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Article de revue

Marseille, un anti-modèle jacobin

Pages 26 à 30

Notes

  • [1]
    Extrait de “La politique a-t-elle encore un sens ?”, La pensée de midi, n° 7, mars 2002, p. 60-63. (N.d.R.)
  • [2]
    Voir Franck Frégosi et Jean-Paul Willaime, Le Religieux dans la commune : les régulations locales du pluralisme religieux en France, Labor et Fidès, Genève, 2001. Résultat d’un colloque que nous avons tenu à Strasbourg, ville sous régime religieux particulier, et publié à Genève…
  • [3]
    Les antennes paraboliques permettent à tous les Méditerranéens de suivre les programmes de leurs pays d’origine : la prière à La Mecque en direct comme la corrida des fêtes de Séville.

1La porte de l’Orient : elle fonctionne dans les deux sens !

2Aller-retour sur une expérience topique de réponse à la forclusion du politique.

3Marseille-Espérance [2] constitue une expérience unique née dans un contexte particulier, celui de l’histoire deux fois millénaire de Marseille porte de l’Orient. Cette ville a en effet une longue expérience du “vivre ensemble” entre communautés différentes, même si le terme ne doit pas être pris ici au sens durkheimien : cette longue histoire remonte aux mythes fondateurs de Massalia, la cité phocéenne, vers 600 avant notre ère. La légende raconte que le roi Nann, dont la tribu campait sur les bords du fleuve Huveaune, cherchait à marier sa fille Gyptis et que celle-ci – première exogame – choisit le Grec Protis qui venait de débarquer dans le Lacydon. Marseille se pense donc comme un peuple pluriel dès ses origines et elle vient de le prouver en fêtant cet âge mythique dans le débordement pluraliste le plus chatoyant, mais sans incident.

4Aujourd’hui elle est certes “catholique”, encore que très laïque et parfois rouge-rose, mais elle compte 80 000 juifs, 100 000 à 150 000 musulmans selon les sources différentes et 65 000 Arméniens, sans oublier 20 000 bouddhistes, quelques centaines de Russes orthodoxes et plusieurs milliers de Grecs. Les protestants y sont aussi nombreux que discrets depuis fort longtemps et ils aiment à rappeler qu’ils fournirent un contingent non négligeable aux galères, au même titre que les Maures et les Turcos. Ceux-ci finissant d’ailleurs parfois leur vie comme domestique dans les grandes familles d’armateurs…

5Paradoxe pictural : les grands tableaux, ceux d’Horace Vernet, entre mille, représentant le port de Marseille, montrent clairement que le nombre des turbans y est aussi important que celui des calots et des tricornes… C’est que le Vieux-Port est un lieu de passage de tous les commerçants et de tous les coloniaux. A la fois point de départ et point d’arrivée, à travers la porte ouverte de l’Orient, la ville ressasse sans fin la chronique unique de la blessure des échanges entre la France, l’Algérie, l’Afrique noire, entre l’Andalousie et la Palestine, entre la Phénicie, Carthage et la Berbérie, l’Ifrikya, Babylone, Rome, Athènes et Jérusalem, Smyrne, Salonique et Beyrouth. Bien que latissima, ville grecque fière de ses ruines romaines, elle est un lieu multiple de mémoires, reconfiguration socialement construite et orientée du présent en constante récupération du passé au pluriel, des lieux multiples de la mémoire, des origines les plus diverses… Ce qui permet des interprétations diversifiées de l’itinéraire de chacun, de la même façon que le Marseille de Pagnol n’est pas la Provence du même Pagnol, qui n’est pas, loin s’en faut, l’arrière-pays de Giono ou celui de Bosco… Les cultures passent au milieu des individus, d’autant plus que les migrations nombreuses ont produit une mixité, un métissage et que chacun a un ancêtre ou un conjoint venu du Piémont, du Maghreb ou d’ailleurs, dont les mémoires croisées constituent la trame associée à l’absorption localiste. C’est bien pour cela que nos filles et nos femmes sont si belles avec cette couleur de peau moirée qui a nécessité des milliers d’années de mélanges. La mémoire multiple permet de choisir un chemin à travers la foule infinie des hasards et des scénarios possibles. Les anciens docks de Marseille transformés en lieu de cultures, avec la Fiesta des Suds qui métisse les genres, mettent en scène la fantastique diversité de la cité phocéenne qui affiche haut et fort son dégoût du racisme et de l’intolérance : au “bistrot-muzical” L’Intermédiaire, défilent les polyphonies occitano-judéo-andalou-corso-grecques des Amanda’mer et de Nux vomica, mais aussi les Fabulous Trobadors, I Muvrini, Pedro Aledo, Cinqui So, Xenofil, Hakim Hamadouche… Tout ce que nous appelons le raggamuffin en argot et patois.

6A chaque bavure, ou rare crime raciste (car mis à part les crimes maffiosistes on tue peu dans cette ville !), Marseille réagit contre ceux qui veulent la récupérer…

7Le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, prétend que l’OM (Olympique de Marseille) a plus fait pour l’intégration que les diverses politiques publiques ; c’est ce que soutient aussi Christian Bromberger, sociologue du football et spécialiste de l’Iran ! Alors Marseille crie : “Zidane, président !” et l’immense portrait de “Zizou” qui orne la corniche a fait l’objet d’un plébiscite.

8Marseille est certes la capitale du foot et du raï mais aussi du théâtre, de la danse et de l’opéra, paradoxe que même des esprits aussi grands qu’Ernest Renan, Jules Ferry et Flora Tristan n’ont pas compris, ni même perçu : “Plus je vois cette ville de Marseille et plus elle me déplaît. Cette ville n’est pas française. Il y a ici un ramas de toutes les nations. […] Un Italien, un Grec, un Turc, un Africain et tous ceux de la côte du Levant […] ont-ils fait chez eux de mauvaises affaires, […] ils viennent à Marseille. […] Ces barbares de différents pays apportent dans leurs habitudes mercantiles des manières de faire plus ou moins juives et arabes. […] Il résulte de tout cela que le commerce ici, en fait de fraude, de ruses, de fourberies, ne le cède en rien aux plus grands forbans mercantiles du globe, […] ce ramassis de banqueroutiers juifs et arabes et cette masse de filles publiques concubines de ces barbares. […] Devrais-je perdre le commerce du Levant que je chasserais cette corruption de la France.” On ne peut pas reprocher à Le Pen ce qu’écrivait Flora Tristan dans Le Tour de France paru en 1844, l’un des livres qui va constituer la mémoire collective de la classe ouvrière en marche vers la révolution !

9La France n’a jamais supporté la différence : la gauche généralise et universalise à partir de l’abstraction de la citoyenneté. Aujourd’hui même celle-ci est plurielle ! Le modèle jacobin n’a jamais été une véritable référence ici et la politique y est plutôt l’expression, voire l’émanation, de la diversité de ces micro-sociétés-communautés emboîtées dans une série de réseaux, de clans, d’alliés, avec ses passe-droits et son clientélisme dans le cadre d’une tradition typique ment méditerranéenne. Les règles anthropologiques fondamentales y sont non dites mais pratiquées par tout le monde : endogamie-exogamie, logique de l’honneur et appartenance-propriété familiale élargie ; “Je suis le fils de quelqu’un de quelque part…”, voilà la règle absolue.
A Marseille on vit ensemble mais à côté et l’ordre règne selon des normes locales grâce aux Corses (les Guérini contre les Sabiani, voyous contre fachos), grâce aux pieds-noirs d’abord mal accueillis mais qui tiennent le haut du pavé, grâce aux instances et radios communautaires : Juifs, Arméniens, Kabyles, Arabes, Grecs, Piémontais, Libanais… Antonin Artaud était le fils d’un émigré grec, Yves Montand celui d’un émigré italien.
Et Marseille n’est pourtant pas Beyrouth ! Parce qu’il y a les Journées d’Averroès, l’Orchestre des jeunes de la Méditerranée, la Fiesta des Suds, et pas de problèmes de “voile”, pas d’émeutes urbaines même si la drogue est un problème.

Les médiateurs “parochiaux”

10La clé de tout ce désordre apparent est strictement liée à l’anthropologie et à la culture méditerranéennes : la pratique des intermédiaires, médiateurs issus de groupe d’appartenance à statut prescrit qui investissent l’espace public au nom des intérêts spécifiques et désamorcent ainsi les conflits. Ces acteurs sociaux peuvent faire aussi une carrière politique locale sans clivage idéologique, à partir des structures municipales, de la mairie d’arrondissement ou même du FAS (le Fonds d’action sociale) ou encore du tissu associatif, sportif en particulier. En fait il n’y a ni quartiers ni ghettos à Marseille : la crise sociale et économique touche toutes les catégories de population et la répartition des “émigrés” n’est pas localisée, d’autant plus que certains sont là depuis un siècle et beaucoup depuis deux générations…

11Il n’est donc guère commode d’aborder la sociologie de cette ville par le haut et par la théorie, fut-elle marxienne, weberienne ou durkheimienne : c’est pourquoi nous le faisons à partir de l’anthropologie participative dans laquelle il est question des pratiques minuscules ; à partir d’une anthropologie du proche dans les terres de l’ailleurs et du politiquement incorrect. Il n’est question ici que des bricolages conceptuels et idéologiques, du non-dit et de l’indicible, mais aussi d’imaginaire au sens combinatoire de Gilbert Durand et de Cornelius Castoriadis, d’identité, d’ethnicité, de communautés, de clientélisme, de clanisme, de toutes les solidarités y compris les incorrectes, de l’identité des quartiers et même de celle des paroisses diversifiées (du Prado à la Major en passant par les Accoules, sans oublier Saint-Victor et les Réformés), des villages et non pas des banlieues (Endoume, l’Estaque, Saint-Barnabé, Mazargues, Le Redon…), des cités réhabilitées (même La Paternelle et La Sauvageonne). Par contre il sera bien peu question de partis politiques et de droit constitutionnel. Absents ! Le droit siège à Aix-en-Provence, comme le Parlement autrefois. Marseille vient de fêter ses vingt-six siècles d’existence et compte un peu plus de 50 000 associations, tandis que ses partis politiques fonctionnent comme des familles-maffias et non pas comme des structures rationnelles… à moins d’être au clair sur ce que les sociétés conçoivent en termes de rationalité. Max Weber s’y était essayé, mais la classe politique lit-elle les sociologues ?

12La ville (civis, polis, urbs) donne la civilité/al-Hadara, la civilisation ; les tribus donnent la barbarie, surtout quand elles menacent d’envahir la ville. Depuis Ibn Khaldun jusqu’à Max Weber nous trouvons la même définition des païens à partir de la ville : des paysans ou des nomades menaçant la civilité, qui de plus parlent mal ; or aujourd’hui, grâce à l’édit de Caracalla version française, c’est-à-dire le regroupement familial de 1973 et les réformes récentes du code de la nationalité, les barbares de l’ex-Empire campent dans nos périphéries comme autrefois le prolétariat dans le capitalisme, mais urbanisés ils chantent en argot-verlan-pataouète-franco-kabyloarabe dans nos “banlieues” : IAM, Fabulous Trobadors, Massilia Sound System, Regg’Lyss, MC Solar pour ne citer que ceux qui ne chantent pas en anglais… Mais ils écrivent aussi et même en français : plus de trois cents écrivains maghrébins francophones et à Marseille les romans d’Izzo et d’Ascaride, sans oublier le cinéma aussi local qu’universel de Fanny à Jeannette en passant par la vieille dame indigne… On est donc bien passé du Stabat Mater à NTM (Nique ta mère) : le mauvais goût, la dissonance et la faute de grammaire deviennent le lot commun de tous les haut-parleurs parce que le peuple impose sa loi linguistique à ceux, politiciens ou publicistes, qui veulent le conquérir… Parce que le peuple “un”, sous la République une et indivisible, est aujourd’hui dépaysé, déraciné, dépareillé.
Dans ce contexte Marseille, qui zappe [3] de la ‘Umma à al-Andalus dans l’Alma Mater et la Mare Nostrum, oscillant entre Charybde et Scylla, a gardé la nostalgie de la civitas romaine mâtinée d’isonomie grecque et manipule assez bien le pluriel. Elle est donc un laboratoire pour la France confrontée au pluralisme né de la décolonisation et de l’Europe en voie d’unification dans la diversité…

Notes

  • [1]
    Extrait de “La politique a-t-elle encore un sens ?”, La pensée de midi, n° 7, mars 2002, p. 60-63. (N.d.R.)
  • [2]
    Voir Franck Frégosi et Jean-Paul Willaime, Le Religieux dans la commune : les régulations locales du pluralisme religieux en France, Labor et Fidès, Genève, 2001. Résultat d’un colloque que nous avons tenu à Strasbourg, ville sous régime religieux particulier, et publié à Genève…
  • [3]
    Les antennes paraboliques permettent à tous les Méditerranéens de suivre les programmes de leurs pays d’origine : la prière à La Mecque en direct comme la corrida des fêtes de Séville.
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