Notes
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[*]
Philosophe, écrivain, professeur de philosophie à l’université de Bordeaux, il est par ailleurs membre du comité de rédaction des revues Esprit et Le Passant ordinaire. Il a récemment publié Gagner sa vie est-ce la perdre ? (Gallimard, 2008), Vies ordinaires, vies précaires (Le Seuil, 2007), Les Maladies de l’homme normal (Vrin, 2007).
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[1]
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, PUF, 1966, p. 47. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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[2]
Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Le Cerf, 2000, p. 159.
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[3]
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961.
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[4]
Michel Foucault, préface de “Folie et Déraison”, Dits et Ecrits, Gallimard, 1994, tome I, p. 162.
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[5]
Rosetta de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Durée 1 h 30, 1998.
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[6]
Lire à ce sujet, Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda, Hans Zeisel, Les Chômeurs de Marienthal, Minuit, 1981 pour la traduction française.
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[7]
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.
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[8]
Sartre, “Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité”, Situations philosophiques, Gallimard, 1990, p. 12.
1Le sentiment d’être méprisé, plus encore qu’au déni de reconnaissance, renvoie à l’impossibilité de faire œuvre, c’est-à-dire d’agir avec les autres et d’appartenir ainsi à une vie plus vaste.
2La qualité d’“humain” est rarement interrogée. Si nous ne pouvons que constater, eu égard à la misère du monde, que les vies, malheureusement, ne se valent pas, il est rare qu’il en résulte une interrogation sur ce qui fait l’humain en tant que tel. Vivre et vivre d’une vie humaine semblent relever d’un même socle culturel, témoignant d’une stabilité ontologique qui se distribue dans toutes les vies. Les réflexions qui ont mis en avant la fragilité de l’humain se sont le plus souvent orientées du côté d’une analyse politique touchant l’annulation des vies dans des formes extrêmes de violence : extermination, terrorisme, guerre, mettent en relief une précarité des vies humaines qui fait retour sur l’appellation “vie humaine”. C’est qu’un acte de terreur politique, une guerre, un type programmé d’extermination ne se contentent pas de détruire des vies, ils contestent l’idée même d’humanité pour ces vies, au point que la mort peut, dans certains cas extrêmes, s’enfoncer dans le néant du non-deuil, de l’absence de cérémonial qui, seule, peut ramener les morts dans l’humanité, une humanité faite (comme le soulignait déjà Auguste Comte) de plus de morts que de vivants, qui n’existe donc que par le rappel de ses morts. Si une cité humaine ne peut être, de ce fait, qu’une cité de défunts, tous les morts ne reviennent pas à la vie, certains s’effaçant dans une non-vie sans relève.
Le sentiment d’être méprisé
3Il existe, à côté de ces destitutions extrêmes de l’humain, des destitutions plus ordinaires, moins tragiques, qui peuvent être quotidiennement répétées et sont ainsi particulièrement sujettes à l’invisibilité. Ces destitutions banales de l’humain, auxquelles ce texte s’intéressera, peuvent être désignées, dans le langage ordinaire, sous le terme de “mépris social”. Elles portent non sur l’intégralité d’une vie annulée par la violence qui la détruit mais sur une capacité non reconnue, sur une activité qui est refusée à une personne ou à un groupe de personnes. De cette non-reconnaissance, il résulte un sentiment d’anormalité pour la personne méprisée dans l’une des activités qu’elle considère comme légitimement siennes. “C’est se sentir anormal que de se voir interdire des activités devenues pour tous à la fois un besoin et un idéal [1].” Avec cet énoncé, Canguilhem révèle une expérience à la limite de la normalité, à la frontière du viable, l’expérience de ceux qui se vivent comme étrangers dans le monde du fait d’une perte majeure d’une activité communément partagée. Se sentir anormal, c’est alors se laisser ébranler par la perte d’une activité dont la possession est vécue comme normale et normative, relevant d’un fait considéré comme allant de soi, dont la vie ordinaire est pour ainsi dire tissée, relevant également d’un idéal d’humanisation qui permet pour une vie de rejoindre la commune humanité, le genre humain.
4L’ampleur de la perte permet de faire comprendre, en retour, en quoi consiste la conviction de mener une vie normale, conviction faisant corps avec une certaine idée de l’intégrité, de pouvoir disposer de soi, que la référence au sentiment d’être en bonne santé traduit partiellement : celui-ci suggère non seulement la possibilité vécue pour une vie comme allant de soi de se rapporter à son corps et à son esprit, d’en mobiliser les ressources en fonction de la situation, mais il préserve et favorise les modes de contribution à la vie des autres. La vie n’est alors éprouvée pleinement que quand elle donne lieu à la possibilité d’inventer, par des activités, des rapports entre les hommes et les choses qui seraient impossibles sans de telles activités. On pressent ainsi que la participation au monde, l’inscription dans une histoire plus grande que la sienne, est une condition majeure de réalisation d’une vie avec laquelle entre en rapport le sentiment d’être en bonne santé. Réciproquement, être empêché, c’est buter sur l’écueil du monde granitique que représentent les autres, se trouver face à un mur dont aucune pierre ne peut être déplacée. C’est cette dimension de non-participation que je voudrais thématiser sous l’idée d’un soi devenu à lui-même étranger.
5Le sentiment d’inutilité et de honte qui résulte de la dépossession des formes d’activité qui permettent d’avoir prise sur le monde des autres et de s’éprouver pleinement comme membre du genre humain confère à celui qui l’endure l’impression d’être relégué socialement dans la périphérie de la malédiction sociale, anneau maléfique qui retranche du genre humain et crée les conditions d’une solitude sans relève. Une invisibilité sociale en découle, conséquence ultime de la perte des qualités sociales. C’est ce parcours de l’anormalité sociale qui, dans le langage ordinaire, est désigné, dès lors que l’on s’intéresse aux causes de cette relégation, sous la catégorie générique de “mépris social”. Etre sujet au mépris social, c’est être disqualifié à même ses compétences sociales et se vivre dès lors comme inutile, paria ou rebut. Le mépris rend une vie étrangère à elle-même, la plongeant dans un bain nouveau de solitude. Soi-même comme un étranger, telle est bien la perspective que le mépris social semble indubitablement induire.
6Il importe d’être attentif à la signification du mot “mépris”. Qu’est-ce qui s’énonce réellement dans le mépris ? En quoi la référence au mépris rend-elle compte exactement de la logique de l’invisibilité sociale qui culmine dans le fait de devenir étranger à sa propre vie, c’est-à-dire d’être expulsé de sa quotidienneté, d’être pour ainsi dire privé de vie ordinaire ? Mépris social s’annonce généralement comme déni de reconnaissance. Si les formes du déni ont été analysées par Axel Honneth, elles l’ont été relativement à des formes normatives de reconnaissance – l’amour, le droit, la solidarité – qui circonscrivent des régimes d’activité (en les séparant) en rapport à leur négation correspondante, la violence, l’exclusion et l’humiliation [2]. Ne faut-il pas alors se demander, comme nous y invite la proposition liminaire de Canguilhem, ce qui fait qu’une activité considérée comme normale en vienne à manquer et donner lieu ainsi à une logique particulière de mépris social ? S’engager dans une telle réflexion présuppose que l’on s’efforce de comprendre ce qui fait qu’une vie, au sens le plus indéterminé, peut se reconnaître à ses propres yeux comme relativement viabilisée. Une vie viabilisée, c’est une vie qui peut déployer ses régimes d’activité à même la quotidienneté et qui parvient ainsi à préserver une série de relations aux autres. Inversement, venir à manquer d’un type d’activité considéré comme normal pour une vie, c’est s’éprouver sur le régime de la perte et se ressentir dès lors comme privé de formes majeures du quotidien, dans une rupture de ban qui fait signe vers une condition nouvelle vécue sur le mode de la vie étrangère. Une vie mise au ban, c’est alors une vie rendue étrangère par le fait qu’elle ne participe plus à une commune humanité, le genre humain, du fait qu’elle a perdu l’un de ses genres d’action privilégiés. Une vie ainsi défaite est une vie qui, en étant privé d’un genre d’action considéré comme majeur, se soustrait au genre humain. L’étranger qu’une vie devient est alors une vie de mauvais genre tant le genre d’action qui fait défaut fait ressortir par contraste la loi du genre jusque dans sa privation.
7Faut-il analyser toute cette expérience de la perte comme une expérience du mépris social ? Quel sens prend alors une telle expérience lorsque nous nous situons résolument du côté des inventions qui ne peuvent manquer d’apparaître dans les genres d’action des vies ordinaires ? Je n’entends pas mener une critique de l’idée de mépris social. Je souhaiterais souligner en revanche que la référence au mépris intervient dès que le sentiment de la perte d’une qualité humaine majeure est éprouvé. Il ne s’agit toutefois pas de dresser par avance une table de la normalité humaine en s’enquerrant des tickets d’accès autorisés à une vie normale. Nul ne sait à l’avance ce que peut une vie. Aussi faut-il être attentif aux créations, à toutes les déviations qui suggèrent d’autres routes, improbables jusqu’à l’excès. La qualité humaine n’existe pas par avance, déposée dans un socle de l’Humain intangible. Il existe des institutions de l’humain qui contribuent à le fabriquer sur des versants particuliers en le plaçant en position de complément d’objet plutôt que de sujet a priori des formes de vie autorisées et interdites.
Le travail comme mise en œuvre
8Parmi ces institutions de l’humain, celle du travail joue un rôle fondamental. Travailler revient en effet à s’assurer d’une qualité d’humain majeure, non pas simplement parce que se trouve par là rempli l’impératif de la survie (gagner sa vie) mais également parce que l’un des modes privilégiés de participation au monde des autres et à l’histoire des autres se voit pour ainsi dire mis à l’œuvre. Contrairement à Hannah Arendt qui sépare les logiques du travail et de l’œuvre [3], il semble au contraire que le travail doive être pensé comme une mise en œuvre qui intervient à trois niveaux différents. Premièrement, il contribue à la création d’un bien matériel ou immatériel qui est toujours à distance de celui qui le produit. Deuxièmement, il fait surgir un style dans la manière d’user (de tourner, retourner et détourner) des règles qui encadrent une activité de travail, la développent en genre d’activité. Troisièmement, il transforme le patrimoine de l’humanité dans lequel il s’inscrit. Si la folie est “l’absence d’œuvre [4]”, la possibilité d’une vie semble impliquer en retour la possibilité d’une œuvre, et celle-ci, au plus loin du désœuvrement, est donnée en sa triple dimension, interpersonnelle, personnelle et transpersonnelle.
9Seulement rien ne serait plus désastreux que de considérer qu’être humain implique nécessairement le fait d’être au travail. Considérer que le travail est le ticket d’accès à une vie normale, éprouvé et sanctifié comme tel, revient alors à considérer de facto les vies sans travail comme des vies pathologiques, c’est-à-dire des vies en défaut auxquelles s’empresseraient de répondre des appels démultipliés à la normalité portés par tous les maîtres en normalité, petits étalons ou grands, le plus souvent médiocres, étalons moyens qui équarrissent une vie en cessant de la voir dans la pénombre. Le jugement qui vient dès lors comme une ritournelle sans fin est le suivant : “Encore un effort pour être dans la normalité.” Ce jugement est à ce point répandu qu’il peut être incorporé. Ainsi Rosetta [5], l’héroïne des frères Dardenne, peut-elle se répéter dans une boucle interlocutoire qui vaut comme un monologue de la détresse : “Tu as du travail ? J’ai un travail. Tu as un ami ? J’ai un ami. Tu es normale ? Je suis normale.” De tels jugements ne parviennent pas à tenir compte de toutes les activités déployées par les vies qui, dans le blanc des normes, creusent des sillons souterrains, agrandissent les frontières de l’humain. En réalité, les créativités des vies ordinaires insistent jusque dans la précarité ou dans l’exclusion. C’est leur non-reconnaissance qui peut être désignée sous le terme de mépris social à la condition de ne pas accorder une consistance objective à cette catégorie qui donnerait alors accès (magique !) à son corollaire critique, la justice, laquelle aurait pour signification de revenir sur le négatif des vies abîmées dans les pathologies sociales.
10Le mépris social n’est pas le pendant pathologique de la justice sociale, car il est tramé à même les vies ordinaires. Il n’est pas tant ce qui fait entrevoir un sens original de l’injustice, l’injustice sociale à laquelle viendrait répondre la justice sociale, que le sentiment d’une vie qui s’éprouve retranchée des activités qui rendent possibles les formes de participation à la vie des autres sans lesquelles une vie risque de s’écrouler. Il ne s’agit pas pour moi de rendre le mépris social subjectif pour mieux le disqualifier, mais de signaler qu’il prend sens dans les logiques d’action empêchées des vies ordinaires. Etre empêché dans un genre d’action qui garantit la participation à la vie des autres, c’est commencer à coup sûr à devenir étranger, se sentir hors de la communauté humaine, dans un espace vide, dépourvu de chaleur, peu habitable. Le mépris social est un sentiment normatif qui implique la référence à une valeur positive qui en vient à manquer dans l’expérience de la vie négative qui se creuse sous ce qui peine à s’avancer comme vie méprisée : le mépris vaut alors comme le sentiment de la perte d’une qualité majeure d’humain engendrée par l’impossibilité dans laquelle se trouve une vie de se déplacer de manière lumineuse chez les autres en assurant un genre d’action particulier.
11On comprend, dans ce contexte, que le genre d’action du travail révèle une signification si importante, puisque c’est lui qui permet, le plus durablement et sans doute le plus efficacement, de se sentir utile, c’est-à-dire d’agir en même temps pour soi et pour les autres, répondant ainsi dans sa vie même à la nécessaire participation au genre humain. L’absence de travail peut ainsi être vécue comme un réel supplice non seulement parce qu’elle prive des moyens majeurs de l’exercice de l’autonomie, mais aussi parce que s’impose la vacuité d’une vie qui ne peut laisser la moindre trace, ne peut faire œuvre et ainsi contribuer à une vie de l’humanité plus grande que la sienne. La créativité de la vie ordinaire se signale en tant qu’elle contribue au lot commun ; faire œuvre implique d’être partie prenante d’une histoire plus grande que la sienne, à laquelle une vie peut participer. La non-participation au genre d’activités du travail risque fort de par cette fonction anthropologique du travail (participer à une histoire plus grande que la sienne) d’ébranler tous les autres genres d’activités d’une vie qui ne sont nullement assurés d’être préservés de cette absence [6]. Tout ce qui se présente comme action qui a prise sur l’action des autres est menacé, rendu précaire. Car pouvoir agir implique de pouvoir modifier le genre d’action de l’autre.
12Etre méprisé, c’est alors être situé dans l’impossibilité de faire œuvre. L’œuvre ne désigne pas le fonds de création déposé dans toutes les œuvres d’art (lesquelles sont un régime d’œuvre particulier). Elle vaut plutôt comme l’effet d’une capacité ordinaire à produire une figure dans le temps et dans l’espace, à faire surgir dans l’espace du dehors une manière de faire non totalement réglée par l’espace du dehors. Les vies ordinaires se découvrent dans cette capacité ordinaire à inventer du style. Les trajectoires créatrices qui les ébranlent font jaillir des formes de détournement imprévisibles, secrètement reliées entre elles dans des jeux de ressemblance qui évoquent une allure de vie singulière. Faire œuvre, c’est alors inventer, à même le genre social dans lequel on est situé, une allure de vie singulière. Cela revient à contribuer au genre humain de l’intérieur d’un genre social qui nous lie à d’autres en fonction de gestes, de tâches, d’opérations et aussi d’un style singulier qui les anime, les parcourt.
Des vies de mauvais genre
13Si une vie est toujours aux prises avec le genre social, cette emprise ne dessine pas une capitulation, une reddition en rase campagne, mais elle est ce qui assure son appartenance au genre humain. Certes, entrer dans un genre social, c’est ne jamais être assuré de pouvoir y séjourner durablement, c’est aussi s’y éprouver dans une précarité fondamentale : une vie peut alors être malmenée par une forme sociale, ne plus être retenue par elle et se voir contrainte d’en sortir, devenant une vie de mauvais genre, aux abois, à la lisière des normes, les hantant de façon insistante ou fantomatique. Si le genre tend aujourd’hui à être exclusivement pensé du côté de la construction sociale de la sexualité, il faut cependant rappeler qu’il désigne également ce qui règle les activités humaines, un ensemble de normes sociales qui permettent aux activités de se développer : une existence se voit ainsi réglée dans des formes d’activités qui lui donnent contenance et volume, stabilisation et visibilité, autant de conditions au développement d’une vie maintenue à flots. L’emprise du genre social, dès lors, est ce qui inscrit une vie dans le genre humain, lui donnant la possibilité de se déployer à son service, de vivre d’une existence plus grande, susceptible d’éprouver en elle-même la vie de l’humanité. Il existe une légende du quotidien selon laquelle les existences se règlent sur elles-mêmes en fonction d’une grille aujourd’hui trop rapidement admise, celle de l’individualisme que le libéralisme aime à décliner en ses différentes versions subjectives, sujet autonome, sujet entrepreneur, sujet souverain, oublieux (mauvaise foi ?) de toutes les dépendances qui attachent “chacun aux autres” dans l’épaisseur des relations de sollicitude et de haine. Si l’on secoue la nappe colorée de ce scénario libéral idéal-typique, les miettes que nous recueillons dans nos mains suggèrent d’autres récits empruntés aux vies ordinaires aux prises avec les genres sociaux qui leur confèrent visibilité et attache, mais s’incorporent à elles en retour, au point que les existences ne peuvent se déployer que si elles déploient les stéréotypes sociaux qui codifient les activités. Les vies ordinaires se débattent dans des genres sociaux dans lesquels elles sont situées. D’un côté, ces derniers se développent grâce à elles. De l’autre côté, les vies ordinaires s’efforcent cependant de les tourner à leur avantage, d’en faire usage pour en retirer quelque gain.
14L’emprise des genres sociaux est la condition des vies en même temps qu’elle les fragilise. Dans ces conditions, une vie de mauvais genre est une vie malmenée par les normes sociales auxquelles elle ne parvient pas à s’attacher totalement, soit qu’elle les mette en question, soit qu’elle peine à s’y inscrire. Combien de vies se trouvent pour ainsi dire à la marge du genre, vies de mauvais genre sorties des sillons majoritaires, sans autre alternative que de les hanter à la marge, d’être pour ainsi dire des fantômes de genre ? Combien de vies non retenues dans le filet des normes sont ainsi disqualifiées parce que rendues illisibles du point de vue des activités performées par les genres sociaux ?
15Une telle emprise ne signifie cependant pas qu’une vie se voit uniquement prélever un ensemble de gestes, de postures, de comportements, de représentations qui assurent le développement d’un genre en l’éloignant de son hypothétique centre de gravité. S’il est vrai qu’une vie est traversée par les genres sociaux et qu’elle est au sens fort exposée au cahier des charges des règles qui encadrent une activité, une vie ne se réduit pas à la logique du prélèvement que les normes font subir aux vies ; vivre, c’est parvenir à retourner cette opération de prélèvement à son expéditeur. Le prélèvement des postures, des comportements, des représentations qui soumettent la vie à un haut régime de dépendance, est assuré en retour par un usage singulier des règles d’un genre social qui se fait toujours à distance de ces règles. Cet usage ne s’oppose pas au prélèvement, il lui assure au contraire une plus grande efficacité, car il parvient à rendre le pôle des règles vivable pour une vie. Ainsi une vie use-t-elle des normes qui prélèvent en elles ce dont elles ont besoin pour développer le genre social qui les supporte. L’emprise d’un genre social ne vaut alors que pour autant que des usages de soi s’inscrivent dans le genre social, le colonisant de mille tours et détours, parvenant à soutirer des butins inédits. C’est dans ce registre de la contrebande que le quotidien s’invente par les pratiques de braconnage des vies qui posent des pièges dans les genres sociaux qui règlent leurs activités [7].
L’appartenance à une vie plus vaste
16Qu’est-ce que faire œuvre dans ce contexte pour une vie ? Il pourrait être tentant de suggérer que faire œuvre revient à faire passer en contrebande un “quelque chose à soi” dans le genre social qui prescrit les activités, celle du travail par exemple. En quel cas l’œuvre s’apparenterait à un trésor introduit en douce dans le cours anonyme des règles, promesse de restitution d’un soi par ailleurs saccagé qui trouverait enfin dans la possibilité de faire œuvre une réserve intérieure inédite, préservant ainsi de manière inespérée un espace du soi retranché valant comme un for intérieur contrefaisant les faiblesses extérieures. Savons-nous pourtant à quoi nous consentons de nous-mêmes quand nous parlons ainsi ? Si, “tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes [8]” du fait que nous nous développons constamment à l’intérieur de genres d’activités dont nous ne sommes pas à l’origine, il semble que les frontières entre les vies soient peu étanches, que les vies psychiques des uns ne soient pas nécessairement séparables des vies psychiques des autres, non qu’il faille tout confondre, mais que la confusion des vies est ce dans quoi le sentiment d’une vie apparaît, vie troublée par la vie des autres, vie d’un soi qui ne s’appartient jamais totalement lui-même. Il semble donc bien que vivre dans les genres, c’est vivre d’une vie hors de soi : une “vie à soi” est alors toujours une vie contrefaite par les imitations des genres qui sortent les vies de leurs sillons intérieurs imaginaires, une vie bousculée et désaxée. Dans ces conditions, l’œuvre, disposition ordinaire d’une vie à faire trace, ne peut pas se donner comme ce qui préserve le soi de la contamination par l’autre, mais au contraire comme ce qui procède de cette contamination même, de cette porosité des frontières. Car faire œuvre pour une vie, c’est sentir que “soi” est pris dans un monde plus vaste auquel il contribue par des actions qui débordent le “cours” du soi, créent les conditions d’une vie plus ample. Le fait que ma vie ne m’appartienne pas ne donne pas lieu nécessairement au constat tragique de la dépossession mortifère, mais peut au contraire contribuer au sentiment joyeux de la participation à une vie infinie qui se confond sinon avec le genre humain dans son entier du moins avec certaines de ses manifestations historiques qui peuvent être perçues comme ayant une valeur exemplaire. L’œuvre se donne alors comme condition d’appartenance à une vie plus vaste.
17Nulle part mieux que dans le genre social du travail n’apparaît cette nécessité de l’œuvre comme ce qui ajointe le genre social au genre humain. Dans le travail en effet, de production de biens matériels ou de biens immatériels, d’objets ou de services, une vie se voit placée chez les autres et exposée au risque de ne plus être soi. Seulement ce placement chez les autres, source d’aliénation, de souffrance psychique, indique d’emblée que l’œuvre du travail fait sens en direction d’autres que soi qui se voient impliqués dans l’activité même de travail. L’objet produit, le service rendu n’a de sens qu’en direction d’autrui. Les actes de travail qui les élaborent ne sont pas ceux d’un sujet isolé, dessinent une communauté de vivants travaillant, des collectifs mobiles dont certaines formes peuvent être inscrites dans un même espace, d’autres non, révélant sous les chevauchements d’espaces, des solidarités partagées avec des humains d’autres lieux, d’autres nations. Ainsi faire œuvre dans son travail, c’est contribuer à ce déphasage de soi par les autres, parvenir à participer à une entreprise plus vaste que la sienne qui redonne en filigrane la promesse que l’appartenance au genre humain n’est pas séparée de l’inscription contingente dans un genre social.
18On comprend dès lors comment peut se déchaîner la violence du genre social lorsqu’il ne parvient plus à être porté par une promesse d’œuvre. C’est une telle violence qui, littéralement, engendre le sentiment du mépris. Se sentir méprisé, c’est avoir le sentiment de plus parvenir à faire œuvre. Le mépris social est ainsi ce qui est induit du désœuvrement en tant qu’il rend une vie étrangère à elle-même. Le désœuvrement peut être engendré de multiples manières. Il peut avoir pour source l’exclusion des genres sociaux grâce auxquels est stabilisée l’appartenance au genre humain. Cette exclusion est portée à son comble dans toutes les mises à mal des attaches sociales qui sont nécessaires à la réalisation d’une vie : l’attache du logement, l’attache de l’éducation, l’attache de la cité (sous la forme d’une inscription dans la nation par la figure de la citoyenneté). L’exclusion, en mettant en question les attaches sociales minimales au fondement même du développement des vies, engendre le désœuvrement d’une vie non retenue qui ne peut faire œuvre car déjà déshumanisée radicalement par les détachements qu’elle subit. Mais le désœuvrement peut aussi avoir pour source l’inclusion précaire dans les genres sociaux de vies qui ne sont ni tout à fait dans un genre social, ni tout à fait hors de lui, sont malmenées de par cette mobilité sans ancrage qui fait tanguer les existences. Cette inclusion précaire se marque elle-même de plusieurs manières, elle se signale dans l’expulsion du genre social “travail” et des autres genres sociaux, comme le “loisir”, la “vie familiale”, etc., mais elle se signale aussi dans toutes les formes de travail qui n’autorisent pas des mises en œuvre tant elles sont du côté des tâches incertaines, des tâches inutiles ou vécues comme peu sensées, tant elles sont du côté du désœuvrement. Le désœuvrement peut enfin avoir pour source des genres sociaux qui s’emballent dans la frénésie des activités qu’ils appellent, ne permettant plus au travail de l’œuvre de trouver sa place, soit parce que l’hyperactivité est poussée à son comble, soit parce que l’hyperévaluation atteint son paroxysme. Il existe donc bien différentes origines au sentiment d’être méprisé socialement, mais ces différentes origines renvoient à la possibilité vécue comme problématique pour une vie de faire œuvre, c’est-à-dire de s’inscrire par-delà les genres sociaux dans la grandeur énigmatique du genre humain. Une vie méprisée, c’est une vie qui s’éprouve comme anormale par le fait qu’elle ne parvient plus à faire œuvre, c’est-à-dire à s’inscrire dans le patrimoine de l’humanité.
19Il existe donc bien un en deçà de la reconnaissance qui tient à la capacité qu’ont les vies de pouvoir faire œuvre ou de ne pas pouvoir faire œuvre, c’est-à-dire à la possibilité qu’ont les vies de s’éprouver comme des vies créatrices, non pas certes à la manière de vies autonomes qui auraient planté le drapeau de leur moi sur une terre soigneusement délimitée, mais à la manière de vies qui parviennent, en situation, à faire usage de soi, des autres et du monde, non en tournant le dos à la situation qui les fait mais en détournant la tête et le corps, c’est-à-dire en faisant œuvre de vitalité. Par contraste, une vie désœuvrée, c’est une vie rendue étrangère à soi-même, aux bords de la non-vie : soi-même comme un étranger…
Notes
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Philosophe, écrivain, professeur de philosophie à l’université de Bordeaux, il est par ailleurs membre du comité de rédaction des revues Esprit et Le Passant ordinaire. Il a récemment publié Gagner sa vie est-ce la perdre ? (Gallimard, 2008), Vies ordinaires, vies précaires (Le Seuil, 2007), Les Maladies de l’homme normal (Vrin, 2007).
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[1]
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, PUF, 1966, p. 47. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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[2]
Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Le Cerf, 2000, p. 159.
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[3]
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961.
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[4]
Michel Foucault, préface de “Folie et Déraison”, Dits et Ecrits, Gallimard, 1994, tome I, p. 162.
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[5]
Rosetta de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Durée 1 h 30, 1998.
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[6]
Lire à ce sujet, Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda, Hans Zeisel, Les Chômeurs de Marienthal, Minuit, 1981 pour la traduction française.
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[7]
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.
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[8]
Sartre, “Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité”, Situations philosophiques, Gallimard, 1990, p. 12.