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Orhan Esen est chercheur indépendant en urbanisme, écrivain et guide. Il travaille sur de nombreux projets relatifs au développement urbain d’Istanbul. Avec Stephan Lanz, il a co-écrit Istanbul : Self-Service City (Berlin, b-books, 2005). (Texte extrait de Becoming Istanbul.)
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Le Palais du simit. (N.d.R.)
1Le simit d’Istanbul est une pratique urbaine ouverte à tous.
2La merveilleuse combinaison entre la farine, l’eau, le sel, la levure, le moût de raisin et le sésame s’opère de façon parfaitement anonyme, dans un four à bois, mais ce mariage est absolument original et unique en son genre. Au cours des siècles, grâce à diverses contributions, il a atteint le raffinement qu’on lui connaît aujourd’hui. Cet authentique simit d’Istanbul, cuit au feu de bois, est très apprécié et se reconnaît immédiatement à son arôme et à sa saveur, notamment à sa texture “croquante à l’extérieur et dense à l’intérieur”, et à sa croûte dorée à point.
3Il garantit pour les pauvres une nourriture bon marché, savoureuse et équilibrée. Pour la classe moyenne, il transforme en fête les petits-déjeuners et le thé de cinq heures. Au bureau, il permet de recharger les batteries à l’approche de la pause, lorsque la fatigue se fait ressentir. Sur les tables bien garnies de la bourgeoisie, il apporte “une couleur locale”.
4Même s’ils ne savent décrire son goût avec des mots, les Stambouliotes le connaissent. Essentiellement par comparaison. Dès l’instant où, dans une autre ville, ils mordent dans une pâtisserie ronde au sésame et percée au milieu, leur expertise saisie la plus infime différence.
5Le Stambouliote, fin connaisseur de simit, ne considère pas les pains briochés ronds et moelleux, confectionnés en pâtisserie, comme de vrais simit. Si, sur son chemin, il ne trouve pas de simit cuit au feu de bois et n’a d’autre choix que d’acheter ceux de la pâtisserie, le Stambouliote se sentira obligé de dire d’un air coupable, la tête baissée, en appuyant ses mots : “je n’ai trouvé qu’un simit « de pâtisserie », ce n’est pas terrible mais bon, pour une fois…”
6Celui qui transporte les simits dans son inséparable carriole est un simitçi
7Chaque matin, que ce soit sur un landau, une bicyclette équipée, un simple plateau recouvert d’une toile en plastique ou sur un présentoir vitré, une armée des simitçi – certifiés par l’Académie populaire du design (APD) – chargent de marchandise leur unité mobile chez les boulangers, et se propagent dans les vaisseaux capillaires de la ville. Leur véhicule est aussi original que ce qu’ils transportent.
8Récemment, une opération menée par l’une de nos municipalités que nous ne nommerons pas, visant à imposer à tous les simitçi un uniforme – grâce au talent d’un créateur que nous aimerions nommer –, à contraindre leurs véhicules à certains critères, et qui projetait de les placer comme des mannequins devant des enseignes en bois dorées toutes identiques, est devenue plus grotesque qu’une farce. Les Stambouliotes n’ont pas été friands de ce simit pour touriste. On attend que la vie reprenne son cours normal, au plus vite.
9Ses compagnons sont les çatal et les açma : la recette et la confection d’un açma, la pâtisserie briochée des prolétaires, semble être encore plus simple et même inratable. Autant dire que ses ingrédients ne varient pas, et ne laissent place à aucune surprise. L’açma initie le palais des enfants, et fait partie de leur monde de fantaisies au même titre que les tartines au chocolat. Les vieux combattants, à qui il ne reste plus qu’une dent, reviendront à cet amour de jeunesse.
10Le çatal est la plus sophistiquée des trois pâtisseries. Il est assurément difficile d’en obtenir le croustillant et la bonne consistance légendaires. On pourrait même croire que chaque boulanger revendique sa propre recette. Rien à voir cependant avec la faute que l’on pourrait imputer à l’apprenti qui aurait ruiné le travail du maître pâtissier sorti pour sa pause cigarette. Le çatal peut devenir, soit mou comme de la mie de pain, soit dur comme de la pierre, et n’être tout bonnement plus mangeable deux heures après sa cuisson. Il existe diverses opinions concernant son authenticité, dues aux multiples formes de çatal disponibles sur le marché. Son moelleux et sa farine, ainsi que le dessin irrégulier de ces petites fourches enchevêtrées, victime de ratés ou bien d’un penchant pour la diversité, sont des sujets de discordes et de querelles sans fin.
11En résumé, de ces trois pâtisseries, c’est celle qui se suffit à elle-même, et si on l’accepte sur les tables de nos repas, c’est bien parce que le véritable Çatal d’Istanbul est prétentieux : il en sera toujours ainsi.
12Le simit est l’As des compositions culinaires minimalistes. Il se mange traditionnellement accompagné d’un thé et du fromage ka?ar. Ainsi, à l’heure du thé chez les classes moyennes, il est brisé en plusieurs morceaux coupés ensuite en deux pour accueillir une tranche de fromage ka?ar, puis il est mis au four après avoir été saupoudré de piment rouge. Notons toutefois qu’il existe des opinions sectaires persistantes quant à la découpe en quatre, cinq ou six morceaux. Aujourd’hui, l’utilisation du fromage industriel frais sous plastique est considérée comme une pratique de nouveaux riches en totale opposition avec l’authentique fromage ka?ar pimenté, de Trakya ou de Kars, que l’on laisse, avec impatience, fondre sur les simit jusqu’à ce qu’il atteigne une parfaite coloration dorée.
13Les petits-déjeuners des pauvres, pris sur le pouce, s’accommodent, à la place du ka?ar, d’une portion triangulaire de fromage Karper provenant de l’épicerie locale. Et pour le thé, nécessaire, il faudra faire l’effort de bondir jusqu’au prochain salon de thé.
14Récemment, le simit a même trouvé sa place dans la cuisine des gourmets. Découpé en plus petites pièces et enfourné directement, le simit est devenu “un croûton à la saveur locale”.
15Les Simit Saray? [1], ou la tentative du copyright sur une pratique publique. Les chaînes Simit Saray?, les “simitorium”, “simitothèque”, et autres “maison du simit”, sont sans aucun doute la majeure contribution de la crise économique de 2001-2002 à nos habitudes alimentaires en espace public. Ces chaînes ont eu l’idée de vendre le simit et ses accompagnements, thé et fromage, au même endroit et au même moment, pour le seul prix d’un simit. L’union d’un certain pouvoir d’investissement et d’un produit issu de l’économie locale a assuré le succès de ces chaînes. Ces espaces ont attiré ceux qui ne peuvent se permettre de consommer dans les cafés pendant la crise, ou bien les personnes qui n’ont jamais été des habituées de ces endroits. Cette nouvelle typologie des lieux s’est ainsi répandue et institutionnalisée. Et c’est le simit traditionnel qui a payé l’addition, son four de pierre sacrifié sur l’autel d’un four électrique industriel. Il a perdu de son panache, et les adolescents croient que ce petit pain brioché au sésame, percé au milieu, et vendu dans ces Palais, est un simit.
Il semblerait qu’il soit nécessaire de rouvrir une campagne publicitaire de grande envergure pour sauver la dignité du simit classique d’Istanbul.
Traduit du turc par Celin Vuraler
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Orhan Esen est chercheur indépendant en urbanisme, écrivain et guide. Il travaille sur de nombreux projets relatifs au développement urbain d’Istanbul. Avec Stephan Lanz, il a co-écrit Istanbul : Self-Service City (Berlin, b-books, 2005). (Texte extrait de Becoming Istanbul.)
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Le Palais du simit. (N.d.R.)