Notes
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[1]
Maurice Halbwachs, La Topographie légendaire des Evangiles en terres saintes. Etude de mémoire collective, PUF, 1942. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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[2]
Massilia Sound System est un collectif d’instrumentistes et de vocalistes qui mobilisent le style raggamuffin jamaïcain pour créer une écoute moderne d’une langue et d’une poésie occitane ancestrale.
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[3]
Pour Monsieur T. (alias Tatou, membre fondateur de Massilia Sound System) et les jeunes (Blu, guitariste ciotadin, Jamilson, percussionniste nordestin, et Zerbino, batteur ciotadin).
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[4]
Pour “Toujours jolie”.
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[5]
Le roman de Claude McKay, auteur jamaïcain du renouveau littéraire d’Harlem, met en scène l’existence de quelques matelots négro-américains et de nervis marseillais qui font ensemble l’expérience des joies et des affres du cosmopolitisme d’alors. Claude McKay, Banjo, André Dimanche Editeur, 1999 (1928 pour la première édition).
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[6]
Vingt-sept chansons entre les deux albums.
1Le blues, nul ne l’ignore, est une expression musicale à la fois exubérante et obscure. Du fin fond des plantations du Sud ségrégationniste, work songs et gospel songs continuent de nous parvenir d’une voix rauque sans jamais avoir rien trahi du secret de leurs origines. Il s’est lentement propagé dans le delta du Mississippi, puis a gagné sous la forme des race-records l’ensemble de la communauté afro-américaine, avant d’être devenu, dans le monde d’aujourd’hui, un phénomène musical majeur.
2Aura-t-on un jour définitivement pris la mesure de cette odyssée humaine et sonore ? Rien n’est moins sûr. D’autant plus que lorsque l’on s’y essaye, on n’a pas fini d’en dénouer une des multiples trames fondatrices que l’on voit un de ses autres linéaments originels venir se recomposer dans des genres musicaux qui s’en revendiquent : du rock au rap en passant par le disco. La seule certitude en la matière est que cet art de l’opprimé a sillonné le monde à la manière d’un idiome universel. Il a resurgi tantôt dans le swinging London des années soixante, coloré par l’accent et les préoccupations des rejetons de la classe ouvrière en désuétude. Il est réapparu, tantôt, sur le flan des dunes maliennes, vingt ans plus tard, mêlé de njarka et chanté en songhaï ou en tamasheq. La légende du blues s’est étendue, pour reprendre ici l’expression de Maurice Halbwachs, en une sorte de “topographie légendaire” faite d’autant de côtes que ses reliefs stylistiques comptent de réélaborations locales de ses canons esthétiques [1]. Sa dernière excentricité vous demandez-vous ? Rien de plus que d’avoir fait de Marseille un de ses innombrables points de chute.
3On sait bien sûr que la cité phocéenne est acquise de longue date aux sonorités et aux causes des musiques des diasporas africaines. Le ragga jamaïcain et le rap, puis, plus récemment les musiques électroniques, ont trouvé à Marseille des oreilles attentives à leurs rythmes syncopés et des âmes sensibles à la tonalité third world de leurs engagements. Mais, jamais encore, exception faite d’un revival blues aussi bref qu’inconsistant à la fin des années quatre-vingt, cette place musicale n’avait engendré de blues. C’était sans compter les dernières propositions musicales de deux membres de Massilia Sound System, dont un de ses fondateurs [2].
4Il s’agit ici de deux albums du groupe Moussu T. e lei Jovents [3] : Mademoiselle Marseille et Forever Polida [4]. Deux créations qui nouent inextricablement musique, parole et danse (la pochette du premier opus, une photographie d’une scène de danse prise dans un boui-boui marseillais des années vingt, y fait explicitement référence).
5La forme musicale, pour commencer par ce à quoi Moussu T. et ses Jovents nous confrontent d’emblée, fait immédiatement référence à un blues qui oscille entre le dénuement et la rugosité des riffs répétitifs du delta et l’entrain plus orchestral du blues de Memphis. Mais à bien écouter le flux musical régulier et constant qui s’écoule entre Mademoiselle Marseille et Forever Polida, on comprend vite que pour jouer ce blues, six cordes et blue notes bien placées n’ont pas suffi. Pour qu’il sonne, c’est-à-dire pour qu’il développe ce trouble et cette charge émotionnelle qui lui sont consubstantiels, il n’aura pas fallu moins que toute l’ingéniosité et la capacité de Moussu T. à innover à partir de tout ce que Marseille compte de sonorités. Au fil des titres, gumbris, fifres et guimbardes mêlent ainsi leurs références occitano-méditerranéennes aux ambiances deep South installées par les mélodies rudimentaires des banjos et des steel guitars. Le tout enlevé par la pulsation de tambours du Nordeste brésilien et autres bérimbaus, cette autre musique noire convoquée pour l’occasion. L’assemblage, somme toute assez improbable, démarque efficacement ce blues d’un énième minstrel. Il lui confère toute l’originalité et l’énergie d’une musique qui puise dans le blues l’art et la manière d’impliquer singulièrement ce qu’est musicalement Marseille dans les flux sonores mondialisés.
6Les textes sont naturellement l’autre trait fort de cette figure inédite du blues. Pour Mademoiselle Marseille, la référence est explicite et dûment mentionnée. L’album est dédié à Claude McKay et son roman sur le Marseille interlope des années vingt : Banjo [5]. Précisons alors que l’album de Moussu T. e lei Jovents ne se contente pas de mettre en chanson ce livre. Il en fait plutôt son arrière-fond. Pour ainsi dire la scène primitive à partir de laquelle les musiciens prennent la parole à propos de leur propre quotidien. Le deuxième, Forever Polida, s’inscrit dans le sillage du précédent et en approfondit les perspectives. Pour le dire simplement, les histoires qui se trament, chanson après chanson [6], racontent bien à la façon d’un blues des temps perdus et des choses inaccessibles.
7Ce monde englouti est le Marseille de la “fosse”, ce quartier rouge rasé par la Wehrmacht avec l’assentiment des édiles locaux, et immortalisé dans les pages écrites par Claude McKay. Un Marseille qui vivait alors pleinement de l’affluence des civilisations et de la convergence bouillonnante de leurs cultures. Mais surtout, la plupart des chansons insistent en filigrane sur ce que cette disparition entraîne comme annihilation des forces de renouvellement dans la ville et quant à leur potentiel de fraternité, d’hospitalité et de tolérance. Une réalité décidément bien contemporaine ! Et c’est là que ces deux albums laissent transparaître autre chose qu’une nostalgie qui retournerait l’indignité des mondes décrits par l’auteur américano-jamaïcain en grandeur d’un âge d’or. Ils expriment au contraire un spleen bien actuel vis-à-vis du devenir des villes contemporaines, de notre monde présent, et de ceux qui les font. Un devenir plus indexé, on en conviendra, sur les tendances à l’homogénéisation des différences impulsées par les machines abstraites du capitalisme mondial que sur le soutien d’un progrès social pluriel et partagé. Il en résulte, à l’instar des héros de Banjo, une tension latente ; ce doute certes inhérent au blues, mais aussi à l’histoire locale dans laquelle il apparaît. Le blues de Moussu T. e lei Jovents traduit ici un de ces temps troublés de l’histoire qui n’épargne rien ni personne. Un de ces moments dans lesquels le regard qui se perd au-delà de l’horizon demeure souvent la seule et fragile ligne de fuite face à l’absence de subsides, à la misère symbolique, à l’étiolement des amours ou encore face au sentiment de dépossession identitaire.
8Reste à dire que ce qui ressort de ces brassages musicaux et de ces chants âpres est une posture digne : celle du chansonnier. Une attitude que partagent bluesmen et déclamateurs occitans des siècles précédents et qui s’incarne, au-delà de l’image du loser romantique, dans l’énergie avec laquelle ils nous interpellent. Ici, la tchatche occitane, alternée de parler marseillais, a remplacé l’accent nasillard du Sud américain. Mais pour dire avec tout autant de détermination sa volonté de parler à partir de la multiplicité culturelle qui nous est immanente. Elle nous propose d’être à nous-mêmes comme au monde sans rien renier de la diversité qui nous construit. Une manière s’il en est pour ces nouveaux chansonniers de tirer du blues le minimum d’universalité à conférer à leur identité et à leur histoire pour les mettre en perspective. Et, à partir de là, parler de leur quotidien pour recharger l’universel d’un brin d’humanité. A travers le blues de Moussu T. e lei Jovents filtre une sorte d’iconoclasme qui fonctionne ici comme miroir de notre société éminemment iconolâtre et comme générateur d’imaginaire dans un monde qui peine souvent à se donner quelques perspectives. L’émergence d’un blues marseillais pétri d’influences musicales hétéroclites comme le retour de chansonniers rompus à la critique sociale ne sont par conséquent peut-être pas aussi anodins qu’il y paraît dans un temps où réhabiliter l’artiste conduit à reconsidérer la place de l’individu dans la société.
Bibliographie
A écouter et à lire
- Claude McKay, Banjo, André Dimanche Editeur, 1999.
- Moussu T. e lei Jovents, Mademoiselle Marseille, Manivette Records/le Chant du Monde – Harmonia Mundi, 2005.
- Moussu T. e lei Jovents, Forever Polida, Manivette Records/le Chant du Monde – Harmonia Mundi, 2006.
Notes
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[1]
Maurice Halbwachs, La Topographie légendaire des Evangiles en terres saintes. Etude de mémoire collective, PUF, 1942. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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[2]
Massilia Sound System est un collectif d’instrumentistes et de vocalistes qui mobilisent le style raggamuffin jamaïcain pour créer une écoute moderne d’une langue et d’une poésie occitane ancestrale.
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[3]
Pour Monsieur T. (alias Tatou, membre fondateur de Massilia Sound System) et les jeunes (Blu, guitariste ciotadin, Jamilson, percussionniste nordestin, et Zerbino, batteur ciotadin).
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[4]
Pour “Toujours jolie”.
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[5]
Le roman de Claude McKay, auteur jamaïcain du renouveau littéraire d’Harlem, met en scène l’existence de quelques matelots négro-américains et de nervis marseillais qui font ensemble l’expérience des joies et des affres du cosmopolitisme d’alors. Claude McKay, Banjo, André Dimanche Editeur, 1999 (1928 pour la première édition).
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[6]
Vingt-sept chansons entre les deux albums.