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Article de revue

Armagueddon. L'Apocalypse en miroirs

Pages 31 à 35

Notes

  • [*]
    Professeur associé à Sciences Po/Paris, il est notamment l’auteur de L’Apocalypse dans l’Islam, Fayard, 2008.
  • [1]
    www. raptureready. com/ abc/ armageddon. html (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Amine Mohammed Gamaleddine, Harmajaddûn, Le Caire, Maktabat al-Tawfiqiyya, 2001, p. 60 et 68.
  • [3]
    An American obsession est le sous-titre de Robert C. Fuller, Naming the Antichrist, Oxford University Press, 1995. L’auteur est professeur d’études religieuses à l’université américaine de Bradley, dans l’Illinois.
  • [4]
    John F. Walvoord, Mark Hitchcock, Armageddon, Oil, and Terror, what the Bible says about the future of America, the Middle East, and the end of Western civilization, Tyndale House Publishers, 2007.
  • [5]
  • [6]
    Un sondage réalisé en 2002 par Time et CNN, publié dans Time du 23 juin 2002, révèle que 59 % des Américains croient que les événements annoncés dans l’Apocalypse, notamment la bataille d’Armagueddon, vont bel et bien se dérouler.
  • [7]
    Safr Al-Hawali, Day of wrath, 2001, chap. III 3, p. 1, disponible sur islaam.com.
  • [8]
    Ibid., chap. VIII, p. 7.
  • [9]
    Voir notamment John Hogue, Nostradamus, the war with Iran, 2007, disponible sur hogueprophecy.com.

1Apocalypse en miroirs, entre discours islamistes et discours fondamentalistes chrétiens, une bien inquiétante symétrie qui pourrait annoncer une montée aux extrêmes...

2“Tandis que l’Antéchrist sera avec ses armées à Armagueddon, les forces de l’envahisseur détruiront sa capitale, à Babylone, dans l’Iran actuel. […] Les Juifs résisteront, mais l’Antéchrist l’emportera. Les pertes humaines seront effroyables. Après la prise de Jérusalem, l’Antéchrist dispersera ses armées vers le sud pour y capturer et y tuer les Juifs qui s’y cachent encore. Lorsque les forces de l’Antéchrist s’abattront sur les Juifs dans cette désolation, les Juifs retrouveront le chemin de Dieu. Deux tiers des Juifs auront été tués durant cette épreuve [1].”

3“La troisième guerre mondiale sera l’Armagueddon. Ce mot hébreu signifie la « montagne » (Har) de Megiddo, en Palestine. Ce mot tout simple signifie énormément, il commande les esprits des intellectuels chrétiens, surtout les présidents américains, et il est devenu le moteur principal et l’orientation essentielle de la politique américaine, occidentale et chrétienne. […] La plupart des Juifs périront durant la guerre d’Armagueddon, où deux tiers d’entre eux seront exterminés [2].”

4Ces deux terrifiantes citations se répondent en écho, alors qu’elles émanent, pour la première, d’un site Internet populaire chez les fondamentalistes américains, et, pour la seconde, d’un pamphlétaire égyptien très diffusé au Moyen-Orient et au-delà. L’un comme l’autre se préparent à l’inéluctable affrontement d’Armagueddon et ils partagent la conviction que les deux tiers du peuple juif y perdront la vie. L’actualité est interprétée à la lumière de cet ultime holocauste et les menées de l’inexpiable ennemi y trouvent leur véritable signification : le polémiste cairote est persuadé de l’obsession de la Maison-Blanche pour l’Armagueddon et les born again transfèrent la moderne Babylone… en Iran, du fait de l’occupation américaine de l’Irak.

5Ces incantations apocalyptiques ne sont pas nouvelles aux Etats-Unis, au point qu’un historien a pu qualifier l’Antéchrist d’“obsession américaine” [3]. Le Mal a successivement été identifié aux Indiens, aux Juifs, aux Catholiques et aux socialistes. La propagande de la guerre froide assimilait volontiers la Russie soviétique et la Chine maoïste aux deux peuples maudits de Gog et Magog, voués à déferler sur le monde à la fin des temps. Mais l’embargo pétrolier, décrété par l’Arabie Saoudite pour punir Washington de son soutien à Israël, lors de la guerre d’octobre 1973, est ressenti par les plus exaltés comme une agression littéralement satanique. Le pasteur John Walvoord publie Armagueddon, le pétrole et la crise du Moyen-Orient[4], sous-titré Ce que la Bible dit sur l’avenir de l’Amérique, le Moyen-Orient et la fin de la civilisation occidentale. Il campe ainsi les tribulations apocalyptiques au large de la Péninsule arabique et il peint la puissance arabo-musulmane comme la menace existentielle de l’Occident chrétien. Walvoord rencontre un spectaculaire succès, son livre se vend à plus de deux millions d’exemplaires, et certains fondamentalistes le qualifient même de “père de la prophétie biblique moderne” [5].

6A la faveur de la poussée fondamentaliste, le marché éditorial de la production apocalyptique explose aux Etats-Unis. Hal Lindsay vend près de vingt millions d’exemplaires de son Agonie de notre vieille planète, non sans mettre en garde ses compatriotes contre la “funeste dépendance pétrolière”. La série de fiction apocalyptique Left Behind, de Tim La Haye et Jim Jenkins, s’est écoulée à quelque 65 millions d’exemplaires, sept volumes de cette série atteignant même la première place sur la liste des best-sellers du New York Times. Le thème de la fatalité d’Armagueddon s’est peu à peu banalisé, au point d’être accrédité par la majorité de la population américaine au début de ce siècle [6].

7C’est bien plus tard qu’aux Etats-Unis, et avec un succès plus limité, que les divagations apocalyptiques se répandent dans le monde musulman. Elles émanent d’abord de polygraphes laïcs, qui prennent de sérieuses libertés avec la tradition prophétique, enjolivée par les prédictions de Nostradamus, les considérations sur les ovnis ou le mystère du Triangle des Bermudes. Il s’agit d’une littérature de compensation, où la crise multiforme de l’Islam est attribuée aux implacables machinations d’un Antéchrist judéo-américain. Le thème de l’Armagueddon, totalement absent de la doctrine musulmane, se fraie peu à peu un chemin dans cette production déviante, voire délirante. Ses auteurs proclament leur foi dans le triomphe éclatant de l’Islam sur les champs de bataille sanglants de Palestine.

8Une figure de la contestation islamiste saoudienne, le cheikh Safr al-Hawali, va plus loin en 2001 en désignant le “sionisme chrétien” comme l’ennemi absolu de l’Islam. Le sionisme juif est un adversaire somme toute mineur face à “ce courant fondamentaliste tellement fou qu’il cherche à accélérer le retour du Christ [7]”. Prenant au pied de la lettre les télévangélistes américains, Hawali retourne contre eux leurs prédictions, en leur attribuant un sens caché aux “infidèles” : la nouvelle Jérusalem devient La Mecque, le Paraclet est le Prophète Mohammed, le nouvel Empire romain correspond aux Etats-Unis et la Bête n’est autre que le sionisme “dans ses formes juive et chrétienne [8]”. Cette véritable “contre-apocalypse” fonde un nouveau discours de combat contre une Amérique irréductiblement hostile et il légitime l’islamisation des prophéties popularisées par les fondamentalistes protestants.

9Le cheikh Hawali ne croit pourtant pas que tous les moyens soient bons dans cette lutte contre l’Amérique et il condamne les attentats du 11 Septembre 2001, privant ainsi Al-Qaida d’un prestigieux intellectuel organique. Mais le traumatisme du World Trade Center et du Pentagone suscite aux Etats-Unis une vague d’islamophobie, alimentée par les déclarations vindicatives des prédicateurs fondamentalistes. Ainsi le télévangéliste Franklin Graham, qui avait dirigé l’action de grâce lors de l’investiture du président George W. Bush, déclare que “le Dieu de l’Islam n’est pas notre Dieu, et (que) l’Islam est une religion très malfaisante et scélérate”. Dans le même temps, Amine Gamaleddine, un pamphlétaire égyptien, qui croyait jusqu’alors à une alliance possible islamo-chrétienne, publie Armagueddon, cité en ouverture de cet article, où il dénonce la “troisième guerre mondiale”, déclenchée par les millénaristes américains. Alors que les Etats-Unis ne sont encore engagés qu’en Afghanistan, il prédit une inéluctable offensive contre l’Irak, objectif désigné de l’Antéchrist dans son scénario apocalyptique.

10L’invasion américaine de l’Irak en mars 2003 conforte dans leurs certitudes tous les prophètes de malheur et elle ouvre dès lors les vannes d’une production apocalyptique de masse dans l’ensemble du monde musulman. Le déploiement militaire des Etats-Unis dans le Golfe est inscrit dans la planification satanique de l’Antéchrist, qui pré-positionnerait ses forces dans la perspective de l’Armagueddon. Parallèlement, les plus radicaux des fondamentalistes américains désignent l’Islam comme la source du Mal et préparent les esprits à un Armagueddon purificateur. Les extrémistes des deux bords sont convaincus de la prescience satanique du camp ennemi et ils sur-interprètent chacune de ses initiatives ou déclarations. Les propagandes bellicistes s’alimentent en écho, dans le cadre d’une montée aux extrêmes dogmatiques, où le Messie de l’un est toujours l’Antéchrist de l’autre.

11A la différence des Etats-Unis, où les fondamentalistes avaient dès 2001 leurs entrées à la Maison-Blanche, les apocalyptiques musulmans restaient exclus des cercles de pouvoir. Tout change en août 2005, avec l’élection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République iranienne, qui propulse au premier plan la secte messianique de la Hojjatieh. Le nouveau chef d’Etat place l’action gouvernementale sous le patronage du Mahdi, cet Imam occulté depuis plus de mille ans, dont il travaille à préparer le retour. Les grands ayatollahs s’offusquent de ces prétentions, mais ils peinent à endiguer la contagion de ce millénarisme populiste. En Irak comme au Liban, les milices chiites sont tentées de mettre en scène leur combat dans une perspective apocalyptique. Des auteurs américains prophétisent en retour une guerre inexpiable contre l’Iran [9], sur fond de militarisation systématique de la politique des Etats-Unis dans la région.

12C’est d’une veillée d’armes qu’il s’agit, dans la logique, non pas d’un “choc des civilisations” fort galvaudé, mais bel et bien d’une confrontation des apocalypses. Les incantations contraires balisent un avenir d’épouvantable cruauté et elles ne s’accordent que sur l’extinction définitive du judaïsme, par extermination comme par conversion. Espérons que le caractère monstrueux de ces productions finira par lasser, à défaut d’écœurer. Mais il n’est jamais trop tard pour faire taire les fourriers d’un moderne Armagueddon.

Notes

  • [*]
    Professeur associé à Sciences Po/Paris, il est notamment l’auteur de L’Apocalypse dans l’Islam, Fayard, 2008.
  • [1]
    www. raptureready. com/ abc/ armageddon. html (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Amine Mohammed Gamaleddine, Harmajaddûn, Le Caire, Maktabat al-Tawfiqiyya, 2001, p. 60 et 68.
  • [3]
    An American obsession est le sous-titre de Robert C. Fuller, Naming the Antichrist, Oxford University Press, 1995. L’auteur est professeur d’études religieuses à l’université américaine de Bradley, dans l’Illinois.
  • [4]
    John F. Walvoord, Mark Hitchcock, Armageddon, Oil, and Terror, what the Bible says about the future of America, the Middle East, and the end of Western civilization, Tyndale House Publishers, 2007.
  • [5]
  • [6]
    Un sondage réalisé en 2002 par Time et CNN, publié dans Time du 23 juin 2002, révèle que 59 % des Américains croient que les événements annoncés dans l’Apocalypse, notamment la bataille d’Armagueddon, vont bel et bien se dérouler.
  • [7]
    Safr Al-Hawali, Day of wrath, 2001, chap. III 3, p. 1, disponible sur islaam.com.
  • [8]
    Ibid., chap. VIII, p. 7.
  • [9]
    Voir notamment John Hogue, Nostradamus, the war with Iran, 2007, disponible sur hogueprophecy.com.
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