracé les enjeux [5].
4 Ariane Mnouchkine, mettant en scène la trilogie d'Eschyle, l'avait fait précéder par l'Iphigénie d'Euripide, afin de donner au meurtre d'Agamemnon par Clytemnestre tout son sens de légitime vengeance et de dramatiser d'autant le geste matricide : une mère infiniment blessée rend justice à sa fille traitée comme un animal de sacrifice. Avec Eschyle, lorsque l'histoire approche de son aboutissement, cette justification fondée sur l'amour maternel ne pèse guère. Le plaidoyer d'Athéna passe – la chose est souvent minimisée voire passée sous silence dans les commentaires – par l'annulation même de la maternité. La mère n'est que réceptacle, seul le père, par son sperme, engendre l'enfant [6]. Athéna elle-même, rappelant son histoire, raconte les naissances sans mère. Apollon, judicieusement, conseillera à Oreste de prendre Athéna pour avocate.
5 Freud est succinct quand il évoque l'Orestie d'Eschyle comme écho de la révolution qu'a constitué dans l'histoire de l'humanité le passage du matriarcat au patriarcat : il se contente d'une allusion, sa position est réservée. Il y a passage, certes, mais le temps des mères n'a pas été un matriarcat [7].
6 Ainsi, la question, telle que l'exposent les tragiques, est complexe. Faut‑il supposer un matricide fondateur, passage obligé de toute véritable naissance à l'individualité ? Clytemnestre est elle-même partagée : elle, qui a cessé depuis longtemps de s'intéresser à son fils, reste inconsolable de la mort scandaleuse de sa fille Iphigénie, et pourtant elle ne s'interdit pas la jouissance de l'amour avec son amant : une mère dans la démesure, l'hubris, la seule faute véritablement désignée dans le texte d'Eschyle.
7 Il ne faut pas non plus oublier que les tragiques grecs sont la réécriture des mythes dont ils s'inspirent, pour des œuvres de théâtre, inscrites dans un temps historique parfaitement connu. La tentation à laquelle certains cèdent consiste à vouloir faire coller ces récits avec la métapsychologie, ou à vouloir déduire de ceux-ci la vérité de la métapsychologie, deux mouvements qui se renforcent l'un l'autre. Il est donc nécessaire de relire les tragiques grecs en prenant la mesure des stéréotypes qui en ont forcé l'interprétation.
8 La lecture de l'Orestie par Melanie Klein [8] est incontournable. Il s'agit d'un texte posthume, publié dans Envie et gratitude, sous le titre « Réflexions sur l'Orestie », un texte dont elle n'était pas entièrement satisfaite nous dit Hanna Segal. De fait, il se présente comme une étude disparate dont certaines parties sont très élaborées, d'autres brouillonnes et désordonnées. Cependant on comprend que Melanie Klein ait été attirée par cette histoire pleine de bruit, de fureur, de sang, d'inceste et de crime, dont la violence a priori fait écho à l'univers interne qu'elle retrouve dans la psyché de l'enfant.
9 Ma réserve par rapport à son interprétation est que ça marche, que ça marche trop bien. Dès lors qu'il y a de la haine et du meurtre, la machinerie métapsychologique kleinienne organisée autour de la pulsion de mort n'a aucun mal à fonctionner. Melanie Klein s'en est donnée à cœur joie. Elle accorde une place centrale à des développements sur le surmoi, précoce et terrifiant, illustration du surmoi impitoyable et persécuteur qui, chez le jeune enfant, existe en même temps qu'une relation à des parents aimés et idéalisés. À ce surmoi cruel s'ajoutent quelques notations sur le surmoi tempéré du texte de Freud sur l'humour.
10 Ainsi, avec les différents dieux intervenant dans l'histoire du héros, donnés comme les personnifications des instances de la psyché, le surmoi est, au bout du compte, le principal moteur de l'acte matricide d'Oreste [9]. Résumons : Agamemnon, la partie du surmoi fondée sur l'amour du père ; les Érinyes, le surmoi le plus primitif ; Cassandre, le surmoi endommagé (sans que cette assertion soit très claire) ; Apollon, moteur du surmoi, parce que ses pulsions destructives commandent le surmoi cruel d'Oreste ; Zeus, « un aspect essentiel du surmoi […] la partie idéale et omnipotente du soi, l'idéal du moi » (p. 214) ; Athéna enfin, représentante de Zeus, comme surmoi sage et modéré (p. 216), et aussi « la “bonne” mère alors que Clytemnestre représente le “mauvais” aspect de la mère ». De tous ces personnages, les plus présents dans l'histoire d'Oreste sont les Érinyes : « Les images menaçantes et persécutrices […] représentent les aspects effrayants de la mère » (p. 191), poursuivant Oreste, elles incarnent dans toute sa démesure « un surmoi impitoyable [qui] ne saurait pardonner la culpabilité » (p. 204). Ces angoisses imposées par le surmoi résultent de la projection de pulsions destructrices intenses présentes dès les premiers mois de la vie, liées au conflit pulsionnel entre Éros et Thanatos, projection cependant incomplète qui ne protège pas des sentiments de culpabilité que la haine suscite (p. 192).
11 Pour Melanie Klein, la haine, qui a sa source dans la pulsion, est renforcée par l'expérience précoce de l'enfant d'être entièrement sous la dépendance des parents et le ressentiment qu'il en éprouve. Ce renforcement de la haine serait, dans le vocabulaire de l'Esquisse, le versant sombre de l'action spécifique, celle de la dépendance à l'égard de l'autre et de l'épreuve de la détresse. J'inscris la remarque de Melanie Klein dans la problématique de l'action spécifique, centrale pour moi dans l'émergence du maternel. Toutes les expériences de défaillance du Nebenmensch à l'occasion desquelles le sujet peut éprouver un sentiment de détresse, de désaide, de déréliction contribueront, dans la progressive construction d'un autre perçu comme tel, à la découverte douloureuse de la dépendance à l'égard de cet autre et au sentiment de haine que cette dépendance suscite. Dans les cures, les moments de régression intense font ressurgir, parfois dans une massivité spectaculaire, ce sentiment de dépendance, la force de l'attente adressée à l'autre, l'intensité de la détresse en réponse à la défaillance de l'autre maternel, et comme aboutissement, en réaction à cette détresse, la violence de la haine.
12 L'hubris – dans laquelle Melanie Klein reconnaît l'envie – qui saisit les héros de l'histoire, déclenche le drame : Agamemnon est habité par sa destructivité à l'égard de ses premiers objets d'amour – venger l'insulte faite à son frère – et par son ambition de devenir le roi des rois (p. 198). L'hubris appelle la vengeance des dieux.
13 Oreste, personnage déchiré, terrassé par son ambivalence, est l'opposé d'Agamemnon et même de Clytemnestre. Oreste doit venger son père : pour Melanie Klein c'est sa destructivité qui s'exprime ainsi. Apollon, qui lui en donne l'ordre, « représente un aspect d'Oreste » (p. 200). Dans la genèse de la décision matricide, Melanie Klein souligne que le devoir de vengeance reçoit ainsi le renfort de la propre haine qu'a pu faire naître en lui le rejet et l'abandon dont il a été victime, c'est-à‑dire les défaillances de sa mère vis-à-vis de lui enfant (p. 202) (un mouvement intérieur que l'on retrouve chez Électre, pas assez aimée). Cela en dépit du mouvement inverse qui est un des moments les plus tragiques de la pièce que Melanie Klein relève : lorsqu'Oreste s'approche de sa mère pour accomplir l'acte, celle-ci lui rappelle qu'enfant, elle l'avait nourri et aimé. Oreste hésite alors et il faut la parole surmoïque de son ami Pylade pour qu'il ne recule pas. L'acte a lieu, le matricide, qui est pour Melanie Klein le meurtre central de l'Orestie, et va attirer les Érinyes : « Il semble que seul le matricide attire leur vengeance » (p. 209), atteinte de la mère, redoublée par le sang versé, souillure de la Terre-Mère (p. 205). Après le meurtre, le dénouement de la pièce et les débats qui ont lieu sur l'aréopage – où Oreste tente de se justifier – illustrent pour Melanie Klein le passage de la position paranoïde-schizoïde où prédomine la persécution, à la position dépressive où prédomine la culpabilité.
14 On peut garder ses distances avec ce programme de traduction immédiate du récit d'Eschyle en construction métapsychologique. Melanie Klein fait un pas de côté dans les dernières pages de son texte, qui reprennent cette lecture en termes de projection anthropomorphique des instances de la psyché comme figuration d'un mouvement interne fondamental. Les mythes seraient moins là pour illustrer l'histoire du sujet que pour figurer l'émergence du symbole dans la vie psychique : « Les moyens d'exprimer la rancune et la satisfaction, et toute la gamme des émotions infantiles, se modifient progressivement. […] Une pulsion intense cherche à rattacher ces fantasmes aux objets – réels et fantasmés – qui deviennent des symboles et servent d'exutoire aux émotions » (p. 217).
15 Elle évoque alors l'objet partiel puis l'objet total. Ce processus peut avoir lieu en s'étayant sur la séparation : « Cette tendance à créer des symboles n'acquiert une telle intensité que parce que la mère, fût‑elle la plus aimante, ne peut satisfaire les besoins affectifs de l'enfant » (p. 218). Melanie Klein n'en dit pas plus, il faut donc comprendre que tout ce qu'elle vient de développer autour de la place du matricide dans la trilogie d'Eschyle et dans la vie de l'enfant doit se comprendre comme la quête de la capacité symbolique, celle qui permet à l'enfant d'exprimer ses pulsions, celle-là même qui permettra à l'artiste créateur d'atteindre l'universalité. Cette ouverture termine le texte.
16 Dans l'article consacré au cas Dick, Melanie Klein avait exposé précisément ce qu'elle entend par cette création de symbole : en fuyant l'objet haï, l'enfant se dirige vers un autre objet qui lui-même bientôt devra être quitté pour un autre [10]. C'est ainsi, en passant d'un objet à un autre, équivalent, que se met en place le symbole. Ces objets partiels que l'enfant découvre dans l'intérieur maternel, il faut les écarter. « Comme l'enfant souhaite détruire les organes (pénis, vagin, sein) qui représentent les objets, il se met à craindre ceux-ci. Cette angoisse le pousse à assimiler ces organes à d'autres choses : à cause d'une telle équivalence ces choses deviennent à leur tour objets d'angoisse, et l'enfant est ainsi contraint à établir sans cesse des équations nouvelles qui constituent le fondement de son intérêt pour les objets nouveaux et du symbolisme lui-même [11]. »
17 Julia Kristeva, dans son étude de Melanie Klein, donne une importance essentielle à cette conclusion : « Mais le culte de la mère – et c'est l'essentiel ? s'inverse chez Klein en… matricide. C'est de la perte de la mère – qui revient pour l'imaginaire à une mort de la mère ? que s'organise la capacité symbolique du sujet [12]. » Julia Kristeva résume l'argumentation de Melanie Klein dans un raccourci qui en simplifie les formulations autant qu'il en obscurcit la thèse : « Pourquoi les symboles ? La réponse est simple : parce que la mère ne suffit pas, la mère est incapable de satisfaire les besoins affectifs de l'enfant. Que dit un symbole ? Laissez tomber la mère, vous n'en avez plus besoin : tels seraient le message ultime des symboles, s'ils pouvaient dire leur raison d'être [13]. » Et, parce que « dans la vie fantasmatique, la séparation ou la perte équivaut à la mort [14] », la séparation de la mère est donnée comme matricide. Il me semble qu'en assimilant ainsi perte à matricide, on perd deux fois du sens : on crée de la confusion en généralisant le terme de matricide et, en le banalisant, on lui fait perdre la violence dont il est porteur.
18 Ce moment d'éloignement de la mère, pour essayer d'en rendre compte au plus près de l'expérience infantile, je propose de l'appeler le détachement, non le matricide. Il ne sera question de meurtre, meurtre de la mère dont le mouvement viendrait habiter le sujet, que dans certaines conditions particulières dans lesquelles le détachement est empêché. Je reviendrai sur ce point essentiel. La capacité symbolique est essentiellement l'accès au langage. Il n'est au fond question de rien d'autre dans ce détachement de la mère – que Melanie Klein appelle matricide : l'accès au langage.
19 Le meurtre de la mère à travers le meurtre de la langue maternelle est une situation particulière de matricide. On connaît bien sûr Le schizo et les langues qui met en évidence le rapport singulier que la psychose peut entretenir avec la langue maternelle. Il est d'autres situations qui ne relèvent pas de la psychose. Aharon Appelfeld, à travers ses écrits, fait le récit de ce que fut pour lui l'abandon de la langue maternelle au profit de l'hébreu, une expérience qui a signifié une confrontation paroxystique au meurtre de la mère.
20 L'ouvrage de Keren Mock, Hébreu, du sacré au maternel [15], évoque ce sujet, sous divers angles. La thèse centrale de ce livre s'appuie sur l'étude d'un texte quasi méconnu de Spinoza, l'Abrégé de grammaire hébraïque (Compendium grammatices lingua hebreaeae), dans lequel il se livre à une opération d'une audace remarquable qui consiste à prendre la langue sacrée du texte hébreu de la Bible, texte intangible et figé dans un rituel immuable, pour en faire une langue : une opération de grammaticalisation de l'hébreu, préparant ainsi à la renaissance de l'hébreu comme langue vivante, et comme langue maternelle, au xxe siècle. La réflexion sur la renaissance d'une langue, destinée à devenir une langue maternelle conduit alors Keren Mock à s'interroger sur ce qu'est le meurtre d'une langue et spécifiquement d'une langue maternelle. Dans l'un de ses romans, Le Garçon qui voulait dormir, Aharon Appelfeld, met en scène cette question à travers la vie d'un jeune homme de 17 ans, Erwin, Appelfeld lui-même dont l'histoire est à peine transposée [16]. Le jeune garçon, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, se retrouve, sans qu'il l'ait clairement décidé, embrigadé dans un groupe de rescapés et pris en main à l'intérieur d'un camp de réfugiés par un militant juif qui les prépare à devenir de vrais pionniers, à travers la langue, grâce à un enseignement intensif de l'hébreu. Après quelques mois, le groupe bénéficie d'un transport jusqu'en Israël – on est en 1945 – et poursuit sa formation en même temps qu'il intègre un kibboutz.
21 Dans le roman, l'impératif de l'acquisition de la nouvelle langue est tourné vers l'avenir : la construction d'une nation nouvelle unifiée dans sa langue – l'instructeur ne cesse d'en parler. Curieusement Erwin, et le narrateur avec lui, n'avance, pour justifier le sacrifice de toutes les autres langues, que cette unique raison. Il y a évidemment un autre volet à cette histoire : l'abandon de la langue maternelle, douloureux et source d'une nostalgie infinie, répond à une nécessité dont il faut comprendre la force. Cette autre raison, qui vient du passé, se rattache à ce que ce garçon a vécu : sa langue maternelle est devenue la langue des bourreaux. Aharon Appelfeld ne fait pas apparaître cette explication dans le roman comme si elle était implicite et allait de soi, mais il s'exprime abondamment dans d'autres textes sur ce drame qui commence quand, brutalement, « ils furent confrontés à la déportation, à la séparation, aux cris de mort jetés dans cette langue allemande qui, la veille encore, leur était une source d'inspiration [17] ». Le premier temps du meurtre est essentiel à comprendre. Je reprends les mots de Keren Mock : « Dans la langue maternelle gisent les premiers objets psychiques maintenant contaminés par une modification de leurs charges affectives, qui altère alors le rapport entre les représentations de choses et les représentations de mots […] Par une identification à l'agresseur dont c'est aussi la langue, l'allemand est devenu mortifère, et il est alors nécessaire de s'en débarrasser. Mais cet autre est indistinctement mêlé à la mère […] toute représentation de la mère, l'être aimé fondateur de la langue, s'accompagne d'une représentation de celui qui l'a tuée [18]. »
22 C'est la propre histoire d'Aharon Appelfeld et de son rapport à sa langue maternelle. On sait que d'autres ont eu, confronté au même drame, des positions différentes : Celan, Hannah Arendt. Victor Klemperer a étudié les modalités précises de cette contamination. Pour Appelfeld, écrit Keren Mock, « dans ce gouffre d'ambivalence, tuer l'agresseur pour fusionner avec l'objet aimé peut se solder par l'auto–anéantissement [19] ».
23 Tout le roman n'est qu'une longue méditation sur la douleur liée à ce geste à la fois nécessaire à sa survie et infiniment douloureux. Dans le début du roman, Aharon Appelfeld insiste sur la méthode appliquée par leur mentor pour permettre une complète assimilation de cette nouvelle langue. Aucune violence manifeste n'est exercée contre Erwin, mais la méthode est violente puisqu'elle passe par l'interdiction de l'usage des langues maternelles. Le jeune héros du roman adhère au programme dans lequel il se trouve inscrit, il est même très sensible à la douceur avec laquelle son instructeur peut s'adresser à lui, cependant cette adhésion n'efface pas l'extrême ambivalence intérieure dans laquelle il se trouve. L'étonnant symptôme qu'il présente, dormir, apparaît comme ce qui permet que soient ainsi juxtaposés un engagement – il fait partie des rescapés les plus militants de cet après-guerre – et un état d'absence à lui-même et au monde. Un absentement pourrait‑on dire, puisque le parcours qui l'amène dans le camp de rescapés se fait dans un état second – jusqu'à être porté par ses camarades – et qu'il retombe régulièrement dans l'inconscience du sommeil, figure sans doute de l'état intérieur de l'auteur lui-même. Il l'évoque dans ses écrits biographiques : « Je me souviens de gens que la tristesse fit tomber, avec un soupir, dans un sommeil dont ils ne se réveillèrent pas. Le désir de dormir était épouvantable et tangible [20]. »
24 L'enjeu de la méthode d'apprentissage, tel qu'Appelfeld le restitue dans le roman, est de faire de cette nouvelle langue une langue enracinée, incarnée : l'objectif impossible d'une nouvelle langue maternelle. Quelque chose est détruit qui ne peut renaître ailleurs. Interrogé par Keren Mock sur cette expérience, sa réponse exprime tout ce que le roman illustre : « Mon sentiment est […] que la substitution de langue constitue un choc dans le fondement émotionnel. Il n'y a plus de tendresse. C'est-à-dire que peu importe la langue, la mère transmet une sorte de tendresse, elle transmet la tendresse dans le lait. La tendresse est dans les mots. […] Du moment que l'on se coupe de la langue maternelle, il y a une sorte d'abîme dans ses émotions [21] ». Aharon Appelfeld dit encore, dans Histoire d'une vie : « Ma langue maternelle et ma mère ne faisaient qu'un. À présent, avec l'extinction de ma langue en moi, je sentais que ma mère mourait une seconde fois [22]. »
25 La conviction d'Aharon Appelfeld est en effet qu'il n'y a pas de rédemption possible. Dans l'entretien avec Keren Mock, il précise : « L'adoption d'une langue est quelque chose d'artificiel. […] Des profondeurs de la langue maternelle viennent tous les émois, sensation, imagination, sans parler de la mémoire [23]. » Affirmation dont on mesure combien elle peut nourrir la mélancolie profonde qui l'habite. L'entraînement auquel est soumis Erwin met en œuvre une théorie du rapport à la langue qui reflète cette idée d'Aharon Appelfeld. Ainsi, la proposition de lier intimement le sport et l'apprentissage de l'hébreu – « en trois mois, on ne vous reconnaîtra plus. Vous serez grands, robustes et bronzés. La langue se reliera à votre corps pour ne former qu'un [24] » – a pour but de permettre une expérience corporelle de la langue, telle que de courir en récitant des poèmes dont le sens échappe. Cette conception est un leitmotiv du récit.
26 Pourtant, se manifeste en lui une résistance formidable à la transformation qui lui est demandée et à laquelle, paradoxalement, il se soumet. Pour montrer ce combat intérieur, le romancier a recours à l'autre scène, la scène du rêve, sur laquelle peut s'exprimer toute l'ambivalence et la souffrance du jeune homme. C'est à travers les productions inconscientes, dans des scènes oniriques, que le débat se déroule. Le roman offre alors une extraordinaire suite de rêves au cours desquels Erwin va poursuivre un dialogue avec ses parents, son père écrivain méconnu, sa mère ; apparaît alors la révolte inconsciente d'Erwin contre l'abandon de cette langue et la tragédie qu'il lui fait vivre.
27 Une des premières rencontres oniriques d'Erwin avec sa mère – il en est encore au tout début de son apprentissage – montre une dissymétrie entre eux deux dans leur rapport à la langue : « Une nuit, ma mère me parla dans une langue dont je connaissais les notes, les intonations et les silences. Sa voix coulait en moi avec clarté, mais il m'était difficile de lui répondre… » Celle-ci s'inquiète, Erwin tente de lui répondre, sans y réussir : « Le seul mot que je réussis à prononcer fut “maman”. » Enfin il parvient à lui dire qu'il a une nouvelle langue : « Elle me regarda avec stupéfaction et répéta : “Une nouvelle langue”. » Il s'efforce de la rassurer : « “Les Contes du Nord que tu m'as lus tous les soirs avant le coucher existeront pour moi à jamais. Je me suis nourri de cette langue en ton sein, mes os en sont encore imprégnés.” Curieusement, ma mère semblait en douter [25]. »
28 Tout au long du récit, cette inquiétude grandit. Un peu plus tard, Erwin l'évoque :
29 « J'avais promis à plusieurs reprises à ma mère de prendre soin de sa langue de toutes mes forces, et que le lien entre nous serait indestructible, mais elle, dont l'élocution était douce et tremblante, redoutait que la langue de la mer [ainsi appelle-t‑il l'hébreu] ne submerge la sienne et je ne trouvais pas le moyen de l'apaiser. [26] » Lorsque Erwin, dans ses dialogues avec sa mère mélange, sans le vouloir, les mots de la maison aux mots nouveaux, elle lui dit :
30 « Tu utilises des mots incompréhensibles. […] Tu parles apparemment une langue secrète. [27] » Expliquer à sa mère tout ce qu'il a vécu, tout ce qui s'est passé, pour qu'elle comprenne, lui paraît au-dessus de ses forces, et déjà la langue commence à se défaire pour lui. Quand il veut lui répondre, « les mots étaient bloqués dans ma bouche, ou plus exactement collés les uns aux autres sans que je puisse les isoler [28] ». Ainsi la première caractéristique d'une langue, d'être constituée d'éléments distinctifs, disparaît et celle-ci devient un magma collant.
31 Le récit de la construction d'un homme nouveau révèle d'autres points de résistance qu'il partage avec certains de ses camarades. Ainsi le changement de nom, tout autant lié à la dimension de l'originaire, qui va de pair avec le changement de langue, et auquel tous les nouveaux pionniers sont incités. C'est avec son père cette fois-ci, toujours en rêve, qu'Erwin va aborder ce point délicat. La réaction du père fut sans équivoque : « “On ne change pas son nom, tout comme on ne change pas de langue maternelle. Le nom, c'est l'âme ” [29]. » Plus tard, Erwin lui-même pensera : « Un homme n'abandonne pas le nom que son père et sa mère lui ont donné, pensai-je, plein de colère contre moi–même [30]. »
32 Lorsqu'on invite ces jeunes à réfléchir aux nouveaux noms qu'ils voudraient porter dans leur nouvelle existence, certains se dressent. Ainsi Marc annonce qu'il est hors de question qu'il change de prénom. Le personnage de Marc apparaît comme une autre incarnation de l'auteur, ou l'incarnation d'une autre part de lui-même. Alors qu'Erwin est un être à demi présent au monde – une faiblesse qui s'avère être sa force puisqu'il trouve dans le sommeil un refuge indispensable à sa survie –, Marc est un personnage solaire, beau, brillant, fort, entier. Il incarne la part d'Aharon Appelfeld incapable du compromis qu'on exige de lui. Marc, excellent en tout, réussissant au mieux le programme de formation, un jour, à la surprise de tous, se suicide. La gravité de l'alternative devant laquelle se trouve Erwin-Aharon s'illustre là : soit tuer son passé, changer de langue, changer de nom, « le sentiment de trahir [31] », soit se tuer, disparaître (Celan qui avait fait le choix déchirant de continuer à écrire en allemand se suicidera). Il me semble que l'on découvre là que le geste matricide accompli est peut-être le suicide, car tuer la mère, c'est tuer l'origine. Tuer l'origine, c'est s'anéantir soi-même [32].
33 Contre le travail d'effacement de la langue maternelle et de ce qu'elle porte en elle, Erwin tente de donner une épaisseur de chair à sa nouvelle langue. Cela avait commencé avec la pratique du sport. Plus tard, il entreprend une opération étonnante qui passe par l'écriture, c'est-à‑dire par le geste, c'est-à‑dire par le corps : il passe des heures et des heures à copier des textes qu'il ne comprend pas toujours, en s'attachant à une perfection calligraphique, convaincu qu'il dispose là d'un moyen de retrouver la sensorialité de la langue, son émotion perdue, grâce au recopiage. Il le fait avec l'énergie du désespoir. À un ami qui le questionne sur son projet de devenir écrivain il explique qu'ayant perdu le contact avec sa langue maternelle, il espère que « les lettres hébraïques vont me rattacher à ce qui est caché en moi [33] ». Cette dimension de la sensibilité, de l'incarnation de la langue est à mettre en tension avec les formules freudiennes du progrès de la spiritualité, car on voit combien l'accès au langage ne peut se concevoir simplement comme meurtre de la mère, mais comme une opération infiniment complexe où le renoncement à la mère fait aussi une place à la permanence de sa trace, et conserve sa part de sensible. Si le paternel est ce qui différencie, le maternel est ce qui prolonge [34].
34 Quelle lumière pouvons-nous tirer de ce témoignage ? Il me semble que le déchirement d'Aharon Appelfeld face à l'obligation interne devant laquelle il se trouve met particulièrement en valeur un point d'origine traumatique : la nécessité de se débarrasser de la mère, quand celle-ci s'est trouvée confondue avec une puissance mortifère surgie dans la réalité, réveille la puissance mortifère imaginaire de la mère archaïque. Dans l'histoire d'Appelfeld, la menace dont il s'agit de se protéger ne se dissimule derrière aucun voile, aucune métaphore, est la mort elle-même. La langue maternelle est devenue porteuse de mort. Comme nous l'avons relevé avec Melanie Klein, lorsqu'il y a une défaillance majeure du côté de la mère, le geste matricide devient nécessaire comme condition douloureuse de la survie. Le témoignage d'Appelfeld montre qu'elle n'est pas un triomphe, mais un moindre mal. L'enfant échappé des camps a réussi à devenir ce qu'il voulait être, un écrivain, avec un doute terrible, qui fait peut-être la spécificité de l'écriture de cet auteur et que son père énonce dans une ultime rencontre onirique : « “Un homme sans langue maternelle est un homme dont la langue sera à jamais brouillée. C'est une langue irremplaçable” [35]. »
35 Le récit d'Aharon Appelfeld permet de ne pas idéaliser le mythe du matricide. Il me semble que son témoignage est très proche de ce que les analystes entendent dans leur cabinet : c'est bien la souffrance et la nostalgie qui se manifestent dans ces situations de matricide. On est loin de l'Oreste libéré des Érinyes de Sophocle. On est encore plus loin de l'Oreste de Sartre, dans Les Mouches, qui triomphe dans sa liberté nouvellement conquise et n'hésite pas à fouler aux pieds les dieux que sa sœur, envahie de culpabilité, va retrouver.
36 Comment décrire, dès lors, la nécessaire séparation de la mère et l'introduction du père, et quelle place donner au matricide dès lors qu'il s'avère destructeur ? Lacan, qui a théorisé la loi du père, a parlé aussi de la loi de la mère. Mais il ajoute aussitôt : « la loi de la mère […] loi incontrôlée [36] ». Si on reste dans le registre de la théorie lacanienne, on voit la différence radicale entre ce qu'il a appelé le Nom-du-père, métaphore paternelle, fondation du Symbolique, et ce qui relève de la loi maternelle : sa parole elle-même, dans sa force destinale, qui pourra être la malédiction de l'enfant.
37 La mère, dans sa toute-puissance et son arbitraire, dans sa puissance dévoratrice, est la Chose. Dans le séminaire L'Éthique, Lacan développe longuement toutes les caractéristiques de la Chose à partir de divers angles. Autre absolu, résidu de la représentation, objet perdu, objet de l'inceste, mère, réalité : telles sont les différentes acceptions que recouvre la Chose, ainsi que, dans un rapprochement avec Melanie Klein, ce qu'il désigne comme « le corps mythique de la mère […] quelque chose de primordial […] l'objet fondamental le plus archaïque [37] ». La Chose, in fine comme à l'origine, est la mère : « Tout ce qui se développe au niveau de l'interpsychologie enfant-mère, et qu'on exprime mal dans les catégories dites de la frustration, de la gratification et de la dépendance, n'est qu'un immense développement du caractère essentiel de la chose maternelle, de la mère, en tant qu'elle occupe la place de cette chose, de das Ding. [38] » La notion lacanienne de Chose pour désigner la mère amplifie la version freudienne du désaide et de l'action spécifique.
38 Le passage de la mère au père relève de ce que j'appelle un dégagement [39], qui n'est pas un effacement ni un meurtre. Je ferai aujourd'hui l'hypothèse complémentaire que le matricide intervient lorsque la mère a été gravement défaillante ou est perçue comme telle par l'enfant. La défaillance de la mère est alors un élément déterminant, excitant, pour pousser au matricide. Cette défaillance de la mère se repère dans deux registres : celui d'un défaut et celui d'un excès.
39 Le défaut tient d'abord dans l'absence d'action spécifique et l'absence de tout ce qui dans la suite de l'existence de l'enfant va poursuivre et rappeler cette défaillance originelle. Lorsque l'autre primordial, le Nebenmensch, fait défaut et prive l'enfant de son intervention, celui-ci fait l'expérience de la détresse face à la Chose [40]. Ce temps archaïque vient se mêler à la construction de l'image de la mère. Dès lors qu'une équivalence se fait entre mère et détresse, la haine et la rage interviennent et la destructivité pulsionnelle entre en jeu pour détruire ce mauvais objet. On peut repérer ce temps chez Oreste : Eschyle avait donné sa place, parmi les sentiments qui animent ce fils exilé, au ressentiment d'avoir été éloigné par sa mère et privé de ses soins. On retrouve cela chez Euripide, plus violemment marqué quand Électre parle à Oreste : « Jadis ce n'était pas de ta mère que tu étais l'amour, c'était de moi ; je te nourrissais, moi, ta sœur, dont tu appelais sans cesse le nom [41]. »
40 L'autre défaillance, est l'excès, l'excès de jouissance. La mère s'arroge l'enfant comme objet de plaisir et lui interdit l'accès à l'autre : soumission à sa sexualité dévoratrice. L'excès peut être lié à l'absence du père, non pas son absence réelle, mais l'absence d'une place pour lui. Ainsi, au lieu de désigner le père comme étant celui vers qui se dirige son désir et introduire l'altérité, la mère enferme l'enfant dans le cercle d'une jouissance partagée. Toute tentative de s'en échapper est aussitôt sanctionnée par la mère. « Tu ne m'aimes pas », pourrait être la phrase emblématique de cet enfermement, quand elle vient qualifier tout éloignement de l'enfant : « Si tu t'éloignes de moi, c'est que tu ne m'aimes pas. » Il s'agit de l'appétit de jouissance de la mère, en une possession incestueuse corporelle et sexuelle de l'enfant. La mère fait alors obstacle à l'autonomie de son enfant. Toute la charge de la séparation revient alors à l'enfant lui-même dès lors qu'il peut en percevoir la nécessité : c'est alors qu'intervient le matricide, au plein sens du terme et non dans son sens dérivé, figure de style pour désigner le simple fait de s'éloigner. Ici, la séparation ne peut être que violente et prendre des allures de meurtre (On voit cette révolte avec Wolfson qui invente des moyens dérisoires pour se protéger de l'intrusion destructrice de sa mère, une révolte qui semble échouer et prendre les voies de la psychose). Ainsi le matricide est‑il la voie de sauvegarde quand la mère fait obstacle à la séparation.
41 La défaillance de la mère dans l'excès de jouissance, s'accompagne de la mise à l'écart des pères. Certains analystes veulent en faire une caractéristique de notre époque. Nous serions passés du temps d'Œdipe au temps d'Oreste [42], dans la vie sociale comme dans l'art. En référence à cette hypothèse, les écrits analytiques contemporains se sont multipliés sur le thème du matricide [43] : les modèles littéraires qui sont alors sollicités, dociles à toutes les surinterprétations, peuvent conduire à des raccourcis hâtifs. Le recours au terme de dégagement, qui n'est pas un meurtre, prend dans ce contexte tout son sens, car l'éloignement, qui n'est pas le meurtre, implique nécessairement que l'autre perdure dans son existence.
42 C'est bien parce qu'il s'y est trouvé contraint qu'Aharon Appelfed a dû faire l'expérience du meurtre et de l'impossible apprentissage d'une nouvelle langue maternelle. Roland Barthes donne la mesure du sacrifice auquel l'enfant qui voulait dormir a dû consentir : « Nul objet n'est dans un rapport constant avec le plaisir […] Cependant, pour l'écrivain, cet objet existe ; ce n'est pas le langage, c'est la langue, la langue maternelle. L'écrivain est quelqu'un qui joue avec le corps de la mère […] : pour le glorifier, l'embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être reconnu [44]. »
Mots-clés éditeurs : détachement, matricide, Orestie, langue maternelle, Mélanie Klein
Date de mise en ligne : 29/04/2019
https://doi.org/10.3917/lpp.191.0071Notes
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[1]
M. Proust (1907), Pastiches et mélanges, « Sentiments filiaux d'un parricide », in Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 154.
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[2]
Ibid., p. 158.
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[3]
Ibid., p. 156.
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[4]
Ibid., p. 157.
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[5]
D. Anzieu (1966), Œdipe avant le complexe, ou de l'interprétation psychanalytique des mythes, in D. Anzieu et al., Psychanalyse et culture grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1980 ; et D. Anzieu (1970), Freud et la mythologie, NRP, 1970, 1, « Incidences de la psychanalyse ».
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[6]
Sur l'exclusion de la mère et de la femme dans la culture de la Grèce antique, cf. N. Loraux, Les Enfants d'Athéna, Paris, Points Seuil, 1990.
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[7]
Sur ce point cf. P. Merot, « Dieu la mère », trace du maternel dans le religieux, Paris, Puf, « Le fil rouge », 2014.
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[8]
M. Klein (1957), Réflexions sur L'Orestie, Envie et gratitude, Paris, Puf, 1968. Nous indiquerons la pagination des références au livre de M. Klein entre parenthèses, dans le corps du texte.
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[9]
« Les différents rôles symboliques qu'il [Eschyle] fait tenir aux dieux, en particulier, montrent sa profonde compréhension de la nature humaine », ibid., p. 217.
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[10]
M. Klein (1930), L'importance de la formation du symbole dans le développement du moi, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1976.
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[11]
Ibid., p. 265.
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[12]
J. Kristeva, « Melanie Klein et le matricide », en ligne, Site de la SPP, 2001.
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[13]
Ibid.
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[14]
Ibid.
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[15]
K. Mock, Hébreu, du sacré au maternel, Paris, CNRS éditions, 2016.
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[16]
Cf. ses écrits biographiques : « C'était notre souhait : dormir, dormir des années, nous oublier nous–même, être né de nouveau », L'Héritage nu, Paris, Éditions de l'Oliver, 2006, p. 39.
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[17]
Ibid., p. 37.
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[18]
K. Mock, op. cit., p. 77.
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[19]
Ibid., p. 78.
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[20]
Ibid., p. 61.
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[21]
Ibid., p. 74.
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[22]
A. Appelfeld, Histoire d'une vie, Paris, Points Seuil, 2004, p. 121.
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[23]
K. Mock, op. cit., p. 94.
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[24]
A. Appelfeld, Le Garçon qui voulait dormir, Paris, Éditions de l'Olivier, 2011, p. 20.
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[25]
Ibid., p. 26-27.
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[26]
Ibid., p. 36.
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[27]
Ibid., p. 62.
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[28]
Ibid., p. 62-63.
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[29]
Ibid., p. 65-66.
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[30]
Ibid., p. 131.
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[31]
Ibid., p. 68.
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[32]
Je reprends là une remarque que m'a faite Danièle Margueritat, à laquelle je souscris entièrement.
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[33]
Ibid., p. 174 ; « Il s'agit de s'imprégner de leur scripturalité même, d'y saisir la respiration d'un sens sans le cerner exactement », K. Mock, op. cit., p. 90.
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[34]
L'opération qui est programmée là, l'interdiction et l'oubli de la langue maternelle, est très différente de ce qui se produit avec la langue de l'exil qui n'impose pas la perte définitive de la langue d'origine.
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[35]
A. Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir, op. cit., p. 100.
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[36]
J. Lacan, Le Séminaire, livre V, Paris, Le Seuil, 1998, p. 188.
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[37]
J. Lacan, Le Séminaire, livre VII, Paris, Le Seuil, 1986, p. 127.
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[38]
Ibid., p. 82.
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[39]
Cf. la notion de détachement, telle qu'André Beetschen en a parlé à propos du fantasme qui se constitue « dans le temps du détachement de l'objet de satisfaction », Ruptures et sexualité infantile : la condition du fantasme, « Psychanalyse en Europe », Bulletin, 2014, no 68.
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[40]
On pense ici à La mère morte de Green, mais la mère endeuillée et indisponible ne se confond pas avec la mère des origines défaillante.
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[41]
Cité in J.-P. Vernant (1965), Mythe et Pensée chez les grecs, études de psychologie historique, Paris, La Découverte, 1996, p. 168.
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[42]
« Négligeant de prêter écoute à Oreste, la psychanalyse, toujours attentive à Œdipe, laisse de côté ces sujets modernes que nous sommes », J. Kristeva, Sens et Non-sens de la révolte, Paris, Fayard, 1996, p. 139.
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[43]
M. Schneider, Du sang, de l'amour et de la langue, penser/rêver, 2006, no 9 ; M. Gastambide, Le Meurtre de la mère, traversée du tabou matricide, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 ; M. Gastambide, J.-P. Lebrun, Oreste, face cachée d'Œdipe, Paris, Éres, 2013.
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[44]
R. Barthes (1973), Le Plaisir du texte, Paris, Points Seuil, p. 60.