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Article de revue

Une ambition abjecte

Pages 24 à 34

Notes

  • [*]
    Membre de l’Institut universitaire de France, professeur des universités (département des arts plastiques et des sciences de l’art, université de Provence), écrivain et philosophe. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a notamment publié La Terreur (1990) et La Pitié (2000) chez Actes Sud. Dernières parutions : Marcel Duchamp : portrait de l’anartiste (Cie Editions, 2008), L’Espace plastique (La Part de l’œil, 2008), Pour saluer Rilke (Circé, 2008).
  • [1]
    Alain. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Descartes, Les Passions de l’âme, seconde partie, art. 53.
  • [3]
    André Malraux retraçant l’évolution du roman dans sa préface à une réédition chez Plon du Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos.
  • [4]
    Balzac ne jure-t-il pas qu’il finira par la plume ce que Napoléon a commencé par l’épée ? Ne baptise-t-il pas Emile Girardin le “Napoléon de la presse” ?
  • [5]
    C’est le thème, notamment de Z. Marcas, de Balzac.
  • [6]
    Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, deuxième partie, chap. XIX, “Pourquoi on trouve aux Etats-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions”.
  • [7]
    J’ai tenté de montrer ailleurs que tel est bien le sens de l’ambition sensible de Julien Sorel : devenir un autre homme, celui de son désir et non de sa naissance (naturelle). Voir La Grande Dispute : essai sur l’ambition, Stendhal et le XIXe siècle, Actes Sud, 2006.
  • [8]
    J’en profite pour renvoyer au beau livre d’Agnès Verlet, Les Vanités de Chateaubriand, Droz, 2001.
  • [9]
    “La deuxième mort de Socrate (le concept d’éducation a-t-il un sens dans le monde actuel ?)”, conférence prononcée à l’invitation de la chaire Unesco de philosophie de l’Université du Québec à Montréal le 12 avril 2007, éditée par les Presses de l’Université Laval (PUL), Québec.
  • [10]
    J’entends par là une surface lisse, neutre, transparente, urgemment présente – sur laquelle ne savent plus s’accrocher pour durer un peu des symboles, des images,
    des rythmes, des intensités. “Réelisme” et “présentisme” vont de pair. On n’attend rien que le même : mais tout de suite !

1Le mépris est la perversion de l’ambition, une bassesse qui le prend de haut et ne révère que le résultat, ôtant toute valeur au geste et à l’acte proprement dits.

2Soyons un peu cartésiens : mépriser est le contraire d’admirer. Non seulement parce qu’on admire ce qui est élevé et méprise ce qu’on trouve bas, mais aussi parce que le mépris a tendance à faire des généralités alors que l’admiration est alertée par le singulier, qui seul l’intéresse par dilection. Deux passions. Deux règles (dont l’une courtise l’exception, convaincue que “seul l’inimitable instruit [1]”). Deux sortes de vies. Le méprisant prend choses et gens de haut, le généreux, qui fête les manifestations de la liberté en tout et tous, voit d’abord ce qui, en chaque homme, témoigne d’une certaine hauteur.

3Il y a un simulacre de l’admiration, sa forme crédule si l’on veut : Descartes l’appelle étonnement ; cette fois ce sont les “esprits animaux” qui ont la parole et s’emparent du corps. Admirer est un geste rare de l’âme et qui se réserve ; sa caricature, c’est “être bouleversé”. Choisir ses modèles n’a rien de commun avec l’hystérie, incontinente dans le mouvement de se précipiter sur l’idole de passage.

4L’âme admire lorsqu’elle considère quelque chose de rare et d’extraordinaire ; elle en éprouve une jalousie émulatoire qui la grandit, alors que l’envie, dans sa formule basique, est méchante et mesquine. Comme il y a deux jalousies, il y a deux mépris. Le brave qui “méprise le danger” a décidé cette posture en connaissance de cause ; il n’entend pas déconsidérer l’ennemi ni l’obstacle, il veut dire qu’en dépit de leur force ils n’affectent en rien la détermination de combattre et de l’emporter. Ce mépris qui grandit les adversaires d’un seul mouvement n’a rien à voir avec l’habitus qui consiste à rabaisser d’avance l’autre, le rival, l’adversaire – et même l’ami supposé. Lorsque le mépris est, à l’occasion, une arme contre l’adversité, il s’agit d’une passion qui fortifie et prouve la générosité ; dès qu’il devient, en revanche, une attitude (non pas décidée, mais affectée), il est indice d’une bassesse dont on ne saurait dire si elle est inhérente à l’objet ou si elle émane de l’habitude de déprécier. Descartes, encore : la grandeur d’âme qu’atteste l’admiration, “première de toutes les passions [2]”, est une disponibilité à la (bonne) surprise. Le mépris s’attend depuis toujours au spectacle affligeant et monotone de la petitesse ; à l’inverse, il y a une foi dans l’admiration, une éthique du possible et de l’imprévu qui parie que jamais, tant qu’il y aura des hommes et libres, l’humanité n’aura dit son dernier mot. Le mépris termine le débat avant qu’il commence, quand l’admiration restaure l’ouverture sur le nouveau.

5Voici aussitôt une sorte de loi : c’est qu’on ne manie pas impunément les “valeurs” du “petit” et du “grand”. La coutume où l’on s’endurcit à rapetisser les êtres finit par les rapprocher objectivement de cette contre-norme et, par surcroît, ajoute à l’atmosphère d’abjection sa propre mauvaise jouissance. Il y a un univers du mépris, dont l’air empoisonné agit sur nous de façon si pernicieuse que nous manquons parfois à nous en apercevoir.

6L’hypothèse que nous essayons, sur la foi d’impressions, de tests, d’apologues quotidiens, parfois d’expériences cruelles, c’est que, plus qu’aucune autre, notre époque est au mépris (au sens où l’on dit que le temps est à la pluie). Avant de risquer un commencement de réponse à la question : “Si cela est vrai, pourquoi en est-il ainsi ?”, comparons notre passion d’époque avec la passion du siècle qu’aura été l’ambition pour nombre de générations, du romantisme aux avant-gardes du XXe siècle. Qu’est-ce que l’ambition ? Il faut répondre, quoiqu’on soit prévenu contre le mot : c’est une imitation. L’ambitieux du roman stendhalien ou balzacien, qui, comme l’a vu Malraux, “porte en lui une semi-doctrine [3]”, “imite” la vie de Napoléon, modèle absolu de ce que peut la Volonté. L’ambition mène le deuil de la gloire, dont il ne reste que les symboles ; en ce sens, l’imitation est un travail de deuil et un effort sur soi pour tâcher de s’approcher du Moi idéal qui a dialogué il y a peu d’égal à égal avec le Monde. Trois traits paraissent essentiels dans cette Imitation (non plus de “Notre Seigneur” mais de l’Homme souverain) : elle se distingue par son aptitude à la métamorphose ; elle implique un rapprochement inédit dans la société telle qu’elle est du désir et du désirable ; enfin et corollairement, elle postule un horizon qui, aussi paradoxal que cela paraisse d’abord, est celui de l’égalité.

7La teneur du romantisme, pour une part déterminante, est la transsubstantiation symbolique du drame révolutionnaire et de l’épopée impériale. L’“indomptable émeute française”, comme parle Hugo dans Les Misérables, a profondément labouré les esprits et y a laissé les semences d’un courage – ou d’une hardiesse – que nul autre peuple n’a osé. La France d’Ancien Régime était sous le signe de la politesse, de la scène et du salon ; la Révolution introduit à grand fracas la politique dans l’arène. “La scène est le monde”, dirait-on en pastichant la célèbre didascalie de Claudel au début du Soulier de satin : l’individu a acquis la conviction que chaque talent dans son genre[4] est en mesure d’accomplir des prouesses ; si bien que les “capacités” – comme disaient les bons esprits du temps – vont devenir un casse-tête pour les gouvernements : que faire de ces jeunes ambitieux qui frappent à la porte d’une société qui, avec la Restauration, a eu le funeste réflexe de rétablir la clôture d’avant 1789 [5] ?

8Ce que ni les Bourbons ni le gouvernement de “juste milieu” ne peuvent alors comprendre et ce que savent d’intuition Balzac, Stendhal ou Tocqueville, c’est que le pouvoir de métamorphose de la passion du Moi, sa force de déflagration sont de nature, en attendant les prochaines batailles (elles ne tarderont pas), à nourrir la volonté de conformer la société à l’individu par des aliments imaginaires et symboliques inépuisables. L’ambition est une passion qui met en continuité la réalité et le désir. En d’autres termes : le mobile (le désir) et le motif (le désirable) se sont à ce point avancés l’un vers l’autre qu’il est désormais réaliste de désirer. Aux paysans (parvenu de Marivaux, perverti de Restif), succèdent Julien Sorel et Joseph Bridau, l’ambitieux sensible et l’“homme supérieur”. Or, un monde dans lequel il n’y a plus de fossé ni de barrière infranchissable entre la tendance et son accomplissement est aussi un monde où les oppositions de classes (à la différence des ordres ou des castes) n’empêchent pas, même si c’est en multipliant les obstacles, un individu doué et pugnace de s’élever au faîte. C’est pourquoi, ainsi que Tocqueville l’a montré avec une particulière netteté, l’horizon d’accomplissement des subjectivités tourmentées par le goût de s’élever n’est autre que l’égalité. Ce n’est pas un hasard si Napoléon observait qu’elle était plus chère aux Français que la liberté. L’ambition est, on l’a dit, imitation par la voie de la transformation symbolique ; c’est une éthique de la fréquentation imaginaire (elle se plaît aux images d’une grandeur qui la “fouette”) ; c’est aussi une différenciation sur fond d’égalité. Il faut que les hommes, au départ, soient potentiellement semblables pour que la subjectivité s’évertue à créer l’écart, à faire relief ; bref, cherche à se singulariser.

9Faisons l’hypothèse que la modernité remuante de l’âge industriel entre le premier Empire et les guerres qui ont ravagé l’Europe a eu son stimulant dans cette passion séculaire invitant à déplacer des montagnes, à refaire (autrement, mieux, ailleurs) ce qu’un homme a fait, à prendre exemple pour devenir soi-même une référence. L’ambition est la passion analogique par excellence. L’ambition fut un art, et cet art, aussi, fit la grandeur de l’art moderne, dans sa dimension de défi.

10Déjà, pourtant, Tocqueville remarquait, prenant exemple de la société américaine, que la multiplication des ambitieux portait atteinte à la substance de l’ambition, comme si cette dissémination, voire ce gaspillage était une façon de prendre congé de ce qui, au fond de cette passion, restait de l’honneur (chevaleresque) et de l’honnêteté classique. Il pressentait que cette déperdition d’essence était, dans une société démocratique, le prix à payer pour l’extension de son existence [6]. De plus en plus, l’ambition, passée habitus en devenant son propre multiple, s’est pour ainsi dire objectivée ou plutôt neutralisée – en se coupant définitivement de son archéologie, autrement dit en se vidant de sa sémantique imaginaire et du sentiment qui la rend précieuse : soit l’idée, hermétique (au sens de l’alchimie), qu’un être peut s’employer à sa propre transformation sublimée [7]. C’est aussi que la quête du modèle convient de moins en moins à un univers qui identifie la réalité à l’immédiateté et vit, comme on l’a dit, dans un “présent autarcique” (Zaki Laïdi) indexé sur des satisfactions urgentes.

11Une “passion” au sens où nous l’entendons ici est une configuration particulière de concepts, de percepts, de gestes et de rythmes, d’habitudes qui font bloc en elle. Elle est aussi bien intérieure qu’extérieure ; elle s’éprouve au fond des cœurs et se livre au vu de tous à travers cent indices. Elle tient au sentir autant qu’au discours. S’il est vrai que l’ambition est une passion éminemment médiatrice, patiente dans sa tension même, tributaire de la représentation et de ses prestiges, force n’est-il pas alors de constater que ce démon de l’analogie a fait son temps et que, depuis une génération peut-être (celle qui voit la montée en puissance de la société de l’information), on ne parle plus des ambitieux (terme qui met l’accent sur la vertu de l’effort), mais des “gagnants”, des winners. L’ambition s’est entièrement extériorisée, comme si, pragmatisme oblige, le résultat seul décidait du sens intentionnel. Mais en se vidant, l’ambition a enfanté un monstre, en forme d’oxymore : l’ambition abjecte. Car ce qui jusqu’ici commandait le respect, c’était la qualité de la motivation, non l’arrogance de la conquête exhibée.

12Il ne s’agit pas de vitupérer l’époque et de chercher refuge dans un passé idéalisé. Sans doute ne mesurons-nous pas bien encore l’importance et le sens du passage d’une modernité analogique (fondée sur la confection des images et des textes d’après modèles et, du même coup, élargissant le présent dans la double direction d’un passé fournisseur d’exemples et d’un avenir suscitant l’espoir) à une modernité numérique (s’affranchissant du vieux geste anthropien d’imitation et exclusivement occupée aux formules du présent). Les passions et les techniques s’assemblent. L’ambition se lève quand l’artisanat s’enfle en industrie et se met à voir grand. La deuxième modernité (informationnelle) n’a pas trouvé sa forme (et donc sa formation) ; comme si la ruine de l’expérience, dans l’acception traditionnelle et globale, sapientiale, du mot, était suivie par une prolifération d’expérimentations qui n’auraient pas encore identifié le lieu où se rassembler pour faire sens. Peut-être une nouvelle passion porteuse viendra-t-elle se loger à l’endroit où gît pour l’instant le cadavre de l’ambition ?

13Dans la phase ingrate où nous nous trouvons, le mépris, qui est l’autre nom de l’ambition dénaturée, non plus estimée mais comptée, tient le haut du pavé. Autant l’ambition obligeait le sujet à revendiquer sa différence depuis la similitude (avouons-le : plus postulée qu’effective) des concurrents au départ, autant le mépris siffle la course finie avant qu’elle ait lieu. Car l’arrogance des gagnants, qui ne se donnent même plus la peine de chercher à convaincre de leurs mérites, n’est pas seulement détestable ; elle est, dans l’état actuel des rapports sociaux, un instrument de domination. L’extorsion se double de l’intimidation. Naguère le propriétaire confondait ses biens et le Bien ; le winner d’aujourd’hui, croisé de banque d’affaires et d’université américaine, assimile son préjugé à la réalité : au-delà commencent des limbes ou des marges – terrain vague des nouveaux barbares, qui pèchent par défaut d’information. Plus les secondes passent, qui sont de l’argent et du signe, et plus les errants s’enfoncent dans le leurre des vies “déconnectées”. Et la pire des armes est ici celle qui passe pour ne pas offenser : l’indifférence. Si cela n’était pas contradictoire, on dirait que le mépris est un art de l’indifférence, en tout cas une manière acquise et rodée de couper court. Car le réel a toujours raison.

14Telle est la maxime du mépris, celle d’un plaisir pervers, qui interdit l’autre de désir, à charge de se rendre abject et de se dégoûter soi-même. Comme le mépris est vide à l’instar du réel en soi, il cède parfois à la fascination de l’abîme. Tel masque tragi-comique, jouant chaque jour son emploi emphatique pour survivre à la Communication, sait aussi bien que Pascal que l’homme qu’il est en son cœur est “vide et plein d’ordure”. L’époque baroque a connu une vague de mépris, mais elle était métaphysique, et les vanités s’inscrivaient dans un espace où confluaient la rhétorique, la peinture et la religion. La Mort pouvait avoir raison, encore lui fallait-il un bon avocat : c’était le style. Non pas Chateaubriand ou rien. Chateaubriand et rien [8].

15L’âge électronique n’a que mépris pour le style, qui est un désordre inutile, réfractaire au réseau, à l’épargne excessive des signaux lancés à toute vitesse. Le style est le contraire du réel : leurs manières de trancher s’excluent.

16A l’époque du désenchantement du monde, le mépris signale une forme archivide de la vanité : quand la mort ne suscite plus l’imagier, parce qu’elle n’a plus le temps d’entraîner un par un dans la ronde les morts-vivants, ayant trop à faire avec le meurtre de masse. Par où l’on comprend le rôle tristement pionnier des totalitarismes. Ils ont forgé pour un temps qui n’est pas clos la formule de base du mépris : il n’existe pas de dignité humaine, mais des corps finis ductiles aux outils de torture et aptes à boire honte et souffrance jusqu’à un degré insoupçonné. La cruauté commence dans une poussée d’intensité de l’ennui. Moravia avait flairé le monstre baudelairien, ou plutôt sa descendance. Plus les réponses à des questions, qui ne sont pas techniques, se présentent sous un aspect technique et plus s’accroît le territoire du mépris, dont, encore une fois, la doctrine négative consiste à faire juge du réel, non l’idée, mais un sinistre surréel (qui est à peu près le contraire de ce que les surréalistes aimaient sous le nom de “merveilleux”). Au positivisme progressiste des modernités anciennes a succédé le réalisme de la seconde modernité, qui reconnaît seulement la valeur dans l’exagération à venir d’un fait accompli. Si demain la “science” crée un homme à trois yeux, l’après-demain exigera que la créature en ait quatre, puis cinq et bientôt mille.

17Le mélange de curiosité blasée et d’absence de retenue dispose l’esprit irréfléchi et embrigadé à se faire compagnon de la pire aventure, d’expériences sans retour. Bouvard et Pécuchet ne se contentent plus d’observer et de commenter ; ils poussent au crime. Le XXe siècle aura poussé le mépris en actes jusqu’à un paroxysme naguère inimaginable.

18Mais le mot même de mépris n’apparaît-il pas dérisoirement faible en regard des horreurs perpétrées par des hommes sur des hommes depuis la nuit des temps ? Une chose en effet est le manque d’égards ou de considération, l’exploitation sans vergogne de l’autre et l’indifférence à sa souffrance, la conscience qu’a le fort de sa supériorité sur le faible ; une autre chose est la cruauté, la folie meurtrière, le massacre planifié. Tenir l’autre pour rien, pour égal à rien, est la formule du mépris. Mais, dans l’ordinaire des choses, celle-ci reste, si l’on peut dire, “théorique” – ou plutôt elle fonctionne comme métaphore : la dignité de l’autre est moins positivement (ou activement) niée qu’ignorée. Le mépris, en maintes circonstances, pèche par omission. Il est oubli de l’humanité de l’homme, c’est-à-dire de sa dignité. Comme cet oubli arrange et sait s’endurcir (Sartre dirait qu’il est de mauvaise foi), il est susceptible de devenir le terreau basique des pires dérives criminelles, dans la mesure où la comparaison implicite de l’autre à rien prépare le cœur et l’esprit, non seulement à ne pas s’émouvoir du meurtre, mais encore à y prêter la main. Si l’autre ne m’est rien, si je le tiens pour aussi peu que rien, alors je suis potentiellement prêt, l’occasion aidant, à tenir le rôle du bourreau.

19Sauf que, du potentiel à l’actuel il y a l’énigme du saut, du basculement dans l’inhumain. L’axiome de ce chaos se donnant apparence d’ordre, c’est qu’il n’y a pas de règles : l’homme est un matériel à traiter (c’est-à-dire à maltraiter), un quantitatif qu’il faut gérer. Les entassements d’esclaves dans les navires négriers, de Juifs dans les wagons à bestiaux, d’hommes humiliés dans des camps, de cadavres dans les fosses qu’on leur a fait creuser avant de les exterminer, voilà l’image insoutenable d’un mépris si positif – j’allais dire si “positiviste” qu’il pratique de sang-froid l’annihilation de l’homme. Il biffe d’un trait (d’un crime) le comme qui, peu ou prou, comparait l’homme à rien ou plutôt à “pas grand-chose”. L’égalité de l’humanité et de la nullité est alors parachevée. Mais pour que cette sinistre équation devienne fait, il est nécessaire qu’elle passe par un tour proprement algébrique, par une sinistre écriture : prouver que l’homme n’est rien impose de marquer qu’il est moins que rien. Un sous-homme.

20Deux remarques s’en déduisent. Cette “écriture”, d’abord, qui doit s’ajouter à l’annihilation pour parfaire l’anéantissement, fonctionne sur deux claviers. Le premier est celui des catégories “imaginaires” (fantasmatiques/délirantes) : le Juif, le Nègre, l’Arabe. Cette stigmatisation par le biais de signifiants figés, donc absurdes, a pour corollaire la cruauté (cruor, la chair qui saigne), écriture à même le corps de celui qui est exclu de l’humanité et parqué dans l’enclos d’une sous-humanité. La victime désignée est ainsi écrasée dans la tenaille formée par le signe d’infamie et la marque cruelle. Deuxièmement, la formule du mépris ne peut garder la distance entre le supérieur et l’inférieur. La toise n’a plus de sens, car le sous-homme est trop bas, et le bourreau n’a plus de surplomb, il a supprimé le rapport, fût-il de condescendance, en ravalant l’autre à un corps, une viande qui appelle la torture comme n’importe quelle autre. Du coup, le comble du mépris le tourne et le tord en haine.

21On a multiplié les analyses pour tenter d’expliquer le crime de masse, dont la Shoah reste, en dépit d’autres génocides commis avant ou après, non un type ou une espèce, mais la mesure démesurée, seulement applicable à cette incompréhensible é-normité. On peut certes constater que des persécutions, de plus en plus violentes, conduisent par étapes à cette routine affreuse du massacre. Mais on reste coi devant un fait si exorbitant à tout sens qu’il faut bien en appeler à la pulsion de mort pour envisager, à défaut de le comprendre, la possibilité de ce réel-là. Haïr, en effet, c’est haïr à mort. Il y a une négligence du mépris, dont la victime tire un bénéfice paradoxal, puisque le dédain ne va pas jusqu’à “s’occuper” d’elle, fût-ce dans la connotation sinistre du tabassage ou de la torture. Concluons à une paresse relative du mépris, qui, à l’état de trace répandue, endogène au corps psychosocial, se contente le plus souvent de “laisser tomber”, dans les deux significations de toiser et de passer (son chemin). Ce qu’on méprise en effet ne mérite pas même qu’on s’y attarde. A sa manière le mépris se protège contre la mise en forme d’un sentiment qui prendrait du temps et traduirait une sorte de soin négatif. Il y a au contraire une folie de la haine, symétrique de la “divine folie” amoureuse (la mania dont parle Platon), et elle force le bourreau à chercher la promiscuité de ses victimes.

22Ce n’est pas, par contraste, qu’il faille s’habituer au mépris, en prendre son parti sous prétexte qu’il pourrait vacciner contre les agissements du délire haineux. Il me semble que le mépris de l’époque technologique (qui ajuste si fortement savoirs et pouvoirs) n’a pas la même teneur, ne se développe pas sous le même climat que le dédain ou la superbe nobiliaire. Devenu mot fétiche ou cliché, la “démocratie” non seulement a le dos large, mais elle a besoin d’afficher une logique égalitaire pour creuser plus nettement l’écart entre les gagnants et les perdants. La Figure de l’ambition a pu être, grâce à la littérature et à l’art, la voie d’une idéalisation, voire d’une transfiguration du désir, néanmoins fondée sur l’aptitude à se distinguer sur l’horizon commun. Ce que j’appelle l’ambition abjecte, et qui coïncide avec le mépris, est moins un sentiment qu’un parti pris méthodique, guidé par une volonté brute de “tirer son épingle du jeu”. De manière plus générale, notre époque, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs [9], n’a pas (encore ?) trouvé le dispositif éducatif, le motif et le mobile capables de prendre la relève de la paideia ou de la Bildung pour assurer la dynamique de la “civilisation”. Le “réelisme [10]” (pour le distinguer du réalisme, qui, lui, tient compte des réalités) est réfractaire à cette bonne jalousie émulatoire, à cette culture agonistique des modèles, à la médiation de l’Image et de l’Idée qui, jusqu’ici, orientait et suscitait le désir, le rendait éducable et, d’ailleurs, le mettait au principe du processus d’éducation compris comme aptitude à s’approprier un bien symbolique apporté, comme disposition psychique à relayer librement la contrainte en accord profond avec le désir et le plaisir.

23La moralité de cette histoire n’est pas, on s’en doute, qu’il faut revenir aux soi-disant “vraies valeurs”, tant il est vrai qu’il existe un point de rencontre entre le mensonge réactionnaire qui les prône et l’illusion techniciste qui les moque. Le nazisme a fait la démonstration des ravages causés par le mélange du mythe recuit et de la technologie boostée.

24Pour autant, et en attendant peut-être la découverte ou l’invention d’un faisceau de facteurs contribuant à libérer le désir de son vertige (au bord d’un réel qui est vide), il importe qu’on ne se résigne pas à la société du mépris. A l’époque où Malraux écrivait La Condition humaine et Le Temps du mépris, la question était : qu’y a-t-il de transcendant à la particularité égoïste, qui pourrait à la fois élever l’homme au-dessus de lui-même et lui permettre de toiser la mort ? La réponse s’appelait, d’une forme agnostique de l’Eglise, la fraternité. C’est elle, ce tiers de la devise républicaine, que le mépris met le plus à mal, lui qui divise, atomise, isole. Et surtout désespère. Le réel est une image faite de pixels juxtaposés. Ce modèle kitsch imprègne la mentalité du “gagnant”. Il ne reconnaît que le “tout fait”, maniable et calculable – pratique : les sentiments tout faits, les patrons de choc, la littérature des prix, la téléréalité, les créatures de rêve et les philosophes d’hebdos (successeurs postmodernes des médecins de Molière). Passion toc, entièrement extériorisée, le mépris ne s’attache qu’à des formules. Il faut y voir un nihilisme soft et ennuyé, post- et semi-fascisme de l’ère électronique pour qui tous les contenus insultent à la tautologie du réel en soi, pour qui le sens est en trop sur le fait.

25Pourtant, dira-t-on, nous sommes entrés aussi dans l’époque des repentances et des excuses (comme celles que le gouvernement australien, solennellement, a présentées au Parlement aux représentants des Aborigènes, début 2008). N’est-ce pas là, avec la montée en puissance de l’humanitaire et le “devoir d’ingérence”, un progrès du droit, une évolution heureuse de la conscience, l’indice que, le temps aidant, quelque chose comme la justice finit par s’imposer ? Je me garderai de répondre de façon simple à une question lourde d’ambiguïté, l’affaire de l’Arche de Zoé et l’indécente tentative d’exploitation politicienne de la mémoire de la Shoah étant là pour rappeler qu’à chasser le politique pour mettre à la place des bons sentiments hystérisés et médiatisés, on court au minimum le risque d’une grave confusion.

Notes

  • [*]
    Membre de l’Institut universitaire de France, professeur des universités (département des arts plastiques et des sciences de l’art, université de Provence), écrivain et philosophe. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a notamment publié La Terreur (1990) et La Pitié (2000) chez Actes Sud. Dernières parutions : Marcel Duchamp : portrait de l’anartiste (Cie Editions, 2008), L’Espace plastique (La Part de l’œil, 2008), Pour saluer Rilke (Circé, 2008).
  • [1]
    Alain. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Descartes, Les Passions de l’âme, seconde partie, art. 53.
  • [3]
    André Malraux retraçant l’évolution du roman dans sa préface à une réédition chez Plon du Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos.
  • [4]
    Balzac ne jure-t-il pas qu’il finira par la plume ce que Napoléon a commencé par l’épée ? Ne baptise-t-il pas Emile Girardin le “Napoléon de la presse” ?
  • [5]
    C’est le thème, notamment de Z. Marcas, de Balzac.
  • [6]
    Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, deuxième partie, chap. XIX, “Pourquoi on trouve aux Etats-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions”.
  • [7]
    J’ai tenté de montrer ailleurs que tel est bien le sens de l’ambition sensible de Julien Sorel : devenir un autre homme, celui de son désir et non de sa naissance (naturelle). Voir La Grande Dispute : essai sur l’ambition, Stendhal et le XIXe siècle, Actes Sud, 2006.
  • [8]
    J’en profite pour renvoyer au beau livre d’Agnès Verlet, Les Vanités de Chateaubriand, Droz, 2001.
  • [9]
    “La deuxième mort de Socrate (le concept d’éducation a-t-il un sens dans le monde actuel ?)”, conférence prononcée à l’invitation de la chaire Unesco de philosophie de l’Université du Québec à Montréal le 12 avril 2007, éditée par les Presses de l’Université Laval (PUL), Québec.
  • [10]
    J’entends par là une surface lisse, neutre, transparente, urgemment présente – sur laquelle ne savent plus s’accrocher pour durer un peu des symboles, des images,
    des rythmes, des intensités. “Réelisme” et “présentisme” vont de pair. On n’attend rien que le même : mais tout de suite !
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