1C’est en discutant de cuisine, lors d’un apéritif chez mon oncle et ma tante, que je pris connaissance d’un accident culinaire qui devait marquer à jamais la recette des pieds paquets familiaux.
2Les pieds et paquets, plat d’origine modeste, mais très sophistiqué, est ancré dans la culture méridionale ; il se compose de paquets faits de tripes de mouton ou d’agneau que l’on farcit de jambon, d’ail et de persil.
3Les paquets cuisent gentiment, huit heures environ, dans une sauce tomate au vin blanc, aromatisée au thym et au laurier, d’une bonne dose de poivre et d’un oignon piqué de clous de girofle. Les pieds d’agneau ou de mouton s’ajoutent en cours de cuisson car ils doivent êtres fondants pour que les multiples petits os puissent se défaire en bouche comme un bonbon mou renfermant un noyau mais pas en charpi, ce qui gâcherait le plat. La sauce des pieds paquets devient un nectar délicieux de tomates aromatisées de tous les ingrédients et lié par la gélatine des pieds. Ce plat dominical se mange accompagné de pommes de terre bouillies. Dans certaines familles, c’est le plat du jour de Noël.
4Le jeudi, car il faut que le plat mijote trois jours, la grand-mère préparait les pieds paquets du dimanche. Les paquets avaient été confectionnés dans les règles de l’art : les morceaux de panse de mouton taillés, farcis de petit salé et de persillade, et enroulés en forme de paquet. La garniture aromatique composée d’ail, d’oignon, de tomates et de carottes, rissolait dans la casserole en aluminium, les paquets avaient été ajoutés, il ne manquait que le vin blanc que le grand-père était allé chercher à la cave. Mais quand la bouteille fut vidée : “Oh fan ! C’est de la gnôle, on s’est trompés… Paul tu m’as donné la mauvaise bouteille !”. Un conseil de famille fut réuni d’urgence dans la cuisine, et après réflexion, on décida sagement de laisser cuire les pieds paquets dans l’eau-de-vie. “On verra bien, en espérant que ça ne soit pas trop mauvais !”. Le dimanche toute la famille était un peu anxieuse à l’idée de goûter ce nouveau plat.
5L’eau-de-vie avait apporté un goût plus corsé à la sauce, mais une certaine finesse laissée par le côté fruité du marc de raisin avait séduit à l’unanimité. A partir de ce jour-là, quant on mouillait au vin blanc, on ajoutait deux verres généreux d’eau-de-vie !
6Les plats d’une cuisine familiale ne sont-ils pas des repères face au temps qui passe ? Des recettes transmises d’une génération à l’autre marquent le souvenir d’un goût propre à une histoire de famille que les années et les événements de la vie tentent d’effacer.
7Cuisiner est un geste de générosité, vital, intime, un don d’amour simple et perceptible, quand la complexité relationnelle d’une famille s’évertue à en éloigner les membres. Les rituels de préparation, les secrets de recettes, les moments de l’année où l’on savoure les plats, tous ces événements ne sont-ils pas des éléments qui rassemblent ?
8Les repères affectifs d’un plat familial que nous éprouvons lors d’une bouchée ou d’un fumet s’échappant d’un plat mijoté procurent une sensation de réconfort et marquent les bases de notre culture intime du goût !
9Mais nos goûts évoluent, comme les recettes et le temps consacré à cuisiner qui n’est plus celui de nos grands-mères. Nous ne voyageons plus, nous avons accès à des produits exotiques. Le mijoté laisse place au cru, au juste cuit, à l’immédiat.
10Quand j’ai commencé à cuisiner, je me demandais comment on faisait pour trouver la recette originale, qui l’avait inventée ? Avec l’expérience, j’ai compris que la cuisine est en constante évolution, comme les personnes qui la préparent et ceux qui la dégustent.
11D’une recette que ma grand-mère préparait, ma mère déclinait inconsciemment sa propre version. Une sauce à la tomate longuement mijotée devenait plus épicée. Cette différence due au temps de cuisson était compensée par l’ajout de clous de girofle et de sucre. Le résultat n’était pas une sauce confite mais le goût en était très proche, d’une même veine ; l’interprétation était une astuce pour se rapprocher du goût référant. Quand je prépare une sauce tomate, j’essaie de retrouver cette même saveur, j’y ajoute des tomates séchées, qui renforcent le goût et apportent la texture confite ; aussi en ce moment, j’y ajoute également du citron confit, quelques fois des câpres, des filets d’anchois, et je finis par quelques olives noires et une pointe de cumin. Ces évolutions sont peut-être dues à mes nombreux voyages au Maroc et à un désir de goût en bouche très méditerranéen.
12D’une recette que j’apprenais de mon premier chef de cuisine à une autre de Ferran Adria et maintenant des miennes que je compose, il y a toujours une interprétation instinctive, logique. Les recettes évoluent grâce aux techniques, aux influences d’autres cultures culinaires, mais à la base il y a cette culture intime du goût qui donne le tempo au rythme du plat.
13Quand j’ai travaillé en Espagne j’ai appris à faire le gaspacho avec une amie qui détenait la recette de sa mère qui vit dans un petit village près de Séville. A l’origine, le gaspacho est un plat de pauvres, de paysans, qui utilisent le pain sec de la veille pour le malaxer, au mortier, avec du vinaigre, des fruits secs et de l’ail. C’est une purée épaisse qui, avec l’apparition de la tomate au XVe siècle, s’est transformée en une soupe plus liquide.
14Le gaspacho se prépare en trois étapes. La macération de tous les ingrédients que l’on laisse une nuit au réfrigérateur. Pour le mixage, le robot électrique a remplacé le mortier, ce qui permet un plus de finesse et l’émulsion à l’huile d’olive, ensuite il faut filtrer le mélange dans une passoire plus au moins fine selon les goûts.
Le gaspacho andalou
15– 1 kg de tomates bien dures
16– 2 gousses d’ail
17– 1 concombre
18– 1 poivron vert
19– 4 tranches de pain dur
20– 4 cuillerées à soupe de vinaigre de Xérès
21– 2 verres d’huile d’olive
22– Sel, cumin en poudre
23J’apprécie le gaspacho en été, j’aime le servir avec de petites garnitures : moules en escabèche, poisson cru mariné au citron ou fromage de chèvre frais qui donnent un côté festif et ludique à cette soupe froide.
24J’aime aussi m’amuser à changer les ingrédients, et ainsi à nuancer le goût final du gaspacho par l’utilisation de fruits comme des fraises ou de la pastèque, qui expriment dans un registre salé et vinaigré un côté méconnu mais très en cohérence avec la recette. La tomate, l’ingrédient principal du gaspacho, est un fruit, pourquoi ne pas la remplacer ? C’est l’époque de la cerise, j’aime ce fruit, son goût, sa couleur. On l’utilise généralement en pâtisserie dans le clafouti ou confit, en sauce pour accompagner du canard ou en confiture que l’on sert avec du fromage de brebis. Pour ces utilisations, on cuit les cerises alors que je trouve dommage de ne pas tirer profit du fruit cru, c‘est pour cela que nous allons essayer une recette de gaspacho de cerise car le fruit apportera de la douceur au plat. J’imagine le servir avec un peu de fromage à pâte persillée, comme le Bleu d’Auvergne et peut-être même l’agrémenter de quelques croûtons de pain d’épice grillés.
Le gaspacho de cerise pour 4 personnes
25– 1 kg de cerises bien mûres
26– 1 gousse d’ail
27– 1 concombre
28– 1 poivron rouge
29– 4 tranches de pain dur
30– 3 cuillerées de vinaigre balsamique
31– 2 verres d’huile d’olive
32– 1/2 cuillerée à café sel
33– 80 g de fromage Bleu d’Auvergne
34– 8 tranches de pain d’épice
La veille
35Equeutez et dénoyautez les cerises. Epluchez et épépinez le concombre que l’on coupe en tranches.
36Videz et coupez le poivron en gros morceaux. Epluchez l’ail et écrasez-le.
37Mettez tous ces ingrédients dans un saladier avec les cerises auxquelles vous ajouterez les tranches de pain dur, un verre d’huile d’olive (le deuxième verre s’utilise pour émulsionner le gaspacho), le vinaigre, le sel.
38Couvrez le saladier d’un couvercle ou de film étirable et laissez macérer toute une nuit.
Le lendemain
39Mixez avec l’aide d’un robot électrique tous les ingrédients pour obtenir un liquide assez fin, si le mélange est trop épais vous pouvez ajouter un verre d’eau.
40Goûtez pour rectifier l’assaisonnement.
41Ajoutez le verre d’huile d’olive tout en continuant de mixer la soupe pour bien incorporer l’huile.
42Passez la soupe au tamis.
43Gardez le gaspacho au frais.
44Coupez des petits dés de pain d’épice que vous dorerez au four 5 minutes à 150 °C.
45Découpez de fines tranches de Bleu d’Auvergne.
46Servez le gaspacho dans un bol et en y ajoutant les dés de pain d’épice et les fines tranches de Bleu d’Auvergne.