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Article de revue

Un théologien chiite, Mojtahed Shabestari

Pages 109 à 118

Notes

  • [*]
    Professeur à la Sorbonne Nouvelle (Paris-III), auteur de nombreux ouvrages, Yann Richard a récemment publié : L’Iran : naissance d’une république islamique (La Martinière, 2006), Cent mots pour dire l’Iran moderne (Maisonneuve & Larose, 2003) et, en collaboration avec Jean-Pierre Digard et Bernard Hourcade, L’Iran au XXe siècle : entre nationalisme, islam et mondialisation (Fayard, nouvelle édition mise à jour, 2007).
  • [1]
    Mojtahed Shabestari, interview avec Jalâl Tavakkoliân (printemps 2007), Madrasa, II, 6 (tir 1386/2007), p. 57a. Ma présentation de Mojtahed Shabestari s’inspire beaucoup de cet article, auquel m’a renvoyé Shabestari lui-même dans un entretien à Fribourg-en-Brisgau. (Allemagne), en septembre 2007. Les citations en sont extraites. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Constitution de la République islamique d’Iran, 1979-1989, trad., intro et notes par Michel Potocki, L’Harmattan, 2004.
  • [3]
    Voir le chapitre concernant les opinions des juristes sur la politique dans son livre sur l’herméneutique : Hermenotik, ketâb va sonnat.

1Un théologien éminent qui, à la rencontre du monde occidental et de la spiritualité chrétienne, rompt avec la pensée théologique traditionnelle.

2Le chiisme, comme toute religion mais sans doute plus encore que toute autre, connaît des contradictions et des tendances variées et opposées, parfois chez les mêmes personnes. Le radicalisme politique qui s’est épanoui en Iran depuis le début du XXe siècle mélange une grande ferveur religieuse, souvent nourrie de mystique et de piété débordante, à un engagement politique proche du fanatisme. Le refus de toute compromission avec l’Occident attise le double durcissement doctrinal et idéologique à une époque où l’Iran est entraîné dans les échanges économiques, culturels, intellectuels et idéologiques avec l’Europe et le monde entier.

3Les exemples de l’ayatollah Khomeyni composant des poèmes mystiques ou faisant à la télévision un commentaire spirituel de la première sourate coranique alors qu’il venait d’accéder au pouvoir suprême de la République islamique, ou de Fazlollah Nuri (1842-1909) ou de Navvâb Safavi (1924-1955) entrant en transe lors de prières surérogatoires, sont parfois cités. J’ai attiré ailleurs l’attention sur des écrits surprenants de ‘Ali Shari‘ati (1933-1977), qui sont probablement inspirés de ses contacts avec l’orientaliste chrétien mystique Louis Massignon.

4L’engagement politique des théologiens cultivés permet à l’islam chiite de revendiquer aujourd’hui l’œuvre de savants comme Seyyed Hossein Nasr, qui était lié à la dynastie Pahlavi et dont les ouvrages, définissant un chiisme mystique apolitique, ont été constamment réédités dans la République islamique d’Iran. Un autre savant, Jalaloddin Âshtiyâni, ancien disciple de Khomeyni, a longtemps collaboré avec Henry Corbin pour faire connaître la tradition théosophique de l’islam iranien.

5Les thèmes discutés aujourd’hui encore en Iran par des intellectuels qui ont occupé des fonctions importantes montrent que la confrontation de l’islam radical avec la pratique politique et l’exigence intellectuelle du dialogue avec la modernité permettent des conversions étonnantes. On a souvent fait écho, en Occident, aux écrits audacieux de ‘Abdolkarim Sorush (né en 1945) ou à ceux de Hoseyn Yusofi Eshkevari (né en 1949). Ces penseurs discutent de l’autorité du magistère clérical dans le chiisme, de la nécessité de sortir de la collusion du politique et du spirituel, de la défense des libertés, du défi de la modernité philosophique, du pluralisme religieux…

6Je propose de présenter brièvement ici Mohammad Mojtahed Shabestari, un théologien éminent, représentant d’une génération pour laquelle l’engagement politique fut considéré comme une immense espérance.

7Né en 1936 dans une famille cléricale chiite d’Azerbaïdjan, Shabestari commence ses études auprès de son père et se rend à Qom, où il devient l’élève de Seyyed Kâzem Shari‘atmadâri (1904-1986), un clerc “quiétiste”. A l’époque des premiers mouvements de radicalisme islamique après la Seconde Guerre mondiale, son parcours est très conventionnel. Mais les influences diverses s’exercent dans le milieu clérical de Qom, où il suit aussi bien l’enseignement de Hoseyn-‘Ali Montazeri (philosophie) que de Seyyed-Hoseyn Tabatabâ’i (1892-1981). De ce dernier maître, dont on connaît les dialogues avec Corbin et les méditations qu’il réservait à des disciples choisis, Mojtahed Shabestari dit : “La seule personne qui m’ait fasciné dans toute ma vie était Tabatabâ’i [1].” Il le décrit à la fois comme un modèle éthique, une grande intelligence pour l’analyse philosophique et enfin une interprétation existentielle du texte sacré. Si Tabatabâ’i se retenait de toute prise de position sociale, notamment sur la Révolution islamique, c’est qu’il vivait trop pleinement sa croyance pour la ramener au niveau d’une idéologie.

8Pourtant Mojtahed Shabestari est mêlé à plusieurs reprises aux mouvements politiques. Une première fois lors du gouvernement de Mosadeq (1951-1953), il se trouve du côté des Bâzargân et des Tâleqâni : à la fois partisans du mouvement nationaliste et fermement attachés à l’islam. Plus tard, il rencontre Shari‘ati chez Mortazâ Motahhari. Il aime en eux la générosité, parfois juvénile, et la persuasion que l’islam n’a pas perdu la bataille de la modernité. Il se retrouvera en juin 1977 à Londres avec ‘Abdolkarim Sorush pour procéder à la toilette mortuaire de Shari‘ati, mort d’une crise cardiaque en Grande-Bretagne au moment où la révolution allait éclater. Comme beaucoup de ses contemporains, notre théologien était fortement influencé par la littérature de réforme de l’islam, qui leur était venue lointainement de Jamâloddin “al-Afghani” (m. 1897) par l’intermédiaire des salafistes égyptiens. A Qom, Shabestari fut aussi l’élève de l’ayatollah Khomeyni (1902-1989), qui donna, avant son bannissement en 1964, un cours sur les transactions juridiques et commerciales qui contenait déjà une critique virulente de la démocratie moderne.

9Au début des années 1960, Mojtahed se lance dans la lutte contre les réformes du chah et publie, avec quelques amis, un opuscule pour réfuter les arguments en faveur du droit de vote accordé aux femmes. Dans les positions assez traditionnelles qu’il défend alors, Mojtahed Shabestari commence à réfléchir à la valeur du respect dû aux communautés hétérodoxes : la société islamique idéale permettra aux différentes convictions de s’exprimer… mais non, il est vrai, à l’idolâtrie, qui est la négation de la croyance en Dieu.

10En 1969, après avoir passé dix-huit ans à Qom, Shabestari est invité par Mohammad Beheshti (1928-1981) à lui succéder comme recteur de la mosquée de Hambourg. Allant encore plus loin que son prédécesseur (qui avait appris l’anglais et l’allemand), Mojtahed Shabestari commence par étudier la langue de Goethe et profite de ces neuf ans en Europe pour découvrir les tendances modernes de la critique herméneutique des sources chrétiennes. Il suit, de manière informelle, des cours de philosophie et de théologie, et rencontre le monde occidental dans toutes ses dimensions : la nature (les forêts allemandes qui invitent à la promenade), la culture moderne et la spiritualité du christianisme (séjour dans des monastères).

11Dans les rencontres interreligieuses auxquelles il est souvent invité, Mojtahed Shabestari découvre la théologie chrétienne, basée moins sur des raisonnements que sur des intuitions existentielles, plus proche aussi de la mystique islamique (‘erfân) que de la scolastique (kalâm), cette science théologique rationnelle qui a envahi le discours théologique de l’islam. “La religion n’est pas qu’une pensée qu’il suffirait de satisfaire pour engendrer la foi. Même si on trouve mille arguments pour prouver une affirmation, on n’arrivera à rien tant que la personne ne se sent pas elle-même destinataire de la parole. L’homme doit arriver à l’attitude où il se soumet à cette parole, et cette soumission consiste à entrer en communion avec la parole, à donner un sens à la vie grâce à la parole, à vivre par la parole, dans le sens d’une rencontre existentielle et d’une analyse existentialiste.”

12A son retour en Iran, au moment où germent les manifestations qui aboutiront à la révolution de 1979, notre théologien s’engage lui aussi dans la lutte pour le respect de la justice et des droits de l’homme. Il participe à la prise en main de la radio et de la télévision, et pendant quelques mois, quand l’ayatollah Tâleqâni (1912-1979) est nommé prieur du vendredi de Téhéran, Shabestari assure les sermons préliminaires de la grande prière, retransmis par tous les médias. Enfin, il accompagne Mahdi Bâzargân (1907-1995), éphémère Premier ministre de la nouvelle République, dans le voyage à Alger, où il rencontra Zbigniew Brzezinski, le conseiller à la sécurité nationale du président Carter, ce qui provoqua la chute des modérés et la prise d’otages à l’ambassade américaine.

13Invité à réfléchir dès l’été 1979, Mojtahed Shabestari, publie une revue qui connaîtra quinze numéros, Pensée islamique (Andisha-ye eslâmi). Cette publication s’abstient de tout culte de personnalité, de tout slogan. “Le but, dit le premier éditorial, est de créer une tribune publique pour la confrontation des idées et des croyances diverses de tous les partisans de la Révolution qui veulent s’exprimer afin que leur opinion profite à la société iranienne.” Il importe, ajoute-t-il, que la foi se débarrasse du fanatisme et que le croyant “ait le pouvoir de penser et d’analyser ce en quoi il croit”. En critiquant certaines décisions du nouveau régime qui limitent les droits des opposants et imposent un point de vue officiel exclusif de toute critique, par exemple lors des élections du Conseil des experts destiné à rédiger la Constitution de la République islamique, Shabestari a conscience de s’adresser à un petit nombre ; il tente de faciliter “la création d’idées parmi ceux qui ont fait des études supérieures”.

14Voyant surgir les institutions définies dans la Constitution de 1979 [2], Mojtahed Shabestari déplore que le clergé, dépositaire de la confiance populaire, se soit emparé de toute la structure du pouvoir sans prévoir, au moyen de conseils participatifs et de partis politiques réellement constitués, de rendre à la nation la conduite de ses affaires. Dans sa recherche de la liberté et de la justice sociale au sens juridique, politique et économique, Shabestari n’hésite pas, en se servant des textes de Marcuse ou d’Erich Fromm, à critiquer les démocraties occidentales trompeuses.

15Mojtahed Shabestari amorce également une réflexion religieuse sur l’interprétation de la révélation : il n’y a pas un sens unique, standardisé, pour tous, mais une compréhension, par chacun, à sa manière. De même, il n’y a pas une “économie islamique” telle que les slogans révolutionnaires voudraient le faire croire, une doctrine économique préétablie par la révélation coranique, mais une économie inspirée par l’islam et réalisée par des hommes qui sont musulmans.

16En février 1980, la revue Andisha-ye eslâmi cesse de paraître, et son rédacteur en chef devient député de Shabestar, sa ville d’origine, dans le premier Parlement de la République. Hélas, en place du débat politique qu’il avait espéré, il ne trouve que la pensée unique étouffante. Il entrevoit les violences qui menacent la nation iranienne. Déjà, lors des obsèques de l’ayatollah Tâleqâni (septembre 1979), Shabestari avait publiquement regretté les pressions pour empêcher l’ayatollah Khomeyni de s’informer de la situation et des opinions divergentes concernant les problèmes du jour. Prenant la suite de Tâleqâni, Shabestari défend la cause des Moujahidines du peuple devant l’imam lui-même, auquel il rend visite à Qom. Il se heurte à un mur, le Guide de la Révolution ayant pris le parti de la fermeté pour consolider son nouveau régime, au risque de répondre à la violence par une plus grande violence. Quelques mois plus tard, Shabestari se heurte à la même fermeté froide lorsqu’il propose sa médiation pour résoudre la crise ouverte entre Banisadr, le premier président élu en janvier 1980, et le Parlement. Banisadr est évincé avec l’assentiment de Khomeyni, qui piétine ainsi l’un de ses premiers alliés.

17Dans une réévaluation générale de son approche du fait religieux, Shabestari tire parti de l’enseignement qu’il a reçu en Allemagne. Désormais, c’est de l’individu, fard, qu’il faut partir pour comprendre. L’individuation fait de chacun un être absolument unique. Chaque point de vue sur le texte est un point de vue situé dans l’espace et le temps, chaque lecture est unique et n’exclut jamais une autre lecture. L’interprétation ne s’arrête jamais, car il n’y a pas de compréhension absolue. Au lieu de centrer son interprétation sur le texte, comme on le fait dans l’enseignement des écoles théologiques de Qom, Shabestari propose de la centrer sur l’auteur ou le lecteur, sur la personne qui donne sens. L’enseignement traditionnel présuppose qu’on peut arriver au sens en évitant les préjugés du commentateur et la distance qui le sépare du texte.

18Dans la rencontre avec le texte sacré, ce n’est pas seulement la conscience et la connaissance du lecteur qui sont impliquées, comme s’il ne s’agissait que de faits extérieurs à lui, par exemple de savoir si c’est la Terre qui tourne autour du Soleil ou l’inverse. Qu’il s’agisse des sutras bouddhistes ou des sourates coraniques, le texte sacré concerne l’orientation même de notre vie. La relation à la vérité, qui engage la personne dans une aventure existentielle, n’est réalisable que dans la liberté où l’individu se met en jeu : la liberté est donc la condition de la foi. Et d’une conception abstraite de Dieu comme entité philosophique inatteignable, il passe à l’idée d’un Dieu personnel qui se révèle, qui entre en relation avec les hommes. Mais un Dieu trop humanisé, trop semblable à un ingénieur et à un communicateur peut-il vraiment répondre au besoin de perfection que nous aspirons à voir en lui ?

19Ces réflexions prennent un tour dramatique lorsque, en 1981, un accident d’automobile entraîne la mort de sa fille de dix-huit ans et la paralysie définitive de son épouse. Une telle souffrance est-elle la condition du Bien absolu que Dieu nous donne dans la création ? Mojtahed Shabestari se rappelle alors cette parole du Christ sur la Croix, que méditent les moines dans les couvents d’Autriche ou d’Allemagne où il a lui-même séjourné : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ?” Dieu serait-il mort lui-même, comme le proclame Nietzsche ?

20C’est l’espérance qui vient alors ramener Mojtahed Shabestari dans la foi. L’espérance du salut, essentielle pour retrouver cette foi en un être éternel et infini, présent dans l’expérience de l’homme, et auquel l’homme doit se soumettre pour en éprouver la présence. Seule cette présence restitue le sens de l’existence humaine, interpellée par un être transcendant.

21Deux ouvrages majeurs, L’Herméneutique, le Livre et la Tradition (1996) et Foi et liberté (1997) vont révéler Mojtahed Shabestari comme un penseur original qui profite de toutes ses expériences personnelles pour enrichir la théologie. Ils seront suivis par des recueils d’articles ou de conférences diverses : Critique d’une lecture dogmatique du religieux (2000) et Réflexions sur une lecture humaine de la religion (2004). Ces titres parlent d’eux-mêmes. A partir de 1981, Mojtahed Shabestari enseigne à la faculté de théologie de l’université de Téhéran : cours sur la théologie chrétienne, sur l’hérésiographie musulmane, sur la mystique chrétienne, sur l’histoire du christianisme et du judaïsme, la mystique musulmane (‘erfân), une comparaison entre Maître Eckhart et le poète soufi du XIIIe siècle Jalâloddin Rumi…

22La liberté de parole de Shabestari, dans ces enseignements qu’il est le seul à pouvoir donner à Téhéran, en font une cible pour les partisans de la tradition. Ils obtiennent sa mise à la retraite autoritaire après la victoire d’une nouvelle tendance aux élections présidentielles de juin 2005 (Mahmoud Ahmadinejad). Mojtahed Shabestari perd ainsi un contact institutionnel avec la jeunesse étudiante, qui a besoin d’un discours libérateur. Il quitte également l’habit clérical pour se donner une liberté plus grande afin de continuer son entreprise d’herméneutique coranique. A un interlocuteur qui lui demandait récemment comment il se définirait, il répondit : “J’ai commencé par la scolastique (kalâm) et je suis allé jusqu’à la théologie (din-shenâsi), et maintenant j’ai dépassé la théologie et je me vois plutôt comme un commentateur des textes religieux. Je ne me sens plus expert ni en scolastique ni en théologie. J’approfondis les textes religieux.” Qu’est devenue dans tout cela sa foi ? “C’est une chose que je tenais dans la main, et que je tenais très fort pour ne pas la perdre. Mais soudain mes mains se sont ouvertes… et maintenant, il n’y a plus rien. Mes mains restent seulement ouvertes en signe de quête, et la foi, pour moi, a pris le sens d’une quête permanente.”

23Suivons l’auteur de Foi et liberté dans sa réflexion : il expose d’abord schématiquement les positions respectives des penseurs théocentristes (ash’arites), puis des théologiens à tendance humanocentriste. Il est paradoxal que les seconds, pourtant partis du postulat de la raison humaine et de la conscience responsable, aient abouti aux conclusions les plus intolérantes, justifiant l’usage de la force pour imposer la foi et la loi religieuses : on ne peut laisser les hommes libres de choisir le mal et de vivre dans le péché. Une troisième école plus spéculative, qui s’épanouit en Iran au XVIIe siècle avec Mollâ Sadrâ, définit la foi comme une connaissance à la fois intuitive et rationnelle des vérités ontologiques, elle n’a donc pas tant de lien avec la philosophie pratique qu’avec la métaphysique.

24Ces trois écoles décrivent la foi comme une chose qu’on peut acquérir, par les prophètes ou par la raison, parce que l’homme ne la possède pas naturellement. L’homme dispose-t-il de son libre arbitre pour y adhérer ou y est-il contraint dès lors qu’il en a été averti par l’un ou l’autre moyen ? Telle est la question qu’on ne pose pas. Aucun “péché originel” n’empêche l’homme d’accéder à la foi pour l’islam, même si le contenu de la foi est de l’ordre de la révélation qui ne peut venir que de Dieu. Refuser la foi entraîne l’homme dans l’infidélité (kofr), un état dont la définition et les conséquences ne peuvent être connues que par la révélation.

25Mais quelle que soit la définition choisie, Shabestari pense que la foi est indissociable de la liberté. Témoigner n’est possible que par une volonté humaine, et la volonté n’a de sens que si elle est libre. Un esprit enchaîné dans l’imitation ne peut être libre pour attester la vérité ni pour agir moralement de par sa volonté. La connaissance philosophique n’est atteignable elle aussi que dans la liberté de la conscience (ou de la pensée) et de la volonté : on ne peut philosopher que si l’on se libère préalablement de l’imitation, de l’autorité et du désordre de la pensée. De même, la démarche mystique de l’ouverture au divin exige un examen critique de la conscience et une libération de toute entrave, donc une grande liberté de conscience. La conscience est elle-même par définition libre, c’est-à-dire qu’elle n’existe que dans le mouvement, elle ne supporte la soumission ni au dogme, ni aux sentiments, ni aux sensations. Une vague en mouvement perpétuel, le repos serait son anéantissement ; elle ne supporte pas de s’enfermer dans une coquille, elle dépasse sans cesse les limites qu’elle s’était données. Sa seule limite est de n’avoir ni passé ni futur, elle n’est qu’en existant à chaque instant.

26Le sentiment de finitude et d’évanescence de cette conscience n’a de sens qu’en face de l’immensité et de la permanence du divin. Or, chaque fois que l’homme tient un discours positif sur Dieu, donne de Dieu une définition normative, il nie Son absoluité et indirectement se détruit lui-même. En effet, la relation à Dieu cesse alors d’être un mouvement de dépassement permanent vers la transcendance et tend à devenir une relation entre deux entités limitées, qui s’anéantissent mutuellement.

27Dans les textes sacrés, continue Mojtahed Shabestari, la relation de l’homme à Dieu est une relation entre deux personnes, entre Lui et moi, entre Toi et moi. Dieu parle et l’homme entend. Dieu est absolu et l’homme limité, mais, à travers la révélation, Dieu connaît l’homme dans sa liberté, sinon Il le contraindrait. En demandant à l’homme d’avoir la foi, Dieu lui demande de l’écouter de tout son être, de sorte que devenir interlocuteur de Dieu, écoutant de Dieu, c’est devenir homme. “La foi consiste en ceci : l’homme devient l’interlocuteur du Seigneur, celui qui écoute a la foi. Vivre selon la foi, c’est vivre en écoutant, non en accumulant dans sa conscience une série de principes et de croyances desséchées. Accumuler de telles croyances et s’y tenir obstinément et nier le droit à exister de quiconque n’y adhère pas, se fermer à toute parole nouvelle, c’est faire de l’homme un dieu, c’est-à-dire le nier” (p. 29).

28Toute foi religieuse engendre une institutionnalisation, des rites et un magistère qui contribuent à brider l’élan vers Dieu. A chaque instant, le croyant doit réformer la religion pour qu’elle ne lui coupe pas la voie du divin : tel est le mouvement qui va du polythéisme à l’affirmation de l’unicité divine (sherk, tawhid). “Les théologiens doivent s’efforcer d’alléger la religion, non de la rendre plus rude” (p. 30).

29Comment s’organisent dès lors les relations entre la foi, le pouvoir politique (hokumat) et la politique (siyâsat) ? Comment les musulmans doivent-ils envisager l’action politique au regard de la révélation ? Comment doivent-ils placer l’assouvissement des besoins et des désirs face à ces deux nécessités de la foi, l’adoration de Dieu et le service envers la création (c’est-à-dire envers les hommes) ? Dieu ne veut-Il pas l’assouvissement de ces besoins qui permettent à l’homme de vivre ? Quand l’homme a des jouissances licites, il participe à la manifestation des noms de beauté de Dieu et à l’accomplissement de la création. L’action politique, en tant qu’elle vise à l’ordre public nécessaire à toute société, découle de la destination double de la vie humaine vers l’adoration et le service à la création.

30Shabestari examine différentes théories du politique, chez Hobbes, chez Erich Fromm, Rousseau, Marx, et constate qu’elles sont fondées sur des visions contradictoires de l’homme : la violence, l’amour, la bonté naturelle pervertie, l’aliénation, etc. Il constate en outre que les musulmans sont divisés également pour savoir si le Coran contient ou non des réponses claires à la nécessité d’organiser la société [3]. Un ordre politique particulier est-il nécessaire aux musulmans pour exprimer leur foi ? Sur de nombreux points, Shabestari constate les divergences.

31Revenant maintenant sur la liberté de conscience, il dit qu’en aucun cas un régime autoritaire ne peut répondre aux besoins essentiels de la foi. Elle ne peut s’épanouir que dans une société qui garantit les libertés élémentaires (qu’il appelle globalement la liberté “extérieure”, p. 79). “L’essence de la foi sous la forme d’un choix conscient et libre n’est pas un phénomène qu’on puisse susciter par la suggestion ou la propagande ou dont la permanence soit liée à la censure, à l’interdiction de la critique des opinions et des croyances religieuses” (p. 80). Il différencie l’adhésion de foi dans l’islam, qui est liée à une révélation vivante en dehors du temps et de l’Histoire, à la tradition chrétienne, qui lie la foi à une transmission humaine, à partir d’un événement historique (l’Incarnation) et dans le cadre d’une institution (l’Eglise). Plus que le christianisme, l’islam lie, selon Mojtahed Shabestari, l’adhésion de la foi à la liberté de la conscience.

32Cette présentation succincte ne peut rendre compte plus en détail des riches développements de Shabestari. Ses positions, qu’un lecteur ignorant le contexte iranien pourra trouver trop raisonnables, voire insipides, pourraient, dans une large part, émaner d’un chrétien ou d’un bouddhiste libéral, soucieux de concilier l’humanisme moderne à une foi religieuse. Par ailleurs, la dimension “existentialiste” reflète les lectures des philosophes et des exégètes allemands. Pourtant, ce discours est audacieux à plus d’un titre : d’abord il émane d’un théologien qui a osé transgresser ses propres positions, qui se redéfinit courageusement, qui ose se convertir. Mais aussi, ce discours brise le monolithisme de la pensée traditionnelle sur l’adhésion religieuse en osant des formulations qui bouleversent les systèmes théologiques. Certes, les anciens avaient compris qu’il existe des certitudes de conviction, mais ils ne pouvaient relier l’adhésion de foi à un acte individuel fondé sur la liberté. Shabestari est également passé du modèle de la radicalisation politique à la définition d’une religion romantique où le sentiment joue autant de rôle que la raison. La démonstration serait peut-être encore plus convaincante avec l’exemple de l’herméneutique : Mojtahed Shabestari, inspiré de l’exemple des exégètes chrétiens, a décidé de remettre en question l’approche traditionnelle du Coran comme livre révélé littéralement par Dieu à un prophète analphabète. Cette révélation, selon lui, s’est concrétisée chez Mahomet par la rédaction des sourates, qu’il faut lire comme une lecture prophétique du monde, un éclairage sur les rapports de l’homme à Dieu. Tel est le projet courageux que ce théologien a entrepris.


Date de mise en ligne : 27/02/2009

https://doi.org/10.3917/lpm.027.0109

Notes

  • [*]
    Professeur à la Sorbonne Nouvelle (Paris-III), auteur de nombreux ouvrages, Yann Richard a récemment publié : L’Iran : naissance d’une république islamique (La Martinière, 2006), Cent mots pour dire l’Iran moderne (Maisonneuve & Larose, 2003) et, en collaboration avec Jean-Pierre Digard et Bernard Hourcade, L’Iran au XXe siècle : entre nationalisme, islam et mondialisation (Fayard, nouvelle édition mise à jour, 2007).
  • [1]
    Mojtahed Shabestari, interview avec Jalâl Tavakkoliân (printemps 2007), Madrasa, II, 6 (tir 1386/2007), p. 57a. Ma présentation de Mojtahed Shabestari s’inspire beaucoup de cet article, auquel m’a renvoyé Shabestari lui-même dans un entretien à Fribourg-en-Brisgau. (Allemagne), en septembre 2007. Les citations en sont extraites. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Constitution de la République islamique d’Iran, 1979-1989, trad., intro et notes par Michel Potocki, L’Harmattan, 2004.
  • [3]
    Voir le chapitre concernant les opinions des juristes sur la politique dans son livre sur l’herméneutique : Hermenotik, ketâb va sonnat.

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