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Article de revue

La bibliothèque de midi

Une anthologie de la décennie

Pages 120 à 153

Notes

  • [1]
    Jean-Didier Wagneur est critique littéraire. Il collabore à diverses publications notamment au Cahier Livres de Libération.
  • [2]
    Casterman, 2004.
  • [3]
    Grasset, 2003.
  • [4]
    Le Serpent à Plumes, 2003.
  • [5]
    G. P. Putnam’s Sons, 2003.
  • [6]
    Ecco Press, 2004.
  • [7]
    Knopf, 2006.
  • [8]
    Knopf, 2006.
  • [9]
    Scribner, 2007.
  • [10]
    Points, 2007 ; Houghton Mifflin, 2005.
  • [11]
    Edition en langue originale espagnole, 2000.
  • [12]
    Œuvres complètes, Le Seuil, 2002, vol. V.
  • [13]
    Nouvelle édition à la Bibliothèque de la Pléiade, février 2010.
  • [14]
    Christian Bourgois, 1990.
  • [15]
    Je renvoie, dans une précédente livraison de La pensée de midi, “Istanbul, ville monde” (n° 29, Actes Sud, 2009), à la belle synthèse de Charlotte Serrus sur l’ouvrage de Jouannais.
  • [16]
    Les shandys, sorte de dandys “cinglés”, sont décrits dans Abrégé d’histoire de la littérature portative. Ils ont quelque chose de dada du fait de leur prédisposition à convertir leur vie en art.
  • [17]
    Roland Barthes, La préparation au roman I et II, Le Seuil, 2003.
  • [18]
    Ce livre en effet est une série de notes de bas de page qui par leur concision, certes un peu moins radicale que le Haïku, peuvent être approchées comme une figure de Haïku, du fait de la recherche d’une expression forte et directe.
  • [19]
    Christian Bourgeois, 2004.
  • [20]
    Citation proposée par Enrique Vila-Matas dans Barleby et Cie.
  • [21]
    Pierre Baumann est artiste, agrégé et docteur en arts plastiques et sciences de l’art à l’université de Provence. Son travail artistique interroge la relation entre sculpture, photographie et transmission numérique. Il est l’auteur notamment de Brancusi et Duchamp, les hommes-plans (PUP, 2008) et de L’Indolence de l’obscurité (Appendices, 2008).
  • [22]
    Nouvelles éditions Loubatières, 2007, 2009, 2010.
  • [23]
    Le Seuil, 1981.
  • [24]
    Denoël, 1984.
  • [25]
    Grasset, 1983.
  • [26]
    “Partage formel” dans les Œuvres complètes, Gallimard, 1995.
  • [27]
    Epître de saint Paul aux Corinthiens.
  • [28]
    Le Voyageur chérubinique, Rivages, 1995.
  • [29]
    Pierre Le Coz, Traité du même.
  • [30]
    Evangile selon saint Mathieu.
  • [31]
    Pascal Boulanger est écrivain et critique littéraire. Il cherche depuis une trentaine d’années, à interroger autrement et à resituer historiquement le champ poétique contemporain qui, pour lui, passe aussi par la prose. Il a composé de nombreuses rubriques dans des revues telles que Action poétique, Artpress, Le Cahier critique de poésie, Europe, La Polygraphe et Passage à l’acte et il est l’auteur de plusieurs livres parmi lesquels Une action poétique de 1950 à aujourd’hui (Flammarion, 1998), Fusées et paperoles (L’Act Mem, 2008) et Jamais ne dors (Le Corridor Bleu, 2008) et L’Echappée belle (Wigwam, 2009).
  • [32]
    L’Invention de Paris : il n’y a pas de pas perdus, Le Seuil, 2004.
  • [33]
    François Cusset est historien des idées, professeur à l’université de Paris Ouest Nanterre. Il a notamment publié French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis (La Découverte, 2003), La Décennie : Le grand cauchemar des années 1980 (La Découverte, 2006) et Contrediscours de Mai. Ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers (Actes Sud, 2008).
  • [34]
    Edition en langue originale anglaise (Etats-Unis), 2006.
  • [35]
    Renaud Ego est l’auteur d’une œuvre ouverte au jeu des genres qui composent la littérature. On y trouve des récits, Tombeau de Jimi Hendrix (1996), plusieurs livres de poèmes, Le Désastre d’Eden (1995), Calendrier d’avant (2003), Le vide étant fait (2004), La réalité n’a rien à voir (Le Castor astral, 2006) et des essais sur l’art et la littérature, comme San (Adam Biro, 2000), S’il y a lieu (CRL Franche-Comté, 2000), L’arpent du poème dépasse l’année-lumière (éditions Jean-Michel Place, 2002) et Une légende des yeux (Actes Sud, 2010). Il est par ailleurs l’auteur de très nombreux articles consacrés en particulier à la littérature et à la peinture.
  • [36]
    Angoisse, recueil photographique sorti chez Philéas Fogg en 2002.
  • [37]
    Série Pornographie, 2002.
  • [38]
    Reconstitutions, Philéas Fogg, 2003.
  • [39]
    Ouvrage publié chez P.O.L en 2002.
  • [40]
    Série débutée en 1999.
  • [41]
    P.O.L., 2008.
  • [42]
    Charlotte Serrus prépare actuellement une thèse en arts plastiques sous la direction de Sylvie Coëllier et Michel Guérin.
  • [43]
    Philippe Di Meo est le fondateur de la revue Vocativo. Il est l’auteur d’un ouvrage de référence sur Gadda, de nombreux articles publiés en revues et dans la presse, ainsi que de poèmes. Il a traduit un grand nombre d’auteurs italiens au nombre desquels Giorgio Caproni, Gabriella Drudi, Alberto Episcopi, Carlo Emilio Gadda, Giorgio Manganelli, Pier Paolo Pasolini et Andrea Zanzotto. Plusieurs prix lui ont été décernés pour ses traductions dont, en 1995, les prix Eugenio Montale et Val Comino. Il a notamment publié un recueil de poèmes, Hypnagogiques (éditions Rencontres, 1998).
  • [44]
    Cf. entretien dans Le Débat, n° 143, janvier 2007. Repris dans La Philosophie inquiétée…, p.1289 sq.
  • [45]
    Pascal Krajewski est ingénieur Supaéro (Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace) et conservateur des bibliothèques. Il est aussi doctorant en sciences de l’art sous la direction de Michel Guérin.
  • [46]
    Vincent Duclert est historien, spécialiste d’histoire politique du contemporain. Professeur agrégé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, docteur en histoire, auteur de deux études récentes, La Gauche devant l’histoire. A la recherche d’une conscience politique (Le Seuil, 2009), et L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? (Armand Colin, 2010).
  • [47]
    Edition en langue originale anglaise (Etats-Unis), 2001.
  • [48]
    Cf. à cet égard le compte rendu de Michel Guérin de la trilogie de Manuel Castells, L’Ere de l’information, dans le n° 5 de La pensée de midi, puis l’entretien avec cet auteur que Michel Guérin a publié dans le n° 7.
  • [49]
    Première parution en 1904.
  • [50]
    Edition en langue originale anglaise (Etats-Unis), 1991.
  • [51]
    P. 513.
  • [52]
    P. 535.
  • [53]
    P. 19.
  • [54]
    Une des idées récurrentes de Jameson, c’est que le modernisme implique une synchronicité (et donc un contraste) d’éléments renvoyant à des “âges” différents (l’avion au ciel et beaucoup de charrettes à chevaux encore sur les routes, par exemple ; ou encore : la fée électricité triomphant à Paris quand les campagnes s’éclairent à la bougie) et suscitant une orientation du désir ou du vouloir. Le modernisme est inséparable d’une modernisation incomplète. Le postmodernisme apparaît lorsque le processus de modernisation n’a plus d’obstacles (de caractères archaïques) à dépasser, lorsque la culture est devenue totalement une seconde nature, autant dire quand la nature s’en est allée sans doute pour jamais. Le modernisme joue sa partie avec/contre des survivances archaïques, tandis que le postmodernisme a lissé celles-ci et entretient avec le passé une relation, non pas directe, mais médiée par des représentations : du coup, non sérieuse (grave), voire plus ou moins ludique. Il remplace la survivance par le simulacre.
  • [55]
    P. 58.
  • [56]
    Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, 1967, p. 36.
  • [57]
    Ibid., p. 39.
  • [58]
    Fredric Jameson, p. 133.
  • [59]
    André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, Gallimard, 1977.
  • [60]
    “Le postmoderne […] impose comme un ticket d’entrée une sorte de connaissance blasée à l’avance du fonctionnement de ce système”, souligné par l’auteur (p. 485).
  • [61]
    Les Matinaux, Gallimard, 1950, p. 81.
  • [62]
    P. 567.
  • [63]
    P. 567.
  • [64]
    P. 519.
  • [65]
    Michel Guérin est membre de l’Institut universitaire de France, professeur des universités (département des arts plastiques et des sciences de l’art, université de Provence), écrivain et philosophe. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a notamment publié La Terreur (1990) et La Pitié (2000) chez Actes Sud. Dernières parutions : Marcel Duchamp : portrait de l’anartiste (Cie Editions, 2008), L’Espace plastique (La Part de l’œil, 2008), Pour saluer Rilke (Circé, 2008), La Cause de la peinture : Etudes offertes en hommage à Jean-Claude Le Gouic (PUP, 2008).

Les anamorphoses de la barbarie moderne selon Antoine Volodine

1Dans une décennie qui n’est pas en déficit de livres, rares sont pourtant les littératures au sens où Borges disait de Quevedo qu’il n’était pas seulement un écrivain, mais toute une littérature. Pas de déploration surtout, on ressasse cela depuis Sainte-Beuve. Reste que la tentation serait grande de suspendre toute déclaration médiatique du type “Untel est un grand écrivain !” à un délai de viduité. Le jugement de valeur ou l’argument d’autorité ne font pas bon ménage avec la littérature dès lors qu’on la perçoit en dehors de toute visée pédagogique ou académique. Chacun a le libraire qu’il choisit, après tout, et une bibliothèque personnelle, c’est un lit défait, la première chose que copains et copines vont explorer pour savoir avec qui on couche. Quant à partager des découvertes, il y a toujours l’inévitable buzz qui se pare des plumes du paon. La critique est souvent la transcendance du boniment, et les temps étant à la chronique généralisée… méfiance 2.0.

2Pourtant, tout cela n’a jamais empêché ceux qui ont à écrire de le faire, malgré tous ou plutôt contre tout : la solitude, la précarité matérielle (il n’est pas inutile de le rappeler), le déni de lecture parfois des éditeurs, l’indifférence médiatique. Un jeune écrivain a aujourd’hui cinquante ans… Il est vrai que la mort en France est l’occasion de brèves apothéoses, on y a le requiescat in pace facile, la littérature tombale. Stendhal avait mille fois raison, mieux vaut les happy few. Donc faites comme vous voulez, lisez ou ne lisez pas Antoine Volodine, c’est votre problème. Certaines œuvres ont besoin de temps, se méritent, et chez Volodine, comme tout n’est pas pure fiction, l’épreuve est plus sélective, c’est une question de proximité avec son univers, d’écoute et d’empathie.

3Il y a chez certains écrivains l’espoir d’être lu à sa place, sans jamais être sommé de vivre les petites compromissions médiatiques de la notoriété. Il y a de ça chez Volodine. On ne l’a jamais vu plus d’une minute à la télévision, et s’il m’en souvient, on l’avait alors mis en scène – manière de ne pas écouter ce qu’il avait à dire, mais bien plutôt de surjouer en lui ses fictions. Pas d’ecce homo donc, et c’est toujours dans une atmosphère d’intimité qu’il rencontre ses lecteurs, souvent des volodiniens fous qui ont tout lu et dont la connaissance de ses livres va jusqu’à mettre amicalement en question le libre arbitre de l’auteur.

4Si Volodine ne manque néanmoins pas de lecteurs, c’est parce que son œuvre s’ouvre à une de ces appropriations miraculeuses, comme si ses fictions aimantaient la lecture par des contenus lumineux et énigmatiques, des sens celés, des lambeaux de rêves qui font de ses livres autant de tentatives obliques d’élucidation mentale. La prose s’y fait poésie par un travail – d’autant plus efficace qu’il est presque invisible – sur la prosodie, les blocs de textes, traces mémorielles, slogans, illuminations quasi prophétiques qui s’agencent selon des architectures calculées. Volodine écrit à la conjonction de deux âges révolutionnaires : le premier, politique avec l’effondrement dans l’horreur des rêves humanitaires du xxe siècle, le second, textuel avec une littérature du soupçon. Mais Volodine assume ce moment, tout en échappant aux mots d’ordre du réalisme, en renouant davantage avec la prose poétique du xixe siècle, de Baudelaire à Rimbaud en passant par Lautréamont, qu’avec les jeux textuels auxquels on a eu tendance naguère à le ramener. Il y a plus chez lui d’un surréalisme hétérodoxe – l’amour fou joue là un rôle certain – que d’un nouveau romancier, à moins de parler ici, et alors à juste titre, de l’art de Samuel Beckett.

5Car chez Volodine, le soupçon fait qu’il écarte nombre de présupposés littéraires : l’identité de l’auteur – son œuvre est écrite par plusieurs hétéronymes –, la notion de genre – il a construit sa littérature dans des formes qui lui sont propres : “romånce”, “shaggå”, “narrats”… –, enfin, plus largement encore, son ontologie installe un monde fictionnel à l’encontre des conventions tacites du pacte contemporain de littérature romanesque (Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, 1998).

6Ce qui reste proprement inouï, c’est que cette machine littéraire qui pourrait apparaître complexe se déploie naturellement, de plain-pied avec le lecteur. Car Volodine ne s’est jamais coupé d’une dimension proprement stevensonienne de la littérature : l’imaginaire. C’est un immense narrateur qui recueille dans ses romans des bribes des imaginaires du monde, notamment le bouddhisme tibétain (Songes de Mevlido, 2007) – mais ce peut être aussi le chamanisme mongol (Des anges mineurs, 2000) ou le Popol-Vuh (Le Nom des singes, 1994). Cela crée des livres singuliers, orphiques, qu’il a qualifiés de post-exotiques. Des livres écrits par tous, comme aurait dit Ducasse, par Volodine, bien sûr mais aussi par Lutz Bassmann (Avec les moines-soldats : entrevoûtes, 2008), Manuela Draeger (Le Deuxième Mickey, 2003) ou Elli Kronauer (Aliocha Popovitch et la rivière Saphrate : bylines, 2000).

7Il y avait une question dans les années 1980 qui sommait l’écrivain de dire “d’où il parlait”. Les héros volodiniens, insanes, Untermenschen, prisonniers politiques, etc., parlent depuis une prison, un QHS, un camp de déportation (Dondog, 2002), un asile (Nuit blanche en Balkhyrie, 1997). Dire “parler” n’est pas exact, ils racontent, murmurent. Non leur histoire dans sa vérité ou sa véridiction, plutôt un récit qui dit la même chose tout en la différant et la déplaçant. Ce n’est pas tant le mensonge qui dit la vérité de Cocteau que la volonté de ne pas livrer aux gardiens ou à la police politique des renseignements sur leur passé, leurs attentats militants, leurs complicités contre les pouvoirs. Tous les romans de Volodine sont construits autour de cette matrice, parfois exhibée, parfois invisible, revisitant au passage l’image classique de la “prison” comme siège de l’âme et figure du monde. Tous racontent des épopées catastrophiques, derniers assauts contre le Parti, contre l’oppression mais aussi par-delà la mort. Bardo or not Bardo (2004) est une descente aux enfers, un voyage au bout de la nuit dans lequel le héros ne cherche plus qu’un impossible repos. La mort n’est même plus délivrance.
Une œuvre, c’est enfin le sentiment d’appartenir à la communauté des lecteurs de cette œuvre : ainsi des flaubertiens, proustiens, perecquiens, dont la réalité est éclairée par une écriture, un imaginaire et vivent leur vie en apnée entre deux mondes. Les lecteurs de Volodine sont de cette trempe. Peut-être parce qu’un lien communautaire sous-tend tous les livres de Volodine, où des individus sont incarcérés, assassinés pour avoir été solidaires d’une idée, de femmes et d’hommes. Les “sympathisants” de cette œuvre n’ont ainsi point tardé à percevoir dans ces objets, dont le pouvoir de sidération est toujours intact, la plus étonnante des anamorphoses de notre époque, où l’auteur a su conjuguer à la fois ancien et nouveau à l’horizon de la barbarie moderne.
Jean-Didier Wagneur[1]

Jonathan Safran Foer et le roman post-11-Septembre

8A l’instar de chaque grande catastrophe, l’effondrement des Twin Towers impose le silence. A cet instant du drame, l’image des millions de débris qui volent en éclats et s’abattent sur New York comme une averse obscure confisque la parole. Au plus près de l’événement, rien ne sembla changer dans le travail romanesque et la vie littéraire. Comme si l’image des tours nimbées de fumée devait demeurer la seule représentation, disons légitime ou dominante, de la scène. A tel point qu’Art Spiegelman défraya la chronique en osant publier un album de bandes dessinées intitulé A l’ombre des tours mortes[2]. Au-delà de cette suprématie de l’image officielle, c’est la nature propre du roman qui peine à s’imposer comme une narration possible de l’événement. Comment oserait-on en effet proposer d’autres formes d’expérience de cette tragédie ? Non plus seulement en la commémorant par la mise en boucle d’images qui lui rendent hommage, mais en faisant voir et entendre autrement, c’est-à-dire par la fiction, la disparition absurde de ces vies et l’existence interloquée de ceux qui leur survivent. D’ailleurs est-ce réellement un hasard si les premiers romans remarqués à propos du 11-Septembre, Windows on the World[3] et Le Jour de mon retour sur Terre[4], furent à l’initiative des français Frédéric Beigbeder et Didier Goupil. Aux Etats-Unis, d’autres modes de construction de l’émotion collective que la description par l’image et d’autres modes d’interprétation que l’explication s’imposèrent plus progressivement. Avec Pattern Recognition[5], William Gibson fait du 11-Septembre l’indicateur d’une nouvelle ère : celle où toutes les fictions peuvent devenir réalités. Dans une des nouvelles de sa série intitulée I Am No One You Know : Stories, Joyce Carol Oates [6] évoque la manière dont les attaques terroristes contre le World Trade Center transforment radicalement les modes de penser, d’agir et de sentir d’une New-Yorkaise. The Good Life[7] de Jay McInerney rend compte de la manière dont les tours jumelles chutent sur la vie des personnages d’un de ses romans précédents et la métamorphosent. Dans Terrorist[8], John Updike renverse la perspective et montre l’événement vu à partir de la place et du rôle des terroristes. A travers Falling Man[9], Don DeLillo met en scène des survivants dont les vies basculent après qu’ils sont parvenus à s’arracher de l’horreur. L’ensemble de ces voix, sans pour autant former une génération ou s’inventer une expression littéraire à la faveur du drame, ont élaboré peu à peu une autre représentation de l’événement.

9Celle de Jonathan Safran Foer semble s’affirmer comme particulièrement originale par les perspectives qu’elle ouvre. La critique s’est à ce point exprimée sur la matière littéraire d’Extrêmement fort et incroyablement près (Extremely Loud and Incredibly Close[10]) et son recours à l’image comme artifice postmoderne que nous n’y reviendrons pas. C’est la vie dont il révèle la prolifération par-delà l’hyperterrorisme et l’archimédiatisation qui nous arrêtera ici. Plutôt qu’une plongée dans les affres psychologiques ou sociales suscitées par le choc des “attaques”, Jonathan Safran Foer s’immisce dans le New York post-11-Septembre à travers les yeux du jeune Oskar Schell, dont le père a disparu dans l’une des tours. A première vue, les photos, les raturages et autres surlignages en rouge, les lettres des grands-parents, font attendre un journal intime. Mais il n’en est rien, car pour Oskar, ce qui compte se passe sur l’instant, dans sa vie présente, et pas seulement dans la nostalgie et le pathos de son for intérieur. “Le pire jour”, comme Oskar le nomme, le pousse loin d’une introspection. Ou bien alors celle-ci est totalement ouverte au monde. Un jour, un autre jour de sa vie, Oskar trouve une enveloppe qui contient une clé et sur laquelle est écrit “Black”. Associant l’indice à un patronyme, Oskar se lance à la rencontre des Black de New York. Il se confronte sur son chemin à la diversité des existences qu’il croise et découvre aussi, à travers cette pérégrination, la vie de ses grands-parents, Juifs originaires de Dresde, qu’une autre catastrophe, celle de la barbarie nazie, poussa sur la route et vers des vies hantées comme la sienne par la peur de l’effacement. Pour Oskar, la rencontre du Mr ou de la Mrs Black désigné par l’enveloppe pourra seule lui révéler la vérité sur la disparition de son père. Une vérité qui, sous la forme d’une serrure, correspondra à sa clé. Au fond, nous le savons, la quête d’Oskar est sans fin. Après tout, qu’importe puisque seule compte réellement la quête, c’est-à-dire la vie elle-même en tant que recherche. L’itinérance new-yorkaise et la découverte de la différence se présentent à Oskar comme une manière de tisser sa vie et de s’inventer un devenir : un moyen de dépasser l’absence de l’autre tout en gardant à l’esprit la fatalité de sa mort. Le caractère inédit d’Extrêmement fort et incroyablement près ne tient pas simplement à la multiplicité des points de vue que Jonathan Safran Foer propose sur le réel (mises en abyme et polyphonie sur le sens de l’histoire, la sienne comme celle de ses grands-parents, mais aussi sur celle des catastrophes qui les impactent). Son roman convie le lecteur à un dépassement de soi par l’exploration de la diversité de la nature humaine. Il l’appelle à faire l’expérience du monde en dépassant ses phobies et ses rancœurs pour chercher la clé d’une nouvelle humanité : celle dans laquelle, à l’image d’Oskar, chacun n’est jamais qu’un prototype (Oskar est inventeur, astronome amateur, collectionneur de papillons morts de mort naturelle, francophile, végétalien, etc.) que l’attention de tous doit préserver. Il incarne une manière en somme plus constructive d’être “tous américains” qui sort chaque lecteur du statut de victime télévisuelle et lui permet d’aller audelà de cette crispation iconique qui s’impose à lui comme seul consensus légitime et le prive d’autres formes d’avenir partagé.
Gilles Suzanne

Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Christian Bourgeois, 2002 [11]

10“La préparation du roman”, ainsi s’intitule la série de cours et de séminaires que Roland Barthes donna au Collège de France entre 1978 et 1980. Le roman n’est pour Barthes qu’un terme générique capable d’envelopper ces œuvres ayant trait à une littérature liée par quelques affinités avec le réel. Barthes se met en situation de l’écrire, mais ne l’écrit pas. Il reste dans le conditionnel, à deux pas du possible, dont l’“accomplissement” serait, par réduction absolue et glissement dans le présent, la figure du haïku japonais. Contenir en deux lignes le plus beau tout qui soit : “L’enfant découvert dans le couloir dormait dans un carton, sa tête émergeait comme coupée”, avait-il noté pendant son séjour au Maroc [12] comme un essai de fin, non sans avoir longuement auparavant mis au débat l’excellence “marcellienne” et son épilogue majestueux qui, en trois lignes, à l’issue du Temps retrouvé, balaye du revers de la main une œuvre qui n’a jamais cessé de ne pas s’écrire, une œuvre à faire. Le livre-fleuve de Proust est aussi, comme le souligne merveilleusement Barthes, un livre à faire réduire en acceptant de ne pas tout lire. Les livres, renchérit-il, sont aussi faits pour l’élision et la réduction de leurs mots qu’on rendra invisibles.

11Il est donc, dans l’histoire de la littérature et de l’art, des artistes qui marquèrent leur temps, non pas par la richesse et l’abondance de leur production, mais parce qu’ils concèdent à l’ennui la force et la concision des haïkus. Ainsi, le temps perdu recèle les plus belles essences (“[…] le craquement organique des boiseries […]”, écrit Proust…). Et ce temps perdu est aussi un temps délibérément passé à ne pas faire de l’art, ou tout au plus, le moins possible, un temps consacré à la rétention de l’écriture. Enrique Vila-Matas, dans Bartleby et compagnie, voit dans cette “littérature du refus”, dans ce “labyrinthe de la Négation”, “une tentation d’où part le seul chemin encore ouvert à la création littéraire authentique ; la tentation de s’interroger sur ce qu’est l’écriture et de se demander où elle se trouve, et de rôder autour de son impossibilité, et de dire la vérité quant à la gravité – mais aussi quant au caractère on ne peut plus stimulant – du pronostic que l’on peut porter sur la littérature en cette fin de millénaire”.

12Le livre prend racine dans la nouvelle de Herman Melville Bartleby le scribe[13], dont la vie dévouée à l’écriture réduite à son degré zéro parce que copie, se trouve peu à peu destituée de toute action par la plongée dans un autre conditionnel, encore plus radical que celui de Barthes : “I would prefer not to…” répond immanquablement Bartleby à toute proposition qui lui est faite. La conversion du refus par la préférence d’une négation (“Je préférerais ne pas…”) fonde de façon inaugurale tout le dilemme de la littérature arrêtée, qui se refuse d’établir des choix, d’asseoir des positions ou encore d’affirmer son inaction. Ce conditionnel-là, emprunt d’un scepticisme profondément aporétique, en cela qu’il exprime à la fois l’embarras et la contradiction, conçoit un nouveau mode d’existence et une topologie littéraire qu’on dirait presque purgatoire. Comment l’existence peut-elle s’accommoder de réticences ?

13L’histoire personnelle d’Enrique Vila-Matas présente quelques affinités électives avec ce Bartleby. Vila-Matas, en sympathie intellectuelle avec Marcel Duchamp, Jacques Vaché et Jacques Rigaut en particulier, inaugure son œuvre littéraire par le refus de l’écriture. Il s’astreint à cette ascèse pendant quelques années avant de céder au “désir de jouer un rôle” malgré sa “tendance radicale à la discrétion” (concession warholienne : affectionner le vide tout en acceptant la déception de le remplir) par l’écriture d’un bref roman (Mujer en el espejo contemplando un paisaje [Femme dans le miroir regardant un paysage, 1973]), puis d’Abrégé d’histoire de la littérature portative[14]. Bien plus tard, Vila-Matas rencontre le livre de sa vie, un livre dont on comprend qu’il pourrait être de lui, celui de Jean-Yves Jouannais, Artiste sans œuvres (autre livre emblématique de ces dix – et des brouettes – dernières années sur la question des apparitions impossibles [15]). Vila-Matas explique dans sa préface à la réédition du livre de Jouannais comment par cette rencontre il trouva la formule qu’il cherchait alors à incarner : un artiste dépossédé de sa propre identité, un artiste en “shandy [16]”, un artiste qui n’est plus celui qui écrit, dont le motif est lui-même une série de textes rendus invisibles par la rétention et le retrait de leurs auteurs.

14Vila-Matas écrit, avec Bartleby et Cie, une préparation du roman en figure de haïku telle que Barthes l’aurait définie, de “formes plus modernes et plus occidentales [17]” dont la trame se dessine dans l’intervalle de notations reléguées en bas de page “en commentaire, écrit-il, d’un texte invisible mais non inexistant pour autant [18]”. Il égraine ainsi quatre-vingt-six notes qui s’achèvent avec Tolstoï dans l’obscurité froide d’une formule inachevée, écriture décisivement interrompue par Vila-Matas le 11 août 1999, alors baigné par la lumière bouillante de Canyamel, occultée quelques instants par une éclipse solaire.

15Dans Bartleby et compagnie, on rencontre la fine fleur de la littérature Négative. Felipe Alfau renonce à écrire parce qu’il apprend l’anglais, Hofmannsthal tente d’y mettre un terme, Joseph Joubert passe sa vie à penser à écrire un texte qui préfigure le Coup de dés de Mallarmé sans jamais l’écrire, Arthur Cravan pas une ligne, Duchamp, Rimbaud, Antón Castro, Pepín Bello, bref tous ces auteurs dressent un panthéon de la littérature Négative, tout ça pour aller à l’encontre d’une lecture ordinaire. On s’en rend compte, ce n’est pas chose facile que de faire disparaître la littérature qui foisonne en chacun. Tout au long du récit s’établit à bâtons rompus une correspondance en sourdine avec Derain (figure imaginaire, comme un Jouannais auquel on aurait affublé des instincts de rivalité), un expert en la matière il paraît. Or le narrateur, qui n’est qu’un peu de Vila-Matas, alors moche et bossu, mondain et solitaire, comme il se plaît à mêler l’autobiographique à la fiction (plus encore dans Paris ne finit jamais, récit autobiographique délirant [19]), réfute logiquement toute posture de spécialiste. La meilleure figure qui puisse lui convenir semble être celle d’un amateur qui, en bon professionnel de l’écriture, désamorce toute œuvre qui conspire en lui.

16Il est à ce titre un passage absolument croustillant. C’est la présence fortuite du narrateur, dans un bus sur la Cinquième Avenue de New York, où se trouve également Jerome David Salinger en séduisante compagnie. Salinger, un monarque de la littérature arrêtée, décédé il y a peu. Retrouvera-t-on quelques milliers de pages magistralement gardées secrètes au fond de sa baraque ? Salinger en vieillard dans un bus… La rencontre ne se fait pas, évidemment… “Ne t’en fais pas, […] ne t’en fais pas”, écrit Vila-Matas. Rien de plus, comme une synthèse parfaite du “Je préférerais ne pas”.
Melville a écrit à son ami Hawthorne : “Le non est merveilleux car c’est un centre vide, mais toujours fructueux [20].” Il paraît présomptueux de prétendre que ce livre est un parangon de la littérature de ces dix dernières années, mais il décrit, comme le fit aussi le livre de Jouannais, une façon de vivre et de faire de l’art qui ne se soumet pas aux imprécations productivistes et mondialistes. Oui, le non est merveilleux parce qu’il permet aussi de donner à penser que la plus belle des mutations technologiques qui soit, celle du numérique (en particulier pour l’art), n’est pas la surenchère de la visibilité, mais la rétention et la réduction de la création. La figure de l’artiste, telle qu’on la conçoit depuis la Renaissance, connaît aujourd’hui des mutations profondes, et Vila-Matas nous permet de penser que ses ressources viennent aussi de la dépossession de ses présupposés au profit d’un conditionnel fructueux.
Pierre Baumann[21]

Le roman philosophique de Pierre Le Coz

17Je profite de l’invitation qui m’est faite d’honorer les dix ans de La pensée de midi pour préciser et mettre en perspective l’apport d’une vaste et décisive trilogie, L’Europe et la Profondeur, Traité du même, L’Empire et le Royaume[22], qui prolonge des essais parus dans les années 1980.

18En 1981, le Céline[23] de Philippe Muray, qui précède de quelques années sa volumineuse étude Le xixe Siècle à travers les âges[24], proclame la fin d’un horizon incarné par le marxisme et la psychanalyse, la fin des avant-gardes par conséquent. Philippe Sollers, un des écrivains les plus éclairés et les plus frondeurs de sa génération, avait déjà, en 1977, lors d’une conférence prononcée à Beaubourg, insisté sur la saturation et les limites de l’espace avant-gardiste et sur la nécessité d’opérer un dépassement. Les avant-gardes politiques et esthétiques, en effet, n’ont pas seulement occulté le négatif des idées communautaires que l’art se doit de dévoiler, elles se sont également compromises avec les idéologies du ressentiment. Le “vouloir guérir” devient la névrose religieuse par excellence. En niant la profondeur du mal et le monde déchu révélé par le Dieu biblique, la pensée avant-gardiste s’est livrée à une véritable guerre de religion, d’où souvent, son antisémitisme (de Pound à Genet en passant par Céline) et son anticléricalisme radical. La doctrine de la chute offre ainsi un recours contre les prestiges de l’optimisme révolutionnaire : ne postulet-elle pas l’invariabilité de la nature humaine, vouée sans relâche à la dé - chéance et à la corruption ? Et puis, de renaissances en bonnes nouvelles, de révo lutions réelles ou symboliques en promesses de salut, combien de re -mèdes ces décennies ne nous ont-elles pas prodigués ?

19Dans son numéro de janvier 1982, la revue artpress, que dirigent Catherine Millet et Jacques Henric, proposait un important dossier sous le titre : “Théologie, une idée neuve”, avec notamment des contributions de Georges Duby, de Philippe Nemo, de Jean-Claude Milner et de Jean-Louis Houdebine. L’éditorial répond, encore aujourd’hui, à notre propre actualité :

20“Dans l’enseignement de la philosophie tel qu’il se pratique dans nos lycées, tout se passe comme si l’histoire de la pensée s’arrêtait à Platon pour ne recommencer qu’avec Descartes. Entre-temps, le vide […] A y réfléchir, nous nous trouvons là face à l’un des plus considérables refoulements culturels qu’on puisse imaginer […] Saint Augustin, Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure, Duns Scot sont-ils donc des penseurs à ce point négligeables ? […] On imagine de plus en plus mal une histoire de la littérature qui ignorerait Dante, une histoire de l’art qui oublierait Giotto et les cathédrales ; pourquoi n’en va-t-il pas de même en ce qui concerne l’histoire de la pensée ?”

21Ce sont ces questions, comme celles que pose Jacques Henric dans La Peinture et le mal[25] que prolongent et amplifient les trois épopées philosophiques de Pierre Le Coz.

22Enquêtes et rebondissements à travers la peinture, la littérature, l’histoire et la politique… Pierre Le Coz remonte jusqu’à l’arrivée, la prédiction et le départ du Christ pour nous dévoiler la présence et l’absence du divin en l’homme. Face à la violence sans recours du départ, Noli me tangere, un vide s’est ouvert qui nous expose à tous les vents de l’exil. C’est de cette profondeur inédite que se creuseront les catégories modernes d’espace et de temps.

23“Le « Noli me tangere » du Christ à Madeleine le matin de la Résurrection doit être entendu comme le commandement le plus formel fait par le dieu à ses suivants d’avoir à s’engager dans la profondeur que son départ va ouvrir, de ne pas tenter de le « retenir », lui, dernier corps sacré du monde, dernier centre, dernier temple. Dès lors aussi l’essence du péché change de base : son « fonds » sera désormais la tentation d’accumuler, de stocker tout l’étant pour se prémunir contre le gouffre […] l’argent, le travail, l’économie, l’art en mode kitsch, caractéristiques de nos sociétés, ne disent pas autre chose que ce refus de s’engager dans le gouffre […]”

24En effet, la place vide de Dieu demande toujours à être occupée de nouveau : nouvelles idoles, nouvelles utopies, nouvelles croyances, nouvelles modernités, et pourtant, la fameuse salve d’avenir que toute une génération d’écrivains progressistes nous chantait, et sur tous les tons, ne s’est-elle pas finalement vérifiée devant “l’effondrement des preuves” (René Char [26]) ? Glissements oniriques, portes en trompe l’œil, engagements, religiosité (chez les surréalistes par exemple, la déesse femme/la déesse révolution), l’histoire occidentale c’est aussi cette occupation de l’espace par la totalité hégélienne et par les idéologies criminelles qui s’identifient à la temporalité et à la mondanité.

25Et pourtant, la présence du divin croît à mesure que ce divin se retire. Ce sont le retrait et l’épiclèse qui sauvent de la croyance, jamais la terreur de la promiscuité. Le monde doit-il être envisagé comme site ou comme champ de bataille ? La figure de l’exilé (le Christ) est folie : “Dieu a choisi ce qui est réputé folie aux yeux du monde” (saint Paul [27]). Cette folie est celle de la parole qui s’affirme et se détache, se déploie et se dégage, en parlant. Pour Angelus Silesius, “Dieu ne dit jamais que oui [28]”. Dans les notes précieuses sur Silesius, on lit que le “Ja” allemand est l’anaphore du nom de Dieu en hébreu : Yahvé. Dieu serait du côté de l’affirmation et d’une affirmation qui s’offre au néant qu’elle révèle. Pierre Le Coz montre alors comment dans la peinture (Carpaccio, Vermeer, Greco, Rembrandt, Cézanne…), chez les écrivains (Hölderlin, Shake s peare, Rimbaud, Kafka, Joyce, Proust, Céline…) et parmi les penseurs questionnant notre modernité (Guy Debord, Jean-Claude Michéa…), le christianisme a pu ouvrir la profondeur, c’est-à-dire le gouffre sousjacent au couple Terre et ciel. Ce que l’auteur nomme la perspective métaphysique (celle qui a été inventée par le Quattrocento) accueille le séjour du Christ tout en intégrant son retrait, comme si la mort de Dieu était le moment nécessaire, à travers les arts, à son déploiement. L’espace demeure sacré et en même temps il est une mise en scène d’un retrait du sacré. C’est le Dieu lui-même qui s’enfuit dans le schéma perspectif et qui fait place à l’homme profane.

26A l’homme profane et bien entendu à sa détresse et à son errance. “La mort de Dieu”, qui n’est pas équivalente à son retrait, ne signifie pas que l’agapè passe hors jeu, mais indique le visage moderne de son insistance et de sa fidélité à travers son refoulement. A l’autorité disparue du Dieu enfui s’est substituée une autorité marquée par les illusions mortifères. Le but d’une félicité éternelle dans l’au-delà se change alors en celui du bonheur pour tous icibas. Or il faut laisser ce vide se faire entendre comme vide, sinon l’homme et les arts tombent au rang d’une valeur marchande. Le pillage systématique de la Terre et de ses ressources se multiplie et l’accomplissement du meurtre de Dieu est le meurtre dévoilé dans toute son ampleur, le meurtre de masse que nous connaissons à l’ère de la technique. Dévastation, épuisement des réserves mondiales de matières premières… les sociétés modernes n’ont jamais été plus prospères, remarquait Jan Patocka, et jamais elles n’ont été plus déprimées et misérables. Une vie déchue est une vie qui se croit pleine tandis qu’en vérité, elle se mutile et se vide.

27Le Dieu chrétien s’est dépouillé de sa puissance – pour notre propre salut – et s’il dévoile le monde, il ne le gouverne pas. C’est entendu : le centre est introuvable, le lien rompu. L’homme moderne est sans mémoire et sans dette. Ne reste plus que le présent seul, sans vœu, sans espérance. Faut-il, pour autant, déprécier la portée du Paraclet ? Confondre christianisme et nihilisme ? Le Christ instaure bien une économie d’abondance dans l’acquiescement à l’existence. C’est elle qui devrait nous permettre de tenir debout, au-dessus du gouffre du temps et de l’espace. Et c’est l’artiste qui enregistre et figure ce que le monde feint d’ignorer. Il porte les dieux, le Dieu, la Terre, le ciel et les hommes, et il les porte en leur donnant voix, relief, visage. Il s’agit de supporter le négatif, tel le premier homme au premier jour du mal. Un choc retentissant, un exil, une errance… et il faut se remettre en route, en écrivant ce qu’il en est des illusions, des embellissements et de nos voyages aveugles sur les terres qui nous étaient et qui nous sont toujours promises.

28Si L’Europe et la profondeur parle du Dieu qui se retire, le Traité du même, en s’appuyant notamment sur les œuvres de Philippe K. Dick, insiste sur le Dieu qui se vide. Ce videment sur la Croix inaugure une nouvelle approche de la notion d’être. Et c’est à partir de cette confrontation entre deux conceptions du sujet que se dessine, d’après Pierre Le Coz, un affrontement final – entre L’Empire et le Royaume, objet d’étude du troisième volume.

29“Ce dont on peut être déjà sûr et convaincu, c’est que désormais, partout où il y a affrontement, violence, usure, fatigue et souffrance, il y a aussi rivalité, d’essence ontologico-théologique, entre l’Empire et le Royaume [29].”

30Le Christ ne nous avait-il pas prévenu ? “Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre [30].” Pierre Le Coz souligne alors que ce trait guerrier de l’époque moderne, l’irréconciabilité avérée de l’Empire et du Royaume, paradoxalement, c’est au Dieu de douceur que nous le devons.
Ainsi, les Béatitudes constituent la seule philosophie politique du Royaume, la seule à pouvoir s’opposer efficacement à celle, moderne, qui a été inaugurée par la pensée de Machiavel.
On ne se délivre du mal que par une connaissance du mal et par un retournement, celui de la pratique de l’humilité, voilà une des grandes leçons à tirer des essais de Pierre Le Coz, qui tous, en questionnant la révélation biblique, font événement à une époque de dévastation et d’attente.
Pascal Boulanger[31]

La fabrique d’une sédition

31Les temps les plus sombres n’ont pas toujours la teinte obscure du ciel de tempête ou des pénombres millénaristes. Ils peuvent avoir aussi, comme aujourd’hui, les éclats trompeurs du clinquant technolibéral et de la transparence communicante. Impuissance cristalline, désenchantement fluorescent. Et nombreux, trop nombreux sont alors ceux que ces mauvais jours, clairs ou ombreux, incitent surtout à la mélancolie des fins du monde et à la bonne vieille esthétique du désastre : se mirer dans l’impossible, diluer ses forces dans un défaitisme éclairé – laissant tout le champ libre à la puissance officielle, aux conquêtes de la réaction et, supposément “en face”, aux petits calculs du changement “réaliste” et de la critique “constructive”. Rares au contraire, beaucoup plus rares sont ceux qui y puisent la joie rageuse d’une insoumission en acte, l’enthousiasme contagieux d’une fabrique de devenirs. C’est bien à ceux-là, à leur comité invisible, à leur parti imaginaire, que s’adressent depuis plus de dix ans, leur fournissant des armes en formes de petits livres portatifs, les éditions La Fabrique, créées par Eric Hazan dans la France de Jospin, avant d’atteindre leur pleine puissance dans la France de Sarkozy. Cette fabrique-là est une triple anomalie au pays des intellectuels inféodés, des militants encartés et des héritiers germanopratins du mythe de Gutenberg. Elle ne se complaît, de fait, ni dans le fantasme de l’intellectuel engagé, celui qui dérobe la parole et s’accapare les médias, ni dans le chantage stratégique à l’organisation et à la politique officielle, ni même, trop libre pour vouer un culte aux armes de papier, dans le rêve du livre performatif, le rêve qu’on nous ressasse, de Voltaire à Zola et de Sartre à Camus, de ces mots englobants qui parviendraient à eux seuls, à force de ductilité, à bouleverser l’ordre inique dominant.

32Sous cette couverture sobre aux titres encadrés désormais familière, paraissent en septembre 1998 deux premiers livres signés de Jacques Rancière, Au bord du politique, et d’Alain Brossat, Le Corps de l’ennemi. Tandis que les éditions Raisons d’agir, créées l’année précédente par Pierre Bourdieu et quelques pionniers du même acabit imposent sur le marché du livre français des petits essais de combat sérieux et démonstratifs, on serait tenté d’inscrire alors cette jeune fabrique dans un même ensemble balbutiant, dans une famille inédite, dans un paysage nouveau, comme aiment à le répéter les journalistes naturalistes. On se trompe, en partie du moins, à la mesure d’une méfiance rieuse, celle qu’entretiennent depuis toujours Eric Hazan et ses amis à l’endroit des classements, des transversales hâtives, du souci fédérateur d’une certaine gauche critique, alors comme aujourd’hui. Dix ans après cette naissance discrète, suivie par quelques livres polémiques qui achèvent d’isoler en France la nouvelle fabrique, celle-ci se retrouve à son corps (politique) défendant sous les feux de la rampe pour avoir été placée fin 2008, avec neuf jeunes arrêtés dans leur ferme collective de Tarnac, sous les néons d’interrogatoire de la sous-direction antiterroriste (SDAT) du ministère de l’Intérieur. Preuve qu’une fabrique de simples papiers peut être ennemi d’Etat, l’unique motif permettant d’inculper à grand bruit de visées terroristes cette poignée d’autonomes – en l’absence d’autre preuve – est en effet un livre publié par La Fabrique, L’Insurrection qui vient, coupable de n’avoir pas d’auteur étiquetable et d’avoir troqué la critique abstraite contre l’appel aux armes, et aux “communes”. Ce livre qui insupporte les réalistes et les réformateurs de tout poil doit sa fortune considérable, des deux côtés de l’Atlantique, à la publicité que lui apporte la droite dure en le brandissant comme la plus diabolique des menaces du moment, ainsi que le font en France Michèle Alliot-Marie et ses sbires, mais aussi aux Etats-Unis, une fois le livre traduit, les chroniqueurs néoconservateurs de Fox News et du Wall Street Journal. Détenus plusieurs semaines et interrogés sans fin, suivis partout et épinglés en dangereux réfractaires, soutenus tout du long par Eric Hazan et sa fabrique, les jeunes en question, au premier chef leur “leader” supposé, Julien Coupat, deviennent la coqueluche des médias français, après avoir été aussi suspects à leurs yeux qu’à ceux de la police antiterroriste. Mais pour montrer alors que le livre incriminé, avec son absence d’auteur, n’est ni le bréviaire de quelques illuminés ni, comme le voudraient ses fans de la grande presse, un petit jeu poétique sur “l’empire” et “la révolution”, La Fabrique republie dans la foulée les articles de Tiqqun, un collectif et une revue des années 1999-2001 qui ne sont pas sans lien avec le petit groupe qui fait désormais les manchettes nationales : constance, cohérence, résolution. La révolte, dans ces pages, n’est ni une pose ni un objet de salon, ni une morale ni une enfance de l’histoire : elle sera logique ou ne sera pas.

33Pourtant, La Fabrique n’est en rien réductible à ce best-seller paradoxal. Pratiquant l’écart systématique, les feux croisés et le principe de la “boîte à outils” théorique (ainsi que Michel Foucault et Gilles Deleuze définissaient l’intellectuel en 1972), cette fabrique inclassable est à l’image de son fondateur, et de son itinéraire aussi multiple que conséquent : Eric Hazan fut chirurgien, s’engagea dans le Secours rouge au service médical des Palestiniens, devint éditeur d’art aux éditions du même nom, avant de réinventer Paris en un livre magistral (L’Invention de Paris[32]), dans lequel la ville-lumière du baron Haussmann et du modernisateur Pompidou est avant tout le sédiment de toutes les luttes historiques. Aujourd’hui il est aussi bien le diariste enflammé de l’occupation des territoires palestiniens que du néoféodalisme sarkozien. Sa certitude, que n’ont pu que renforcer douze ans d’ostracisme par la grande presse et les intellectuels officiels, est qu’en l’état, l’édition, la critique et ce qu’on persiste à nommer le débat public relèvent autant de la police que de la publicité, les deux s’avérant moins dissociables que jamais : la critique comme consentement et népotisme, l’édition comme entente cordiale et cabinet de tendances, les joutes intellectuelles comme compromission et docilité bruyante, et les organisations pérennes, partis ou clubs, comme machines à détruire les autonomies. Or avec la police comme avec la publicité, martèle Hazan, il n’est d’autre choix que d’être en guerre – à moins d’être de leur côté. Une intransigeance, volontiers provocatrice mais jamais ostentatoire, sûre de son fait jusqu’à l’excès, qui rompt en tout cas avec toutes les tactiques éditoriales et les éthiques de la discussion dont s’enorgueillit la rive gauche depuis que le monde est monde. Car la liberté dont se réclame cette Fabrique-là est moins celle de l’Etat dit “de droit” que celle de Jean-Paul Marat, telle qu’il la posait clairement en pleine Révolution française dans Les Chaînes de l’esclavage : “Tout est perdu quand le peuple devient de sang-froid et que, sans s’inquiéter de la conservation de ses droits, il ne prend plus de part aux affaires : au lieu qu’on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la sédition.”
Contre la confiscation instituée de la parole, la règle de La Fabrique est de la redonner à ceux et celles qu’on doit entendre : les filles voilées, les Palestiniens, les autonomes, les sans-papiers, les ouvriers du xixe siècle… L’objectif est double, dans les termes d’Hazan : “Hâter la décomposition du capitalisme décadent et éviter de répéter les erreurs du passé le jour où le couvercle aura sauté.” Rien de moins. Même si l’on ne saurait identifier cette inassignable fabrique aux corps théoriques charnus de ses deux philosophes les plus fameux, Alain Badiou et Jacques Rancière, La Fabrique partage avec eux une certitude, qui surdétermine sa geste éditoriale et son geste de lutte : que tout ce qui semble impossible depuis si longtemps peut soudain être possible demain matin, que l’événement comme vérité et comme rupture de l’ordre policier (et non comme fatalisme messianique d’un coup de force sans sujet) vient toujours briser le cycle des (re)productions, et qu’inventer aujourd’hui des formes de vie en rupture, comme s’y consacrent les jeunes de Tarnac ou les plus modestes témoins de la Cimade, est le seul moyen de se préparer à la révolution – une vieille lune qui n’est ni science ni échec rétrospectif, comme nous le répètent doctement les historiens, mais elle-même pure fabrique de devenirs. “On sait bien que les révolutions ont échoué, ça n’a jamais empêché les gens de devenir révolutionnaires”, concluait sobrement Gilles Deleuze au milieu du désert des années 1980. Dans cette logique, la lutte est d’abord un affect, la politique une affaire de sentiments, et les liens collectifs une histoire d’amitiés de barricades plus que de hiérarchie et d’organisation. On est ici plus proche de Benjamin que de Trotski, et du blanquisme échevelé que du marxisme orthodoxe : affection in situ plus qu’adhésion docile, autonomie en acte plutôt que moutonnage anticapitaliste.
D’où la diversité si cohérente des interventions de La Fabrique : Charles Fourier pour défendre une enfance majeure, André Schiffrin contre le contrôle démocratique de la parole, Norman G. Finkelstein sur l’holocauste en tant qu’industrie de la mémoire, Enzo Traverso sur la vaste généalogie européenne de la violence nazie, Slavoj Zizek sur Mao et l’efficace politique de la contradiction, de jeunes universitaires postcoloniaux pour dévoiler une République mise à nu par son immigration même, des intellectuels israéliens et palestiniens sur la réalité si mal connue de l’occupation et de la résistance, ou encore Jacques Rancière, toujours fidèle à La Fabrique, pour émanciper le spectateur de deux mille ans de mépris envers les naïvetés du regard ou bien pour faire du “partage du sensible” le principe politique d’une reconfiguration des possibles – sans oublier l’exhumation des grands anciens et du présent de leurs combats, de Marx à Heinrich Heine et de Robespierre à Hugo. Repoussant d’un même sourire l’intellectualisme d’une élite de clercs et l’anti-intellectualisme d’un refus sans mémoire, Eric Hazan redonne au livre ses lettres de noblesse, celles qui lui confèrent un usage plutôt qu’une fonction sacrale : pour quoi faire, comment faire, avec qui, contre qui. Le comité n’est pas encore visible, mais il se fabrique la plus redoutable des bibliothèques.
François Cusset[33]

Cormac McCarthy, La Route, L’Olivier, 2008 [34]

34Comparer On the Road de Jack Kerouac et The Road de Cormac McCarthy, publiés à un demi-siècle de distance, rendrait sensible une métamorphose possible de l’imaginaire américain, voire, sur le plan anthropologique, une évolution de la sensibilité de cette culture. On the Road était une épopée de la naissance et de l’éveil. “J’allais entendre l’appel d’une vie neuve, voir un horizon neuf, me fier à tout ça en pleine jeunesse”, écrivait Kerouac. The Road est une épopée de la survie dans la mort, une Odyssée sans Ithaque après que l’apocalypse nucléaire a eu lieu : un père et son fils errent sur une route, ils poussent un Caddie rempli de breloques glanées en chemin. Leur horizon ? Il n’y a plus d’horizon, chaque jour est à lui-même son propre horizon. “Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux”, écrit McCarthy. “Le lendemain ne savait même pas qu’ils existaient.” D’un titre à l’autre, la différence tenait en une simple préposition, “on”, autrement dit, “sur” et mieux encore “en marche” (comme dans le couple on/off), c’est-à-dire “en vie”. Deux lettres pour signifier la proximité, mais aussi la distance vertigineuse qui sépare la vie et la survie. Et deux livres pour dire le passage de l’espoir au désespoir.

35La Route pourrait relever des angoisses qui accompagnent le passage d’un millénaire à l’autre, il y a des précédents, et le calendrier nous y invite. On y verra toutefois avec beaucoup plus de justesse le signe d’une gravité consécutive à la perte d’une certaine innocence. Bien au-delà du 11-Septembre – même si la couleur de cendre et la lumière grise où baigne ce roman ne sont pas sans évoquer cet événement –, il y a là, poussé à une situation extrême, un imaginaire de l’épuisement, de l’impasse et de la fin qui, pour être récurrent dans l’histoire humaine, n’en est pas moins une composante déterminante de la pensée de notre temps, et pas simplement de la pensée américaine. Que La Route soit une parabole qui rappelle à elle de grands textes archaïques, c’est une évidence lyrique. Mais il s’agit avant tout d’un roman âpre, doué d’une puissance d’évocation picturale dans les paysages de la catastrophe qui n’a d’égale que la force de déflagration de son laconisme. Minimum de forme, maximum d’intensité. C’est une loi de la biologie, et c’est le juste axiome esthétique d’un roman explorant cette infime différence qui confère à l’humanité sa singularité résiduelle, quand elle est corsetée dans les exigences essentielles de la biologie : manger, respirer, survivre.

36Car il n’y a rien d’autre dans ce roman. Une litanie de jours semblables sur une route en direction d’un sud hypothétique, afin d’échapper au “froid tournoyant sans répit autour de la Terre intestat”. Une succession de campagnes calcinées et de villes détruites, une nature déjà morte, des maisons en cendre, fouillées pour quelques champignons, une ultime boîte de conserve, une couverture ou des hardes dont envelopper ses chaussures. La pénombre, même le jour, et la nuit, “un noir à se crever le tympan à force d’écouter”. Et puis le guet de tous les instants pour échapper aux hordes barbares dont les derniers haillons hantent ces parages lugubres, en proie aux chasses les plus infectes.

37Alors que reste-t-il quand il ne reste rien ? La nécessité de continuer malgré tout, “une ultime entreprise à l’orée du monde. Une chose presque inexplicable. Et qui l’était.” Mais ce “presque” désigne justement la route, en fait un très étroit chemin, où l’humanité qui chemine peut préserver sa différence. C’est une chose infime, recluse de mutité, et c’est l’invisible filigrane qui donne à ces pages leur mobile, et à ces deux êtres, leur énergie de poursuivre le chemin : un père, le seul des deux personnages à conserver la mémoire du temps qui précéda l’apocalypse, doit la vie à son fils, en vertu d’une solidarité indissoluble où, gardien de l’enfant, il reçoit de celui-ci sa raison d’être ; la reçoit des yeux de l’enfant “qui le regardait d’on ne sait quel inconcevable avenir, étincelant dans ce désert comme un tabernacle”. Chaque jour gagné dans La Route est un mystère, au sens religieux de ce terme, autrement dit, c’est un culte où la vie réduite à l’insignifiance, est célébrée dans son obscure signification, même quand de très précaires techniques de survie lui servent de rituel et que deux êtres affamés en sont les officiants sans témoin. Simple résistance instinctive de la vie ? Pas seulement. Car la vie s’accroche en s’encombrant encore – maintenant que plus rien n’est possible ou que tout l’est (“rien” et “tout” ont sombré dans la même indistinction) – de quelques interdits. La vie se distingue de la survie par l’idée qu’elle peut, à ce prix, conserver d’ellemême. Un reste de civilisation est sauvegardé ici comme le plus précieux des feux, et dans ses pages sombres, comme l’embryon d’un improbable avenir.

38Réflexion sur le soin et sur la transmission, La Route ne craint donc pas d’être une méditation morale. Couronné par le prix Pulitzer, à la suite de tant d’autres prix prestigieux qui accompagnent la carrière de Cormac McCarthy, ce roman fut aussi un immense succès public. De quoi se réjouir pour la littérature. Et de quoi imaginer que, au fond de ses ténèbres, une certaine idée de “l’humanité de l’homme” fut partagée.
Renaud Ego[35]

Edouard Levé, ou l’attrait du vide

39Nul besoin de tergiverser. En termes de retour sur les productions récentes, une disparition résonne à nos yeux, entre toutes, d’un vacarme plus grand : il s’agit d’Edouard Levé, mort en octobre 2007 à l’âge de quarante-deux ans, alors qu’il venait de confier à son éditeur, quelques jours auparavant, son dernier manuscrit, emblématiquement intitulé Suicide.

40C’est sur l’ensemble de l’œuvre de cet écrivain et photographe français, à la beauté en gel, qu’il nous faudrait revenir, même trop brièvement, tant elle condense élégamment toutes sortes de préoccupations résolument contemporaines, des médias à la fiction, du registre conceptuel à celui de l’onirisme. Ce sont ses fameuses séries photographiques, criantes d’inexpressivité, qui occupent pour longtemps nos crânes. En partisan du neutre, Levé retranscrivit et explora sans fioritures, dans un langage à l’impact d’autant plus fort qu’il s’appliquait à déshydrater les affects. C’est ainsi que l’artiste traverse d’un bout à l’autre le petit village d’Angoisse[36], en Dordogne, en un itinéraire d’images propices à toutes les projections, venant littéraliser un climat mental avec les atours de l’ironie. Les fabuleuses Angoisse de nuit, puis Sortie d’Angoisse montrent les panneaux d’entrée et de sortie du bourg, nous plongeant dans un songe inquiétant mais comme aplati. A rebours de tout lyrisme, donc.

41Il y a quelque chose de Houellebecq dans ses clichés pornographiques [37], où les orgies se déclinent en costume, avec des personnages aussi obscènes qu’indifférents à ce qui leur arrive. Machinalement, ils enchaînent les positions sexuelles les plus archétypales dans leurs tenues impeccables, fraîchement repassées, avec un hygiénisme de cols serrés qui sent le poids persistant de l’entreprise. C’est le tour de force de Levé que de parvenir à troubler par tant de distance. Les protocoles qui donnent lieu à ses Reconstitutions[38], infiniment détachés, ont un goût d’insomnie. Les figurants somnambules y rejouent, placides et en studio, des images de presse comme autant d’abstraits rituels. Rien ne les distingue : ils sont interchangeables. Dans Œuvres[39], son premier ouvrage, l’artiste s’appliquait à décrire 533 propositions artistiques, chacune numérotée : un musée de cire à l’effigie d’inconnus, choisis au hasard dans l’annuaire, un blouson cousu en vache folle, un planisphère subjectif ne faisant apparaître que les contrées visitées par son auteur. Chaque fois des images mentales plus ou moins précises se trouvent recomposées par le lecteur, témoignant d’une succession de possibles à activer. Œuvres en annonce certaines, effectives, celles-ci.

42Parmi elles, le jeu des mots se poursuit à travers Homonymes[40], où l’autre André Breton, l’autre Eugène Delacroix, l’autre Yves Klein, contactés par téléphone, viennent prendre la pose en plan serré. Le résultat laisse un sentiment d’étrangeté, celui d’un dédoublement, d’une non-coïncidence pourtant directement tirée du réel le plus trivial. Un glissement s’opère, où l’identité des personnalités renommées flotte sur les figures d’anonymes. Levé prolonge cette expérience avec Amérique, en 2006. Il se rend aux Etats-Unis pour photographier des villes doublons, avatars de cités mondialement connues : l’entrée de Paris devient une bourgade désertique, on croise un jeune skateur stylé sur un parking de Calcutta, tandis qu’un monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale, à Berlin, porte essentiellement des noms anglophones… Ce pourrait être ailleurs, pas tout à fait ici, et les correspondances ressurgissent du décalage lui-même, perturbantes et drôles.
Quant à Suicide[41], ce long monologue écrit à la deuxième personne, portrait fragmenté d’un jeune ami mort des années plus tôt, il se lit en silence, presque avec recueillement. L’attrait du vide y est dit en phrases courtes et en mots simples, avec une rare éloquence. Et ce sont moins les détails sordides que l’application à retranscrire les aléas d’une vie courte et singulière, son potentiel insupportable, l’omniprésence obsessive qu’une telle absence génère, qui vous marquent durablement de leur clarté nocturne. L’histoire lucide d’une déchéance, d’une inadaptation chronique qui connaît pourtant des moments de grâce, finit peu à peu, irrémédiablement, par ressembler à son auteur. Levé y restitue en testament une succession de bribes d’existence, par petites sommes aléatoires : les vacances imaginaires, les discordances et les promenades exténuées, l’inassouvissement, ses handicaps tenaces, les observations solitaires, la mémoire lacunaire et les occupations inutiles, conjurations de l’ennui, la fascination pour le dénuement, les ironies du sort qui rient à sa place, l’artifice médicamenteux qui achève de consumer, puis enfin le geste ultime, aussi brutal que cohérent. Une nuit en Provence, alors que le défunt se lance dans l’escalade de l’enceinte d’un cimetière, il perçoit l’obstination absurde de son geste : la porte, en fait, était ouverte.
Charlotte Serrus[42]

Jude Stéfan, Génitifs ; La Muse province ; Les Commourants ; Que ne suis-je Catulle en ces presque 80 poèmes, Gallimard, 2001 ; 2002 ; Argol, 2008 ; Gallimard, 2010

43Vivant en province, à l’écart de la société littéraire, longtemps enseignant de français, de latin et de grec au lycée de Bernay, né en 1930, Jude Stéfan n’a jamais eu de monnaie d’échange dans les allées de la carrière et les réseaux du pouvoir. Si cet isolement a sous-tendu une indépendance certaine, il s’est également accompagné d’un regrettable déficit de notoriété. Paradoxalement, c’est pourtant lui que les revues de toute obédience s’arrachent depuis longtemps. Fait d’autant plus singulier qu’il est impossible d’inscrire son œuvre, si originale, dans un courant ou, pire, dans une mode repérable.

44L’œuvre a été notoirement placée sous l’emblème d’un nom de plume qui surimpressionne tout à la fois un titre de Thomas Hardy (Jude l’obscur), un autre de James Joyce (Stephen le héros) et un verbe en vieil anglais que le poète commente en ces termes : “En vieil anglais steorfan veut dire mourir/ et si j’en retranche l’or/ reste ma vie terne.” C’est dire combien une volonté d’inscrire l’œuvre au sein de la littérature opère.

45En harmonie avec ce glissement, qu’on pourrait qualifier d’emblématique ou d’héraldique, il est naturel qu’une biographie imaginaire prenne le pas sur le vécu attesté voué à créer une généalogie engagée dans une littérarité exigeante. Le moi poétique qui transparaît de-ci de-là gravite autour d’une ville et d’une région frontalière, celles de Trieste, de la Carniole, autrement dit d’un port souvent identifié à une tradition moderne de la littérature, situé à la rencontre de tous les mondes européens : de l’Ouest, de l’Est, de la Mitteleuropa et de la Méditerranée.

46Poésie dans la poésie, fiction dans la fiction, le lieu s’accompagne d’une présence féminine foisonnante marquante, celle d’une mère, de sœurs aimées et d’une nurse anglaise. Comme celle de Borges, l’œuvre entend se présenter en son sein comme issue de l’histoire littéraire. Ce qui n’est évidemment pas sans implications sur le langage poétique mis en œuvre, si difficile à définir parce qu’il échappe aux catégories historicistes binaires qui opposent de façon peu ou prou manichéenne ou mécanique tradition et modernité. Ainsi, dans les vers de Jude Stéfan, nous rencontrons aussi bien des néologismes expressifs, mais comme dépourvus de la rugosité à laquelle nous ont habitué les avant- ou les arrière-gardes (“encharné”, “érotisé” “s’enrixent”, “rien plus”, “mortalisé”, “votard”, etc.), que des mots issus de la tradition poétique coulés dans une syntaxe qui inclut volontiers les onomatopées, l’oralité, l’argot, mais aussi le désuet ou un lexique rare, emprunté au langage littéraire, scientifique ou spécialisé. Le poète fait de ce spectre particulièrement ample une poétique. Il faudrait citer au moins une fois tous les mots du dictionnaire, déclare-t-il. Une érotique du mot conjuguant passé et présent de la langue se superpose à une érotique des corps.

47Ce langage bigarré et pourtant unitaire semble en outre s’aimanter et précipiter en poésie selon une logique de l’association des mots par assonances et allitérations. Agencés alors par une très fine articulation euphonique, des rapprochements inattendus de réalités généralement incompatibles renouvellent poème après poème la figure de l’enjambement. Un inventaire disparate constitue presque toujours le contenu du poème finissant, de notations éparses en notations décontextualisées, par converger vers un même centre aveugle dont la résonance symbolique est d’autant plus forte qu’elle s’avère plus délicatement posée et comme incidemment.

48Avec une sensualité souvent parée d’un érotisme d’une grande crudité et un désespoir irrémédiable, Jude Stéfan chante la rencontre des corps, la mort certaine sous un ciel vide. Et l’horreur que lui inspirent les religions monothéistes. Au moyen de ce qui peut apparaître comme un petit nombre de thèmes, est obtenue une vaste composition modulée selon des accents et des tonalités contrastées au gré du déhanché des vers. La vision est tragique, le sentiment stoïque, l’affect omniprésent. La temporalité déployée par un univers ainsi conçu se fonde sur une violente contraction. Au point qu’entre naissance et mort, il n’est pour ainsi dire place que pour des étreintes fugaces, la déréliction et le vide comme antichambres de la mort. La poésie naît de cette étroitesse partout relevée. Et Weidmann, le dernier condamné à mort exécuté en public en France, devient une allégorie de la condition humaine.

49La spatialité des poèmes nous confronte à une typographie qui mime tout à la fois le déchiré, l’écartelé et la suture pour aligner à l’occasion les vers comme dans une liste implicite dramatiquement éboulée vers son dernier terme.

50Un langage récapitulatif réalise une synthèse aussi spontanée que colorée entre passé et présent du langage poétique, faisant fi de toute prétendue clôture spatio-temporelle. Deux mots rapprochés, pour hétérogènes qu’ils puissent apparaître, finissent par tenir un seul et même discours symbolique. Telle est la découverte infiniment illustrée par Jude Stéfan et quelques autres.

51Son approche inactuelle du langage finit par en analyser les ressorts, les ressources et l’impact. Un renouvellement est ainsi produit. Les langages séparés du genre poétique tels qu’ils ont été codifiés par l’histoire de la poésie se découvrent soudainement des complicités inattendues. Ce qui était conçu comme successif selon les schémas linéaires et progressistes des historicistes, devient contigu comme collage et syntaxe tangible avérés de vocables à l’évidence hétérogènes.

52Un rajeunissement de la tradition poétique est le résultat de cette conception généalogique de la poésie faite sienne par Jude Stéfan. La verticalité d’une tradition se change en horizontalité. Les âges stylistiques convergent plus qu’ils ne divergent. Leur complicité est symbolique plutôt que platement rhétorique.

53Recoudre les lambeaux de la tradition à la tradition de la modernité brise le carcan étouffant des conventions poétiques pour créer un espace stylistique d’une liberté aussi intense que suggestive.
Philippe di Meo[43]

LOIN WEIMAR
ach Berlin (berline) Mutilés
tonnes de ferrailles
flagrantes Ruines
enlaidies de géraniums
un demi-siècle
et tout est effacé
cabarets et refrains
seuls Tes poètes dirent vrai
Meh-ring-elnatz
Vivants et Cadavres
se croisent et sourient
suie lèpres et loques Filles
balançant leur sac
Mannequins aux longs cils
Rouille et Néant règnent
sous l’œil de nos dieux infernaux
Belzébuth Bélial
Seigneur du fumier ou Vaut-rien
les chassés du Bien !
(Poème extrait de Que ne suis-je Catulle en ces presque 80 poèmes, Gallimard, 2010.)

François Jullien, La Philosophie inquiétée par la pensée chinoise, Le Seuil, 2009

54L’ouvrage comme somme. Le Seuil ne publie pas le dernier opus de François Jullien, il sort une anthologie des œuvres dudit, réunissant sept de ses ouvrages (pour la plupart postérieurs à 2000) et quelques boni. Mille quatre cents pages : avis aux gourmets gourmands, donc. Depuis 1979, l’auteur n’a de cesse de nous faire appréhender une pensée construite sur des présupposés philosophiques tout autres, où nos concepts les plus fondamentaux brillent par leur absence (“quelque chose”, “être”, “Dieu”, le “droit”, etc.), au profit de notions idiotiques, intraduisibles et qui n’ont aucune dignité théorétique par chez nous : le wen, valeur allusive ; le li, principe de régulation ; le qi, le souffle-énergie ; xiang, image et phénomène ; et tant d’autres qui ne se laissent qu’approcher… A chaque épisode, Jullien nous donne à sentir une notion, un thème, un écart entre nos pensées. L’entreprise est programmatiquement sans fin. Filet de plus en plus étendu, au maillage de plus en plus ténu, il laissera toujours échapper une profondeur de la pensée chinoise (la pensée écrite en chinois). Chaque ouvrage propose une porte d’entrée singulière qui figure l’autre de cette pensée, la montre sous tous les angles à défaut de pouvoir la toucher du doigt. Le lecteur curieux n’a donc que l’embarras du choix, selon que sa pente le pousse plus naturellement vers : un art de la guerre (Traité de l’efficacité), un traité d’éthique (Fonder la morale), des polémiques biographiques (Chemin faisant), un peu d’histoire de l’art (Le Nu impossible), un essai philosophique (Le Détour et l’Accès), une exégèse poétique (La Chaîne et la Trame), une approche esthétique (Eloge de la fadeur), un propos sur la peinture (La grande image n’a pas de forme), une étude métaphysique (Du temps), un essai de morale (Du mal et du négatif), etc. La pensée de Jullien s’organise en réseau. Lui donner ici un écho est une gageure dont on sait par avance l’échec : on ne rend pas grâce à la finesse d’un motif esquissé au pinceau en maniant un burin. On l’esquinte et le caricature. Vous voilà avertis.

55Les mots du sinologue. La méthode de Jullien est philologique : il étudie, dans le texte, les grands classiques chinois ; et, respectant les traditions et les chronologies, tente de nous transmettre certaines notions clés. Le sinologue est un passeur qui, pour éviter tout malentendu, trouve dans la langue française des mots simples et communs, qu’il emplit d’un sens philosophique. Ainsi de la fadeur, de la propension, de la disponibilité. Et de proche en proche, réussir à poser quelques jalons qui bordent la pensée chinoise : il n’y a pas d’événements, mais des “transformations silencieuses” ; le “sage” ne doute ni ne s’étonne, il étudie, sans parti pris, sans thèse, ne donnant aucune prise à la polémique ; le discours ne cherche pas à dire le “ceci” des choses, mais à évoquer “l’ainsi” d’un procès ; la pensée chinoise n’explique pas, elle élucide les conditions de la cohérence des choses…

56Le philosophe du dehors. Le détour par la Chine est, pour le philosophe, l’occasion d’un retour sur la pensée grecque. Une façon de trouver un point d’appui en dehors de notre pensée, pour observer ce qui la fonde et le porter en pleine lumière. C’est ce décalage qui permet de voir, saillant, l’impensé de notre pensée occidentale. Refusant l’ethnocentrisme autant que l’exotisme, le philosophe garde à distance chacune des deux pensées : éclairant l’une par l’autre, analysant les contrastes, il élabore l’une en déconstruisant l’autre. Chaque système philosophique a son implicite : la pensée a “pris un pli”, que l’on ne peut examiner que du dehors. La Chine représente moins l’autre qu’une “hétérotopie”, un lieu à la fois extérieur et tout aussi plié, d’où l’observation est faisable. Le sinologue pose ainsi les linéaments d’une métaphilosophie en découvrant d’autres modes possibles de cohérence, d’autres “intelligibilités” (ses écrits récents marquent cette volonté de déconstruire le “précatégorisé” de notre pensée).

57L’auteur et son œuvre. François Jullien écrit des livres. Ne riez pas ! Ce n’est pas si fréquent. La pensée se présente de nos jours très souvent sous forme d’opuscules, de recueils d’articles, d’ouvrages collectifs. Elle y est morcelée, refusant de se ressaisir, de se fonder en explicitant ses assises, de se déployer en poussant à leurs termes ses hypothèses ou ses trouvailles. Jullien prend le temps, livre après livre, de construire des objets finis, ciselés, structurés. Une pensée-mosaïque a nombre de charmes, mais une pensée-peinture : quel ravissement !

58François Jullien écrit bien. Sa plume est sobre et d’une clarté diaphane. Il y a les livres de philo où l’on ne comprend pas les phrases, il y a ceux où l’on ne voit pas le sens, il y a ceux où le sens semble s’échapper dès que le livre se ferme (impossible de raconter “de quoi ça parle”), enfin il y a ceux qui continuent de rai(é)sonner en nous bien après la lecture. Les livres de Jullien sont de cette dernière sorte. Sa pensée est de celle qui se donne et qui se peut transmettre. Certes, toute pensée tient dans ses mots : ceux-ci s’engrènent et s’appellent – en rater un, et l’édifice s’effondre ; en changer un, et le sens bifurque. Mais elle peut, dans le même mouvement, avoir la générosité de se laisser amadouer et transcrire (au prix de force viols, incongruités et amalgames – ces lignes le démontrent). L’intelligence de Jullien est de cette sorte : penser la circulation et laisser circuler la pensée.

59François Jullien a le souci de se faire comprendre. Il n’hésite d’ailleurs pas, dans certains ouvrages, à accompagner son texte de balises en marge. Quelques mots qui viennent condenser le discours en regard, qui viennent moins résumer un paragraphe qu’expliciter l’élaboration de son questionnement. Ils permettent d’apprécier – leçon de première importance – non plus ce qu’il dit, mais ce qu’il fait.

60Chinoiseries. Les éloges funèbres, seuls, sont sans nuages. S’il est permis de relever quelque ombre au tableau, l’on pourrait dire…

61… que la pensée duale est d’un emploi fécond, sans doute le seul possible, mais parfois un peu attendu. La démarche use souvent de la forme alternative ou des oppositions : “étalé et caché”, “regard ou recueillement”, “de l’énigme à l’ornière”, “ni autre, ni soi”. Toujours l’entre-deux…

62… que la pensée est subtile (wei). Très. Chaque livre vise moins à traiter de front une notion qu’à l’encercler au plus près, en variant infinitésimalement les points de vue. Les mailles se resserrent dans un discours qui se décline et s’affine, se concentre et se distille ; mais jamais ne s’échappe, ni ne se dédit. On progresse moins qu’on ne creuse. Il faut aimer les nuances, quoi !…

63… que cela ne nous dit rien de la pensée des Chinois d’aujourd’hui ! Voire ! François Jullien ne toucherait sans doute pas plus les jeunes Chinois surmédiatisés que L’Ethique à Nicomaque n’est convoquée pour résoudre les problèmes de nos banlieues. Mais les structures sociale et politique de la Chine, la forme invisible de leur expansionnisme, doivent pouvoir se refléter dans le miroir qu’il nous tend [44].
“Il faut trouver la voie”, martèle Didi, fils du vénérable Wang Jen-Ghié, flanqué de son sabre nu, à un Tintin qui a bien raison d’être inquiet. Pour notre bonheur, François Jullien a trouvé la sienne. De son poste avancé, il nous en montre une nôtre : celle qui mène à la pensée chinoise, celle qui laissant affleurer cette pensée du dehors vient inquiéter notre pensée du dedans. Il n’en manque plus qu’une pour parachever le dialogue : celle que la Chine nous indiquera quand son François Jullien à elle viendra nous expliquer nos concepts avec ses mots, et éclairer ce qui, en nous, l’inquiétera…
Pascal Krajewski[45]

François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, 2002

64La parution de l’essai de François Hartog a marqué un tournant dans la réflexion sur l’ordre des temps et leur place dans l’histoire. Elle a également ouvert une réflexion qui perdure, relative à une responsabilité méconnue et pourtant essentielle des historiens. L’auteur nous le rappelle : l’histoire ne saurait se séparer d’une approche philosophique d’elle-même.

65Comme le titre et le sous-titre le suggèrent et comme l’architecture du récit le propose, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps réunit deux grands essais de François Hartog, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, spécialiste de l’histoire de la Grèce antique mais aussi d’histoire de l’histoire. Le premier volet de son livre aborde, dans le sillage des travaux de l’historien Reinhart Koselleck, la question des “régimes d’historicité”, de leur nature et de leur succession. François Hartog en convient, l’expression présente un caractère “un peu énigmatique”. De la lecture de son livre, on peut en déduire qu’il s’agit d’un mode d’organisation des temps, l’articulation entre passé, présent et avenir. Cela peut valoir pour une société mais aussi pour un historien. Ainsi Pierre Vidal-Naquet, historien de l’Antiquité comme du contemporain, passait-il de Clisthène à Flavius Josèphe puis à Maurice Audin dans la guerre d’Algérie et au négationnisme actuel. François Hartog, qui était son ami et qui écrivit après sa mort, en juillet 2006, une forme de biographie intellectuelle, l’avait observé rédigeant ses mémoires et concevant un rapport au temps, “son propre rapport, mais aussi sa manière de saisir la conjoncture et d’être saisi par elle”, expliqua François Hartog dans un entretien avec Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia publié en 2009. L’œuvre de Michel de Certeau l’encouragea aussi à donner toute sa place à cette question du rapport au temps, avant que lui-même n’interrogeât sa propre pratique d’historien. Travaillant à l’histoire de l’histoire, il ne cesse de construire des relations entre passé, présent et avenir.

66L’œuvre de Koselleck a conservé une fonction centrale, puisque celui-ci a élaboré ce que François Hartog nomme “une sémantique des temps historiques” en travaillant notamment des catégories métahistoriques, comme l’expérience ou l’attente. Interrogeant les expériences temporelles de l’histoire, il avait recherché “comment dans chaque présent, les dimensions temporelles du passé et du futur avaient été mises en relation”. Les anthropologues furent également des passeurs décisifs dans la quête des régimes d’historicité et de la compréhension de leur rôle heuristique. Le rapport au temps est constitutif des civilisations et des sociétés, mais aussi de leur distinction. Ainsi, la coupure entre passé et présent, fondatrice de l’histoire moderne occidentale, n’est-elle pas reconnue par les sociétés primitives comme celle des Maoris qu’étudia Marshall Sahlins aux îles Fidji. La notion d’histoire héroïque développée par cet anthropologue sert à l’historien pour établir les deux régimes d’historicité qui définissent le rapport au temps du monde occidental. Pour schématiser, le passé a longtemps permis de penser l’avenir ; l’avènement des Lumières puis la Révolution française ont ensuite projeté l’avenir dans le futur. Découlant du premier essai, le second avance alors que, aujourd’hui, ce n’est plus à un changement de régime d’historicité auquel on assiste, mais bien à la disparition de cette notion même qui rendait possible un ordre du temps.

67Le problème contemporain consiste en effet en ce que les sociétés occidentales ont perdu aussi bien leur rapport au passé que leur rapport au futur. Chateaubriand, au moment de conclure les Mémoires d’outre-tombe en 1841, avait eu conscience de cette brèche. Celle-ci n’a fait que s’élargir au point, pour François Hartog, de placer le monde actuel entre “deux impossibilités, celle du passé, comme celle de l’avenir”. Cette impossibilité est désormais celle de notre présent, prisonnier de lui-même et de ses représentations. Une idéologie du présent, le “présentisme”, domine les sociétés. En historien attentif au temps, il a observé “la montée rapide de la catégorie du présent jusqu’à ce que s’impose l’évidence d’un présent omniprésent”. Le culte actuel de la mémoire et les formes de domination du patrimoine n’établissent plus aucun lien avec le passé. L’histoire est en effet absente de ces constructions sociales et politiques. “On a prétendu faire mémoire de tout, s’insurge l’auteur, et, dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première, portée par ce personnage devenu central dans notre espace public : le témoin. On s’est interrogé sur l’oubli, on a fait valoir et invoqué le « devoir de mémoire » et commencé parfois aussi à stigmatiser des abus de la mémoire ou du patrimoine.”

68Le passé n’est donc pas le temps ancien, mais bien la relation que nous tissons avec lui et qui nous permet de construire le monde. Rien de cela avec le “présentisme” : le présent se referme sur lui-même et sur son impossibilité de créer un ordre du temps. L’extension du présent vers le passé comme vers le futur accroît même cette domination du présentisme : ni la culpabilisation pour des événements imprescriptibles, ni le catastrophisme ou l’incertitude comme pensée d’avenir ne constituent l’ordre du temps nécessaire à la vie des sociétés et à leur progrès. On pourrait imaginer que la démonstration, très argumentée et élégamment illustrée, confère à ce livre une noire désespérance. Mais le fait même qu’il existe restaure déjà la possibilité du temps, du passé, de l’avenir, puisque l’historien nous montre bien que c’est la pensée qui construit le temps.

69Cette crise du temps ne proviendrait-elle pas aussi de la crise du discours et de l’intelligibilité ? L’essai de François Hartog qui étudie la disparition du temps dans le présent et qui est, précisément, discours et intelligibilité, redonne du sens au passé et au futur. Ce n’est pas seulement ce livre qui permet cette conscience et ce possible. C’est aussi l’histoire des historiens. On se demande parfois à quoi servent les historiens. François Hartog leur confie une tâche à la fois écrasante et à leur portée. Il s’agit pour eux de maintenir le lien des sociétés avec le temps. Peut-être les anciens régimes d’historicité avaientils aussi créé de telles surdéterminations entre passé, présent et futur qu’il n’est pas inutile, aujourd’hui, de travailler en dehors de ces systèmes de nécessité, tout en assumant la mission de donner du sens, c’est-à-dire de l’historicité. Les aficionados de la mémoire et du patrimoine sont ainsi invités à se remettre en question, et ce n’est pas non plus pour nous déplaire.
Voilà donc le meilleur livre d’histoire qu’il nous ait été donné de lire depuis longtemps d’autant qu’il s’appuie sur de très riches analyses des usages du passé. Important pour l’historiographie, Régimes d’historicité s’adresse aussi à toute la société par sa réflexion sur le présent, sur le devenir de l’histoire, sur le rôle des historiens. Interrogé en 2009 sur sa vision de la responsabilité de l’historien dans l’âge du “présentisme”, François Hartog plaidait pour le régime d’historicité, qui aide à “mesurer et à comparer comment, ici et là, hier et aujourd’hui, les hommes, jetés dans l’existence, pris entre l’expérience et l’attente, ont fabriqué du temps humain ou social, dans un monde qui n’a jamais ignoré échanges, interactions et conflits. Il aide à travailler”. Aussi l’historien se doit-il d’être “un guetteur lucide du présent pour aider à le comprendre”. François Hartog lui confie une responsabilité qui dépasse largement la seule élucidation du passé. L’historien est fondé à se saisir du présent, à regarder le futur, afin de restaurer le pouvoir de l’histoire. C’est-à-dire le savoir des temps. “L’histoire fait le lien entre le passé et le futur. De s’être trop conçue comme la seule science du passé, elle l’a parfois oublié. Pourtant, quand, comme aujourd’hui, le futur se ferme, l’histoire se retrouve désorientée.” Et François Hartog d’assigner alors deux tâches précises aux historiens : “Mesurer, expliquer cette désorientation, en France et ailleurs, est une première tâche. Appréhender, comprendre ces nouvelles configurations où la mémoire, le patrimoine, l’identité sont venus au premier plan en est une seconde.” Face au “présentisme”, la meilleure solution n’est-elle pas simplement de l’étudier pour s’en arracher ? C’est le pari présent de l’historien.
Vincent Duclert[46]

Pekka Himanen, L’Ethique hacker et l’Esprit de l’ère de l’information, Exils, 2001 [47]

70Pekka Himanen avait vingt ans lorsqu’il soutint une thèse de philosophie en Finlande. Il partit alors aux Etats-Unis où il commença à collaborer aux recherches du sociologue Manuel Castells [48], théoricien influent des mutations sociales et culturelles à l’ère des réseaux informatiques. En 2001, Himanen publie un livre astucieux et provocateur, moins connu sous son titre complet que sous celui, plus percutant, de L’Ethique hacker. En anglais, “hacker” signifie “bidouilleur”, “bricoleur”, et dans les années 1960, il commence à s’utiliser pour désigner les chercheurs qui s’aventurent dans le champ, encore neuf, de l’informatique. Depuis, ce mot a pris un sens péjoratif, celui de “pirate informatique”, qu’on nommerait mieux “cracker”, mais ce néologisme ne parvient pas encore à s’imposer. L’Ethique hacker n’est donc pas consacré aux pirates informatiques, mais à cette communauté de chercheurs et de praticiens dont les découvertes ont impulsé une révolution technologique sans équivalent dans l’histoire, refaçonnant en profondeur notre rapport au travail, à l’échange, à l’information et au monde. Himanen interroge les comportements, les attitudes, en un mot la “culture” singulière où l’informatique est née, exactement comme Weber l’avait fait un siècle plus tôt, dans son analyse de l’avènement de la société industrielle. Par son titre d’ailleurs, L’Ethique hacker et l’Esprit de l’re de l’information renvoie explicitement à L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme de Max Weber [49].

71En quelques mots trop brefs, rappelons que, selon Weber, l’essor du capitalisme reposait sur un esprit imprégné de protestantisme dont je résumerai ainsi les trois principes essentiels : d’abord, le travail est un devoir, ce n’est pas un simple moyen de satisfaire des besoins matériels, mais la finalité morale de l’existence. Dès lors, il induit un rapport particulier de soumission au temps qui devient une composante au sein d’un calcul utilitaire. L’essor du capitalisme repose ainsi sur l’optimisation du temps de travail – ce que Benjamin Franklin condense d’une formule : “Le temps, c’est de l’argent.” La déclinaison la plus radicale de ce principe est apportée par le taylorisme, qui conduit à la division articulée des tâches et à l’invention de la chaîne de montage. Dernier élément de cette éthique, enfin, un rapport particulier à l’argent. L’accumulation capitalistique de l’argent est le but du travail.

72Analysant une communauté de chercheurs et d’entrepreneurs informatiques, Himanen ne conteste pas la pertinence des analyses de Max Weber. Simplement, il observe qu’elles ne s’appliquent pas aux personnes ni au milieu qu’il étudie. Dans le contexte culturel des années 1960 où ceux-ci deviennent actifs, la liberté, un certain hédonisme teinté de revendications libertaires, sont largement partagés et imprègnent la conception qu’ils se font de leur activité. Leur éthique est radicalement différente : le travail n’est pas un devoir, mais une quête passionnée et partant un plaisir, même si c’est parfois le plus exigeant d’entre eux. Le temps qu’ils y consacrent est beaucoup plus fluide, extensible et poreux. Son rythme n’est pas contraint par de strictes limites créant une frontière étanche entre l’emploi et le temps libre ; il est moins organisé qu’improvisé, car l’activité n’est pas soumise à des exigences imposées par une hiérarchie. Enfin, l’argent n’en est pas le moteur, même si certains des acteurs évoqués par Himanen vont accumuler en peu de temps des fortunes colossales. L’auteur perçoit bien que cette relation à l’activité, son énergie créatrice, ont des précédents : l’Université ou plus largement, la recherche pour ne rien dire de la galaxie des artistes. En ce sens, au-delà de son strict sujet d’étude, “l’éthique hacker devient une expression qui recouvre une relation passionnée à l’égard du travail” et le hacker est susceptible de désigner “un expert ou un enthousiaste de toute nature”.

73Sans doute Pekka Himanen aimerait-il que cette relation nouvelle au travail se généralise, mais il demeure un chercheur, et il n’ignore pas la marginalité d’une telle attitude, ni que la marge où s’épanouit notamment ce que certains nomment alors un “communisme scientifique” est nécessaire au développement du capitalisme postindustriel et cognitif. Seulement du seul fait de son existence, cette éthique et la révolution qu’elle a déjà induite portent avec elles la possibilité d’un autre modèle dont il pressent les potentialités. A l’horizon, une autre société est en suspens, fondée sur la créativité que soutient cette éthique et non sur la productivité qu’organisait l’éthique précédente, celle du capitalisme industriel.

74S’étant affranchie de l’idée de devoir, l’activité comme la conçoivent les hackers se développe en ne répondant plus à l’exigence d’un pouvoir qui s’exerce sur elle : le travail n’est pas prescrit par une autorité hiérarchique ; il n’est pas morcelé, car sa créativité repose sur l’unité féconde de la conception et de sa mise en œuvre. Enfin, la coopération, dans l’horizontalité des relations qu’elle suppose, y devient essentielle. Une “néthique” prend forme, dont le Net est l’expression : chacun y a accès et chacun est susceptible de l’enrichir par sa contribution sans que quiconque puisse se l’approprier. A l’époque, Himanen prend l’exemple du modèle “open source” que commence alors à promouvoir Linus Torvald et qui a donné naissance à ce singulier “système d’exploitation” des ordinateurs qu’est Linux. Son “code source” est accessible à tous, et chaque utilisateur est libre d’en proposer des améliorations. L’expertise est partagée selon une écologie de la contribution qui n’est pas une économie au sens strict, puisque la rétribution est la reconnaissance qu’en retirent les contributeurs, quand ce n’est pas simplement la satisfaction que suscite son propre investissement social. Depuis, l’ampleur de l’encyclopédie Wikipédia et les progrès conséquents des contenus qu’elle propose comme la floraison des lieux où du savoir est partagé et créé montrent la fécondité d’un tel modèle.
L’idée même de propriété est bouleversée et elle l’est une seconde fois par les usages inédits qu’induit le libre accès à un nombre croissant de biens. C’est une révolution anthropologique fondamentale qu’aucune mesure autoritaire ne parviendra à entraver durablement, sans doute parce qu’elle répond à une exigence humaine, à la fois ancienne et très profonde, de rencontre et de partage. Si Pekka Himanen n’allait pas jusque-là, il indiquait la voie : de tels comportements désignent un au-delà symbolique du capitalisme et sont une reconnaissance intuitive de la valeur propre au don. Voilà qui ruine ou, tout au moins, affaiblit la vision utilitariste de la théorie marchande, en montrant que l’égoïsme et la cupidité ne sont pas les mobiles, loin s’en faut, de l’action des individus. La moindre des vertus de Himanen n’est pas d’avoir rendu à l’idée d’alternative sa crédibilité face à un modèle idéologique qui terrorise l’imagination en affirmant qu’il n’y en a pas.
Renaud Ego[35]

Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la Logique culturelle du capitalisme tardif, Editions des Beaux-Arts de Paris, 2007 [50]

75Il aura donc fallu plus de quinze années pour voir traduit en français l’opus magnum de Jameson. Par chance, le postmodernisme paraît n’avoir de centre ni dans l’espace ni dans le temps ; entre son anticipation dans les années 1960 et l’évidence installée d’aujourd’hui, rien n’a changé et tout s’est modifié. Eussions-nous été des modernistes, à l’affût du dernier manifeste, la traduction différée n’eût livré qu’un sens éventé. Au contraire, le décalage horaire et linguistique accentue plutôt une caractéristique d’abord aperçue par l’auteur et qu’il nomme le “pluralisme absolu et absolument aléatoire” de la réalité [51]. Comme nous ne nous vivons plus dans un temps linéaire, cumulatif, celui du progrès, mais bien dans un “exceptionnalisme du présent [52]”, celui-ci ou un autre… Certes, les événements et les figurants sont différents, reste la constante héraclitéenne du changement n’arrêtant pas de changer – ce qui permet une paradoxale suspension, un arrêt sur image comme pour un cliché, une épokhè.

76Quand a débuté l’“époque” postmoderne ? Difficile de le dire avec certitude. Elle s’est annoncée à travers ses avant-courriers, quand certains indices ont paru fortifier la conviction d’un troc de paradigmes.

77Quand finira-t-elle, si tant est qu’elle finisse ? Peut-être glisse-t-on déjà en douceur vers “autre chose”, toutefois pour longtemps un peu pareil, aujourd’hui innommable ? Le postmodernisme lui-même ne se signale-t-il pas par l’extrême pauvreté substantielle de sa définition : il est “après” ? Il a bien fallu attendre pour prendre un beau jour le risque d’une appellation à valeur d’hypothèse. Où étions-nous pendant ce temps-là ? Non pas hors du temps ou entre deux périodes, mais dans la salle d’attente immense de la modernité, comme si c’était du sein de celle-ci que se dégageait peu à peu le visage du postmodernisme. Qu’est, en effet, la modernité, sinon sa propre attente, l’utopie de son accomplissement toujours reporté ?

78Or, à un moment donné, ce geste mental d’attendre (d’espérer de l’avenir une rédemption du présent) oublie de se renouveler, il s’habitue désormais à cette omission. Avec la durée, il appert que la teneur du postmodernisme rompt sur des points cruciaux avec la logique moderniste ; cependant, par un autre aspect, le postmodernisme ne s’oppose pas frontalement au modernisme, ne l’attaque pas : ce qui le rend insaisissable, c’est qu’on est obligé, pour tenter de l’approcher, de superposer deux récits ; selon le premier, il est héritier légitime du modernisme (ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau), mais à en croire le second (que Jameson qualifie de récit de “la fin des récits [53]”), il dérive tellement loin de son géniteur qu’ils ne partagent presque plus rien. S’il advenait qu’ils se parlent, ils n’auraient pas de langue commune. Si nous sommes devenus – que nous le voulions et sachions ou non – “postmodernes”, ce n’est pas de nous déclarer adversaires du modernisme et de vouloir tourner la page, c’est plutôt d’être hypermodernes. Nous sommes postmodernes par surmodernité, et c’est la routine même du progrès (de la modernisation), son intensification, qui l’a rendu insensible [54]. D’où il ressort que le postmodernisme ne polémique pas avec ses précurseurs, qu’à la fois il prolonge et dément de facto. Ce n’est pas une vision du monde délibérée, une Weltanschauung décidée, mais seulement une “dominante culturelle”, un climat et une résultante. Ce n’est pas un style qui tranche, mais un ensemble de codes congruents. La “fin du style” (unique, personnel) se trahit par exemple dans la pratique neutre (et fréquente) du pastiche, comme si, note l’auteur, les codes d’aujourd’hui résultaient d’une “cannibalisation aveugle de tous les styles du passé [55]”.

79Le postmodernisme, dans la lecture marxienne de Jameson (d’ailleurs nourri de penseurs français des années 1960) est “la logique culturelle du capitalisme tardif”. Autant le modernisme correspond à un capitalisme monopoliste et impérialiste, autant le postmodernisme reflète le capitalisme multinational qui a partie liée avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication, et achève de “marchandiser” le monde global en pénétrant la sphère culturelle, si bien que se vérifie la thèse de Guy Debord (dont se réclame l’auteur), selon laquelle l’image est devenue la forme ultime de la réification de la marchandise [56]. Comme l’écrit encore Guy Debord : “Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale [57].” La logique postmoderniste abolit donc, en superposant dans et par les industries des médias vouées à la consommation de masse culture et société, l’opposition entre culture élitaire et culture commerciale. Dans le domaine de l’art, elle tend à rendre illisible la démarcation entre le grand art (high art) et l’art populaire (low art), lequel, dans nos sociétés, ne désigne pas une production d’autodidactes, mais la généralisation et la diffusion extrême de techniques, de codes, de logos et de motifs par la télévision et les médias audiovisuels. Ainsi, la dissolution de la sphère autonome de la culture coïncide désormais avec son explosion : non pas extinction ou disparition de la culture, mais expansion sociale, plus exactement socio-économique de celleci. Aussi bien, plus encore que le cinéma, “septième art”, fer de lance du modernisme en dépit de l’industrialisation (hollywoodienne) qui en sape très vite la pureté médiumnique, c’est la vidéo – elle aussi divisée entre registres expérimental et démotique – qui emblématise la “forme artistique par excellence du capitalisme tardif [58]”, elle qui exprime le “flux total”, distille une manière d’“ennui” objectif, tourne en boucle au milieu des gens, s’immerge en tous milieux, préside à une présence ubiquiste des sons et des images non pas dans un lieu réservé, mais au contraire là où des moniteurs sont branchés, c’est-à-dire partout, n’importe où. Dans le même esprit, l’architecture postmoderne (le signifiant, entre parenthèses, est lancé par des architectes) s’emploie à ruiner la séparation intérieur/extérieur. Eclectique, citationnelle, bricoleuse, elle se détourne du “monument” (édifice édifiant) et renonce à produire, selon le grand mythe moderniste, la forme tangible de l’espace utopique radicalement nouveau censé attirer le monde lui-même, de proche en proche, dans l’ivresse d’une transformation universelle. L’architecture postmoderne et la vidéo disent à leur façon la fragmentation extrême du sujet, sa fragilité dans un hyperespace dont il ne peut plus être le centre et qui l’oblige à consentir à ce que Malraux, dans son dernier livre [59], appelait l’aléatoire.

80A l’hostilité des Modernes au marché répond l’addiction postmoderne à la consommation, comme si c’était le marché lui-même l’objet véritable de celleci. Marx parlait du fétichisme de la marchandise ; il faudrait désormais alléguer un fétichisme du marché. Dans les faits le nœud invisible des deux systèmes emblématiques du postmodernisme, le marché et les médias, est si parfait que s’y est perdu, comme un navire au fond du brouillard, le sens même de la disjonction moderniste du signe et du référent (les mots pour dire les choses doivent être autres qu’elles) : la confusion postmoderne des mots et des choses signifie l’éclipse de l’extériorité opposable des choses, tandis qu’un transfert de choséité aux signes et aux images achève de brouiller les pistes et de dérober les prises qui nous permettraient de contester et de contrecarrer le cours de choses [60]. L’esprit du modernisme est cousin du Streben faustien, de l’aspiration conquérante qui anoblit le désir humain, et aussi de la relève hégélienne (l’Aufhebung), qui se sert du négatif comme stimulateur de formes supérieures de vie et de pensée. On entend encore ce souffle de colère amoureuse dans le vers de René Char : “Si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux [61]”. Au contraire, l’analyse lucide du postmodernisme à laquelle se livre Fredric Jameson fait ressortir, à la place de la névrose œdipienne des conquérants tourmentés, une “dispersion fragmentée et schizophrénique du sujet [62]”. C’est que les sujets d’aujourd’hui sont insérés “dans un ensemble multidimensionnel de réalités radicalement discontinues [63]”. La dispersion et la discontinuité, tels sont les “agents” sans nom qui empêchent le monde de se présenter comme totalité et le sujet de se concentrer à la faveur d’une relation simple à des objets identifiés. “En tant qu’idéologie qui est aussi une réalité, écrit l’auteur, le « postmoderne » est impossible à réfuter puisque sa caractéristique fondamentale est la séparation radicale de tous les plans et de toutes les voix et que seule leur recombinaison dans leur totalité pourrait apporter une réfutation [64].”
J’ai tenu à citer pour finir cette proposition parce qu’elle fournit un excellent échantillon de l’ambiguïté de la position de Jameson, marxiste américain de la fin du xxe siècle (vous avez bien lu, vous ne rêvez pas) passé par la Critique de la raison dialectique de Sartre (beaucoup plus que par Foucault), le structuralisme et la “déconstruction” à la française, aussi pertinent dans le diagnostic et brillant dans la description et l’identification des phénomènes rassemblés – c’est-à-dire dispersés ! – sous le nom de “postmodernisme”, que… comment dire ? naïf dans sa croyance utopique à une prochaine aurore qui verra les rougeurs du socialisme percer la transparence ombreuse répandue sur la planète par l’attardement du capitalisme.
Michel Guérin[65]

Notes

  • [1]
    Jean-Didier Wagneur est critique littéraire. Il collabore à diverses publications notamment au Cahier Livres de Libération.
  • [2]
    Casterman, 2004.
  • [3]
    Grasset, 2003.
  • [4]
    Le Serpent à Plumes, 2003.
  • [5]
    G. P. Putnam’s Sons, 2003.
  • [6]
    Ecco Press, 2004.
  • [7]
    Knopf, 2006.
  • [8]
    Knopf, 2006.
  • [9]
    Scribner, 2007.
  • [10]
    Points, 2007 ; Houghton Mifflin, 2005.
  • [11]
    Edition en langue originale espagnole, 2000.
  • [12]
    Œuvres complètes, Le Seuil, 2002, vol. V.
  • [13]
    Nouvelle édition à la Bibliothèque de la Pléiade, février 2010.
  • [14]
    Christian Bourgois, 1990.
  • [15]
    Je renvoie, dans une précédente livraison de La pensée de midi, “Istanbul, ville monde” (n° 29, Actes Sud, 2009), à la belle synthèse de Charlotte Serrus sur l’ouvrage de Jouannais.
  • [16]
    Les shandys, sorte de dandys “cinglés”, sont décrits dans Abrégé d’histoire de la littérature portative. Ils ont quelque chose de dada du fait de leur prédisposition à convertir leur vie en art.
  • [17]
    Roland Barthes, La préparation au roman I et II, Le Seuil, 2003.
  • [18]
    Ce livre en effet est une série de notes de bas de page qui par leur concision, certes un peu moins radicale que le Haïku, peuvent être approchées comme une figure de Haïku, du fait de la recherche d’une expression forte et directe.
  • [19]
    Christian Bourgeois, 2004.
  • [20]
    Citation proposée par Enrique Vila-Matas dans Barleby et Cie.
  • [21]
    Pierre Baumann est artiste, agrégé et docteur en arts plastiques et sciences de l’art à l’université de Provence. Son travail artistique interroge la relation entre sculpture, photographie et transmission numérique. Il est l’auteur notamment de Brancusi et Duchamp, les hommes-plans (PUP, 2008) et de L’Indolence de l’obscurité (Appendices, 2008).
  • [22]
    Nouvelles éditions Loubatières, 2007, 2009, 2010.
  • [23]
    Le Seuil, 1981.
  • [24]
    Denoël, 1984.
  • [25]
    Grasset, 1983.
  • [26]
    “Partage formel” dans les Œuvres complètes, Gallimard, 1995.
  • [27]
    Epître de saint Paul aux Corinthiens.
  • [28]
    Le Voyageur chérubinique, Rivages, 1995.
  • [29]
    Pierre Le Coz, Traité du même.
  • [30]
    Evangile selon saint Mathieu.
  • [31]
    Pascal Boulanger est écrivain et critique littéraire. Il cherche depuis une trentaine d’années, à interroger autrement et à resituer historiquement le champ poétique contemporain qui, pour lui, passe aussi par la prose. Il a composé de nombreuses rubriques dans des revues telles que Action poétique, Artpress, Le Cahier critique de poésie, Europe, La Polygraphe et Passage à l’acte et il est l’auteur de plusieurs livres parmi lesquels Une action poétique de 1950 à aujourd’hui (Flammarion, 1998), Fusées et paperoles (L’Act Mem, 2008) et Jamais ne dors (Le Corridor Bleu, 2008) et L’Echappée belle (Wigwam, 2009).
  • [32]
    L’Invention de Paris : il n’y a pas de pas perdus, Le Seuil, 2004.
  • [33]
    François Cusset est historien des idées, professeur à l’université de Paris Ouest Nanterre. Il a notamment publié French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis (La Découverte, 2003), La Décennie : Le grand cauchemar des années 1980 (La Découverte, 2006) et Contrediscours de Mai. Ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers (Actes Sud, 2008).
  • [34]
    Edition en langue originale anglaise (Etats-Unis), 2006.
  • [35]
    Renaud Ego est l’auteur d’une œuvre ouverte au jeu des genres qui composent la littérature. On y trouve des récits, Tombeau de Jimi Hendrix (1996), plusieurs livres de poèmes, Le Désastre d’Eden (1995), Calendrier d’avant (2003), Le vide étant fait (2004), La réalité n’a rien à voir (Le Castor astral, 2006) et des essais sur l’art et la littérature, comme San (Adam Biro, 2000), S’il y a lieu (CRL Franche-Comté, 2000), L’arpent du poème dépasse l’année-lumière (éditions Jean-Michel Place, 2002) et Une légende des yeux (Actes Sud, 2010). Il est par ailleurs l’auteur de très nombreux articles consacrés en particulier à la littérature et à la peinture.
  • [36]
    Angoisse, recueil photographique sorti chez Philéas Fogg en 2002.
  • [37]
    Série Pornographie, 2002.
  • [38]
    Reconstitutions, Philéas Fogg, 2003.
  • [39]
    Ouvrage publié chez P.O.L en 2002.
  • [40]
    Série débutée en 1999.
  • [41]
    P.O.L., 2008.
  • [42]
    Charlotte Serrus prépare actuellement une thèse en arts plastiques sous la direction de Sylvie Coëllier et Michel Guérin.
  • [43]
    Philippe Di Meo est le fondateur de la revue Vocativo. Il est l’auteur d’un ouvrage de référence sur Gadda, de nombreux articles publiés en revues et dans la presse, ainsi que de poèmes. Il a traduit un grand nombre d’auteurs italiens au nombre desquels Giorgio Caproni, Gabriella Drudi, Alberto Episcopi, Carlo Emilio Gadda, Giorgio Manganelli, Pier Paolo Pasolini et Andrea Zanzotto. Plusieurs prix lui ont été décernés pour ses traductions dont, en 1995, les prix Eugenio Montale et Val Comino. Il a notamment publié un recueil de poèmes, Hypnagogiques (éditions Rencontres, 1998).
  • [44]
    Cf. entretien dans Le Débat, n° 143, janvier 2007. Repris dans La Philosophie inquiétée…, p.1289 sq.
  • [45]
    Pascal Krajewski est ingénieur Supaéro (Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace) et conservateur des bibliothèques. Il est aussi doctorant en sciences de l’art sous la direction de Michel Guérin.
  • [46]
    Vincent Duclert est historien, spécialiste d’histoire politique du contemporain. Professeur agrégé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, docteur en histoire, auteur de deux études récentes, La Gauche devant l’histoire. A la recherche d’une conscience politique (Le Seuil, 2009), et L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? (Armand Colin, 2010).
  • [47]
    Edition en langue originale anglaise (Etats-Unis), 2001.
  • [48]
    Cf. à cet égard le compte rendu de Michel Guérin de la trilogie de Manuel Castells, L’Ere de l’information, dans le n° 5 de La pensée de midi, puis l’entretien avec cet auteur que Michel Guérin a publié dans le n° 7.
  • [49]
    Première parution en 1904.
  • [50]
    Edition en langue originale anglaise (Etats-Unis), 1991.
  • [51]
    P. 513.
  • [52]
    P. 535.
  • [53]
    P. 19.
  • [54]
    Une des idées récurrentes de Jameson, c’est que le modernisme implique une synchronicité (et donc un contraste) d’éléments renvoyant à des “âges” différents (l’avion au ciel et beaucoup de charrettes à chevaux encore sur les routes, par exemple ; ou encore : la fée électricité triomphant à Paris quand les campagnes s’éclairent à la bougie) et suscitant une orientation du désir ou du vouloir. Le modernisme est inséparable d’une modernisation incomplète. Le postmodernisme apparaît lorsque le processus de modernisation n’a plus d’obstacles (de caractères archaïques) à dépasser, lorsque la culture est devenue totalement une seconde nature, autant dire quand la nature s’en est allée sans doute pour jamais. Le modernisme joue sa partie avec/contre des survivances archaïques, tandis que le postmodernisme a lissé celles-ci et entretient avec le passé une relation, non pas directe, mais médiée par des représentations : du coup, non sérieuse (grave), voire plus ou moins ludique. Il remplace la survivance par le simulacre.
  • [55]
    P. 58.
  • [56]
    Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, 1967, p. 36.
  • [57]
    Ibid., p. 39.
  • [58]
    Fredric Jameson, p. 133.
  • [59]
    André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, Gallimard, 1977.
  • [60]
    “Le postmoderne […] impose comme un ticket d’entrée une sorte de connaissance blasée à l’avance du fonctionnement de ce système”, souligné par l’auteur (p. 485).
  • [61]
    Les Matinaux, Gallimard, 1950, p. 81.
  • [62]
    P. 567.
  • [63]
    P. 567.
  • [64]
    P. 519.
  • [65]
    Michel Guérin est membre de l’Institut universitaire de France, professeur des universités (département des arts plastiques et des sciences de l’art, université de Provence), écrivain et philosophe. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a notamment publié La Terreur (1990) et La Pitié (2000) chez Actes Sud. Dernières parutions : Marcel Duchamp : portrait de l’anartiste (Cie Editions, 2008), L’Espace plastique (La Part de l’œil, 2008), Pour saluer Rilke (Circé, 2008), La Cause de la peinture : Etudes offertes en hommage à Jean-Claude Le Gouic (PUP, 2008).
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