Notes
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[*]
Doctorante en anthropologie, aspirante FNRS.
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[1]
“Promenade” en espagnol. Terme également utilisé dans le marocain tangérois et qui évoque ces balades qu’on fait en descendant et remontant les boulevards centraux. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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[2]
Du prénom du peintre espagnol Goya.
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[3]
Musique populaire souvent jouée lors des mariages, elle est associée à tous types de fêtes.
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[4]
Mot utilisé en marocain pour désigner les cars de police.
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[5]
Bière locale.
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[6]
Danse sensuelle parfois quasi érotique que fait la femme debout devant l’homme assis.
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[7]
Il s’agit de grosses ceintures qui retiennent les robes traditionnelles appelées “caftan”, portées tous les soirs par ces danseuses.
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[8]
Bière portugaise bon marché.
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[9]
Branislaw Malinowski, La Vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, p. 319, Payot, 1970.
1Sortir à Tanger la nuit, ce n’est pas seulement apprécier le mélange de savoir-vivre espagnol et marocain. A côté du traditionnel paseo [1] du début de soirée où, entre les balades familiales, se glissent drague, flirts, rendez-vous galants et prostitution, chaque soir une nuit scandaleuse se rejoue : la nuit des plaisirs et des déviances festives. Durant ces nuits et à l’abri des promenades bienséantes, hommes et femmes manifestent sans embarras des amours diverses et souvent tarifées.
2Souvent dénoncée dans la presse locale pour ces amours marchandes, la calle del Diablo, ou rue du Diable, est profondément stigmatisée. Pourtant, connue sous le nom de calle Francisco [2], la rue jouissait autrefois d’un véritable prestige, lorsqu’elle était un lieu huppé de la ville sous mandat international. Si elle a perdu en lustre, sa vivacité festive est cependant intacte et elle reste la favorite des soirées populaires tangéroises. Située à la perpendiculaire du Bulevar, elle répète à l’infini le même spectacle. Elle attire à toute heure de la nuit ouvriers, chauffeurs de taxis, petits commerçants, prolétaires de la drogue, étrangers, ouvrières travesties en amantes tarifées, prostituées professionnelles, accompagnatrices, petites amies, affairistes, artistes et flambeurs d’une nuit. Elle grouille de gardiens de voitures, de mendiants, de fleuristes ambulants, de petits vendeurs de biscuits, de chocolat, de bonbons, de cacahuètes et de mouchoirs qui prolongent dans la rue le commerce alimentaire et interceptent, aux abords des entrées, quelques débordements d’argent. Depuis ces portes vieilles de cinquante ans qui s’ouvrent et se ferment sans cesse on entend jouer le sha’bî [3], musique populaire à la mode. Qu’il s’agisse d’un groupe de musiciens chanteurs en direct ou de CD, les haut-parleurs de mauvaise qualité crachent, dans des décors différents, les rythmes assourdissants et les mélodies aiguës des derniers tubes raï-sha’bî ou simplement sha’bî, sur lesquels on discute, on mange et on danse toute la nuit.
3Cependant depuis quelque temps et surtout avec le ramadan, la calle del Diablo est plongée dans un calme nocturne inhabituel lequel, ajouté au renouveau de son revêtement, laisse croire à une prochaine purification-réinsertion de la paria. Depuis un an, tout Tanger est en chantier. Au centre on essarte, on éventre des cimetières, on empile des briques et on dalle, tandis qu’à la périphérie on échafaude à la sauvette bidonvilles et baraques de fortune. La rue du Diable, rebaptisée avenue du Prince-Moulay-Abdellah, n’est pas en reste. Les petites dalles rouges et grises reluisantes qui la couvrent désormais annoncent un Tanger très bientôt débarrassé de ces endroits de perdition. Une nouvelle agence immobilière s’est incrustée au milieu des bars de nuit, des snacks et autres débits de boisson et de nourriture qu’elle espère voir clos un à un. Si son nom velouté, Dar Blue, s’apparie plutôt bien à ceux de ses voisins, sa devanture neuve et sophistiquée jure avec les façades abîmées et noircies par la friture et l’urine. Mes questions sur la fermeture prochaine et définitive de ces bars et le déplacement de ces nuits en dehors du Boulevard laissent les riverains perplexes. On me toise en cherchant à comprendre le sens de ma question, avant de me répondre que ce soir il n’y a rien et de me conseiller de revenir après le ramadan, quand tout sera ouvert ! Contrairement au personnel de l’agence, mes interlocuteurs n’ont encore jamais envisagé la disparition de ce lieu. En tout cas, en ce mois sacré, la rue du Diable dort peut-être comme un ange, mais pas pour l’éternité. Alors que les travaux municipaux avancent paisiblement au-dehors, à l’intérieur des bars, des cabarets et des restaurants, on répare frénétiquement pour accueillir, dans un renouveau de pacotille, clients et clientes dès le lendemain de l’Aïd el-Fitr. Pas d’inquiétude, la fermeture définitive des Ambassadeurs, du Romero Bar, de l’hôtel Lutecia ou du Morocco Palace n’aura pas lieu. Les habitués reviendront s’encanailler et entretenir la réputation de ces lieux malfamés difficiles à oublier. Des amours non reconnues et une certaine idée du commerce sexuel réintégreront leur sphère avec la complicité intermittente et intéressée de la brigade des mœurs, menant selon ses humeurs, au milieu de ce qui est considéré comme “l’égout séminal” de la ville, des hamlât – ou campagnes d’assainissement – peu crédibles. Sous sa vigilance à la logique capricieuse, toutes les combinaisons relationnelles sont suspectes et, en l’absence de certificat de mariage, la police, peu compréhensive à l’égard de ces réalités intimes, jettera à l’arrière des stafettes [4] femmes et, le cas échéant, hommes récalcitrants au paiement du bakchich d’usage.
Les Ambassadeurs et consorts
4Aux Ambassadeurs, comme au Romero Bar, on vient manger et boire de la Spécial Flag [5] bon marché. La maison se déploie sur deux étages. En bas, la disposition en carré des tables l’une à côté de l’autre donne à la pièce des allures de cantine, que renforce la rapidité du service. A peine passé le barrage des physionomistes et aussitôt installé, on voit la nappe aux imprimés délavés essuyée et la commande passée. Comme dans un snack le midi, le client, s’il n’est pas déjà accompagné, s’installe à la première table ou chaise libres aux côtés de futurs acolytes ou d’accompagnatrices. Ce qu’on croit être notre espace appartient à tous et il est sans cesse envahi par des voisins imposants aux mains baladeuses et des danseurs titubants qui mettent mal à l’aise le non-initié.
5L’ambiance morne du rez-de-chaussée contraste avec les rires, les chants et le brouhaha qui viennent de l’étage où se produisent les musiciens. Certains parlent, d’autres, taciturnes, restent assis devant leurs verres et écoutent les discussions d’à côté. Des femmes, la trentaine passée, en posture de travail, attendent péniblement le client qui va les aborder ou les inviter. Elles boivent sans hâte le seul verre qu’elles paieront si personne ne se pointe. Non loin, peu pressés, des habitués, au moins aussi âgés, consomment avant de partir avec une de ces accompagnatrices déjà maintes fois sollicitées d’autres soirs. Il est à peine minuit et, en dépit de l’alcool, on s’égaie peu dans cette pièce qui décidément ne se remplit pas.
6Les nouveaux arrivants, souvent plus jeunes, préfèrent de loin l’étage, qu’ils rejoignent prestissimo. Les femmes passent d’abord aux toilettes, où elles finissent de se maquiller et ôtent leurs djellabas pour laisser apparaître fesses et seins que boudinent pantalons et décolletés. Ainsi ajustées, elles contribuent à l’ambiance chaleureuse du haut. Les professionnelles rejoignent des clients et les amantes appointées leurs petits amis. Les lumières tamisées donnent à la pièce un air de discothèque ; on a improvisé une piste de danse devant les musiciens en repoussant les tables et les chaises, presque toutes occupées. La musique, plus souvent raï que sha’bî, convient à cette jeune clientèle. C’est sur celle-ci que ces amantes et compagnes d’un soir offrent des touch dances [6] à leurs clients ou amoureux en transit. Ces danses personnalisées dessinent des espaces privés où les relations liées sont difficiles à déterminer et incommodent l’observateur qui souhaiterait différencier la prostituée et la petite copine, voire dresser une frontière entre elles. Ces femmes et leurs comportements dé-rangent nos catégories habituelles parce qu’à l’inverse de celles qui attendent ostensiblement qu’on les approche et les sollicite pour une passe, elles ancrent l’interaction dans une histoire qui a bien plus de cinq minutes d’existence. Certains couples dureront plus d’une nuit et déboucheront parfois même sur des relations amoureuses où s’enchevêtrent l’amour, l’argent et le plaisir.
Virée au Morocco Palace, vestige d’une splendeur passée
7Le Morocco Palace, sorte d’after des autres bars et restaurants fermant plus tôt, est le théâtre de ces mêmes scènes ambiguës. Sur une musique à plein volume qui laisse imaginer une salle bondée, on reçoit avec un chic décalé les premiers clients déjà éméchés. Le lieu tient à préserver une certaine étiquette et, comme s’il était la boîte la plus prestigieuse de la ville, on y écrème élégamment la clientèle, choisissant au début de la nuit les plus fortunés et présentables pour, à mesure que l’heure avance, finir par laisser entrer la grande majorité. La distinction du service quasi hôtelier contraste avec la rudesse et l’indolence des serveurs des Ambassadeurs. Très vite, les tables se remplissent, chaque groupe de clients a la sienne. Si d’ordinaire les nuits de la calle del Diablo sont collectives et que la promiscuité y est de mise, au Morocco Palace, on a décidé de ne pas suivre les habitudes et de réglementer les normes de proximité. Les corps inconnus ne sont pas propriété commune, et les toucher librement est défendu. Chaque table a son espace dont la limite ne peut être transgressée impunément. Cependant, à l’intérieur de chaque espace privatisé, le temps d’une soirée entre amis, amants et accompagnatrices invités à rejoindre ses occupants, on laisse le désir s’exprimer, et certains hommes emportés par les touch dances esquissent quelques pas la main accrochée aux seins ou aux fesses de leur partenaire.
8Des couples de tous âges et de tout genre occupent la piste, face aux musiciens. La bière coule à flots, les hommes en boivent jusqu’à plus soif. Chez les femmes, les goûts sont partagés. Les professionnelles du sexe sont souvent adeptes de la Red Bull, qui les maintient en forme jusque tard dans la nuit ; certaines préfèrent Coca-Cola et jus de fruit, et d’autres, enfin, accompagnent leurs amis ou clients à la bière ou autres cocktails alcoolisés. Comme au second étage des Ambassadeurs, hommes et femmes, amants ou clients et prostituées, dansent, boivent, mangent, échangent rires et paroles. L’argent circule, on le devine, on le voit. Il y a l’argent qu’on exhibe, qu’on fait danser entre les doigts et qu’on accroche ostensiblement aux ceinturons [7] des shaykhât. Véritables animatrices de soirée, très appréciées dans tout le Maroc, vêtues de caftans, elles chantent et dansent en bougeant le ventre, les hanches et les cheveux sur des rythmes sha’bî. Cette ancienne pratique festive fait partie des arts populaires les plus controversés au Maroc en raison de son statut ambigu entre art et prostitution. Selon la tradition, l’homme qui accroche quelques billets au ceinturon d’une shaykha est gratifié d’une danse personnalisée plutôt suggestive. Il peut arriver que certaines de ces dames se convertissent en accompagnatrices après leur spectacle. Elles doivent à cette pratique et aux lieux où elles se produisent (considérés comme déviants) d’être rangées dans la catégorie souvent fantasmée et réductrice des prostituées. N’en déplaise : indécente mais respectée en raison de la popularité de son activité, la shaykha appartient à une catégorie bien distincte, celle d’un métier qui exige talent et performances artistiques.
9Des couples d’amoureux regardent et apprécient ces shaykhât, en participant sans débordements à leur spectacle. Ils arrivent généralement ensemble, ne se quittent, ni ne s’échangent, si ce n’est pour une danse avec l’ami de l’amant. Les femmes sont des partenaires amoureuses uniques, du moins durant la soirée, à qui l’on offre sorties et divertissements, tout en contribuant de manière soutenue à des dépenses plus importantes, comme le loyer. A leurs côtés, d’autres femmes sont en scène : elles se mettent en valeur sur la piste, s’assoient et se figent dans des postures suggestives… Elles attendent. Le client éventuel paiera les consommations, en échange de danses, de discussions, de rigolades et, éventuellement, d’une passe ou de la nuit complète. Dans ce cas, le vestiaire et les pourboires pour les videurs s’ajouteront à ses dépenses. Loin d’être mis en scène, l’argent circule discrètement autour de ces femmes qu’on ne voit qu’une nuit, il reste confiné en coulisse, aux vestiaires ou devant les toilettes. Vers trois heures du matin, les filles restées seules quittent l’endroit pour un autre lieu ou pour retrouver chambre et colocataires. Afin d’éviter ces échecs cuisants, les accompagnatrices changent de compagnie durant la soirée, parfois de manière très brusque : malgré l’intensité des interactions et le simulacre d’intimité, la relation reste marchande, et elle est interrompue si la transaction n’intéresse aucun des deux partenaires. Insatisfait, on se rétracte, on va voir ailleurs et éventuellement on revient.
Hermétique Monocle
10Le Monocle est une boîte qui se trouve non loin de calle del Diablo. Cet hiver, sa rue a connu un nettoyage, et depuis, le lieu, seule boîte du passage, passe inaperçu. A l’intérieur, la musique est également sha’bî. Une shaykha à la voix rauque qui en dit long sur sa carrière et un cheb efféminé alternent au micro sur la piste de danse. Leur répertoire est très limité, ils entonnent chaque soir les mêmes grands tubes, puis s’interrompent pour bavarder avec les clients ou boire maladroitement, à droite ou à gauche, à la bouteille d’une Flag ou d’une Stork [8]. Sur les planches, il n’est pas rare d’apercevoir un musicien entendu quelques heures auparavant dans un autre bar. Ils circulent au gré de la caravane festive.
11Au Monocle, tout le monde se connaît et a ses habitudes. Même la dame pipi et le serveur travaillent ici depuis plusieurs années. Lorsqu’on arrive, l’espace reste fermé et même si l’étroitesse du lieu rend la promiscuité encore plus grande qu’ailleurs, on est loin de comprendre ces interactions intenses mais hermétiques que l’on observe, fasciné. Certains hommes viennent dépenser leurs paies hebdomadaires avec des professionnelles qui, avec le temps, sont devenues leurs amies intimes, d’autres viennent admirer discrètement la danse d’homosexuels bien connus. Et, l’alcool aidant, tous types de sentiments s’expriment : colère, amour, jalousie, haine et désir. Les corps déchaînés titubent, se bousculent, se caressent, se poussent, s’attrapent, s’enlacent et s’embrassent. A tour de rôle, on s’aime et on se déteste ; on pleure et on rit ; on hurle que l’autre est notre unique amour, et deux secondes plus tard on le frappe et on le répudie à jamais. Les barmaids peu sobres ne maintiennent aucune distance avec les clients et sont régulièrement expulsées du bar qu’elles ne savent plus tenir. L’unique serveur, en complet et à la moustache bien taillée, semble être le seul à organiser ce petit monde, sans toutefois limiter la consommation d’alcool qui, ici, ne départage pas hommes et femmes. Il sert avec classe, accueille chaleureusement l’initié, interroge du regard le novice et briefe la nouvelle recrue. Bon nombre de femmes se prostituent, et certaines ont des allures de fin de carrière. Elles entretiennent avec leurs hommes des relations intenses, loin des simples et froids contacts marchands qu’offre le Tanger by night tendance et rutilant qui longe la corniche.
Les femmes : prostituées ou amies intimes ?
12L’argent est un élément clé de l’échange au sein des relations hommes-femmes dans leur ensemble. Comme le dit Malinowsky, “le don est une part essentielle de la transaction sexuelle [9]”. Il se retrouve dans ces espaces festifs que l’on considère comme déviants parce qu’on y boit, on y danse, on s’y touche tout en y monnayant des romances. Il est des relations qui, même en côtoyant le travail du sexe, s’éloignent finalement assez peu de celles que l’on considère comme “normales”. Mais, leur exubérance et leur promiscuité avec ces pratiques déviantes les amènent à être classées dans des catégories dépréciatives telles que celle de la prostitution. Non pas parce que l’argent les constitue ou les renforce, mais parce qu’elles ne cadrent pas avec les principes de bonne réputation.
13Certaines des femmes impliquées dans ces espaces sont des prostituées qui considèrent leurs activités comme un travail. D’autres les voient comme des sorties (l-khrij) qui permettent de se faire un peu d’argent. D’autres encore, en raison de la précarité économique et de la faiblesse de leurs rémunérations de domestiques, d’ouvrières ou de serveuses, les vivent comme un divertissement avec des amis et des petits copains qui peuvent les décharger d’une partie de leurs frais quotidiens et les aider en cas de coup dur. Ce faisant, ces stratégies amoureuses engendrent de nouvelles pratiques du couple par lesquelles celui-ci, au lieu de se restreindre à l’institution matrimoniale, se met à exister dans d’autres types de liaisons, telles que le concubinage. Cette pratique se répand surtout dans les classes populaires urbaines, donnant ainsi lieu à ce que l’on pourrait qualifier de “désordre intime” au sein de la société marocaine.
Notes
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[*]
Doctorante en anthropologie, aspirante FNRS.
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[1]
“Promenade” en espagnol. Terme également utilisé dans le marocain tangérois et qui évoque ces balades qu’on fait en descendant et remontant les boulevards centraux. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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[2]
Du prénom du peintre espagnol Goya.
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Musique populaire souvent jouée lors des mariages, elle est associée à tous types de fêtes.
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[4]
Mot utilisé en marocain pour désigner les cars de police.
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[5]
Bière locale.
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[6]
Danse sensuelle parfois quasi érotique que fait la femme debout devant l’homme assis.
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Il s’agit de grosses ceintures qui retiennent les robes traditionnelles appelées “caftan”, portées tous les soirs par ces danseuses.
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[8]
Bière portugaise bon marché.
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[9]
Branislaw Malinowski, La Vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, p. 319, Payot, 1970.