Notes
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[*]
Interprète de la lyrique arabo-andalouse, cette chanteuse d’origine marocaine est également compositrice et musicologue. Elle a participé à de nombreux enregistrements, dont trois sous son nom : La Musique arabo-andalouse du Maroc de style Gharnati, avec Ahmed Piro et l’Orchestre andalou de Rabat (Auvidis Ethnic, 1994), Alcantara (Auvidis-France/World Selection, 1998 – Naïve, 2000), Gharnata Soul (King Records, 2005).
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[1]
Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, Beyrouth, Sinbad, 1967. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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[2]
Marc Bergé, Les Arabes, Lidis, 1978. Voir notamment le chapitre “Les caractéristiques de la langue arabe”.
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[3]
Federico García Lorca, extrait des Œuvres complètes, “Teoría y juego del duende, conférence en 1928”, Aguilar, Madrid, 1955.
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[4]
Ecoles coraniques.
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[5]
Henri Pérès, La Poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle, Maisonneuve, 1953.
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[6]
Turjuman al achwaq, Ibn Arabi.
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[7]
Al Biruni (973-1050) l’avait devancé avec Le livre de l’Inde, paru en Orient.
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[8]
Sawt : Ziryab réforme la séance musicale traditionnelle du sawt sous une nouvelle forme qu’il nomme nûba (synonyme de “tour”, “ordre de passage” dans la camerata royale) composée de quatre parties : une ouverture, le nashid, récitatif à rythme libre ; un développement, le basît, à rythme lent ; un mouvement allegro, Muharrakat, chants à rythmes légers ; une clotûre, les ahjaz, des chants vifs en accelerato.
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[9]
Information recueillie dans Nafh al tib : Analectes sur l’histoire et la littérature des Arabes d’Espagne, M. Al Maqqari, XVIe siècle.
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[10]
Encyclopédie Lavignac.
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[11]
Emilio García Gómez, Todo Ibn Quzman, Gredos, 1972.
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[12]
René Nelli, L’Erotique des troubadours, Privat, 1963.
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[13]
Emilio García Gómez, op. cit.
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[14]
L’amour odhrite est un thème de la poésie arabe ancienne, amour impossible qui empêche les amants de s’unir.
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[15]
J’associe taswiriya, terme pictural – “peindre”, de “dessiner” ou “figurer”, à celui de musiqa, qui désigne chez les Arabes à la fois le chant et la musique qui l’accompagne. La musique est l’abstraction par excellence pour créer l’effet de musique transfigurative ; partant de la figuration, c’est la superposition d’un visage irréel sur un visage réel. C’est retranscrire une figure et mettre en relief sa dimension sensible, psychologique, esthétique ou morale. Rendre visible des résonances ou des images cachées, concilier le visible et l’invisible, le caché et le révélé, le réel et l’imaginaire, l’abstrait et le concret, le précis et le flou, la force explicite et intérieure, le conscient et l’inconscient, le beau et le laid, l’instant et la durée… dans une expression esthétique musicale.
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[16]
Musica ficta : du latin, musique feinte ou fausse, s’applique à toute musique en opposition à la Musica recta, appartenant au système diatonique heptatonique qui caractérise les modes ecclésiastiques, destinée au plain-chant. Musica ficta, terme appliqué à la musique d’Al Andalus du XIIIe au XVIe siècle, dont la caractéristique est le processus d’altération des notes pour modifier certains intervalles musicaux, utilisant des gammes chromatiques riches en altérations, accidents de voix et ornements subtils. Cela concerne aussi la musique chantée sur des syllabes avec le support de mesures rythmiques…
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[17]
Dans le champ spirituel, la transfiguration est le changement d’apparence corporelle du Christ révélant sa nature divine, une métamorphose.
1Naître à Fez, baigner dans l’univers poétique depuis l’enfance, puis habiter Grenade, découvrir l’art arabo-andalou et s’en inspirer dans ses études et interprétations...
2Un témoignage passionnant.
3Je ne sais jusqu’où ma mémoire peut chercher dans le temps mon amour pour la poésie, cette passion se situe en tout cas dès la petite enfance, dans un environnement culturel où la poésie est présente à toutes les célébrations à travers le chant ou la déclamation. J’ai toujours été fascinée par ces personnes qui déclamaient de façon spontanée une poésie avec exaltation, et par leur diction qui permettait de savourer la beauté du sens et du langage. Cette manifestation poétique venait orner un moment de bonheur vécu, une idée qui surgissait dans le débat ou répondre aux interrogations de la vie. Ce sont des situations qui vous marquent pour toujours, et en particulier lorsqu’on assiste à une joute poétique imprévue après un repas, au cours d’une veillée qui se transforme en dialogue poétique, serti de poèmes célèbres mêlés à des improvisations, salué par des acclamations de satisfaction et de joie de l’assemblée.
4Bien des fois j’ai été témoin de ces moments privilégiés où jaillissait la poésie comme par enchantement lors d’une fête ou d’une veillée, dans une échoppe d’artisan, devant un étal de fruits et légumes ou sur la place du marché… C’était un autre temps où la télévision n’avait pas encore colonisé les foyers, ni investi l’imaginaire.
5Dès l’âge de neuf ans, j’ai commencé à écrire quelques poèmes, en français car la langue arabe me semblait trop complexe pour exprimer la fraîcheur et la simplicité de mes sentiments d’enfant. Aussi parce que je la tenais en respect, n’étant pas assez préparée pour son maniement. A l’époque de mes balbutiements poétiques, je reçus en cadeau un recueil de poésie, Les Fleurs du mal de Baudelaire. Bien que ma petite tête ne pût saisir toutes les nuances de sens du langage du poète, le pouvoir de la métaphore et l’imaginaire qu’il suscite enracina en moi la passion pour cette expression qui nous transporte dans le monde des sons et du sens. C’était mon premier contact avec le recueil d’un poète, et par la même occasion la genèse de mon jardin secret : là je trouvais refuge.
6Ma mère étant artiste peintre, le salon familial accueillait souvent des artistes, musiciens, chanteuses et chanteurs, peintres ou critiques d’art, écrivains ou poètes. J’ai croisé plusieurs poètes arabes, mais la rencontre la plus marquante fut la visite de Mahmoud Darwich à la maison familiale. J’avais douze ou treize ans à l’époque. Dès son arrivée, il me tendit comme présent un ballon bleu suspendu à une cordelette. Je pris le ballon qui voletait dans les airs, et un peu déçue, je lui dis : “Merci ! Je sais bien que vous êtes un grand poète, mais je ne suis plus une petite fille, et moi aussi j’écris des poèmes !”, il rit d’étonnement. Je n’étais pas encore au bout de mes surprises. Je l’écoutai parler une langue arabe fluide, chantante, avec un ton de voix qui berce les oreilles et remue les sens. Mon ouïe musicale avait saisi l’impact de la poésie, car il articulait les mots selon le sens et la portée qu’il voulait donner au message poétique, avec une cadence musicale et la mélodie naturelle de la langue arabe mêlée au souffle. Après le dîner, il me dédia sur une feuille un poème, en réponse sans doute à ma première réaction :
“Ne m’apprends pas comment je devrais t’aimer, montre-moi le chemin pour aller vers toi.”
8Une belle leçon de poésie ! Je n’ai lu et savouré les poèmes de Mahmoud Darwich que des années plus tard, pourtant, sans le savoir, il m’avait montré le chemin. Il fut le déclic qui me projeta à la conquête de la langue et de la poésie arabes.
Cette ancienne poésie arabe est lyrique, uniquement lyrique
9Nécessairement il fallait commencer par les classiques de la littérature arabe ! J’ai dû remonter le temps, assaillie par la soif de connaître, pour me retrouver au cœur du désert d’Arabie. Un univers où le poète était la défense des vertus des anciens Arabes, la protection de leur honneur, le chantre de leur geste et de leurs hauts faits, le conteur de leurs coutumes et de leur histoire, de leurs guerres ; celui qui chante les qualités de sa tribu et parfois invective et abat le moral d’une tribu adverse.
10La poésie avait un rôle fondamental dans la vie nomade du désert : c’était une mémoire, un récit de vie ou une nouvelle d’histoire. Pour cela on l’a nommée : le Diwan des Arabes (les “Archives des Arabes”). Ibn Khaldoun, sociologue du XIVe siècle, dépeint les contours de cette expression dans Al Muqaddima [1], en disant : “Leurs poèmes étaient leur diwan, pour dire leurs archives et leurs mémoires où ils renfermaient leurs sciences, leur histoire et leur sagesse.”
11Bien que la langue arabe soit chantante et imagée, il fallait revêtir cette poésie de chant et de musique pour accompagner la traversée des caravaniers dans la solitude du désert : le huda. Ou la mélopée des qaïnates, ces prêtresses du chant qui viennent exalter les veillées nocturnes du désert dans l’intensité de son silence et de ses mystères. Ce n’est pas une idée romantique, l’expérience du désert nous marque d’étonnement et de crainte.
12Cette vieille poésie arabe est uniquement lyrique : une efflorescence d’images pour exprimer la passion de l’amour, les cris de colère ou la voie de la sagesse… Une esthétique particulière, avec pour principe la concision d’un verbe qui résume à la fois l’action dans le mouvement et son environnement ; aussi bien dans les chants guerriers, le ghazal (chants d’amour), les élégies, les panégyriques, les satires ou les sentences morales.
13Un célèbre poème arabe anté-islamique, “Majnûn Leïla” (“Le Fou de Leïla”) d’Imrou’ al Qaïs a été une source d’inspiration en Europe pour la poésie médiévale comme Tristan et Iseult, ou dans une version contemporaine Le Fou d’Elsa de Louis Aragon ; inspiration que l’auteur a reconnue personnellement dans ses mémoires.
Je veux rester ici pour penser à ma bien-aimée et pleurer…
Une vierge ravissante ne pouvait sortir du campement dont l’imagination la plus ardente ne pouvait même s’approcher. J’ai eu le bonheur de la contempler.
Je suis arrivé près d’elle, à l’heure où flamboient dans le ciel les pierreries du collier des Pléiades.
Elle m’attendait, derrière la draperie qui flottait à l’entrée de sa tente.
Elle n’était vêtue que d’une tunique légère.
Je l’avais enlacée. Je l’entraînais doucement. Sa robe, qui balayait le sable, effaçait l’empreinte de nos pas.
A la faveur de l’obscurité, nous fûmes vite loin du campement. Nous nous blottîmes dans la conque d’une vallée, où s’étaient amoncelées les vagues de la nuit.
15Poésie originale que la traduction ne peut rendre fidèlement, car ses nuances les plus délicates ont le support d’un riche vocabulaire qui permet de saisir un effet, une sensation ou un objet sous des angles différents, selon le contexte qui lui est propre. Résultat d’une acuité du regard, pour identifier un phénomène ou un son, ou décrire l’indescriptible tel le mirage ou l’horizon. C’est le caractère de l’observation d’un homme qui vit dans un entourage rude et hostile.
16Cette acuité du regard est récurrente chez Imrou’ al Qaïs, en ces vers qui résonnent comme un hymne à la pluie :
Du haut des nues la pluie descend comme un rideau,Etalant sur la terre un humide manteau.Déjà tu ne vois plus le piquet de la tenteQue te cache un écran de grisaille ondoyante…Galopent les nuages fouettés par le vent,Et choit la lourde pluie de leur coton mouvant.
18Quant à la langue arabe, c’est comme un jeu arithmétique où le mot est d’abord constitué d’une racine de trois consonnes fondamentales (très rarement quatre), auxquelles peuvent être ajoutées d’autres consonnes qui permettent un élément morphologique (féminin, pluriel, duel…) ou un sens dérivé (par déclinaison). Cette racine inerte est dotée de signes diacritiques dits “harakat” (“mouvements”), animant de ce fait le vocable pour en fixer le sens et la prononciation, mouvement qui lui donne sa dimension rythmique et mélodique. Grâce à ces harakat, considérées improprement comme des voyelles, la langue arabe s’enrichit d’un nombre considérable de mots consonants ; même si les consonnes diffèrent d’un mot à l’autre, les harakat (voyelles), sept au total, obéissant à des règles précises, interviennent pour marquer le sens, tout en créant le mouvement et la rime. De là surgit la musicalité de cette langue rythmée et rimée qui incite à jouer avec les mots et les sons.
19“Le vocable évoque toujours dans cette langue la racine à laquelle il se rattache. Et chaque mot, en sus de sa résonance propre, éveille les secrètes harmoniques des mots apparentés. Par-delà les limites de son sens direct, il fait passer dans les profondeurs de l’âme tout un cortège de sentiments et d’images… En lui-même l’arabe est donc prosodique… donc mélodique [2].”
20Par exemple, la racine k.t.b, vocalisée nous donne kataba, qui veut dire “écrire” ; kitâbun, “livre” ; kutubiyun, “libraire” ; maktaba, “bibliothèque” ; mukâtib, “correspondant” ; maktoub(ou), “qui est écrit, prédestiné”, etc.
21Le lyrisme règne en maître dans cette mélopée arabe fixée par une technique rigoureuse et raffinée, où s’expriment un certain idéal de vie, une attitude face au tragique de la destinée humaine, une façon de sentir et de comprendre son environnement.
22Ce poème ou cette mélopée est la qasida. Il s’agit d’un poème rimé et rythmé composé par un agencement de vers, de deux hémistiches, constitué de syllabes longues et brèves, ceint en fin de vers par une rime unique tout le long du poème. La musicalité du langage poétique est déterminée par les intonations et articulations des mots avec leurs accents toniques et faibles. La versification et la métrique étaient soumises à quatre formules rythmiques de base : thaqil primero – thaqil segundo – Khafîf – ramal. La musique qui l’accompagne est essentiellement monodique.
23Le chant dans la poésie arabe devient messager du poème, dont le contenu sémantique concret est sublimé par l’abstraction musicale et la mélodie de la voix. Quand les mots et la pensée du poète s’unissent à la voix du chanteur, ce dernier doit en transmettre le sens et la sensibilité, et provoquer l’émotion.
24Si la poésie déclamée exalte la joie de l’auditeur par la justesse et la précision d’une belle formule, imaginez-la soutenue en musique par la voix, c’est l’extase, le tarab en arabe, une vibration émotionnelle intense et imprévisible qui surgit des profondeurs de l’âme au moment où l’on écoute le chant, et où le chanteur est face au défi de l’émotion et de l’inexploré.
25A mon sens, on ne peut trouver meilleure définition de cette notion de tarab, similaire au duende des Espagnols, que celle du poète andalou de Grenade, Federico García Lorca.
26“Les grands artistes du sud de l’Espagne, gitans ou flamencos […] savent qu’aucune émotion n’est possible avant l’arrivée du duende… Pour chercher le duende, pas de carte, ni d’exercice. On sait seulement qu’il brûle le sang comme un topique de verre qui épuise, qui écarte toute la douce géométrie apprise, qui brise les styles… L’arrivée du duende suppose toujours un changement radical des formes sur de vieux schémas, il apporte des sensations de fraîcheur totalement inédites… Dans toute la musique arabe, danse, chanson ou élégie, l’arrivée du duende est saluée par d’énergiques « Allah ! Allah ! » : « Dieu ! Dieu ! » ; si proches du « Olé ! » des corridas, il s’agit peut-être du même cri ! Et dans tous les chants du sud de l’Espagne, l’apparition du duende est saluée par des cris sincères : « Vive Dieu ! », témoins profonds, humains, tendres, d’une communication avec Dieu à travers les cinq sens, grâce au duende qui agite la voix et le corps de la danseuse, évasion réelle et poétique de ce monde… sur un présent exact [3].”
27Petite, j’entendais souvent dire Tarab andalusi pour définir la musique arabo-andalouse, comme pour en dire l’enchantement. Dans mon enfance marocaine à Fès, la voix de ma grand-mère, Lalla Fatima, murmurait ces chants quand elle brodait ou lorsqu’elle nous racontait ces histoires qui nous venaient d’Al Andalus comme une confidence lointaine. Le pont avec l’Andalousie est là ! Affectif. Une mémoire insérée dans un contexte traditionnel et transmise oralement.
28C’est en revanche à Grenade que naquit ma passion pour la musique et la poésie arabo-andalouses, familières déjà par l’initiation orale de toute une enfance, parallèlement à une formation musicale de douze ans de piano et de solfège classique européen. Encore une fois, la poésie fut mon guide. Les poèmes d’Ibn Hazm, d’Ibn Zaydûn, de Wallâda, d’Ibn Arabi, d’Ibn Al Khatib, d’Al Mutamid et de bien d’autres m’en frayèrent le chemin. J’explorai l’humanisme et la richesse d’une créativité littéraire et poétique intense, sur plus de huit siècles, dans cet étrange sud de l’Europe : l’Espagne musulmane.
La poésie d’Al Andalus
29Mon intérêt conscient pour la musique arabo-andalouse commença un jour à Grenade, à l’Alhambra. Depuis longtemps, la nature a investi ce magnifique palais comme pour conjurer l’oubli de ses vies antérieures par le souffle des vents à travers les cyprès, les reflets verdoyants dans l’interstice des murailles, le chant des oiseaux, le murmure des fontaines et le jeu d’ombres et de lumières que laissent entrevoir les voûtes et les arcades. Mais aussi les fragments de poésie gravés sur les murs, comme pour tatouer la mémoire de ces lieux, auxquels on donne la vie en y mêlant sa voix.
30A mes yeux, la poésie constituait un refuge dans cet exil qui m’a conduit à vivre en Europe. Je vivais par procuration, à travers l’histoire d’Al Andalus, de sa poésie et de sa musique, une patrie idéale.
31Cette culture m’a fascinée à plus d’un titre, à commencer par la poésie, l’éloquence et les méthodes pour y parvenir. Ibn Khaldoun rapporte dans Al Muqadima les propos d’un juge éminent d’Al Andalus, Abu Bakr Ibn Arabi (1076-1148), collectés dans son récit de voyage :
32“Il faudrait comme les Espagnols commencer par la langue arabe et la poésie, avant toute autre science. Comme la poésie était pour les anciens, les archives des Arabes. Il faudrait donc enseigner la poésie et la philologie arabes pour lutter contre la corruption graduelle de la langue. Ensuite, l’élève passerait à l’arithmétique qu’il étudierait soigneusement pour en connaître les règles. Puis il se mettrait à lire le Coran, dont il trouverait l’étude plus facile, grâce à ces travaux préliminaires… Comme la conduite de nos compatriotes est irréfléchie ! Ils commencent par le Coran, lisent des choses qu’ils ne comprennent pas et peinent sur des choses qui ne sont pas les plus importantes.”
Une société ouverte et tolérante
33A en juger par ce témoignage, on comprend les tendances d’un humanisme instauré depuis longtemps en Espagne, où la préoccupation première est la recherche de “l’homme sain” en possession de toutes ses facultés. Or des siècles durant, après la chute d’Al Andalus, on voit dans les sociétés musulmanes, et même de nos jours, des parents qui inscrivent leurs enfants dès l’âge de cinq ans dans des Madrasa [4], pour apprendre par cœur le Coran, alors qu’ils savent à peine lire et écrire ; dans certaines régions, ils ne connaissent même pas la langue arabe. Rien ne les prépare à la compréhension du texte sinon sa mémorisation pure et simple.
34Henri Pérès [5] nous dit : “Les Andalous, à quelque classe qu’ils appartinssent, montraient un tel goût pour la poésie qu’on aurait pu croire que tous étaient nés pour versifier ou, tout au moins, pour sentir la beauté obscure enclose dans les syllabes rythmées… Non seulement les princes, les dignitaires et les magistrats, mais encore les artisans les plus humbles, les hommes du peuple les plus privés de culture littéraire proprement dite, versifiaient et goûtaient la poésie.”
35La notion de tolérance et de foi ouverte sur l’univers ressortent de ce poème de Mohieddine Ibn Arabi de Murcie (1165-1250) dans L’Interprète des désirs [6] :
A présent mon cœur est capable de toutes images,Il est prairie pour les gazellesEt monastère pour les moinesIl est temple pour les idoles,Et Kaaba pour les pèlerins.Il est Table de la ThoraEt Livre du Saint Coran.La religion que je professeEst celle de l’amour,Partout où se dirigent ses monturesL’amour est ma religion et ma foi.
37Dans le registre de la raison philosophique, Ibn Rochd, dit Averroès, juriste, philosophe et médecin de Cordoue (1126-1198), a consacré sa vie à l’interprétation de la philosophie d’Aristote. Dans cette même volonté de tolérance, il incite les êtres humains à appréhender et interpréter les textes sacrés à l’aune de la raison. Il dit dans le Discours décisif (Façl al maqal) :
38“Une vérité ne contredit pas une autre mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. Cependant, concordance ne veut pas dire équivalence, et témoigner en faveur d’une chose ne veut pas dire s’identifier à elle.”
39L’élégie de la femme dans les épîtres d’Al Andalus atteint son sommet avec Ibn Hazm (993-1064) de Cordoue. Grande figure intellectuelle, Ibn Hazm est une incontournable référence en théologie. Sa plume acérée dénonçait l’orthodoxie régnante, où il comptait bien sûr de nombreux ennemis ; il fut l’un des pionniers de l’histoire comparée des religions dans son livre Kitab al fisal wa-l nihal [7]. Ce vizir, fils de vizir, consacra un inégalable traité à l’amour courtois, intitulé Le Collier de la colombe, de l’amour et des amants (Tawq al hamâma). Il fait témoignage de reconnaissance aux femmes :
40“Longtemps, je fus témoin parmi les femmes et j’ai appris de leurs secrets plus qu’aucun autre peut-être. C’est que j’ai été élevé sur leurs genoux, et que j’ai grandi entre leurs mains. Je ne connais qu’elles. Je n’ai pris ma place parmi les hommes qu’à la frontière de l’adolescence, quand déjà mes joues se couvraient de duvet. Ce sont elles qui m’ont appris le Coran, m’ont transmis bon nombre de poésies et m’ont formé à l’écriture.”
41Dans d’autres passages, il évoque la femme aimée : “Cette perle que Dieu a faite lumière.”Quant à la soumission en amour, il écrit : “En amour s’humilier n’est point bassesse d’âme ; en amour, l’homme le plus fier se soumet.” Ailleurs : “L’union des âmes est infiniment plus belle que celle des corps.” Ou encore : “Si tu me dis : est-il possible d’atteindre le ciel ? Je réponds : oui ! Et je sais où se trouve l’échelle pour y monter.”
42Au sujet de l’amour courtois, chez un autre poète, Ibn Ammar de Séville (XIe siècle) :
Ne cherchez pas une puissance dans l’amour,Car ce ne sont que les esclaves de la loi d’amourQui sont des hommes libres.
44Le rôle des femmes est loin d’être négligeable dans cette société andalouse, où à la cour de Cordoue on confia d’éminentes charges à une femme, Loubna, secrétaire particulière du calife Al Hakam II.
Qu’en est-il des poétesses ?
45Il y eut de nombreuses poétesses de grand talent, mais le nom de Wallâda l’emporte sur tous les autres. C’est la poétesse la plus mythique d’Al Andalus. Princesse omeyyade, fille d’Al Mustakfi, calife des ultimes heures de gloire de la dynastie des Omeyyades de Cordoue, et de mère chrétienne. A la mort de son père, en l’an 1025, elle fit de son palais un salon littéraire, où elle enseignait aux femmes de bonne famille et aux esclaves chanteuses la poésie, le chant et, dit-on, les arts de l’amour. Son salon était aussi le lieu de réunion d’éminents poètes, de savants et de la gent noble de la capitale.
46Wallâda fut la femme fatale par excellence. D’une beauté fascinante : un beau galbe, le teint blanc, les yeux bleus, une chevelure rousse, elle incarne l’idéal de l’époque. On la disait libertine et immorale, mais c’était une femme de grande culture, intelligente et fière. Sa grâce naturelle, son franc-parler, son audace de sortir la chevelure au vent dans la rue et son excentricité témoignent de son caractère ardent et libre. Elle aurait fait broder tout autour du décolleté de son caftan un distique de son cru :
Par Dieu, je jure que je suis apte aux plus grandes chosesEt je suis librement mon chemin, la tête haute.Je m’abandonne à mon amant pour l’étreinteEt je donne un baiser à qui le désire.
48Pour lire le second vers, il fallait s’incliner vers l’épaule, tout proche du cou.
49Son histoire d’amour et de désamour avec Abou al-Waleed Ibn Zaydûn, grand poète et homme politique, devint une légende dans toutes les anthologies poétiques d’Al Andalus. Wallâda aurait rencontré Ibn Zaydûn dans une veillée poétique, où selon la coutume favorite des Cordouans, on aimait jouer à compléter les poèmes à tour de rôle. Ibn Zaydûn sut la séduire par la grâce de sa poésie. Elle prit l’initiative d’une invitation galante, qu’elle esquissa dans un billet doux :
Espère ma visite à l’heure où les ombres de la nuit deviennent obscures,Car selon moi, la nuit occulte le mieux les secrets.J’ai senti pour ta cause une telle fascination que si elle coïncidait avec le soleil,Celui-ci ne brillerait point.
51L’idylle finalement se brise. Ibn Zaydûn trahit Wallâda avec Muhdja, l’une de ses esclaves. Wallâda eut ensuite pour amant le puissant et riche vizir Ibn Abdûs, rival politique et ennemi d’Ibn Zaydûn. Cette union amoureuse prit le caractère d’une vengeance ; Ibn Zaydûn fut bientôt privé de ses biens et incarcéré. Libéré, il tenta un nouveau destin auprès des princes Ibn Abbad de Séville et continua malgré tout à déclarer son amour à Wallâda :
Pose sur moi un regard clémentcar tes faveurs éveilleront à la viece que tu n’as pas encore tué en moi.
53Wallâda dilapida sa fortune dans son activité de mécénat pour maintenir en vogue son salon littéraire. Ruinée, elle dû parcourir les cours princières et royales d’Al Andalus et des royaumes chrétiens, exhibant ses talents de poétesse et de chanteuse. Mais elle revenait toujours à Ibn Abdûs, avec lequel elle vécut le restant de ses jours, hors mariage, dans leur luxueuse résidence de Cordoue.
54L’histoire d’Al Mutamid Ibn Abbad (1040-1095) et de Rumaïkiya est une tragédie qui a marqué les belles-lettres d’Al Andalus. A cette époque, l’Espagne était géographiquement morcelée en une constellation de petites principautés appelées Taïfa. Et le plus important règne des Taïfa était celui d’Al Mutamid Ibn Abbad, qui s’étendait de Séville à Cordoue jusqu’à l’Algarve et au nord de Lisbonne. Ce prince était aussi poète ; peutêtre le plus grand d’Al Andalus.
55“Ce prince affable et enjoué prend grand plaisir à se mêler incognito à son peuple, accompagné de son fidèle ami Ibn Ammar… Le prince héritier éprouve pour Ibn Ammar une fervente amitié, car celui-ci possède un talent poétique étonnant que seul en Andalousie, le grand Ibn Zaydûn surpasse.” Et rien ne les amuse autant que ce jeu de l’esprit, celui d’improviser des vers, à tour de rôle, pour trouver la rime suivante.
56Un jour, ils traversent un pont, une brise légère agite la surface de l’eau dont le reflet d’argent frémit doucement. Al Mutamid entame le jeu :
Le vent transforme l’onde en cuirasse annelée…
58A toi le vers suivant ! dit-il à son ami. Mais Ibn Ammar hésite un moment. C’est alors qu’une voix féminine fait irruption dans le silence et propose la rime :
Cuirasse plus belle encore si l’onde était gelée !
60Enthousiasmé par la réponse et stupéfait qu’une jeune fille ait montré plus d’esprit de repartie que son cher ami poète, le prince se retourne. La jeune femme est d’une beauté émouvante. “Je m’appelle Rumaïkiya, je suis l’esclave de Rumaïk dont je conduis les mulets.” Pendant que le prince conversait avec elle, il la trouvait à chaque instant plus belle, pétillante de vie et d’idées, de plus en plus spirituelle et plus désirable encore. Apprenant qu’elle n’était pas mariée, il résolut de la racheter à son maître et n’hésita pas à la prendre pour épouse.
61Je prends toujours plaisir à raconter son histoire sur scène, tant elle me chavire de beauté. Un roi poète est déjà un phénomène rare dans l’histoire, il ne peut être qu’un amant magnifique ! C’est une manne du paradis ! Or en ce monde tout est destiné au déclin, et cette histoire recèle encore de belles péripéties. Pendant les préparatifs du mariage, qui requirent presque une année, il demanda à Rumaïkiya, quel serait le cadeau le plus invraisemblable qu’elle souhaiterait recevoir pour ses noces. Elle lui répondit : “Sire, je veux voir la neige, car je ne l’ai jamais touchée de mes yeux.” Embarrassé, n’ayant aucune montagne enneigée dans son royaume, il décida de planter des milliers d’amandiers sur les collines qui surplombent les vallées alentour de Séville à Cordoue. Lorsque les amandiers fleurirent, il emmena sa fiancée pour admirer le spectacle de la floraison : “Ma bien-aimé, voici les fleurs de neige !”
62C’est à Silves puis à Séville qu’il vécut ses moments les plus heureux. Il créa une cour des plus raffinées et des plus réputées en Andalousie. Bref, une ruche de poètes, d’artistes, et de savants… Ibn Zaydûn fut son secrétaire personnel après Ibn Ammar.
63Une grande partie de son œuvre poétique lui fut inspirée par Rumaïkiya, qu’il rebaptisa Itimad, afin que son nom soit à jamais associé au sien, à cause de la racine commune, avec Al Mutamid. Son amour résonne comme une incantation magique et une attirance magnétique dans ce poème :
Souffrance d’être loin de toi,Ivresse du désir de toi,Besoin à la folie d’être toi,De boire tes lèvres et de t’étreindre, toi.Mes cils ont fait le sermentDe ne point se joindreAvant que je ne me joigne à Toi.
65Suite à l’annexion de son royaume par les Almoravides, Al Mutamid dut subir les affres de l’exil, en prison à Aghmat, au sud de Marrakech. Avant de s’éteindre dans son lieu d’exil, il composa des poèmes poignants, l’épitaphe même de sa tombe porte le sceau de sa poésie. Al Mutamid ne rompait pas le pacte d’amour, il envoyait ses poèmes dans la cellule voisine où se trouvait Rumaïkiya, et elle lui répondait en vers. Ironie du sort ! Itimad vit la neige à la fin de sa vie derrière les barreaux. Je me rappelle, lors d’une interview, Mahmoud Darwich avait déclaré : “La tragédie est plus belle à chanter qu’à vivre.”
La révolution poétique andalouse : le muwashshah et le zajal
66En vérité, la gestation poétique d’Al Andalus a duré près de deux siècles. Comme toute libération, la rupture, aussi lente qu’elle puisse paraître, ne se fait pas sans déchirure. Car la poésie arabe préislamique ou classique des premiers siècles de l’islam n’était pas seulement la source primordiale où tout poète devait puiser, mais encore une poésie d’excellente facture et de grande envergure. Mais il se trouva que la rigueur formelle de la qasida et les thèmes liés à la vie et à la mentalité nomades ne s’adaptaient plus à l’art de vivre original d’Al Andalus.
67Au VIIe siècle, il n’y a pas de convergences culturelles entre les populations autochtones et les nouveaux venus. Selon Ahmad Tifâchi (1184-1253), lexicographe tunisien : “Dans les temps anciens, le chant des populations d’Al Andalus relevait soit du style des chrétiens, soit du style d’al Huda ou du sawt. Deux corpus incompatibles se faisaient face.” Dans la poésie, ces deux cultures semblent s’ignorer ; les autochtones continuent à chanter en langues romanes leurs cantilènes, comme sous la domination des Visigoths, et les arrivants, Arabes comme Berbères, chantent dans leurs langues, les mélopées des chameliers d’Orient et d’Afrique. Pourtant, une nouvelle culture va se cristalliser peu à peu, grâce au métissage et aux alliances entre les populations et les familles, politique d’assimilation encouragée par la dynastie Omeyyade, conversions religieuses, artistes créateurs soucieux d’innovation…
68A Bagdad, au IXe siècle, sous la dynastie Abbasside, le tournant décisif avait été amorcé par l’abandon progressif des thèmes anciens, sous l’influence du novateur Abû Nawâs. Ce poète, d’une parfaite culture classique, donna l’impulsion à un nouveau courant, en questionnant les normes et la tradition, suscitant bien sûr la polémique. L’onde de choc arriva jusqu’en Espagne, où il était au nombre des poètes orientaux les plus prisés. A l’issue de cette querelle entre traditionalistes et progressistes à Bagdad, apparut une autre figure, d’importance capitale pour l’éclosion de l’art spécifique à Al Andalus : Ziryab. Un musicien, compositeur, créateur, poète hors du commun, forcé de s’exiler à Cordoue en l’an 822 pour sauver sa vie et ses ambitions de créateur.
69Ziryab a certainement adopté le sawt [8] dans son répertoire, forme musicale bien connue avant son arrivée en Espagne et fut vraisemblablement le premier à enchaîner plusieurs pièces dans une nouvelle structure nommée : nûba, cette suite musicale va bouleverser la création poétique, préparant ainsi le terrain à une gestation progressive de nouvelles formes : le muwashshah et le zajal.
70Ces deux formes poétiques, spécifiquement andalouses, évacuent à partir du Xe siècle, le schéma antique de la qasida monorime orientale, corset devenu trop étroit. Les poètes donnèrent ainsi libre cours alors à une imagination puisant sa substance dans le vécu, subjugués par cette société nouvelle qui plantait de tous côtés ses vigoureuses racines, par la diversité de formes culturelles et esthétiques qui émanaient de son métissage social, par la beauté de l’environnement naturel, ses riches jardins, paysages verdoyants et fertiles. Les créateurs se libèrent de la métrique poétique ancienne et inventent de nouvelles formes, comme le muwashshah et le zajal, qui permettent une multitude de possibilités mélodiques, rythmiques et de nouvelles potentialités vocales. Cette mutation prendra avec le temps la dimension d’une volonté d’indépendance artistique et culturelle par rapport à l’Orient, au point qu’au XIIe siècle, Ibn Baja, petit-fils d’une famille de Francs convertis à l’islam [9], surnommé Avempace, supprime le quart de ton oriental de la musique andalouse et intègre le chant choral dans la nûba.
Muwashshah et le zajal
71Le terme muwashshah se réfère au wishah, ceinture à bande double bigarrée, tissée, sertie de perles ou de pierres précieuses portée par les femmes andalouses. En poésie, la relation entre son refrain et les mutations de rimes suggère l’ornement de cette parure. On dit que le muwashshah, en arabe littéraire, naît à Cordoue à la fin du Xe siècle, fut inventé par un poète de Cabra : Muqaddam Ibn Mu’afa.
72Zajal signifie “faire vibrer par la modulation” ou “émouvoir avec la voix”. C’est la version arabe dialectale du muwashshah. Il finit par devenir un phénomène populaire lié à toutes les célébrations et événements sociaux. Quant à son origine, une version nous est donnée par le musicologue espagnol Rafaël Mitjana [10] : “En plein XIe siècle pendant le siège de Catalañazor, un pauvre pêcheur chantait alternativement en arabe et en langue vulgaire une complainte sur les tristes destinées de la ville assiégée… La complainte du pêcheur de Catalañazor est l’aïeule vénérable et directe de ces cantilènes populaires, mélange indiscutable des éléments indigènes et orientaux, qui subsistent encore de nos jours.”
73Ceci n’empêche pas cela, le récit de Catalañazor nous donne une version probable de la genèse populaire du zajal. Nous avons l’exemple de célèbres compositeurs du XXe siècle, comme Béla Bartók ou Manuel de Falla, qui se sont inspirés de musiques et de danses folkloriques, les consignant dans leurs propres compositions. A l’époque, leurs œuvres se sont inscrites dans le champ culturel universel, plus que n’aurait pu produire l’écho du répertoire populaire par lui-même.
74Emilio García Gómez, arabiste espagnol chevronné, qui étudia et fit connaître le Diwan d’Ibn Quzman, lequel se trouvait reclus dans le Musée de l’Hermitage de Leningrad et la traduction qu’il en a faite en 1972 [11], a levé le doute non seulement sur la paternité du zajal, mais aussi sur l’influence qu’il aurait eue sur la poésie des troubadours d’Occitanie. Quoi qu’il en soit, le zajal a trouvé en Ibn Quzman (1086-1160) de Cordoue, son poète phare au XIe siècle. Le mérite lui revient d’avoir consacré une tradition de poésie populaire qui s’est imposée dans toutes les couches sociales, aussi bien dans la péninsule Ibérique qu’au-delà de ses frontières.
75Le muwashshah et son pendant populaire le zajal se caractérisent par un jeu multiple de rimes embrassées, croisées ou alternées : (aaab- aabaaaaba-abababcdad), puis une succession de strophes allant du quatrain jusqu’à dix et quatorze vers, et enfin un refrain final nommé kharja. Or, le zajal fut simplifié dans sa structure strophique, en général sous cette forme : ab aaab ab- bbba ccca aaab d’autres combinaisons dans le même ordre.
76Ils obéissent à une même structure qui se compose de trois sections :
- Matla’, ou envoi : formé de vers (aghsân) composés à leur tour de deux, trois ou quatre hémistiches (asmat).
- Dawr, ou tour : c’est une strophe subdivisée en quatre, cinq, six ou sept vers (dont le dernier change de rime).
- Qufl, ou final (fermeture) : c’est le vers de fin de chaque strophe, d’une part. Ce mot désigne aussi la strophe finale du poème. La dernière strophe du poème est dite kharja (sortie), souvent bilingue, en arabe courant et romance (latin vulgaire).
Ya muterneni, SalvatoTo hazino, to penatoTara alyum guastatoLam tadóq fih ghaïr luqaima
78O mon inconstant sauveur / Tu es triste et peiné / Tu te trouves à ce jour désolé / Où tu ne peux savourer qu’une bouchée de pain.
79Il existe d’autres formes dérivées : le muznim, poème lyrique en arabe classique d’expression simple, composé essentiellement de deux ou trois strophes, chaque strophe comprenant un baït (trois vers ou un quatrain) suivi d’une kharja, refrain chanté en chœur. Le dubaït, son nom est d’origine persane : do, “deux”, et baït, “vers” en arabe ; poème isolé de deux vers ou de quatre hémistiches de même rime destiné au inshad, chant solo improvisé.
80Le muwashshah et le zajal, chantés dans la nûba andalusi, proposent des thèmes liés à la lyrique sacrée ou profane. La lyrique sacrée aborde les thèmes religieux, l’amour mystique, le vin spirituel. La lyrique profane traite en général des plaisirs terrestres : l’amour courtois ou le culte de la femme (ghazal), l’érotisme ou le vin, la nostalgie de l’amant, l’attente insoutenable ou le désespoir des amants voyant venir l’aube qui va les séparer, la beauté de l’éphèbe, une description des phénomènes naturels (le crépuscule, la pleine lune, une éclipse, les étoiles, l’aube, l’horizon), des poèmes grivois ou satiriques, panégyriques ou élégies. Le sujet poétique est important quant à son insertion dans la structure de la nûba, puisqu’il doit être en osmose avec la sensibilité et le mode musical de celle-ci. Cette pratique relève de la théorie grecque de l’ethos, empruntée à Pythagore et à Platon, et concerne l’harmonie universelle, c’est-à-dire la relation étroite entre la musique et l’équilibre du cosmos. Par exemple le mode Dhil, qui se réfère à la mi-nuit, est le mode musical mélancolique des amants, le mode Rasd est le mode mystique par excellence, le mode Maya, ou mode du crépuscule, inclut des poèmes qui exaltent la beauté du coucher de soleil, traitent du rapport de la lumière et de l’atmosphère avec l’état d’âme, de l’espoir et de l’impatience de retrouver le ou la bien-aimé(e).
La lyrique andalouse et les troubadours d’Europe
81Lorsque nous évoquons l’origine des cantigas médiévales ibériques, la plupart des spécialistes renvoient à la lyrique provençale des troubadours d’Occitanie, en premier lieu à Guillaume IX de Poitiers, qui pour eux en était le précurseur au XIIe siècle. Si l’on se réfère aux alliances aristocratiques entre l’Occitanie et l’Espagne, on découvre que Guillaume de Poitiers était le beau-frère d’Alphonse VI (1065-1109), roi de León et de Castille, époux de sa sœur Inès, fille de Guillaume VIII d’Aquitaine. Après le décès d’Inès, Alphonse VI épousa une princesse arabe, Saïda, fille aînée du roi Al Mutamid Ibn Abbad de Séville. La nouvelle reine, convertie au christianisme par l’abbé de Cluny, avait à sa cour de nombreux poètes, savants, artistes et musiciens, tel que l’exige le protocole royal connu de son enfance au palais de Séville. Cela afin d’éclairer le rapport de Guillaume IX de Poitiers quant au muwashshah et au zajal, familiers, et dont les procédés poétiques et lyriques l’auraient séduit. Denis de Rougemont nous le rappelle dans un brillant essai, L’Amour et l’Occident (1939) : “L’Andalousie touche aux royaumes espagnols, dont les souverains se mêlent à ceux du Languedoc et du Poitou… La prosodie précise du zajal est celle-là même que reproduit le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, dans cinq sur onze poèmes qui nous restent de lui.”
82Les constructions idéologiques visant à nier l’apport incontestable d’Al Andalus engagées par Ernest Renan en 1863 proviennent de cette volonté de rattacher coûte que coûte la poésie des troubadours à une lyrique préromane, constituée de strophes variables non fixées, basée sur une versification syllabique formée de longues et de brèves, de vers libres n’ayant pas de système de rimes. “Il n’existe aucun poème latin réalisant cette combinaison métrique avant le XIIIe siècle. Sans doute la poésie latine rimée apparut très tôt en Occident, au VIe siècle… Mais les premières strophes latines sont presque toujours monorimes”, selon René Nelli [12], spécialiste de la lyrique provençale, tout comme l’a démontré Emilio García Gómez dans son étude sur Ibn Quzman [13].
83Quant à l’amour courtois, bon nombre de présomptions l’attribueraient à la philosophie de vie des cathares. Mais quel lien peut-on imaginer avec les cathares, que l’ascétisme contraignait à fuir l’autre sexe ? Cette influence vient bel et bien d’Orient, à travers l’Andalousie, et spécifiquement du traité d’amour et des amants intitulé Le Collier de la colombe d’Ibn Hazm (cité ci-dessus). En amont, dès le VIIIe siècle, les poètes arabes d’Espagne cultivent une poésie chantant un amour odhrite [14], amour idéalisé, hérité des poètes arabes préislamiques, présentant nombre d’analogies avec l’amour chanté par les troubadours.
84Le zajal, lyrique que je qualifierais de quzmanienne, devint populaire dans toutes les couches sociales de la péninsule Ibérique et en Provence, en allant jusqu’à Bagdad. Ces poésies andalouses inspireront non seulement les formes métriques de la canso du fin’amor (amour courtois), mais influeront aussi sur une conception de l’amour courtois qui engendra tout un style de vie chez les troubadours. En corrélation avec les jongleurs, ménestrels et minnesänger dans le rôle de diffusion de ces canso, cantigas ou romances, de place en place sur les lieux de rencontres populaires dans toute l’Europe. Autant dans l’aubade ou le désespoir des amants obligés de se séparer à la pointe du jour, dans la serena, la ballade, le virelai ou le rondeau, on retrouve la configuration du zajal. Comme dans cette aubade de Gace Brulé (1170-1220) :
Cant voi l’aube dou jor venirNulle rien ne doit tant haïrKell fait de moi departirMon amin cui j’ain per amors.
86Quand je vois l’aube arriver / Il n’est rien que je déteste tant / Car elle s’éloigne de moi / Mon ami que j’aime d’amour.
87L’influence de cette tradition poétique arabo-andalouse sur les troubadours de l’Europe est désormais bien établie. Les contacts sont indéniables entre la culture chrétienne et celle d’Al Andalus, d’Espagne vers l’Europe.
Quintessence de cette voie poétique et musicale
88La poésie est une célébration du monde, une invitation au monde sensible… La poésie libère les sens… La poésie interroge l’homme en ce qu’il a d’humain, et le questionne dans sa relation avec son histoire, son existence, à la nature, à son intériorité ou sa lutte pour les libertés… Elle est lieu de pluralité culturelle et de coexistence… Chanter une poésie digne de sens est une nourriture de l’esprit qui prend l’allure d’une prière.
89La poésie émane de circonstances déterminées, vécues de façon particulière et intime par le poète. Connaissant la vie du poète et son environnement, son recueil, les circonstances qui ont inspiré son poème nous permet d’en éclairer le sens. Uniquement dans cette dialectique, nous sommes en mesure de mieux comprendre le poème, et a fortiori, de mieux l’interpréter. Cependant, les fondements de la langue, les règles de la prosodie arabe, mais aussi les canons du chant arabo-andalou et de sa musique m’ont été nécessaires.
90Mais cette connaissance profonde de la poésie me permet de saisir sa dynamique intérieure – la force sémantique du poème arabe – et sa dynamique extérieure – son mouvement et son rythme, m’offre des possibilités chromatiques et mélismatiques diverses, des libertés dans l’improvisation et la composition musicale. Pour définir ce savoir-faire acquis avec le temps, l’expérience, l’étude et la réflexion, il me sied d’utiliser l’expression arabe musiqa taswiriyya [15]. Je n’ai pas trouvé de terme équivalent en français, si ce n’est celui de musica ficta [16] qui a été attribué à la musique arabo-andalouse à l’aube de la Renaissance européenne. Or, si je puis me permettre une expression plus juste, je qualifierais cette expérience de : “transfigurative [17]” ; qui donne une figure au-delà de la figuration, un corps et une âme au poème liés à la dimension abstraite de la musique et d’une voix qui dessine les sensations et le sens du poème de manière vitale.
91Cette même ville, Grenade, qui m’a révélée à la musique arabo-andalouse, m’a permis aussi d’approfondir ma propre culture. Elle m’apprend aujourd’hui, à reconnaître mon identité culturelle multiple, à la mettre au service du dialogue, à participer à la création de mon temps, et contribuer à ce présent pour être utile et cohérente. Fuyons les horizons bornés et jetons des ponts entre les rives, ne serait-ce que pour la beauté et l’enchantement.
Notes
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[*]
Interprète de la lyrique arabo-andalouse, cette chanteuse d’origine marocaine est également compositrice et musicologue. Elle a participé à de nombreux enregistrements, dont trois sous son nom : La Musique arabo-andalouse du Maroc de style Gharnati, avec Ahmed Piro et l’Orchestre andalou de Rabat (Auvidis Ethnic, 1994), Alcantara (Auvidis-France/World Selection, 1998 – Naïve, 2000), Gharnata Soul (King Records, 2005).
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[1]
Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, Beyrouth, Sinbad, 1967. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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[2]
Marc Bergé, Les Arabes, Lidis, 1978. Voir notamment le chapitre “Les caractéristiques de la langue arabe”.
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[3]
Federico García Lorca, extrait des Œuvres complètes, “Teoría y juego del duende, conférence en 1928”, Aguilar, Madrid, 1955.
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[4]
Ecoles coraniques.
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[5]
Henri Pérès, La Poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle, Maisonneuve, 1953.
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[6]
Turjuman al achwaq, Ibn Arabi.
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[7]
Al Biruni (973-1050) l’avait devancé avec Le livre de l’Inde, paru en Orient.
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[8]
Sawt : Ziryab réforme la séance musicale traditionnelle du sawt sous une nouvelle forme qu’il nomme nûba (synonyme de “tour”, “ordre de passage” dans la camerata royale) composée de quatre parties : une ouverture, le nashid, récitatif à rythme libre ; un développement, le basît, à rythme lent ; un mouvement allegro, Muharrakat, chants à rythmes légers ; une clotûre, les ahjaz, des chants vifs en accelerato.
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[9]
Information recueillie dans Nafh al tib : Analectes sur l’histoire et la littérature des Arabes d’Espagne, M. Al Maqqari, XVIe siècle.
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[10]
Encyclopédie Lavignac.
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[11]
Emilio García Gómez, Todo Ibn Quzman, Gredos, 1972.
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[12]
René Nelli, L’Erotique des troubadours, Privat, 1963.
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[13]
Emilio García Gómez, op. cit.
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[14]
L’amour odhrite est un thème de la poésie arabe ancienne, amour impossible qui empêche les amants de s’unir.
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[15]
J’associe taswiriya, terme pictural – “peindre”, de “dessiner” ou “figurer”, à celui de musiqa, qui désigne chez les Arabes à la fois le chant et la musique qui l’accompagne. La musique est l’abstraction par excellence pour créer l’effet de musique transfigurative ; partant de la figuration, c’est la superposition d’un visage irréel sur un visage réel. C’est retranscrire une figure et mettre en relief sa dimension sensible, psychologique, esthétique ou morale. Rendre visible des résonances ou des images cachées, concilier le visible et l’invisible, le caché et le révélé, le réel et l’imaginaire, l’abstrait et le concret, le précis et le flou, la force explicite et intérieure, le conscient et l’inconscient, le beau et le laid, l’instant et la durée… dans une expression esthétique musicale.
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[16]
Musica ficta : du latin, musique feinte ou fausse, s’applique à toute musique en opposition à la Musica recta, appartenant au système diatonique heptatonique qui caractérise les modes ecclésiastiques, destinée au plain-chant. Musica ficta, terme appliqué à la musique d’Al Andalus du XIIIe au XVIe siècle, dont la caractéristique est le processus d’altération des notes pour modifier certains intervalles musicaux, utilisant des gammes chromatiques riches en altérations, accidents de voix et ornements subtils. Cela concerne aussi la musique chantée sur des syllabes avec le support de mesures rythmiques…
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[17]
Dans le champ spirituel, la transfiguration est le changement d’apparence corporelle du Christ révélant sa nature divine, une métamorphose.