Couverture de LPM_026

Article de revue

Du sacrifice de la politique et autres dégâts

Pages 95 à 104

Notes

  • [*]
    Driss Ksikes est journaliste, écrivain et dramaturge. Son dernier roman, Ma boîte noire (2006), est paru aux éditions Le Grand Souffle. Sa dernière pièce de théâtre (IL) est en cours d’édition. Actuellement directeur de la revue Economia, il a été également rédacteur en chef de TelQuel.
  • [1]
    “Nous vivons dans un monde politique, l’amour n’y a pas de place” (chanson “A political world”, album Oh Mercy !). (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Experts en communication qui façonnent la politique dans les coulisses.
  • [3]
    Une autre histoire de la présidentielle. Que s’est-il donc passé le 6 mai 2007 ?, Le Monde diplomatique, mai 2008.
  • [4]
    Mouvement d’opposition au gouvernement de Hosni Mubarak.
  • [5]
    Par Mohamed Ennaji, dans Le Soir Echos (25 août 2008).
  • [6]
    Snitch culture (culture d’espionnage) est le titre d’un ouvrage de Jim Redden ; Feral House.
  • [7]
    En référence à Georges Orwell et son protagoniste, Big Brother, dans son roman culte, 1984.
  • [8]
    La tendance à produire et attendre des fatwas.
  • [9]
    Avis religieux ayant une incidence sur la vie sociale et politique.
  • [10]
    Dieu est-il violent ? Bayard, 2008.

1La mort de la politique enfante, ici et là, une violence sourde.

2Peut-on éviter le pire que masquent à peine ces néototalitarismes ?

3Quand Bob Dylan chantait en 1989, “We live in a political world, love has got no place [1]”, il scandait, à son insu, le testament d’une époque. Presque vingt ans plus tard, la politique se meurt et un ersatz d’amour dégouline sur les écrans de la télé réalité, masquant à peine les guerres qui font rage, sur tous les fronts. Le réflexe de guerre, de riposte et de domination prend l’ascendant sur l’effort de négociation et de mise en scène de la pluralité. L’impatience militaire redevient plus pressante que l’action politique. Du coup, le passage à l’acte belliqueux, même unilatéral, devient rapide, légitime, et, à la longue, banalisé.

4Quand, hier en Irak, puis aujourd’hui en Géorgie, des intérêts énergétiques divergent, la guerre reprend ses droits. La gestion stratégique de la rareté prime. Quand des puissances renaissantes (Russie) ou menaçantes (Chine) mettent à mal la suprématie américaine, un ton guerrier est palpable jusque dans les communiqués les plus anodins. Comprenez : l’empire déclinant perd son sang froid. Quand une puissance musulmane périphérique (l’Iran) s’oppose à l’Etat mi-théocratique d’Israël, au nom de l’équilibre de la terreur, Dieu s’invite à la guerre froide new age. Quand des injustices endémiques mettent à mal le droit des plus démunis à s’en sortir, des murs froids et infranchissables sont érigés pour arrêter, en amont, le flux humain. Les mêmes œuvres bétonnées sont dupliquées comme autant de franchises frontalières, en Palestine, au Mexique, voire au Maroc. Décodez : le mur de Berlin a fait des petits et la guerre froide a quitté la citadelle de l’Europe pour se mondialiser.

5Il serait trompeur de lire ces passages à l’acte, cyniquement, hors temps, comme une inévitable remilitarisation de la diplomatie, comme une nécessaire sécurisation contre le terrorisme (pourtant diffus et extra territorial !) ou comme une récidive cyclique, nécessaire à la survie du libéralisme. Une interprétation aussi déterministe des faits serait autiste au profond désir de guerre, qui a eu le temps depuis deux décennies, d’infiltrer les sociétés, de faire florès et de les submerger, à la longue.

Naissance de la tragédie

6Quels sont les maillons de la chaîne qui ont peu à peu cadenassé les esprits au point de les rendre plus enclins à la violence qu’au dialogue ? Premier acte reconnu de tous : le trop économique a tué le peu de politique qui persistait dans les vieilles démocraties. Alors que la décennie 1990 érige la démocratie en religion planétaire, alternative, ses prophètes succombent, peu à peu, chez eux, à la tendance technocratique. Ces politiques ont été soudain pris en otage par les stratèges de l’économie. Ils ont été happés par la matrice financière de la mondialisation, qui a détrôné l’idéologie pour occuper durablement le cœur du système.

7Or, ce meurtre du politique par le gestionnaire a un effet boomerang. Alors que la décision publique est orchestrée par des technocrates, lorgnant sur les courbes et indices de l’économie mondiale, les citoyens, premiers concernés par ces décisions, se sentent hors jeu. L’expression politique plurielle, leur unique arme pour détourner le fleuve pouvant les mener à la dérive, devient soudain caduque, inefficiente. D’où le recours massif aux grèves et manifestations, et de moins en moins à l’action politique concertée. En face, les décideurs politiques se transforment, souvent, en pantins plus ou moins géniaux mais incapables d’assumer un projet d’avenir ou d’impulser un changement social. Moralité, la démocratie, vidée de son contenu, n’est plus qu’un théâtre d’ombres.

8Le désir de guerre a eu le temps de s’enraciner, dans un climat de duperie. Pour tromper leur monde, des chefs d’Etats européens (icônes hyper médiatisées d’une démocratie lancinante) se sont parfois drapés en technocrates communicateurs. Ainsi, Tony Blair et son Labour party, ont été les premiers fascinés par les capacités démagogiques insoupçonnables des spin doctors[2], qui manipulent les médias et l’opinion publique à leur guise. Dans la même veine, Nicolas Sarkozy s’est vite avéré être un manipulateur des médias allant jusqu’à mettre en sourdine des “voix dissonantes” et un redoutable “monarque” pouvant incarner l’Etat et l’éclipser à la fois. Quant à Silvio Berlusconi, il rappelle, par sa propension à se servir du pouvoir pour se protéger, la fameuse mise en garde de Machiavel contre les hommes de pouvoir susceptibles de “prendre figure d’individus ou de bandes simplement occupées à satisfaire leurs appétits”.

9Pour toutes ces raisons, le vivre ensemble, basé sur la concertation et la contestation, chevillé au corps de la démocratie, devient fragile, soumis au bon vouloir des aiguilleurs du ciel de la finance. Pour toutes ces maladresses et autres, la pensée unique et le politiquement correct ont précipité la démocratie dans son sépulcre. Irait-on jusqu’à parler, dans le sillage de la revue du M.A.U.S.S., de “spectre du totalitarisme” qui guette les sociétés mondialisées ? La formule est tentante. Mais, comme l’écrivait Anne-Cécile Robert, il ne faut pas “sous estimer la capacité de l’être humain à résister aux nouvelles formes d’oppression qui aliènent son esprit critique et légitiment les inégalités sociales [3]”. Or, si de plus en plus de mordus de justice (morale ou éthique, peu importe) sont habités par le besoin de protester, réalisent que leurs sornettes sont inaudibles, ils n’ont que deux choix possibles : la violence ou l’indifférence.

10Or, le désir de guerre qui ronge les plus meurtris voyage et se propage. La tragédie du politique, bien relayée par des médias adeptes du matraquage, ne reste pas cantonnée dans le lieu de sa genèse. L’onde de choc produite par l’agonie de la démocratie et l’arrogance du néocapitalisme crée, ailleurs, une double déception. Rappelons-nous, au lendemain de la chute du mur de Berlin, l’attachement à la démocratie, aux droits de l’homme et au libéralisme politique (pour accompagner l’inévitable libéralisme économique) a été brandi à la face du monde comme une voie de salut. Or, aujourd’hui, les critères d’adhésion au club des démocrates ont été revus à la baisse, et les principes du démocratiquement correct, logiquement dévoyés. Aussi, même quand des mouvements de ras-le-bol montent au créneau, en Russie (pour défendre la Tchétchénie), en Egypte (Kifaya [4]), en Tunisie (sur Internet principalement), ils sont traités avec indifférence, comme des épiphénomènes qui ne peuvent ébranler des systèmes sûrs qui s’adaptent parfaitement bien aux lois néocapitalistes. Quand des mouvements revendiquent une identité démocratique sans en avoir le fondement (au Maroc) ou trompent leur monde ouvertement (en Tunisie), ils sont adoptés comme des relais fiables, car suffisamment proches des régimes autocratiques en place.

11Mais le fleuve tranquille qui semble maintenir les déçus de la démocratie la tête sous l’eau, le restera-t-il éternellement ? L’histoire des rébellions montre qu’une fois l’expression politique vaine et les canaux de l’expression plurielle sans issue, la violence n’est jamais loin. Et le désir de guerre peut en titiller quelques uns, par défaut.

Dramatisation par la bigoterie et les médias

12En attendant, le statu quo profite aux bigots de tous bords. Bien contents de voir que le monde est régi par des certitudes économiques et très peu de pluralisme culturel et politique, ils s’emploient à figer les croyances. Non seulement, ils y parviennent mais ils ont le vent en poupe. Comparez : au moment où des démocrates, socialistes ou libéraux, issus de pays musulmans sans grand enjeu stratégique sont traités par l’Europe et l’Amérique avec indifférence, des islamistes réputés modérés, provenant de ces mêmes pays, sont souvent traités avec déférence, comme des porte-drapeaux de la démocratie à venir. Les élites non islamistes, rétives au moule institutionnel, n’ont plus qu’un choix : s’auto-exclure, individuellement, sur quelques journaux, dans quelques niches de la société civile, ou carrément hors circuit.

13Les plus opportunistes sont à nouveau tentés par le totalitarisme. Dans un article paru, au lendemain des jeux olympiques, un éminent universitaire marocain, ancien maoïste, a écrit une tribune [5] appelant ses compatriotes à prendre exemple sur cette “Chine glorieuse”, à jeter le rêve de pluralisme et de démocratie aux orties et à accepter de payer le tribut de la soumission pour se discipliner et parvenir à un développement qui défierait l’Occident à terme. Sa logique est d’opposer aux tenants du discours identitaire et aux libéraux occidentalisés, une voie médiane : des résultats économiques probants et une image d’unité politique sans faille. Voilà qui ouvre un grand boulevard devant l’autoritarisme. Les défenseurs de la thèse anti-occidentale peuvent y voir un catalyseur, une manière de mobiliser même les déçus de la mondialisation, qui voudraient en découdre au nom de l’islam, sous la houlette d’un chef fédérateur et adulé. Mais ils oublient que cela aura l’effet d’un trompe-l’œil, qu’il ne fera que retarder l’explosion de sentiments de haine et d’impuissance attisés par le modèle libéral consumériste, intégré par tous.

14La bombe à retardement n’est pas uniquement sociale, mais culturelle. L’Europe, autrefois perçue comme le refuge possible des épris de liberté, devient frileuse, encline à une duplicité contagieuse. Même dans les traditionnels havres de paix et de tolérance, la liberté de parole et de création est sous haute surveillance. La Hollande est encore tétanisée par la mort de Théo Van Gogh. L’Allemagne, fidèle à sa tradition orientaliste, est prête à pousser l’empathie jusqu’au soutien du modèle iranien. Et partout ailleurs, au nom d’épouvantails pseudo religieux (l’antisémitisme, l’islamophobie, etc.), de plus en plus caricaturaux, la pluralité n’est plus vraiment la bienvenue. Cette disparition de l’étalon d’éthique et de liberté, hier encore identifié à la vieille Europe, crée dans nos pays majoritairement musulmans une démission collective qui vide l’espace public de garde-fous crédibles, intellectuellement et politiquement. Tous ceux qui désirent la guerre, à la marge, sont tentés d’occuper le centre parce qu’il devient, soudain, inoccupé.

15Au cœur même de l’Occident, le décalage entre réalités et représentations crée une paranoïa, explosive à terme. Alors que les réalités sont métissées, multiculturelles, interconnectées, les lieux de création de sens (télévision, école…) demeurent très monolithiques. L’Autre, où que l’on soit, nous traverse, dans nos cités, dans nos vies, mais reste introuvable dans nos échelles de valeur. Quand l’affaire des caricatures de Mohamed éclate au Danemark, plusieurs didacticiens ont réalisé que le manque de savoirs prodigués sur les autres cultures favorise les amalgames et les excès.

16Le pendant de la myopie culturelle dans les médias est une forme d’autisme organisé. Quand Richard Labévière, journaliste pro-palestinien chevronné à RFI, est limogé sans préavis pour avoir interviewé le président syrien, Bachar El Assad, “voix dissonante” par rapport au consensus pro-israëlien, il se dit très justement victime d’une tour de contrôle qui ne permet plus aux médias de se prendre pour des tours de Babel. Aux Etats-Unis, pays du black listing, la chasse aux différences suspectes est une culture qui porte depuis le 11 Septembre un patronyme : le snitching[6]. Grâce à un réseau d’informateurs et d’espions à diverses échelles, la suspicion devient, outre Atlantique, le régulateur social de la cohabitation. Certains s’en accommodent mais d’autres voudraient bien en découdre et iraient s’allier avec le diable “islamiste”, s’il le faut, pour narguer Echelon, le dieu des espions.

17Le monde est ainsi pris en tenaille par deux forces : les stratèges de l’économie qui dessinent des trajectoires fixes et les bigots, toutes obédiences confondues, qui tracent les lignes rouges. Le fait que ces deux forces soient envahissantes et transnationales, crée deux travers : l’orwellisation[7] et la fatwisation[8]. Le premier pervertit l’espace médiatique et nous fait passer à une étape de flou démocratique. Coluche disait “en démocratie, cause toujours”. Aujourd’hui, la maxime, c’est “cause quand même”, mais loin du prime time, à minuit, dans une tribune libre, comme qui dirait sur un banc de touche. Le deuxième travers, né de la profusion des fatwas[9] est le réinvestissement de la sphère publique par les hommes en froc. Ceci n’est pas l’apanage des musulmans, demandeurs de guidance sur le moindre geste intime. La machine hollywoodienne, par exemple, devient un suppôt de l’évangélisation. Cette invasion massive des espaces de socialisation et de divertissement (chaînes de télévision, films, jeux vidéo …) par des discours stéréotypés, qui accentuent la croyance en une vérité mythologique exclusive de toutes les autres, transforme les aires culturelles en garnisons. Au fond, faute de débat politique possible ou d’issue sociale perceptible, chacun campe sur sa vérité et veut en faire LA VÉRITÉ. Le désir de guerre naît aussi de cet attachement atavique à une vérité mythologique que chacun imagine au dessus du lot.

18La tragédie, explique l’anthropologue Ghaleb Bencheikh, vient de projets qui s’excluent mutuellement. “D’un côté, la démocratisation imposée par la force dans un déluge de feu et de fer – oxymore qui ruine tout attrait pour l’idéal démocratique. De l’autre, une réponse subversive, d’ordre religieux sous forme de contreprojet totalitaire et fascisant, en aucun cas civilisateur et encore moins salvateur [10]”. Il ne s’agit pas de choc entre civilisations, opposées par essence, mais de choc d’ignorances, opposées par accident. La colonisation, l’impérialisme, la guerre injuste, l’exclusion spatiale des immigrés, tous ces épisodes cumulés conditionnent les émotions. L’intellectuel laïc syrien, Sadeq Jalal El-Azm, a écrit au lendemain du 11 Septembre, un texte d’une sincérité rare, où il s’en voulait d’avoir intérieurement jubilé de voir des kamikazes prendre sa revanche sur l’Amérique arrogante. Ce désir de guerre-là, qui trahit même les plus occidentalisés contre l’injustice à l’œuvre, ne semble pas avoir faibli, en politique internationale, sept années après le drame de Manhattan. Il a même décuplé, à l’aune des atrocités made in Abou Ghraïb et Guantanamo.

19Au-delà de cet exemple des twin towers, souvent ressassé, qu’est-ce qui réduit les espaces politiques ou apparentés, censés permettre à la pluralité de points de vue de s’articuler en public ? Deux raisons majeures méritent d’être citées : la mise en scène du débat télévisuel et l’exacerbation des nationalismes (et supra nationalismes). A la télévision, raconte le chercheur Pascale Boniface en marge de l’affaire Robert Redecker, il n’a jamais pu être invité sur un plateau, parce que sa position était “trop nuancée” au goût des journalistes. Ni pour ni contre ? Hors champ. C’est la règle dans les débats télévisuels, repensés en formes de pugilats et rebaptisés talk shows. Le spectacle a besoin de sang, de mise à mort. Et sans ce moment fatidique où l’anti musulman primaire défend le droit à l’offense, excepté pour les Juifs, la scène a très peu de chances de satisfaire. Zappons sur Al-Jazeera. Sans un face-à-face sanglant et vociférateur, dont le propos devient inaudible mais l’acte d’opposition flagrant, le débat n’est pas vendable selon les paramètres de la chaîne qatarie. Rien à faire, le temps de l’agora est révolu. Seules les rixes ont droit de cité. Cela aurait-il un effet cathartique sur des spectateurs qui bouillent de l’intérieur ? Cette radicalisation des affrontements n’aurait-elle pas plutôt un effet de miroir ?

20Voyons les faits. Ces guerres verbales côtoient, sur les chaînes satellitaires, deux programmes phares occupant le maximum de temps d’antenne imparti : les tirs d’armes (ou lancers de missiles) sur les champs de bataille, et les combats sportifs sur les terrains. Tous deux légitiment l’adversité, le combat, l’atteinte physique. Or, la montée en flèche des actions de la guerre et du sport dans la bourse des valeurs sociales est un indicateur majeur de l’exacerbation des nationalismes. Exemple mille fois observé dans les derniers jeux olympiques, le premier geste rituel des champions, dès qu’ils franchissent la ligne d’arrivée, consiste à se précipiter vers leur drapeau national pour, littéralement, s’y draper. Cela devient la norme pour tous. Il y a à peine vingt ans, le geste n’était pas systématique.

21Ces mises en spectacle du conformisme, de l’appartenance, de l’impasse du débat, de la valorisation de la forme et du délitement du sens, finissent par déteindre sur l’ambiance générale. Recourir à la violence (manifestation sanguinaire, coup d’Etat meurtrier, opération kamikaze, etc.) pour s’opposer farouchement à ses adversaires, est devenu banal. Au fond, la mort de la politique ne crée pas que des orphelins mais aussi des victimes. Mais n’y aurait-il pas une vie après la mort de la politique ? Quelles failles se dessinent déjà pour sublimer ce désir de guerre rampant ?

La ville et Internet, les derniers refuges ?

22La particularité de la violence à l’œuvre, aujourd’hui, est d’être politique dans ses fondements sans pour autant l’être dans ses desseins. Quant aux modèles dominants de révolution, islamiste ou militaire, ils ne proposent pas un meilleur vivre ensemble. Les exemples criants du Soudan et du Pakistan se passent de tout commentaire. Les modèles de révolution téléguidée par des forces démocratiques occidentales, ne sont pas mieux lotis. Le bourbier irakien est l’exemple même d’une mascarade annoncée. Que reste-t-il pour les hommes dignes, les intellectuels indépendants, les férus de politique non encartés et autres citoyens instinctivement scandalisés, qui étouffent dans ce monde sans issue ? Deux espaces : Internet et la cité.

23Hors territoire, la sphère publique se démocratise sur You Tube, dans des espaces parallèles qui cherchent à fédérer autour d’idées porteuses : anti-corruption, anti-guerre, anti-trust économique. A ce niveau, la tendance est à la dénonciation. Cela ouvre des brèches, rien de plus. Mais cela fédère des communautés, et peut, à la longue, inverser la vapeur et faire de l’espace virtuel un lieu de concertation publique, incontournable. Cela ne pourrait point pallier le trépas des partis politiques, en mal de visions alternatives fédératrices (ceci est le cas, à des degrés divers dans l’ensemble du monde dit “arabo-musulman”). Mais à défaut, cela maintiendrait les espaces de liberté et de vigilance critique intacts. Cela peut même maintenir en vie l’idée de la démocratie, à défaut de l’appliquer concrètement.

24Justement, laissons de côté le virtuel et revenons sur terre. Le temps presse. L’embrasement est palpable. Le fossé économique, conjugué à la rancœur identitaire, fait de certaines villes (ou quartiers) exclues des poudrières en puissance. Je prends l’exemple du Maroc (qui n’est pas forcément le pire) pour étayer mon propos. Plusieurs quartiers périphériques de Fès l’ancestrale ou de Casablanca la mythique sont surnommés Kandahar. Et plusieurs villes marginales, Sefrou, Sidi Ifni, ont connu, ne serait-ce que cette année, une série de soulèvements populaires, sur fond social, matés dans le sang. Or, c’est justement dans les villes que peut être résolue l’équation.

25Face à la crise des Etats nations, se re-concentrer sur la cité s’avère être une issue honorable. Alors que la logique néocapitaliste frustre les citoyens et les prive de prendre part à la construction d’un destin commun au niveau national, ils pourraient redonner un sens, à travers “la démocratie de proximité”, à leur action politique. Cela veut dire se reconnecter à sa ville, déjouer les institutions nationales, et parfois descendre de son piédestal et se concentrer sur son quartier. De telles expériences, éparses et pas suffisamment représentatives, montrent que des adeptes de l’optimisme s’accrochent aux derniers lieux qui échappent encore à l’emprise de la violence mondialisée. Serait-ce suffisant pour réanimer la politique ? Serait-ce suffisamment productif pour combler les inégalités et réinventer le désir de paix sociale ?

26En tout cas, vu du Sud démuni, c’est localement, dans chaque ville que des acteurs globalisés et vigilants s’échinent à inventer des solutions politiques flexibles qui échapperaient aux mastodontes économiques et opposeraient à l’idéologie d’enfermement l’espoir de s’en sortir. Mais sans un engagement fort de l’Europe pour que ces voies parallèles irriguent substantiellement la Méditerranée, les inconditionnels de l’espoir manqueront de souffle et de moyens pour sortir de l’impasse. Sans l’invention de politiques alternatives, qui s’inspireraient de pays comme l’Equateur, alphabétisé, digne et socialement solidaire, le seuil de dignité, principal antidote à la violence, ne serait pas atteint. Sans une nouvelle élite locale incorruptible, non tenue en laisse par des mentors de l’Etat jacobin qui les phagocytent, les bailleurs de fonds perdraient espoir et le rêve de paix ne serait pas permis. Rappelons-nous les failles de gestion au sein de l’OLP et de la manne du jour au lendemain suspendue. Le désir de guerre y est aussi né de l’inconscience des politiques.

27En d’autres termes : généraliser les micro-expériences à caractère communautaire, libératrices et épanouissantes, économiquement réussies dans des villages sud-américains, dans l’Andalousie post franquiste, et dans une moindre mesure certains douars marocains, peut aider les villes à devenir des soupapes contre la violence qui sommeille en leur sein. Encore faut-il que tout cela ne soit pas aseptisé et formaté par le terme mondialisé de “gouvernance”. Parce qu’il ne faut pas l’oublier, la technocratie et la gestion se faufilent dans les interstices de l’économie. Et les villes ne sont pas en reste. Au nom de la compétitivité, elles sont transformées dorénavant en labels sur lesquels les investisseurs surenchérissent. Autant dire que l’étau se resserre et les marges de vie sociale, paisible, après la mort de la politique, comme pouvoir de régulation et de redistribution, se réduisent à une peau de chagrin. Pour que le désir de guerre ne se concrétise pas par un acte incontrôlable, il faudrait sans tarder reconstruire la démocratie, là où elle n’est pas complètement abîmée.

Notes

  • [*]
    Driss Ksikes est journaliste, écrivain et dramaturge. Son dernier roman, Ma boîte noire (2006), est paru aux éditions Le Grand Souffle. Sa dernière pièce de théâtre (IL) est en cours d’édition. Actuellement directeur de la revue Economia, il a été également rédacteur en chef de TelQuel.
  • [1]
    “Nous vivons dans un monde politique, l’amour n’y a pas de place” (chanson “A political world”, album Oh Mercy !). (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Experts en communication qui façonnent la politique dans les coulisses.
  • [3]
    Une autre histoire de la présidentielle. Que s’est-il donc passé le 6 mai 2007 ?, Le Monde diplomatique, mai 2008.
  • [4]
    Mouvement d’opposition au gouvernement de Hosni Mubarak.
  • [5]
    Par Mohamed Ennaji, dans Le Soir Echos (25 août 2008).
  • [6]
    Snitch culture (culture d’espionnage) est le titre d’un ouvrage de Jim Redden ; Feral House.
  • [7]
    En référence à Georges Orwell et son protagoniste, Big Brother, dans son roman culte, 1984.
  • [8]
    La tendance à produire et attendre des fatwas.
  • [9]
    Avis religieux ayant une incidence sur la vie sociale et politique.
  • [10]
    Dieu est-il violent ? Bayard, 2008.
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