Couverture de LPM_028

Article de revue

Avant-propos

Pages 8 à 21

Notes

  • [*]
    Après des études de philosophie et diverses expériences d’écriture, Catherine Peillon fonde en 1989 le label de disques L’empreinte digitale. Elle en assume encore aujourd’hui la direction artistique. Elle développe depuis cinq ans de nombreux projets en étroite collaboration artistique avec le compositeur Zad Moultaka. Catherine Peillon est aussi auteur et photographe.
  • [1]
    Philippe Brunet. Id. pour les citations qui suivent. Sauf mention contraire, les citations des différents auteurs sont extraites de leurs contributions respectives (NDLR.).
  • [2]
    Philippe Brunet, La Naissance de la littérature dans la Grèce ancienne, le Livre de poche, coll. “Références”, 1997.
  • [3]
    Vers de onze syllabes, composé de trois trochées (deux syllabes, une longue, une brève) et de deux ïambes (brève-longue) suivis d’une syllabe finale, en usage chez les Grecs et les Latins, et dont l’invention est attribuée à Sappho.
  • [4]
    Composée de trois saphiques et d’un adonique, composé d’un dactyle et d’un spondée.
  • [5]
    Emmanuel Nunes, compositeur.
  • [6]
    En terre daunienne, des rites orphiques et dionysiaques étaient régulièrement pratiqués, constitués de danses frénétiques, de véritables orgies culminant souvent dans le cannibalisme ou dans l’ingestion d’animaux crus (comme pour revivre le moment tragique de la mort de Dionysos).
  • [7]
    Isaïe (6, 3).
  • [8]
    Mathieu (21, 9).
  • [9]
    Saint Augustin, Confessionum libri tredecim (X.33), Knöll.
  • [10]
    Il est bien connu que le père d’Umm Kulthûm était cheikh et que la chanteuse encore enfant se déguisait en petit garçon pour pouvoir réciter en public le Coran avec son père.
  • [11]
    Lettre à Edmund Gosse, 10 janvier 1893, in Correspondance, lettres sur la poésie, édition établie par Bertrand Marchal, Gallimard, 1995.

1Voici une mosaïque de textes et de sons, un alliage improbable, un “composé” pour suivre au fil des âges les relations tumultueuses ou harmonieuses, toujours puissantes et subtiles, entre musique et poésie. De grands écarts dans le temps, dans l’espace et dans les univers musicaux. Savant, populaire, sacré, profane, traditionnel, classique, moderne, musique de divertissement ou “sérieuse”... les catégories volent en éclats. Cette anthologie relie quelques vers d’Homère à la lyrique de Sappho, un récitatif baroque à un fado, une cantillation ecclésiale, coranique, à un chant sacré alévi, un chant arabo-andalou à une suite judéo-arabe, la lyrique courtoise à une tarentelle du sud de l’Italie, une joute poétique à une pièce contemporaine pour chœur a cappella, une saeta flamenca à un Sanctus anonyme du XIVe siècle, un chant palestinien d’aujourd’hui à une chanson en occitan, du rap à un texte slamé, jusqu’à la voix nue de Christophe Tarkos...

2Et les artistes qui les incarnent évoluent dans des milieux très différents. Certains se sont définitivement absentés de la scène, d’autres commencent leur carrière ou l’épanouissent. Cette diversité confère un caractère précieux à ce curieux recueil.

3Mais c’est aussi le témoignage d’une recherche inlassable à travers les âges et les cultures sur les relations entre musique et poésie, où le son et le sens se disputent la primauté.

Au début, les éoliens

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4Avant le commencement ? Dans ce vide préalable, le silence[1].

5Une voix survient, elle arrive de loin… C’est un aède qui dit quelques vers d’Homère, il égrène les noms des nymphes marines.

6Elle gémit à son tour ; les déesses soudain accoururent, / toutes les Néréides au fond de l’onde marine […] / toutes les Néréides qui peuplent l’onde marine !

7Le cri douloureux d’Achille qui apprend la mort de Patrocle se répercute dans les anfractuosités marines. Pour chaque vague, chaque rive, chaque brise, une Néréide se forme dans l’écume.

8“Il faut toujours partir d’Homère et revenir à Homère pour comprendre ce qu’a pu faire la langue grecque”, écrit Philippe Brunet dans La Naissance de la littérature dans la Grèce ancienne[2]. Sa quête, la parole vive, “entendre la voix première qui fut confiée en précieux dépôt à l’écriture”.

9En Grèce, les Muses sont filles de Mnémosyne, la Mémoire. Le poète invoque les Muses, qui en retour l’inspirent. L’aède les “laisse chanter à travers lui. Jamais un aède ne prendrait le risque de chanter à partir de lui-même. Ce n’est pas lui qui invente. Ce n’est pas lui qui se souvient, encore moins de lui qu’il se souvient. Il ferme les yeux”.

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10Odysseus Elytis lui est apparenté : Grecque me fut donnée ma lan -gue ; humble ma maison sur les sables d’Homère. Mon seul souci ma langue sur les sables d’Homère.

11Comme son lien avec Sappho :

12La nature crée ses propres parentés, parfois bien plus puissantes que celles que nous forge le sang. Deux mille cinq cents ans en arrière, à Mytilène, je crois voir Sappho comme une cousine lointaine avec qui je jouais dans les mêmes jardins, autour des mêmes grenadiers, au-dessus des mêmes puits. […]

13Il est vrai que nous avons vécu sur la même île. Avec cette même sensation de la nature qui depuis les temps anciens jusqu’à aujourd’hui continue à suivre les enfants d’Eolie. Ne m’en veuillez pas si je parle d’elle comme d’une contemporaine. Dans la poésie comme dans les rêves, personne ne vieillit.

14Et Angélique Ionatos, qui évoque Elytis et Sappho. “J’ai souvent dit que pour moi, Grecque de la diaspora, ma vraie patrie, c’est ma langue. […] C’est la poésie qui a engendré mon chant.”

15“C’est grâce à lui [Elytis] que j’ai eu envie de composer sur les vers de Sappho. C’est lui qui m’a rendu proche cette « cousine lointaine ». […] Et j’ai eu la chance, comme lui, de dire : « J’ai habité un pays surgissant de l’autre, le vrai, tout comme le rêve surgit des événements de ma vie. Je l’ai aussi appelé Grèce et l’ai tracé sur le papier pour le regarder. Il semblait tellement petit, tellement insaisissable… ».”

16Sappho, aux tresses de violettes, au sourire de miel. L’artiste grecque Angélique Ionatos lui prête sa voix de prêtresse antique. Sappho, la divine, l’immortelle, dixième Muse selon Platon, a créé l’art lyrique, le vers [3] et la strophe “saphiques [4]”. Aristoxène lui attribue aussi l’invention du mode mixolydien. Personnelle, inimitable, elle a initié la poésie amoureuse, les émotions érotiques subtiles, le vertige, le désir, sa brûlure.

17Car dès que je te vois un instant, / plus aucun son ne me vient, / Mais ma langue se brise, un feu léger / Aussitôt court dans ma chair / Avec mes yeux je ne vois rien, mes oreilles / Résonnent, Sur moi une sueur se répand, / Un tremblement m’envahit / Je suis plus verte que l’herbe, tout près de mourir […].

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18Maria Cristina Kiehr, dont le timbre mi-ange mi-castrat, envoûte et émeut le fond de l’âme, enchaîne sur un récitatif du début du XVIIe siècle italien :

19J’adorerai comme j’adorais ton nom / tes yeux, ta chevelure / seront de mon cœur la chaîne et le soleil. / Sois, Lilla, cruelle / Essaie pour me tourmenter les angoisses et les affres […].

20Après des siècles de polyphonie, où la beauté, l’équilibre du contrepoint, restent l’idéal absolu, resurgissent les dieux antiques. Des dieux, mais aussi des demi-dieux et tout un peuple de mortels qui subissent leurs caprices. Tous ont leurs passions, leurs amours, leurs jalousies, leurs haines…

21Le style devient représentatif : stile rappresentativo. La représentation de l’émotion suscite l’émotion.

22La musique devient une “peau”, dit Jean-Marc Aymes, qui ajoute “comme, pour Roland Barthes, « le langage est une peau ». […] La nuova maniera di cantare n’est avant tout qu’un art du frôlage musical. Dans les plus tragiques moments, la ligne du chant vient se frôler à la basse comme le pauvre humain se heurte à une réalité cruelle. Dans la déclaration, le frôlage a plutôt pour but de rendre un désir que l’on a peine à contenir, qui brûle et que l’on entretient.”

23La “paix de l’âme”, idéal humaniste et apollinien de la Renaissance, n’est plus désormais qu’un “rêve lointain et sublime auquel seul le labyrinthe des tourments de la passion peut mener”. Il a fallu l’invention du recitar cantando pour exprimer toute la beauté de cette recherche désespérée.

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24Une jalousie passionnelle, agitée, loin des fulgurances métaphysiques, voire psychanalytiques, de Maria Duarte, poétesse portugaise contemporaine, qui écrit pour la fadiste Cristina Branco :

25La nuit t’a emporté, et elle a brisé / En deux un mot

26Ils sont toujours fragmentés / Les mots dits / Pour être devinés

27Car l’envers des mots / Coupés en deux / Est l’écho tortueux / De ce que nous ne disons pas / Des mots interdits

28La nuit t’a emporté et elle m’a laissé / Des souvenirs inachevés / Des secrets pressentis / Et le silence a remplacé / Le murmure des mots […].

29“Comment le travail du verbe, de l’invention poétique et de la mise en musique des mots s’inscrit-il dans la dialectique créative que le fado propose, nourri d’une expérience humaine très commune au Portugal : celle de la saudade ?”, interroge Agnès Pellerin. “Cette « déchirure de l’être » [– et du mot –] montre bien comment « travaille » le lien entre saudade et musique [… dans ce] pays tourné vers l’Océan, et où « tout conduit à se jeter à la mer… vers l’inconnu [5] ».”

5-8

30Voici, la Vierge sera enceinte, elle enfantera un fils, et on lui donnera le nom d’Emmanuel, cantille le chantre grec orthodoxe Michalis Hourany. A sa psalmodie fait écho la sourate III Les anges dirent à Marie : “Dieu t’annonce son Verbe. Il se nommera le Messie, Isâ [Jésus], fils de Marie, illustre ici-bas comme dans l’au-delà, et l’un des proches de Dieu”, récitée par le cheikh Salah Yammout.

31Et ressurgit l’Eros divin : “Augmente ma perplexité par l’excès de mon amour pour Toi, mais prends pitié de ces entrailles que la passion a enflammées […].

32Nidaa Abou Mrad a choisi de courts extraits pour illustrer “l’importante fonction rituelle de la musique […] soumise dès l’Antiquité en Méditerranée aux ballottements culturels inhérents à la confrontation entre deux visions antithétiques du monde”. Entre logos et melos, se partagent deux cosmologies ou deux visions du monde ; l’une immanente, vient du monde antique, où le melos l’emporte sur le logos, avec ses échos et ses transes rituelles. L’autre, celle des religions abrahamiques, a mis au cœur de la création la transcendance. Dieu se révèle à travers son Logos et “indique à l’humanité le chemin du salut”. Ici nul attribut divin à la musique. “Pour faire sens, l’acte musical est appelé à porter le Logos divin […] et ce, avant toute chose, par le biais de l’amplification stylisée et mélodieuse de la récitation de la prose sacrée, autrement dit : la cantillation, base ascétique d’une musique liturgique servant à la prédication.”

33“Aussi la sacralité de la musique liturgique est-elle soumise à des conditions drastiques au sein du judaïsme et du christianisme traditionnels et de l’islam mystique (soufisme sunnite et gnose chiite).

34Le propos premier de la cantillation consiste, en effet, à contribuer à l’ancrage de la prière, de la prédication et de l’enseignement dans le message divin révélé. […] Aussi cette lecture mélodieuse estelle totalement inféodée au Verbe divin.”

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Ali est le remède de mes soucis…
[…] Je suis une goutte d’eau, laisse-moi arriver à la mer…
c’est toi qui fais tourner ce monde…
tu es le remède à tous mes soucis…

36Chez les Alévis, en Anatolie, “le verbe de l’a??k est l’essence du Coran”. Cette expression de l’islam chiite est fortement imprégnée des croyances anatoliennes préislamiques. Persécutés tout au long de l’histoire par les sunnites, les Alévis ont su conserver leur foi en transmettant ses “secrets” par la tradition orale, notamment par la voix des a??k, musiciens-chanteurs, troubadours itinérants, célébrants de l’amour mystique. Le verbe et la musique sont considérés comme indissociables, comme “l’ongle et la chair” ; le baglama revêt une telle importance qu’on l’appelle aussi telli Kuran (“Coran à cordes”)… Ula? Ozdemir est un a??k du XXIe siècle et perpétue cette tradition.

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37Amina Alaoui, musicienne, chanteuse, musicologue d’origine marocaine, s’est installée à Grenade pour méditer au cœur de cette Andalousie médiévale d’où elle tire toute la substance poétique de ses recherches.

38Combien de salutations et de pensées ardentes nous avons confiées à la brise du matin à l’attention du bien-aimé qui se trouve au loin, et où qu’il soit.

39Soudain nous avons entendu le chant des oiseaux dans le jardin et nous avons relevé dans leurs mélodies des signes de la part du bien-aimé.

40Deux vers de Lisan-Eddine Ibn al Khatib, Grenade, XIVe siècle, pour rappeler son enfance marocaine à Fès, la voix de sa grand-mère, Lalla Fatima, qui “murmurait ces chants quand elle brodait ou lorsqu’elle nous racontait ces histoires qui nous venaient d’Al Andalus comme une confidence lointaine”. Le pont avec l’Andalousie est là, affectif. Une mémoire insérée dans un contexte traditionnel et transmise oralement. L’Espagne musulmane, ses archaïsmes, ses innovations, sa compétition avec l’Orient.

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41Berceau que l’on retrouve dans les mots du poète Claude Chantal au sujet de la nostalgie andalouse des Judéo-Espagnols. Les Juifs du Maghreb en particulier conservent cette mémoire, précieusement. Dans la poésie bilingue, le matruz (“pièce brodée”), les strophes hébraïques et arabes s’entrelacent comme ici dans le titre choisi, “Ysméh’ou achamayim vétaguel aretz/Koum-Tara”, interprété par André Taieb, chantre de la synagogue de Montpellier, avec l’ensemble judéoarabe Naguila. Le hazzân chante en hébreu une louange adressée à Dieu : Dieu, Seigneur de toutes les œuvres, est béni et exalté par la bouche de tous ceux qui ont une âme. Le chœur lui répond en arabe.

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42Toujours dans la veine arabo-andalouse, Henri Agnel illustre les propos d’Amina Alaoui, insistant sur la filiation de la lyrique courtoise occitane avec la production des poètes arabes d’Espagne. Ces poésies andalouses auront inspiré non seulement les formes métriques de la canso du fin’amor, mais auront influé aussi sur une conception de l’amour courtois qui engendra tout un style de vie chez les troubadours. Ce qu’Henri Agnel précise et chante.

43La canso est le chant d’amour courtois à la dame, le “fin’amor”. Il exprime son désir et la qualité pure de son amour. Il évoque ses charmes incomparables et rend hommage à la qualité de son esprit. L’attente de la réponse à ses délicates supplications est la source de son exaltation poétique. L’un d’entre eux va jusqu’à dire : “J’espère qu’elle tardera à donner sa réponse, car quand elle aura dit oui ou non, mon inspiration poétique s’éteindra.”

44Beau compagnon, En chantant vous appelle, / Ne dormez plus ! J’entends dans le bocage / Chanter l’oiseau qui va cherchant le jour / Et je crains que vous assaillent les félons, / Et bientôt poindra l’aube. / – Beau doux compagnon, je suis en telle bonne fortune, / Que je voudrais que jamais ne reviennent l’aube et le jour, / Car je tiens embrassée la meilleure qui jamais fut née de mère, / Aussi n’ai-je cure / Des stupides jaloux, ni de l’aube.

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45Eros divin, Eros populaire, la brûlure du désir persiste à travers le prosaïsme des situations amoureuses. Giovanni Semeraro, natif des Pouilles, en Italie, autodidacte et héritier de traditions multimillénaires pense que les tarentelles encore chantées et dansées aujourd’hui viennent peut-être “des anciens Dauniens – adorateurs de Dionysos [6] et par-dessus tout d’Orphée, divin et prodigieux chanteur auquel nous devons la poésie, la musique et la rhétorique – [dont] les habitants actuels du Gargano ont hérité leur propension à la poésie et plus particulièrement au genre singulier de poésie chantée qui se pratique ici depuis des siècles.”

46Ici la poésie est orale et populaire. Elle joue, elle s’amuse à répéter les vers et les mots, et à revenir régulièrement et rythmiquement sur les rimes, sur les assonances.

47Je ne devais pas venir chez toi, mais je suis venu / Ce sont tes soupirs qui m’ont appelé […]

48O doux cœur / Cœur de sucre et de citron / Je te donnerai un baiser sur les lèvres / Je te sucrerai les lèvres

49Cours tant que tu veux, je te rejoindrai / Tu finiras dans mes bras !

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50On retrouve ces caractéristiques populaires et dialectales dans la tradition du zajal, dont l’origine se situe entre l’Andalousie et Bagdad, et qui continue d’être pratiquée dans les montagnes du Liban. Le zajal fait partie du patrimoine culturel que partagent les Libanais de toutes confessions et de toutes origines. Souvent, il s’agit d’une joute entre deux poètes ou groupes de poètes qui s’invectivent. Suzie Félix explique aussi que la joute est très codifiée, avec des contraintes littéraires assez strictes qui donnent “au poème une énergie et une dimension ludique, festive et quasi spirituelle. […] Lorsque le génie poétique surprend, ou lorsque le vers est particulièrement bien tourné, la foule applaudit : « Aiwahh », « Allah ».”

51Dans l’exemple sonore, la joute est une dispute entre Zaghloul el Damour et Moussa Zogheib, dans les années cinquante.

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52Le compositeur Zad Moultaka vient lui aussi du Liban, comme ces zajals auxquels il est très attaché. Dans l’exemple musical qui figure ici, les phonèmes ont recouvert un texte intelligible sous-jacent. Pourtant, ces sons sans signification, chantés, murmurés, scandés par les chanteurs des Eléments, proviennent non seulement de la langue arabe, mais aussi de son alphabet. Le compositeur a travaillé sur la forme des lettres calligraphiées. Leur écriture lui inspire des intervalles, il s’agit de jouer, de manipuler leur sonorité, leurs déliés, la présence discrète des lettres muettes, des esprits.

53“Ce qui m’intéresse, c’est surtout la notion d’énergie première, que je rattacherais à l’idée du « son primitif ». Je cherche aujourd’hui à travers l’écriture vocale, mais aussi instrumentale, à renouer avec cette énergie primitive […]. Le poème fonctionne comme un individu. Les mots et la structure en sont le visage ; le sens et sa charge poétique, son être.”

54Fortement influencé par le tajwîd, quelquefois il quitte la lettre pour s’emparer d’une syllabe. Comprimer l’énergie, la mettre en relief, travailler la masse des timbres, les écroulements, les élans, les décompressions…

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55Retour en Espagne. En arrivant, explique Paco de la Rosa, les Gitans ont adopté les romances, fragments de chansons de geste que récitaient les troubadours au Moyen Age. De ces récitations, le peuple se souvient des temps forts, circulant de bouche à oreille, se déformant jusqu’à obtenir que de chacun d’eux surgisse une infinité de versions selon les régions et les époques. La longueur est l’une des caractéristiques de ces romances. C’est pourquoi à force d’être récitées et, surtout, chantées par les Gitans (lesquels possèdent naturellement le système du chant mélismatique où à chaque syllabe s’applique un nombre indéterminé de notes), ces poèmes devenaient interminables. Le travail des Gitans sera alors de les raccourcir, de les comprimer, de les polir jusqu’à obtenir de véritables miniatures, sans perdre une larme de leur essence. Ici aussi une histoire d’énergie.

56Dans les processions de la semaine sainte en Espagne, de la foule quelquefois surgit, impromptu, un cri déchirant au passage des christs et des vierges ; on parle d’une saeta :

57Pilate pour ne pas faillir / A son destin / signa l’arrêt cruel / contre le divin Messie / puis s’en lava les mains… C’est la Niña de los Peines avec son chant éternel, qui forcera les âges, les mentalités, les cultures pour brûler toujours vif le temps et faire se rejoindre douleur et éternité.

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58Dans la liturgie chrétienne, la vision d’Isaïe et les cris d’acclamation au passage du Christ le jour des Palmes s’unissent dans un chant sacré. Sanctus ou Aghios : Je vis le seigneur assis sur un trône très élevé, et les pans de sa robe remplissaient le temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui ; ils avaient chacun six ailes : deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se couvraient les pieds et deux dont ils se servaient pour voler. Ils criaient l’un à l’autre, et disaient : “Saint, saint, saint est l’Eternel des armées ! Toute la Terre est pleine de sa gloire !” Les portes furent ébranlées dans leurs fondements par la voix qui retentissait, et la maison se remplit de fumée[7].

59Ceux qui précédaient et ceux qui suivaient Jésus criaient : “Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna au plus haut des cieux[8] !”

60Lambert Colson, musicien et musicologue, poursuit un travail d’interprétation en essayant de désacraliser les sources manuscrites. Il opère des choix dans les articulations, la dynamique sonore, en analysant la rhétorique des pièces pour en tirer leur éloquence intrinsèque. En mettant en lumière un intervalle ou un ralenti noté, une altération particulière, en l’exprimant avec force… Les informations lacunaires des manuscrits ne doivent pas créer un interdit, pas plus qu’une licence pour une interprétation inhibée, fantaisiste ou débridée. Lambert Colson étudie toutes les traces, y compris les traités théoriques. Puis il lui faut oser, et mesurer la véracité de ses partis pris à travers l’impact de l’interprétation sur le public d’aujourd’hui. L’absence totale d’écriture musicale avant le IXe siècle et l’existence d’une tradition musicale purement orale dans un milieu intellectuel qui connaît et vénère le livre seraient le reflet de l’inféodation de la musique au texte. Au XIVe siècle, le rapport s’est quasiment inversé. “Il serait fou de penser que ces compositeurs n’accordaient aucune importance à l’intelligibilité du texte dans leurs compositions, mais on peut imaginer, et constater, que l’importance du texte n’est plus simplement de l’ordre de la transmission pure et simple. Les textes des compositions avaient sans doute alors une importance cruciale en stimulant l’imagination des compositeurs qui, grâce aux tout nouveaux outils de notation à leur disposition, pouvaient tenter non seulement de transmettre un message, celui du texte, mais aussi d’enrichir ce message d’une multitude de dimensions abstraites liées au travail de l’inconscient, de l’expression dégagée, des émotions ressenties par l’auditeur à l’écoute d’une musique plus libre, plus forte. C’est ce pouvoir de la musique que saint Augustin avait déjà pressenti et dont il se méfiait :

61“Je suis plutôt enclin à approuver la pratique du chant à l’église, de sorte que, à travers le plaisir que nous procurent nos oreilles, les esprits les plus faibles pourraient être amenés vers la foi. Mais lorsqu’il arrive que le chant me touche plus que les mots qui sont prononcés, je confesse avoir péché gravement, et je ne peux alors que souhaiter ne pas avoir entendu ce chant [9].”

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62La musique arabe a une tout autre histoire. La voix arabe ne cherche pas la puissance et s’attache aux sentiments et à l’exécution précise des ornementations. “On se demande comment les grands noms arabes de la chanson égyptienne tels qu’Umm Kulthûm ou Abdel Wahab (entre 1904 et 1975) ont été formés à l’art de la respiration, de la prononciation, des modulations et des accentuations. Or, on découvre assez rapidement qu’ils ont tous été initiés au tajwîd, à l’art de la récitation coranique [10].” C’est un “art” de l’oreille, du sentiment et du tarab, c’est-à-dire de l’émotion à provoquer chez l’auditeur, le fidèle. Béatrice Albert-Adwan étudie ici les relations intrinsèques entre le poème et sa mise en musique à travers un chant composé par Moneim Adwan. Comment tout au long du texte, de sa tension dramatique, le compositeur utilise l’affect des maqams, comment à ce titre il s’inscrit dans une tradition très ancienne qu’il réinvestit et renouvelle.

63Sa mère est arrivée… /O chère, O belle, / O que tes larmes sont sucrées.

64Fiancé, pourquoi es-tu parti à l’aube de ta vie ? Fiancé, pourquoi cachestu tes yeux ? / Où est-il ? Où suis-je ? / O mère ! Réponds, réponds ! / Pourquoi la rose embrasse-t-elle ses lèvres ? […]

65Seul, il arrive avec la rosée du matin. / O filles, allez chercher vos oncles pour qu’ils rassemblent sa beauté.

66Ici le poète Ibrahim El Mozayan parle d’un jeune homme mort comme d’un fiancé le jour de ses noces. Métaphore poétique et spirituelle qui permet d’adoucir et de transformer l’atroce, l’intolérable vérité…

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67A des kilomètres de là Jan-Mari Carlotti, le pape de la musique occitane, rend hommage à Robert Lafont avec une chanson sur les mots du poète disparu :

68Seul pouvoir celui de dire / Dire doux : une araignée / peigne le soleil / sur le pont du petit matin.

69Dire sauvage : la montagne / est un fruit amer qui agace les sources. / Dire vaste : / la mer a posé ses deux mains / sur l’échine (l’épaule) du monde.

70“Sans la chanson, que serait actuellement le mouvement occitan ou corse ou breton… ? Les occitanophones, comme les autres, s’intéressent peu à la poésie. Qu’importe !… Va savoir pour qui, pour quoi chante le rossignol ?” Chez Jan-Mari Carlotti, “la pratique est quotidienne. Je suis toujours en train de penser à des chansons, mais il n’y a pas vraiment d’habitude, tout cela se fait au hasard. C’est parfois la musique qui mène, parfois les mots qui chantent… Le besoin d’avoir la guitare dans les bras, la tête ailleurs, le vide en soi, l’absence… Ce sont pour moi des signes manifestes de ce que j’appelle « trobar » – trouver –, qui me correspond plus que « poésie ». Depuis longtemps je laisse venir ou je travaille mes textes sans feuille de papier, oralement si l’on veut, dans la tête… C’est un garde-fou, pour ne pas tomber dans le « littéraire ». Rester au plus près – comme pour le reste – de la culture populaire.”

71“Pour moi, un texte de chanson folklorique, de troubadour, de René Char, de Kalidasa ou de Boby Lapointe… c’est de la poésie. Certes, un poème écrit, destiné à être lu, est différent d’une chanson, mais l’un comme l’autre peuvent donner de l’émotion et donc se mêler. Le mettre en musique, c’est donner une « lecture » du poème et sans se prendre pour Orphée parce qu’on chante, c’est réussir peut-être à l’emmener dans une autre dimension.”

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72Au Liban, l’anthropologue Nicolas Puig observe : “En conciliant dimensions festive et esthétique de la protestation, le rap émerge actuellement dans une frange de la jeunesse palestinienne comme un vecteur puissant de messages politiques et sociaux. Encore confidentiel, peu reconnu à l’échelle locale, voire condamné, il constitue une forme d’expression générationnelle qui tranche dans le paysage culturel. Pratique culturelle ancrée dans la ville, le rap témoigne de l’urbanité des individus et constitue une matrice de représentations des quartiers et des camps.”

73Et tout à coup surgissent des poètes. Le langage musical planétaire met leurs mots douloureux à notre portée.

74Je vois le tatouage des souvenirs autour de moi / ici le Christ est passé / mes douleurs ont étreint le temps / je suis devenu la tendresse / il est devenu le silence

75[…] Je reviens vers des souvenirs, je suis debout à l’intérieur d’une tombe. Les fils, rayons de soleil devenus éclats de braise. La nuit n’a plus de lune. […] Mais avec le premier rayon de soleil les oiseaux sont revenus accomplir leur travail. Et l’odeur de la mort a commencé à mourir. Et ce qui est arrivé a vécu mais est devenu souvenir. Souvenir…

76Ces mots sont de Katibeh, un groupe qui évolue à l’intérieur d’un camp palestinien du Liban.

77Les formes musicales permettent ainsi de véhiculer la poésie et ses révoltes.

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78Le slam est une des formes contemporaines de déclamation, en vogue dans le monde entier. Il s’est fait connaître par le grand public à travers quelques succès discographiques inattendus et retentissants.

79Félix Jousserand, un des pionniers en France, précise : “Le slam n’est pas un genre, ce n’est pas une façon d’écrire, ce n’est pas une façon de déclamer. Il y a autant de façons de faire le slam que de gens qui participent à cette scène. Le slam est une pratique. […] Au-delà des questions artistiques, on est en présence d’un phénomène social qui est assez beau. De gens se réunissent pour partager la parole. […] J’écrivais des textes pour la musique électronique sur des formats qui n’étaient pas des formats de chansons, qui étaient plus longs. L’aspect mélodique et harmonique était évacué, alors tout le boulot était sur la scansion, la métrique et sur le sens du « time ». C’est ce que je continue à faire aujourd’hui en essayant de créer des choses aux confins du rap, de la poésie scandée, du talk over, comme Ferré ou Gainsbourg ont pu le pratiquer.”

80Dans l’extrait musical proposé, le poète-slameur s’est associé au groupe Thôt, “des gens du jazz”. “Là, on fait un travail expérimental de haut vol, complexe…”

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81Jusqu’à la voix nue, celle de Christophe Tarkos.

82“Les poèmes de Christophe Tarkos ont commencé à paraître au début des années quatre-vingt-dix dans des revues comme Quaderno, Java, Nioques, Doc(k)s ou Poézi proléter et bien d’autres, avant d’être des livres essentiellement édités par Al Dante et P.O.L. En une décennie, ils ont imposé la présence d’une voix singulière qui est, incontestablement, l’une des plus originales de la poésie française contemporaine. Son influence perdure, par-delà la disparition précoce de Christophe Tarkos, en 2004. Il avait quarante ans.

83La diversité de sa poésie et sa prolixité recouvrent certaines régularités : un minimalisme sémantique et syntaxique ; un parti pris matérialiste dans le choix des objets ou des situations sur lesquels les poèmes se développent ; un travail sur la création et l’agencement d’énoncés fonctionnant selon les principes de la répétition et de la variation nées de permutations et de déplacements en tous sens des éléments qui les composent.”

84Renaud Ego illustre son propos par un extrait du poème “Pan”, récité par Christophe Tarkos. Un enregistrement précieux de la voix du poète qui, par une étrange métonymie, nous transporte à l’intérieur des mots. On entend la suspension de l’énergie dans l’énonciation, les mises en abyme sémantiques, les assonances que la dimension sonore incorpore en quelque sorte en nous.

85“Un fantôme hante la langue : c’est la musique.” Ainsi commence le dernier texte, de Renaud Ego. “Musicale, la langue l’est dans sa forme, d’une façon essentielle, elle dont la matière sonore est disposée dans la parole le long de cette ligne temporelle qu’est la phrase, selon un rythme consubstantiel à son articulation.” Une lecture de Mallarmé, “celui qui a mené le plus loin la réflexion, à la fois philosophique et linguistique, sur la relation entre la poésie et la musique, entendant cette dernière « dans le sens grec, au fond signifiant Idée, ou rythme entre les rapports [11] ».”

86“Je fais de la Musique, et appelle ainsi non celle qu’on peut tirer du rapprochement euphonique des mots, cette première condition va de soi ; mais l’au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole, où celle-ci ne reste qu’à l’état de moyen de communication matérielle avec le lecteur comme les touches du piano”. Cette présence concrète, cette image latente au fond de chaque mot, voile l’idée abstraite que le langage, dans son essence, a pour vocation de signifier.

Notes

  • [*]
    Après des études de philosophie et diverses expériences d’écriture, Catherine Peillon fonde en 1989 le label de disques L’empreinte digitale. Elle en assume encore aujourd’hui la direction artistique. Elle développe depuis cinq ans de nombreux projets en étroite collaboration artistique avec le compositeur Zad Moultaka. Catherine Peillon est aussi auteur et photographe.
  • [1]
    Philippe Brunet. Id. pour les citations qui suivent. Sauf mention contraire, les citations des différents auteurs sont extraites de leurs contributions respectives (NDLR.).
  • [2]
    Philippe Brunet, La Naissance de la littérature dans la Grèce ancienne, le Livre de poche, coll. “Références”, 1997.
  • [3]
    Vers de onze syllabes, composé de trois trochées (deux syllabes, une longue, une brève) et de deux ïambes (brève-longue) suivis d’une syllabe finale, en usage chez les Grecs et les Latins, et dont l’invention est attribuée à Sappho.
  • [4]
    Composée de trois saphiques et d’un adonique, composé d’un dactyle et d’un spondée.
  • [5]
    Emmanuel Nunes, compositeur.
  • [6]
    En terre daunienne, des rites orphiques et dionysiaques étaient régulièrement pratiqués, constitués de danses frénétiques, de véritables orgies culminant souvent dans le cannibalisme ou dans l’ingestion d’animaux crus (comme pour revivre le moment tragique de la mort de Dionysos).
  • [7]
    Isaïe (6, 3).
  • [8]
    Mathieu (21, 9).
  • [9]
    Saint Augustin, Confessionum libri tredecim (X.33), Knöll.
  • [10]
    Il est bien connu que le père d’Umm Kulthûm était cheikh et que la chanteuse encore enfant se déguisait en petit garçon pour pouvoir réciter en public le Coran avec son père.
  • [11]
    Lettre à Edmund Gosse, 10 janvier 1893, in Correspondance, lettres sur la poésie, édition établie par Bertrand Marchal, Gallimard, 1995.
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