Notes
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Libraire à Tanger, écrivain, Simon-Pierre Hamelin édite depuis janvier 2007 une nouvelle revue littéraire, Nejma.
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Marquise : cigarette de marque marocaine. (Note de l’auteur.)
1On dit m’avoir vu un matin de grand vent, dévaler le coteau vers le port, le pas rapide et vacillant, une valise légère à la main, le sourire triste noyé de brumes.
2On dit que j’aurais franchi l’épaisse frontière sans savoir, comme on passe une porte refermée prestement, un regret par-dessus l’épaule.
3On dit ma fuite, légende éclose aussitôt fanée, on l’auréole, on la brode au goût de chacun : “Il a passé la frontière”, répète-t-on à mi-voix, les yeux écarquillés par l’annonce, scandée en secret aux quatre coins de la ville. Et cela fait les choux gras du Boulevard ; cet après-midi au moins.
4On dit beaucoup et sans savoir, car cette frontière évidente, je ne la passe pas. Tanger, mon univers dans un mouchoir de poche ; mon ombre rôde toujours sur tes flancs, modelant le pavé gras de ta chaussée. Je troublerai encore longtemps le soleil entier de tes terrasses. Crois-moi, je franchirai la barrière, mais seulement après avoir traversé et goûté au passage de ces autres frontières, ces innombrables tiennes, en multitude, invisibles.
5Je les passe et les repasse ; je m’en repais toujours et plusieurs fois par jour ; et les nuits de printemps où tout passage devient alors un possible, où je crois tenir un instant suspendu, en équilibre sur tes lignes frontières.
6J’en passe avec prudence, celle qui sépare la Médina du Grand Socco, la plus vénérable, tracée à l’antique d’un sillon dans la terre fraîche et bénie. Et c’est souvent le premier rite du matin, que ce passage sous l’arche qui enjambe la ligne, foulée sans conscience par une foule anonyme. J’en vois certains pourtant, qui comme moi marquent l’arrêt, lèvent les yeux un instant, imperceptible.
7J’en passe une autre, la tête baissée, la joue rouge de honte, en descendant la Montagne dans les marges d’un quartier sans nom, une autre nation que celle des bien nés ici perchés, qui passent l’air suffisant toutes les frontières inscrites en pleins sur les cartes. Je l’enjambe en courant et je bouillonne encore du trop-plein d’orgueil d’un poète aviné, bardé de visas et de bristols à cocktails, qui de son fauteuil Louis XVI nous raconte le Monde à force de certitudes entendues, lui-même prisonnier de sa propre frontière, celle-là opaque, imperméable à s’en étouffer. La poésie est née au-delà, à quelques pas perdus, entre ciel et mer, sur la plage au soir abandonnée : autour d’un foyer dansant, un vieil homme chante accompagné de son oud, une romance qui impose son silence aux caresses des vagues sur la grève. Plus loin, M’Rabet parle aux sirènes. Et c’est une autre frontière qui cède, celle qui isolant nos sens, les empêchait trop souvent de s’unir dans les vents du Détroit.
8Je passe celle du temps et dans la même demi-heure. Mes lèvres quittent la main gantée d’une Lady anglaise me croyant tantôt danseur de ballet, tantôt lointain cousin de l’Empire des Indes, pour venir s’écraser sur un verre de thé brûlant dans le café voisin à ce salon de l’autre siècle. Des nains en tarbouches et djellabas amidonnées servent des capitaines centenaires, des rois de carnaval sans couronne et aux précieuses manières. Un coq blanc, majestueux, passe de fauteuil en chaise et d’un coup d’aile décoiffe la Lady : il en sera toujours ainsi, n’est-ce pas ? En face, par-delà la rue-démarcation, dans le café sombre aux persiennes tirées, les yeux fixés sur la citadelle Europe, des hommes sains au vol arrêté dans la force de l’âge. Et contre les vitres de ce même café, ces hommes sains et qui n’en ont plus l’air, un téléphone dans chaque main, les têtes couvertes de casquettes criardes, parient tout le jour sur l’avenir. Il se joue sur un petit écran tonitruant de promesses à venir : des pur-sang courent à Vincennes, dans la boue, sous les trombes. De part et d’autre de cette frontière, on voue ce même culte au cheval.
9Je passe mes frontières, les vôtres, celles qui séparent les langues, les civilisations en majuscules. Rue d’Angleterre, une babouchka née dans l’exil à Odessa, avant toutes les guerres, m’embrasse le front et me bénit en russe : “Petit Sacha, reviens me voir bientôt. Nous boirons le thé avec la confiture. Je te dirai ma poésie ; nous parlerons du pays. N’oublie pas les horaires du bateau pour Trieste, ils ont dû changer depuis…” Au bas de son immeuble, je demande au détail une Marquise [1] dans mon pauvre sabir – ça sonne gras et familier –, une langue agglutinée de toutes les bohèmes ici échouées. Sidi Bouabid appelle les croyants, Saint-Andrew sonne, c’est dimanche. Batuji baisse le rideau de fer et s’en va en trottinant par la rue du Portugal, des fleurs à la main, le front pointé de safran. Il va fleurir l’idole du minuscule temple hindou qui sommeille en secret dans un coin du cimetière juif. Il est le seul à venir s’y recueillir, et le rabbin depuis longtemps ferme les yeux des deux mains. Ganesh est pétant de carmin, ça sent le pétale macéré, l’encens et le beurre rance. Il y a bien un temple à Gibraltar, plus grand et bien plus beau ; mais Batuji n’aime pas la mer, ni les singes. Au midi du jour, s’élève d’une cave de la médina basse la prière d’un prêtre noir : “Notre Père qui êtes aux cieux, faites-nous traverser le Détroit. Du pain, nous en aurons toujours, ainsi que dans les déserts traversés à pied jusqu’à ce mur qui monte dans le ciel.” Il range son col blanc et s’en va rassurer ses ouailles clandestines.
10Je passe la frontière interdite, quelques marches qui serpentent jusqu’à ta chambre. Mais aucune porte pour briser mon élan, ni de tampon à apposer sur le passeport : il n’y aura de témoins que nos quelques souvenirs. Tu sommeilles ou tu feins le sommeil dans le rythme régulier de ton souffle. Ta poitrine marque le temps ; le contour de ta hanche l’espace. De frontières, toi, tu n’en reconnais aucune. Mais quand j’aurai passé le Rubicon désiré par tous à en devenir fou, quand j’aurai répondu à l’appel qu’on me lance au visage comme un gant, te souviendras-tu alors de celles que nous avons passées ensemble, sans jamais mettre pied à terre tant le vent nous portait haut et fier ? Verras-tu encore mon sourire décliné sur les visages engourdis des rêveurs d’Europe que tu croises sans cesse ? Regretteras-tu un jour le temps où nous étions amis, où j’étais ton passeur de collines en vallées, sans jamais butter sur le lointain limes.
11On dit t’avoir vu, un matin de grand vent, me mener jusqu’au port, le pas rapide et vacillant. On dit t’avoir vu me pousser derrière l’enceinte, sans un regard et des regrets. Mais mon ombre rôde toujours sur tes flancs, modelant le pavé gras de ta chaussée. Je troublerai encore longtemps le soleil entier de tes terrasses.
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Libraire à Tanger, écrivain, Simon-Pierre Hamelin édite depuis janvier 2007 une nouvelle revue littéraire, Nejma.
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Marquise : cigarette de marque marocaine. (Note de l’auteur.)