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Article de revue

Le duende, une primitive et profonde catharsis

Pages 86 à 92

Notes

  • [*]
    Ecrivain originaire de Jerez de la Frontera (Andalousie, Espagne). Egalement musicien, il est un connaisseur avisé du flamenco et de son esthétique. Il vit et travaille à Paris.
  • [1]
    Rue du Sang, rue de la Justice, ruelle de la Corne, rue du Jardinet, rue Neuve-et-Poterie, rue du Soleil, la Placette, rue du Mouchoir, Saint-Anthelme... (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Père des poètes Antonio et Manuel Machado.
  • [3]
    Colección de cantes flamencos, Séville, 1881.
  • [4]
    Façon gitane de dénommer le chant profond, dans le sens de “authentique” par opposition au chant dénaturé.

1L’énigme d’un ravissement donné par la musique.

2Le langage aide l’être humain à entrer en contact avec lui-même, alors que quelquefois le sens de certains mots lui échappe. Le fait qu’il existe dans toutes les cultures des expressions impossibles à traduire dans d’autres langues rend certains mots encore plus impénétrables. C’est le cas du mot duende, difficile à expliciter, même en espagnol, ce qui ne veut pas dire pour autant que son essence ne soit pas familière. On sait bien que c’est par le son que les mots atteignent notre entendement, que leur musicalité nous touche avant leur signification, tout comme la poésie a davantage partie liée à la musique qu’au discours. La meilleure façon d’appréhender l’idée de duende serait peut-être alors d’avoir recours à la formule de saint Augustin pour définir le temps : “Si l’on ne me demande pas ce que c’est, je le sais. Si l’on me le demande, je ne le sais plus.”

3Avant que la terre ne fût terre, déjà existait la matière qui la forma. Le mot, également, est antérieur à lui-même, parce qu’il existait avant d’être prononcé. De là la difficulté à deviner son origine et le pouvoir qu’il cache. Les mots héritent d’eux-mêmes avant que nous en héritions et que nous les transmettions aux générations suivantes avec leurs sens, leur propre inconscient, avec tous les usages qu’on leur aura donnés au fil du temps. De là vient aussi leur pouvoir mystérieux et le fait que l’on ne puisse les posséder. Ce sont les mots qui nous possèdent et font de nous leurs serviteurs, leurs interprètes, leurs messagers.

4En espagnol duende, duendo est issu étymologiquement du celte doñeet, degneet, qui veut dire “domestique”, “familier”, dueño de la casa (“maître de maison”). Selon les experts de la langue, les sons véhiculeraient des couleurs, des associations ; ainsi, en espagnol, la voyelle u apparaît dans un grand nombre de mots se référant à la lumière (luz) : azul, lumbre, fulgor, fulgurante, iluminar. Mais aussi dans des mots évoquant des couleurs sombres : luto (deuil), luctuoso, lúgubre, púrpura, crepúsculo, luna. D’ailleurs le mot lune en basque (illargia) signifie “lumière noire”. On ne peut donc s’empêcher d’identifier le duende à quelque chose de nocturne et de lumineux, à un être en relation avec la lune, laquelle incarne par excellence ces deux aspects.

5L’idée de duende conservée par la tradition est celle d’un esprit malin habitant certaines maisons pour y inquiéter leurs occupants, créant la nuit bruits et remue-ménage, celle d’un être mi-homme, mi-esprit, aux pouvoirs surnaturels, semblables à ceux des rebouteux ou des sorcières, surgissant dans les endroits les plus désolés. Traditionnellement, on dit que les duendes affectionnent les métaux, mais aussi la musique, le chant et la danse, auxquels ils s’adonnent durant la nuit. Parfois ils trompent les mortels en les attirant dans leurs danses nocturnes, puis ils les traînent jusqu’à leurs royaumes, les obligeant à marcher ou à leur servir de monture, parcourant ainsi de longues distances avant de les abandonner et de disparaître avec l’aube.

6Le mot duende dans son acception première existe dans toutes les cultures. A Rome, il se nommait lar. Les Grecs utilisaient le terme thei ephesteioi. Les jinn ou jan des Arabes, cités dans Les Milles et Une Nuits, sont invisibles, ils voyagent sur des nuages de sable et on ne peut les dominer que par le fer ou l’incantation de noms divins. Le peuple, pour se concilier leurs faveurs, les appelle mubarkin. Ils existent aussi en Egypte, en Inde, à Sumatra, à Taïwan, dans les cultures africaines, celtiques, slaves, germaniques ou polynésiennes. La superstition autour des duendes comporte de toute façon beaucoup d’analogies avec le culte des morts, les histoires de sorcières, les contes de fées et l’astrologie mythologique. Mais cette description d’un être fantastique, petit, malin, correspondrait plutôt à ce que l’on appelle en français un lutin, ce qui, en espagnol, par rapport à notre propos, se traduirait plutôt par le diminutif duendecillo. Donc, à présent nous avons trois mots identiques avec des acceptions différentes : duende (flamenco), “duendecillo” (lutin) et “duende” (ce personnage effrayant des histoires enfantines).

7Le premier de ces trois concepts de duende a dû s’appliquer au flamenco à partir du XVIIIe siècle, car c’est à ce moment qu’apparut le cante tel que nous le connaissons aujourd’hui, même si en suivant le même raisonnement que pour les mots, il a dû exister avant la mise en forme du fameux cante. Afin de comprendre le troisième concept de duende et en même temps son lien possible avec l’univers du flamenco, il serait intéressant de se remémorer les contes que nous racontaient nos grands-mères andalouses au clair de lune ou au chevet du lit pour nous “aider” à dormir, ces récits dans lesquels apparaissait souvent un personnage de ce nom, errant par les rues obscures. Les quartiers de Santiago et de San Miguel à Jerez, où s’est conçue l’histoire du flamenco, sont emplis de duendes et de duende (calle de la Sangre, calle de la Justicia, callejon de Asta, calle Jardinillo, Nueva y Cantarería, calle del Sol, la Plazuela, calle Pañuelo, San Telmo [1]...).

8La grand-mère de Paulera, un ami d’enfance, nous a raconté qu’un jour dans un de ces quartiers, après une forte tempête, au petit matin, on a pu entendre comme un brouhaha lointain de chaînes qu’on aurait traînées sur le sol et que, bien que ce fût une nuit très noire, le ciel était blafard, ce qui donnait à la ville un air de catastrophe imminente. Le silence avait peu à peu envahi chaque coin de rue et était devenu si dense que même les statues des églises avaient pris peur.

9Inutile de dire que cette grand-mère décrivait la scène avec force détails fantaisistes. Selon l’étonnement qu’elle percevait dans nos yeux, elle insistait sur tel ou tel aspect du récit. Après qu’elle avait développé au maximum le passage sur les chaînes et nous avait expliqué comment chaque anneau cliquetait sur les pavés, nous n’en pouvions plus et devions l’interrompre :

10“Et qui traînait les chaînes ?

11— Un duende, répondait-elle d’une voix caverneuse, un duende qui errait dans les rues comme une âme en peine.

12— Et il était comment le duende ?”, demandions-nous effrayés.

13Elle continuait avec ses détours pour rendre les choses encore plus mystérieuses. Lorsqu’elle estimait qu’elle nous tenait suffisamment en haleine et qu’il n’y avait plus la place pour d’autres préambules, enfin elle commençait à nous décrire les traits du duende. La vieille prétendait que l’être mystérieux était d’apparence humaine, très grand, presque vieux, les traits allongés, le visage et les mains d’une blancheur quasi translucide, les yeux mi-clos et scrutant tout ; le duende allait enveloppé dans son immense cape blanche, ce qui le rendait encore plus effrayant.

14“Et où allait ce duende ? osions-nous demander.

15— A la recherche d’un ivrogne qui chantait et qui empêchait tout le monde de dormir.

16— Et qu’est-ce qu’il allait lui faire ? insistions-nous fort préoccupés.

17— On verra ça plus tard, pour l’instant il faut aller dormir, sinon, il viendra vous chercher aussi.”

18Il faut bien garder à l’esprit que pratiquement jusqu’à la fin des années soixante-dix subsistaient encore à Jerez, comme dans beaucoup d’autres villes andalouses, toutes sortes de tavernes lugubres (tabancos) aux murs couverts de toiles d’araignées et où s’empilaient les tonneaux de vin. Ces endroits restaient ouverts jusqu’à des heures tardives, ce qui incitait les fidèles clients, une fois bien éméchés, à finir par chanter, malgré le panneau indiquant “interdit de chanter”.

19Je me souviens qu’après l’histoire de la grand-mère de Paulera, une nuit, avant de me coucher, j’ai demandé à ma propre grand-mère “si les duendes existaient”. Bien sûr que oui, répondit-elle, en faisant geste que c’était évident. Et pour “m’aider” à dormir, elle commença à me raconter une histoire de rues obscures, de chaînes qui traînaient lentement sur le sol et d’un vieil être au visage allongé, aux mains blanches presque translucides et aux yeux mi-clos et scrutant tout. La seule différence avec le récit précédent était que cette fois-là, le duende venait chercher non pas le chanteur mais son âme.

20Cela ne justifie pas dans l’absolu le sens de ce mot dans le flamenco, il s’agit seulement d’une anecdote qui démontre jusqu’à quel point les histoires populaires perdurent dans l’inconscient collectif et parviennent à l’influencer de mille manières, d’autant plus lorsqu’il s’agit du peuple andalou, si facilement séduit par la fantaisie et la tradition.

21Antonio Machado Alvarez, dit Demofilo [2], le premier théoricien du flamenco, a défini ce peuple comme “la nébuleuse de laquelle se détachent en des variations infinitésimales ces astres appelés individus”. Et il nomme peuple “les hommes et les femmes qui, de par leurs conditions de vie particulières, se différencient très peu entre eux et ont le plus grand nombre de points communs. Ils sont pauvres – disait-il –, ils dépensent leur énergie dans des travaux essentiellement physiques et ont, de par leur manque de culture, des horizons moins larges vers lesquels évoluer que les hommes déjà plus avancés. Chez eux prédominent les émotions et la fantaisie, en ce sens ils sont plus poètes que les hommes cultivés ou érudits, ils sont plus près de l’enfance que les hommes réfléchis [3].”

22Et pourtant le peuple andalou d’aujourd’hui, même s’il reste attaché à une certaine fantaisie et une certaine tradition, n’est plus celui de 1883. Ni l’Andalousie, ni le flamenco n’ont échappé, entre autres choses, aux effets de la société de consommation. La vie a changé, et le cante se trouve plongé dans le désarroi de toutes ces cultures de transmission orale qui hésitent entre rester fidèles à la tradition ou bien s’accrocher à l’incertitude des nouvelles tendances. Les artistes d’aujourd’hui n’osent pas regarder suffisamment en arrière, de peur de rater ce qu’ils considèrent être le train du futur, oubliant que pour évoluer, au lieu de foncer droit vers l’horizon, le seul moyen est de faire deux pas en avant et, au moins un en arrière ; si tel n’était pas le cas, cela reviendrait à perdre la mémoire irrémédiablement.

23Le caractère mélismatique, qui était une des marques principales du cante, s’est peu à peu perdu pour finir éclipsé bien des fois dans des mélodies de mauvais goût, proches des couplets “flamenquisés”. Les paroles, dans le meilleur des cas, sont écrites par des paroliers professionnels. Avant, elles étaient le reflet de ce que les gens vivaient, et ceux qui les créaient étaient ceux-là mêmes qui les chantaient. Elles étaient maladroites, rustiques, ingénues, mais elles sonnaient vrai, elles sonnaient comme des prophéties, d’où leur force. De nos jours, là où tout se banalise, où il y a plus d’artistes que de public, là où même le cante est devenu un produit de consommation (comme un vulgaire fromage de supermarché), le mot duende a perdu son essence. Rare est le chanteur auquel on n’attribue pas cette qualité, comme si le fait de prendre une certaine pose et d’ouvrir la bouche plus que de coutume était une garantie de qualité. Si tel était le cas, à n’importe lequel de ces orateurs politiques enragés, on pourrait délivrer le label duende.

24Mon ami Paulera habitait dans une de ces casas de vecinos qui se composaient d’un long patio entouré de chambres où vivaient misérablement un grand nombre de familles, partageant une seule et unique cuisine et un lavoir. Ainsi donc, un jour, alors que nous les enfants étions en train de dormir et que les adultes venaient de se coucher, tout à coup, on commença à cogner à la porte. Nous nous réveillâmes inquiets, et bien sûr, la première chose à laquelle nous pensâmes était qu’il s’agissait d’un duende. La grand-mère, qui dormait dans notre chambre, se leva et alla pieds nus ouvrir le guichet pour voir qui c’était. Il s’agissait de son fils (Paulera l’aîné, oncle de mon ami), en compagnie d’une tripotée de Gitans qui revenaient d’une fête (avec parmi eux quelques chanteurs connus de l’époque) et qui voulaient continuer là. Nous sautâmes tous du lit, fous de joie. Les femmes commencèrent à chauffer le café et à préparer du riz au lait. Un moment après, au petit jour, tous les voisins s’étaient joints à la fiesta, qui dura jusqu’au jour suivant dans l’après-midi. Dans ces assemblées, la participation était générale. Les enfants faisaient les palmas et quelques-uns se risquaient au cante. Les grand-mères, avec leurs airs de gamines, avaient un don particulier pour ce moment où il fallait esquisser une petite danse, les bras levés, sans changer de place. Les petites filles faisaient des moulinets avec leurs mains et tapaient du pied en rythme avec des mimiques de vieilles femmes.

25Pendant des siècles, le cante se forgea dans des réunions de ce type et non dans des spectacles, et cela malgré l’apparition dans la deuxième moitié du XIXe siècle des cafés cantantes. Il ne faut pas oublier que le flamenco n’a jamais été un folklore, c’est-à-dire une forme musicale créée et recréée par le peuple, mais un art transmis oralement par l’intermédiaire de familles gitanes bien précises : las familias cantaoras. Dans ces réunions qui avaient toujours lieu à des heures avancées de la nuit, surgissaient de véritables moments de magie. Lorsque le chanteur réussissait à enivrer autant, si ce n’est plus, que le vin lui-même, il pouvait arriver que quelqu’un atteigne ce point d’enchantement auquel est donné le nom de duende, et que ceux présents ressentent le frisson de l’inexplicable, qu’ils se mettent à pleurer ou à trembler, à déchirer leur chemise par pure émotion (une habitude très gitane). Ces fameuses réunions n’étaient jamais préparées, elles surgissaient de manière intempestive, et pour les raisons les plus impensables, toujours par surprise. Dans l’univers du flamenco, tout ce qui est programmé n’a pas sa place parce que cela manque de mystère, et le mystère, comme chacun sait, n’est pas seulement ce qui fait bouger le monde, mais aussi ce qui attire le duende.

26Avec le temps ce mot magique a fini par désigner surtout le concept théorique plutôt que le phénomène vécu. On a abusé du terme sur toute l’étendue de la géographie et de l’histoire du flamenco. Une chose est d’assister à un spectacle et d’être surpris, de ressentir du plaisir et même de s’émouvoir, une autre est d’avoir envie de pleurer, d’éprouver cette peur, ce frisson, ce terrible vertige qui pousse vers un abîme d’extase et d’épouvante dans lequel les doutes existentiels, les peines, les tourments, se dissolvent avec une simplicité inexplicable. Le vrai cante est à la recherche de cet instant, avançant sur la lame du couteau, entre équilibre et folie, entre rébellion et résignation. Le vrai cante est rempli de cris et de silences, deux extrêmes en apparence inconciliables mais qui ici vont de pair. Le vrai cante est un désarroi dans la nuit, une invitation à rester silencieux, à écouter l’espace, à chercher le visage de la mort pour essayer de ne plus la craindre. Le vrai cante ne provoque pas de jouissance, plutôt de la douleur. Il n’est pas une succession d’harmonies ou de cadences mélodieuses pour charmer l’oreille. Le vrai cante est fait de voix écorchées qui déchirent, voire parviennent à blesser. Quant au duende, on pourrait conclure en disant simplement qu’il est, ni plus ni moins, la plus primitive et jonda[4] des catharsis.

Notes

  • [*]
    Ecrivain originaire de Jerez de la Frontera (Andalousie, Espagne). Egalement musicien, il est un connaisseur avisé du flamenco et de son esthétique. Il vit et travaille à Paris.
  • [1]
    Rue du Sang, rue de la Justice, ruelle de la Corne, rue du Jardinet, rue Neuve-et-Poterie, rue du Soleil, la Placette, rue du Mouchoir, Saint-Anthelme... (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [2]
    Père des poètes Antonio et Manuel Machado.
  • [3]
    Colección de cantes flamencos, Séville, 1881.
  • [4]
    Façon gitane de dénommer le chant profond, dans le sens de “authentique” par opposition au chant dénaturé.
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