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Article de revue

Une superstition des Lumières à Naples : le jettatore

Pages 163 à 174

Notes

  • [1]
    F. T. Elworthy, The Evil Eye, Londres, J. Murray, 1895. Le terme vient du napolitain jettare, qui signifie jeter. Cf. aussi Alfonso Di Nola, Lo specchio e l’olio. Le superstizioni degli italiani, Laterza, 2000. (Note de l’auteur.)
  • [2]
    S. Nigro, “Jettatori di chiara fama”, Il Sole 24 Ore, 23 mars 1997. (NDA.)
  • [3]
    Equivalent italien des Lumières. (NDT.)
  • [4]
    Alexandre Dumas, Le Corricolo, p. 160, Desjonquères, 2006. (NDT.)
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1Je suis né et j’ai vécu dans la ville qui est le berceau de la foi en la jettatura : Naples. “The home par excellence of the jettatura[1].” Comme le disait déjà le Dizionario della lingua italiana (1858-1879) de Nicolò Tommaseo et Bernardo Bellini : le jettatore est “celui dont on croit, spécialement dans le milieu napolitain, qu’il apporte, par sa présence et ses paroles, le malheur ou le malaise ; sorte de sorcier innocent et passif”.

2On appelait cela une “philosophie facétieuse”, mais ce n’est pas une superstition à prendre à la légère : quand quelqu’un, surtout dans le sud de l’Italie, acquiert la réputation de jettatore, il voit le vide se faire autour de lui – ses amis disparaîtront, personne ne le contactera pour lui proposer du travail ou des passe-temps. Celui qui se retrouve ainsi marqué en vient parfois au suicide. Du reste, “la jettatura est une maladie incurable ; on naît jettatore, on meurt jettatore [2].”

3Encore aujourd’hui, les retombées d’une telle croyance figurent parfois sur les pages des journaux. En 1999, on pouvait lire dans la presse qu’un Sicilien avait tué plusieurs membres d’une même famille de voisins parce que ceux-ci le diffamaient, le traitant de jettatore.

Le cas M. P***

4La crainte des jettatori contamine même certains intellectuels et certains hommes déçus par le pouvoir. Ainsi, Mussolini craignait les jettatori bien plus que les antifascistes.

5Dans les années soixante, j’entendis parler, dans les milieux napolitains alors dominés par le matérialisme marxiste (le marxisme n’est pas incompatible avec les superstitions nationales-populaires : Palmiro Togliatti, célèbre leader du Parti communiste italien, avait toujours dans sa poche des clous en fer contre le mauvais sort), de l’essayiste Mario Praz (1896-1982), angliciste de renommée internationale, comme d’un dangereux schiattamuorto, autre nom donné au jettatore à Naples (o’ schiattamuorto – celui qui fait crever les morts – est le croque-mort). Par la suite, m’étant éloigné aussi bien de Naples que du marxisme, je découvris que cette réputation avait franchi nos frontières : je relevai des allusions terrifiées à cet “innommable angliciste” chez des écrivains français raffinés et dans quelques départements d’universités américaines.

6Praz – ou plutôt P***, comme l’écrirait un vrai Napolitain – jouissait de cette réputation de son vivant (qui pourra me dire s’il le savait ?). En 1967, quand Pierre Klossowski vint à Naples pour la présentation de son roman philosophique Le Baphomet, on l’emmena dans un restaurant après la conférence. Klossowski était un auteur particulièrement sophistiqué, pétri de culture théologique et de métaphysique classique. Un jeune homme présent au dîner pensait que devant un esprit aussi illustre, il fallait mettre de côté tout obscurantisme local, et il lui demanda, à brûle-pourpoint, ce qu’il pensait de l’œuvre de Mario P*** ; à sa grande surprise, Klossowski mit les mains sous la table en hurlant : “Mais ne prononcez pas son nom en vain !” Au moment où il disait ces mots, le serveur, qui nous apportait une série de plats délicieux, laissa échapper de ses mains le grand plateau, et tout dégringola par terre…

7Dans le cas de P***, la raison de cette rumeur semble claire : il est l’auteur du célébrissime La Chair, la mort et le diable dans la littérature romantique (1966). Un livre qui porte un tel titre voue automatiquement son auteur aux fastes de la jettatura ; raison pour laquelle, peut-être, l’édition anglaise s’intitule, de manière moins compromettante, Romantic Agony. Les personnes auxquelles s’associe l’idée de la mort et du diable constituent justement un certain type de porte-poisse. Mais comment un titre aussi malheureux a-t-il pu lui offrir une célébrité aussi néfaste ? Le fait est que P*** était aussi un homme très cultivé, un érudit – et c’est là le point essentiel.

La coupure de Nicola Valletta

8Le jettatore est quelqu’un qui “jette” la jella, mais ce serait une grave erreur que de le confondre avec celui qui jette le mauvais œil. La croyance dans le mauvais œil, c’est-à-dire dans l’œil envieux qui attire le malheur sur celui qui est envié, est l’une des croyances les plus anciennes et les plus répandues dans les cultures européennes traditionnelles. C’est le mauvais œil français, l’evil eye britannique, le Böse Blick germanique. Mais il ne faut pas se laisser induire en erreur : comme l’a démontré l’anthropologue Ernesto de Martino dans Sud e magia (Feltrinelli, 1959), Naples, au XVIIIe siècle, a été le théâtre d’une coupure épistémologique, comme l’aurait appelée Althusser. Grâce à cette coupure, le vieux “mauvais œil” a donné naissance à la figure, moderne, du jettatore. Comme Don Juan – rejeton mythique, à partir du XVIIe siècle, des cultures et des littératures romanes et catholiques – le jettatore aussi est néo-latin (les Allemands et les Anglo-Saxons ont d’autres phobies, pas celle-ci). A l’origine de cette révolution, il y a l’essai Cicalata sul fascino volgarmente detto jettatura [“Babillage sur le charme vulgairement appelé jettatura”], publié à Naples en 1787 par l’éminent juriste Nicola Valletta.

9Valletta (1748-1814) était un intellectuel imprégné de scepticisme voltairien. “Prince” universitaire qui connut l’âge d’or de la culture napolitaine pétrie d’Illuminismo[3], il vécut dans la cité des Bourbons, alors à son apogée, où Antonio Genovesi créait l’économie politique moderne et où Cimarosa et Paisiello, au théâtre San Carlo, inventaient la tradition italienne du bel canto. Dans ce contexte de Lumières tyrrhéniennes, Valletta invente le jettatore moderne.

10Valletta invente le jettatore moderne en lui offrant, avant tout, son propre visage. Le portrait de Valletta accompagne l’édition la plus récente du “discours joyeux” qu’est son essai : en le regardant, même celui qui n’est pas né à Naples ne pourra s’empêcher de recourir à quelque geste pour conjurer le mauvais sort – le plus efficace consistant, pour un homme, à se toucher les organes génitaux. Valletta est représenté dans une inquiétante frontalité : son visage maigre, creusé, allongé comme celui d’un bouc, évoque la chouette – oiseau de mauvais augure – surtout grâce à une énorme paire de lunettes cerclées de noir (à une époque où porter des lunettes était encore rare, un signe de distinction culturelle, leur port devint un indice de puissance jettatoria). Ces lunettes exaltent de manière inquiétante les dimensions de ses yeux hyperthyroïdiens. Une barbe clairsemée ajoute une touche de sauvagerie dans ce visage de juriste à perruque. Bref, ce visage correspond au portrait-robot du jettatore qu’Alexandre Dumas père fournit dans le Corricolo :

11“Le jettatore est ordinairement maigre et pâle, il a le nez en bec de corbin, de gros yeux qui ont quelque chose de ceux du crapaud et qu’il recouvre ordinairement, pour les dissimuler, d’une paire de lunettes : le crapaud, comme on le sait, a reçu du ciel le don fatal de la jettatura : il tue le rossignol en le regardant [4].”

12Et donc, la “tête de jettatore” qui deviendra, dans le sud de l’Italie, le modèle servant à identifier cet agent, est en substance celle de Valletta, le plus célèbre érudit en la matière. La mythologie populaire amalgame, avec une cohérence dialectique, le regard qui scrute et l’objet scruté ; alors que Praz est contaminé pour avoir tant caressé intellectuellement la mort et le diable, à l’inverse, Valletta contamine lui-même son propre objet. (J’espère que ce texte n’aura pas trop de lecteurs ; sinon, j’encourrais moi aussi la célébrité en tant que jettatore.) L’essai de Valletta deviendra la référence en matière de savoir sur la jella, et son visage le premier d’une longue série de porte-poisse victimes de la poisse.

13Le traité adopte un ton ironique et facétieux, et le lecteur ne sait pas si l’auteur plaisante, ou s’il croit vraiment aux jettatori. C’est un “mélange cultivé de scepticisme et de crédulité, de peur réelle et d’emphase humoristique”, comme le rappelle le même de Martino (p. 159). Mais cette ambiguïté caractérise, au fond, le rapport que de nombreux intellectuels napolitains entretiennent, encore aujourd’hui, avec la superstition et la magie en général : un visage souvent hilare et sardonique, qui protège l’autre visage, crédule et adhérant aux croyances populaires.

Les deux visages de Naples

14Naples est une ville connue pour avoir donné naissance à quelques-uns des plus grands philosophes, mathématiciens et savants italiens. Bref, son intelligentsia s’est surtout tournée vers la rationalité et le désenchantement. Mais par ailleurs, Naples est une ville où, plus qu’ailleurs, sont restées vivaces les superstitions les plus anciennes et les plus naïves, le culte des morts et le spiritisme, la magie noire que l’on fait descendre des arts du prince de Sangro et la croyance dans les munacielli (nom napolitain donné aux fantômes). Ces deux tendances du peuple napolitain, l’une à la rigueur logique, l’autre à une somptueuse irrationalité, n’entrent pas en conflit pour incompatibilité, mais se mêlent étroitement : le Napolitain est, depuis longtemps, champion en matière de désenchantement parfois même cynique, et constitue une proie facile et sans défense face à tout ce qui brille avec la séduction éphémère de l’ésotérique. D’où cet air qui, souvent, séduit au plus haut point ceux qui ne sont pas Napolitains : un sourire entendu, une manière de parler savoureuse et allusive, bref un air de naïf futé.

15Aujourd’hui, nous savons que Valletta croyait vraiment à la jettatura. Lui-même écrivit que sa fille était morte au berceau parce qu’un jettatore impie l’avait regardée “d’un œil torve et oblique”. Mais par ailleurs, c’était un professeur attaché aux Lumières.

16La jettatura témoigne de la sécularisation de la culture au moment même où elle exhibe l’insuffisance de cette sécularisation : le monde de la magie et celui de la science ne sont pas totalement séparés, mais produisent un “tiers Etat” dont la croyance en la jettatura est un exemple : un désenchantement superstitieux.

17Mais la jettatura ne suspend pas seulement la séparation épistémologique entre réalité et illusion : elle suspend aussi celle, éthique, entre le bien et le mal. Ceux-ci se retrouvent fondus, de manière ambiguë, dans la même personne, étant donné que le jettatore apporte le mal, tout en étant, habituellement, quelqu’un de bon. Un méchant actif n’a pas besoin d’être jettatore pour faire le mal : le surnaturel ne s’acharne pas sur les victimes du mal en surchargeant le méchant d’un excès de pouvoirs magiques.

18Dans son introduction à la Cicalata de Valletta, Alberto Consiglio écrit ceci (p. 34-35) :

19

“Un après-midi [vers 1940] j’accompagnais un vieux et illustre magistrat, le duc de Vastogirardi […] quand nous rencontrâmes un homme très âgé, petit, à l’expression douce et même sympathique. Il s’agissait d’un autre célèbre magistrat, et le duc échangea avec lui des civilités ; puis il poursuivit son chemin. « C’est un jettatore – me dit mon vieil ami. (Je m’aperçus qu’il avait une petite corne de corail entre les doigts.) – Et il le sait. Mais il porte sa croix avec infiniment d’esprit. La poche de son gilet est pleine de petites cornes de corail. Lorsque je lui présente une personne de marque, un avocat ou quelqu’un de sympathique, il trouve le moyen de lui offrir cette amulette, et lui dit avec un sourire : « Vous savez, offerte par moi… »”

20Il est à noter que les deux personnages – le jettatore et son bénéficiaire – sont tous deux des nobles et des magistrats, que l’auteur (selon le style pompeusement élogieux, si typique et si courant à Naples) qualifie d’“illustres” et d’“insignes”. Il est à noter que Naples n’a pas été frappée par la propagande jacobine qui désormais, dans tout l’Occident, associe à l’aristocrate, même déchu, vices, lâcheté et perversions ; pour le Napolitain, le noble est aussi un cœur noble, et le rêve de tout Napolitain – même misérable – est de se découvrir des ancêtres blasonnés. Le fait qu’un duc – car le jettatore aussi, précise Consiglio, est un duc – soit jettatore déchaîne un cyclone sémantique qui s’avère, pour un Napolitain, particulièrement pathétique et dialectique : le bien et mal se révèlent intimement liés.

21La corne de corail bien pointue, si elle est offerte par un jettatore, libère une puissance maximale ; et donc, le noble magistrat, en offrant une corne à son collègue et ami, le protège non seulement de sa propre influence délétère, mais aussi de la jella d’autrui. Il faut également noter que le duc est sélectif : il n’offre son précieux cadeau qu’à ceux qui lui sont sympathiques, surtout aux collègues. Les personnes antipathiques et les étrangers, il les abandonne à leur triste sort. Ainsi, dans un impeccable style illuministe, le porte-poisse contrôle de manière cybernétique la puissance aveugle dont il est doté : il s’en sert pour frapper le réprouvé, mais aussi pour récompenser l’ami et l’homme de bien. La force jellante, propriété purement passive chez celui qui l’héberge, devient active grâce à l’initiative amicale et charitable : le mal aussi peut être, avec ironie, gouverné.

22Bref, ce que Martino appelle “idéologie de la jettatura” consiste dans le fait que le jettatore moderne n’est plus l’envieux, mais celui qui, à la différence de la masse, manque excessivement d’envie. Le jettatore est un vindicatif atrophié. Après le siècle des Lumières, l’envieux n’est plus une exception diabolique, mais une norme statistique. Le savant puritain et pédant se voit donc chargé d’un pouvoir funeste.

“Ce n’est pas vrai, mais j’y crois”

23Le genre de la Cicalata de Valletta est donc une forme de compromis très semblable à celle d’un autre genre, produit typique des Lumières : le récit dit “fantastique”, l’inquiétant (unheimlich). Comme l’a montré Todorov, la littérature fantastique – celle qui aboutit aux fastes d’Hoffmann, de Poe, de Borges, d’Italo Calvino… – apparaît lorsque le monde surnaturel a été condamné, en tant que superstitieux, par le développement du rationalisme ; or, c’est justement dans le monde réaliste, régi par l’épistémologie newtonienne et kantienne, que se produisent des événements inquiétants, ambigus, qui ne semblent s’expliquer qu’à l’aide de raisons surnaturelles. Très souvent, la littérature fantastique n’opte pas directement pour l’explication ésotérique des phénomènes étranges ; elle suggère seulement que c’est la plus pertinente, laissant le lecteur dans le doute et dans une dérisoire liberté d’interprétation. De manière analogue, la croyance superstitieuse a la même fonction, exprimée par des locutions de type “ce n’est pas vrai, mais j’y crois” ou “je n’y crois pas, mais c’est vrai” (expressions que l’on fait remonter au grand philosophe napolitain Benedetto Croce) ; en donnant une aura humoristique à la foi en la magie, elle en autorise la circulation, se laissant toujours la possibilité de dire : “Mais n’était qu’une plaisanterie.”

24Du reste, cette ambivalence n’est pas une spécialité de Valletta et des Napolitains, nous la retrouvons dans d’autres contextes, y compris de nos jours. Par exemple, quand Woody Allen, dans certains de ses films, se moque aimablement des psychanalystes, il est difficile de dire jusqu’à quel point cela signifie qu’il abjure la psychanalyse ou qu’il pratique l’auto-ironie, jetant un regard amusé sur sa propre foi. Car Woody Allen s’inscrit dans une culture américaine qui ne suppose plus que la psychanalyse détient un savoir scientifique, et on ne peut donc pas se livrer, sic et sempliciter, à une hagiographie des analystes ; mais en même temps, ce cinéaste appartient à une culture freudienne. Le résultat est, un peu comme chez Valletta, une sorte de satire de ses propres croyances et convictions qui, à travers le prix à payer du ridicule, réaffirme ces croyances et convictions, vues à travers le prisme de l’ironie.

25L’affirmation selon laquelle une superstition méditerranéenne est un produit original du siècle des Lumières a de quoi surprendre. Mais il est de fait que toute époque pétrie de positivisme et de rationalisme répand des sous-produits irrationnels. Au XVIIIe siècle, les Lumières avaient inventé le “mesmérisme”, anticipation de la moderne hypnose : la thèse selon laquelle certaines crises hystériques étaient le produit d’un magnétisme animal est un excellent exemple de superstition sous forme empirico-positiviste. Le positivisme du XIXe siècle a inventé le spiritisme moderne. La séance de spiritisme, qui se pratique encore dans certains salons, est en effet une singerie mondaine de l’expérience scientifique, une version expérimentale et métropolitaine des vieux mystères paysans d’évocation des spectres. Ainsi, à cette époque, des savants illustres, comme Cesare Lombroso, Camille Flammarion et Sir William Crookes, acceptèrent de contrôler de manière expérimentale les entreprises de certains médiums, qui parvinrent à duper même ces lumières de la science.

26Aujourd’hui, la superstition s’inspire plutôt de l’électronique : en Italie, on accuse certaines personnes de transmettre de “mauvaises vibrations”. Quant au New Age, qui partage avec l’informatique la domination spirituelle de la Californie, ne serait-il pas l’autre visage du nouveau positivisme, féru de cognitivisme et virtuel ?

27Ces philosophies teintées de mysticisme qui louent le pouvoir extraordinaire de l’esprit humain sur les choses dures et obtuses sont le dérivé, en contrepoint, du triomphe de la computer science et de l’intelligence artificielle.

Le crapaud et l’oiseau

28Le proto-jettatore – le typique porte-malheur de la société paysanne – était, avant tout, laid comme un crapaud. Encore aujourd’hui, nous appelons “crapaud” celui qui est laid. Un laideron, dans un pays anglophone, est a toad, un crapaud. Même si elles sont rares, on peut concevoir des femmes jettatrici – une bossue l’est sûrement –, mais ce qui est certain, c’est qu’une belle fille en bonne santé ne sera jamais une jettatrice. Laideur, austérité et aussi quelques défauts physiques sont des conditions souvent suffisantes, même si elles ne sont pas nécessaires, pour être soupçonné jeter le mauvais œil (le jettatore héritera de ces traits).

29Sont en effet candidats à la réputation de jettatori les chauves, les strabiques, les hommes aux cheveux roux, les vieilles au menton en galoche. Ceux que nous appelons aujourd’hui “handicapés” se signalent à l’attention à cause d’une spécificité qui les rend inférieurs (y compris les cheveux roux, qui, à l’époque, indiquent un caractère efféminé). Mais les moines aussi, et plus particulièrement les capucins, sont soupçonnés de porter la jella : eux aussi, au fond, sont en condition d’infériorité, étant donné qu’ils ont fait vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.

30Mais celui qui jette le mauvais œil est spécifiquement un crapaud qui regarde. On devient porte-jella, si vraiment on tient à le devenir, en immergeant un crapaud dans un bocal transparent plein d’alcool. Le crapaud mort écarquille les yeux, et l’aspirant jettatore doit fixer durant vingt-quatre heures ces yeux “sans âme”. Par une sorte de métonymie spéculaire, celui “qui jetta” est la chose qu’il regarde : un crapaud immergé dans le liquide et qui regarde, les yeux écarquillés, les êtres humains, envieux de leur beauté et de leur vie. Le jettatore-crapaud, comme le rappelle Valletta, rampe sur le sol, il est malheureux : il envie le rossignol qui, au contraire, vole et chante. Le crapaud-jettatore est essentiellement lourd, il se meut au ras du sol – alors que sa victime est la créature légère, qui vole et qui est heureuse. Après la coupure vallettienne, tous ceux qui s’avèrent lourds sont en effet candidats à la réputation de jettatore : le parleur érudit et ennuyeux, l’écrivain prolixe, dépourvu de brio et de joie.

31Mais l’oiseau – y compris dans le sens anatomique qu’il a dans l’Italie du centre-nord (celui de “pénis”) – n’est pas seulement la victime désignée du crapaud qui regarde : il en est aussi l’antithèse triomphante. Pour combattre l’influence du jettatore-crapaud, l’objet de son regard peut recourir à divers remèdes, qui ont tous une connotation phallique. Par exemple, en allongeant le majeur et en repliant les quatre autres doigts. Durant des siècles, la meilleure protection contre le mauvais œil avait été Priape, la divinité ithyphallique née d’un béguin una tantum d’Aphrodite pour Dionysos. Se gratter les testicules (à l’origine, pour stimuler une érection) et en extirper quelques poils ; ou bien serrer des cornes de corail ou de jade, dures dans tous les cas – ou, faute de mieux, toucher du fer ou du bois… en somme, l’important est d’opposer, à la pupille aqueuse et visqueuse, mollement féminine, du porte-poisse-crapaud, un objet dur : pénis en érection, corne, fer, bois, doigt tendu. L’extirpation des poils revêt la signification d’un micro-sacrifice, d’une sorte de prix, heureusement dérisoire, à payer à la puissance phallique afin qu’elle protège du fascinum maléfique. Le terme fascinum signifiait justement pénis – la vision du sexe masculin n’est-elle pas la chose fascinante par excellence ? Tertullien, dans Ad nationes (197 après J.-C.), écrivait que de son temps, les enfants païens avaient une protection spéciale contre le mauvais œil : on leur suspendait au cou une bulla, un petit boîtier contenant fascinum et cyprea, deux amulettes qui reproduisaient les organes génitaux masculin et féminin.

32La fascination mortelle du jettatore est donc une antifascination, elle mobilise une force antiphallique, à laquelle on ne peut opposer qu’une “fascination” matérielle. A ces mesures manuelles, on peut ajouter une formule verbale :

33Terque, quaterque, testiculis tacti, extirpatio pili, non est praegiuditium, sed contra jectatura valet !

L’uniforme du jettatore

34Le jettatore se signale non seulement par son visage reconnaissable entre tous, mais aussi par une sorte d’uniforme. Dans La Patente de Pirandello, qui fut d’abord une nouvelle, puis une comédie, Chiàrcaro, un employé au chômage connu comme porte-poisse, s’habille à un moment donné en jettatore, pour être officiellement reconnu en tant que tel :

35

“Chiàrcaro s’était fabriqué une tête de jettatore, que c’était merveille de le voir. Sur ses joues creuses, il s’était laissé pousser une vilaine barbe piquante et en broussaille ; il avait posé à califourchon sur son nez une paire de grosses lunettes cerclées d’os, qui lui donnaient l’aspect d’une chouette, et avait aussi revêtu un costume lustré, gris souris, qui pendait de partout.”

36Il porte, de surcroît, une “canne d’Inde comme un rouleau à pâtisserie”. Chiàrcaro s’est accoutré ainsi car il exige qu’un magistrat de son village lui délivre une patente de jettatore, qu’il utilisera pour exercer, justement, le métier en question : il se plantera devant un magasin, par exemple, et ne partira pas tant que le propriétaire ne lui aura pas versé une somme d’argent conséquente.

37Donc, selon Pirandello, pour avoir l’air professionnel, le jettatore doit : arborer une barbe en broussaille ; enfourcher d’énormes lunettes en os (suivant le prototype de Valletta) ; porter un costume lustré, gris souris et déformé ; se promener avec une canne.

38Bref, il doit ressembler au Strix flammea, vulgairement dit “chouette”, un oiseau de nuit. Mais à part l’oiseau de mauvais augure, l’uniforme de Chiàrcaro évoque une personne qui est le contraire de la mondanité, de l’élégance, de la légèreté frivole : ce pourrait être un philosophe, vu que les philosophes tendent à porter les vêtements trop larges pour ne pas “les sentir sur eux”, et ils ne doivent pas y penser, donc ne pas penser à leur enveloppe mortelle. Le masque du jettatore annule le corps et la chair. Il évoque le sérieux d’une personne comme il faut et de bonnes mœurs. Le costume lustré connote son appartenance à la petite ou moyenne bourgeoisie – il est difficile qu’un homme du petit peuple, de l’underworld, puisse être un jettatore. Est potentiellement reconnaissable en tant que jettatore celui qui a un aspect austère et digne.

39Mais plus généralement, le jettatore est, en fin de compte, la combinaison de deux menaces : (1) la sévérité et la mélancolie ; (2) l’intelligence critique, qui gâche la fête aux joyeuses illusions du wishful thinking – le fait de prendre ses désirs pour des réalités.

40Un illustre jettatore de l’époque fasciste fut le comte Galeazzo Ciano, même si sa fin tragique devrait l’absoudre définitivement : il fut arrêté par les nazis et fusillé à Vérone en 1944 en tant que traître au Duce, son beau-père (le vrai jettatore, en effet, souffre de sa réputation, mais ne souffre pas lui-même de mésaventures particulières). En 1941, un membre de la Chambre des faisceaux et des corporations avait été arrêté et envoyé en exil intérieur parce que, devant des personnes qui avaient nommé le ministre des Affaires étrangères d’alors, Ciano, il s’était préservé en procédant, selon l’acte d’accusation, à des “actions pour conjurer le sort”. Il est probable que Ciano était en odeur de jettatura à l’époque, car, dans le cercle des médiocres lèche-bottes de Mussolini, il dominait par son intelligence et son anticonformisme. Par exemple, il avait compris dès le début que combattre au côté des Allemands signifiait être du mauvais côté.

41Bref, le jettatore est l’instance morose de la raison éclairée qui détruit les fables et les croyances du monde magique. “Raison et intelligence tuent la naïve et heureuse euphorie de la crédulité” : c’est la philosophie de fond de cette croyance. A Naples, l’incrédulité qui désenchante a produit un nouvel enchantement : il faut fuir cette incrédulité désenchantée. La force et l’autorité de la raison sont alors relativisées et désamorcées dans la croyance irrationnelle aux méfaits magiques de la rationalité. N’est-ce pas là le revers de ce qu’Horkheimer et Adorno appelaient “dialectique des Lumières” ?

Bibliographie

Bibliographie de Sergio Benvenuto

  • – Avec A. Molino, Off the Couch, FAB, 2007.
  • Perversioni. Sessualità, etica, psicoanalisi, Bollati Boringhieri, 2005.
  • – “Les perversions : une impasse éthique”, Cliniques méditerranéennes, n° 70, 2004, p. 67-90.
  • Un cannibale alla nostra mensa, Dedalo, 2000.
  • Dicerie e pettegolezzi, Il Mulino, 2000.
  • La strategia freudiana. Le storie freudiane della sessualità rilette attraverso Wittgenstein e Lacan, Liguori, 1984.

Notes

  • [1]
    F. T. Elworthy, The Evil Eye, Londres, J. Murray, 1895. Le terme vient du napolitain jettare, qui signifie jeter. Cf. aussi Alfonso Di Nola, Lo specchio e l’olio. Le superstizioni degli italiani, Laterza, 2000. (Note de l’auteur.)
  • [2]
    S. Nigro, “Jettatori di chiara fama”, Il Sole 24 Ore, 23 mars 1997. (NDA.)
  • [3]
    Equivalent italien des Lumières. (NDT.)
  • [4]
    Alexandre Dumas, Le Corricolo, p. 160, Desjonquères, 2006. (NDT.)
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