Notes
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[1]
« La mer ! la mer ! » (ndlr.)
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[2]
Dème : circonscription administrative instaurée lors de la révolution isonomique de Clisthène, laquelle eut lieu de 508 ou 507 à 501 av. J.-C. (ndlr.)
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[3]
« Tyrannie des Trente » : il s’agit du régime instauré à Athènes par le vainqueur de la guerre du Péloponnèse, le général spartiate Lysandre. Les Tyrans restèrent au pouvoir quelques mois seulement, mais qui furent suffisants pour réduire sensiblement la population mâle, la fortune de ceux qui survécurent et laisser derrière eux un trou noir de pestilence que les historiens préfèrent refouler en même temps que le reste du linge sale inhérent à ce siècle qualifié d’« âge d’or » par ailleurs. (nda.)
Takis Théodoropoulos (qui avait récemment imaginé des philosophes antiques réincarnés en chats dans Les Sept Vies des chats d’Athènes, Sabine Wespieser Editeur, 2003) a tiré de cette deuxième rencontre – la vraie – le roman d’une vie de cet élève de Socrate et contemporain de Platon. Il nous restitue ainsi « la voix d’un ami qui vous raconte à petites doses ses heurs et ses malheurs durant tout le temps qu’il fut “là-bas” ».
En attendant la publication en français de ce Roman de Xénophon (Sabine Wespieser Editeur), en voici quelques bonnes feuilles.
1Je l’ai rencontré pour la première fois, comme la plupart d’entre nous, au temps où j’étais assis sur les bancs de l’école. Le célèbre « Darius et Parysatis eurent deux enfants » par lequel s’ouvre le plus illustre de ses textes, l’Anabase, avait inauguré quelques-unes de ces heures d’ennui grammatical, toujours recommencées, que nous partagions avec nos maîtres. Eux s’efforçaient de nous inspirer un peu d’intérêt pour ses exploits militaires et la suprématie en général de nos ancêtres antiques par rapport à toute espèce de « barba-ros ». Du moins les plus fûtés avaient-il le culot de nous hypnotiser pour nous faire croire que le meilleur était à venir, que Xénophon n’était rien de plus que le pont linguistique destiné à nous mener à l’essentiel : le Protagoras de Platon ou l’Oraison funèbre de Thucydide. A nos yeux en tout cas, il demeurait le plus enquiquinants des enquiquineurs, l’épreuve la plus dure, la plus intolérable, quelque chose de semblable à cette « Arabia Deserta » de l’instruction helléno-chrétienne qui nous encerclait jusqu’à l’étouffement, cherchant des arguments pour justifier la rhétorique imbécile des popes et les grimaces des militaires.
2Après quoi, je l’oubliai. En fin de compte, très rares étaient ceux qui s’en souvenaient désormais. Philosophe entre guillemets, si on le compare à Platon, historien médiocre à côté de Thucydide, il était arrivé à la fin du xxe siècle sans pouvoir réclamer autre chose que le privilège de la survie. Quand j’avais demandé à la vendeuse d’une librairie parisienne, spécialisée dans les lettres classiques, s’il existait une œuvre récente sur Xénophon, elle m’avait répondu par la négative. « Et c’est dommage, vous savez », avait-elle ajouté, « car il y a chez lui des idées intéressantes. J’ai un ami avocat qui le cite souvent dans ses plaidoiries. » Tu parles d’un destin : franchir deux mille ans d’histoire et n’être plus qu’un réservoir de citations pour les plaidoiries d’un quelconque maître du barreau parisien !
3Ce fut l’époque de notre deuxième rencontre. Rencontre fortuite, comme toutes les rencontres qui résistent au temps. Je la dois à mes habitudes de lecture. Lecteur boulimique, mais fort peu systématique, j’éprouve la nécessité de m’entourer continûment de nombreux livres, que j’ouvre à volonté, selon l’appétence du jour ou des jours. Raison pour laquelle je n’ai jamais, au grand jamais, compris l’aversion de Borgès pour les romans de grande ampleur. Il se disait incapable de lire aucun auteur prolifique du fait qu’il se sentait forcé de lire tant de pages à la suite. Mais le roman de grande ampleur ne se lit jamais sans qu’on reprenne haleine. On le commence, on l’abandonne, des jours, des semaines, voire des mois, pour le reprendre ou ne pas le reprendre. C’est la même chose que les représentations d’opéra décrites par Stendhal. Quand on s’ennuie, on se lève, on sort de la salle, on boit quelque chose au foyer jusqu’à ce que vienne le moment de l’aria, celui de votre chanteuse préférée. Le reste appartient aux déficiences de notre époque, qui a fait passer la création du stade de l’aventure à celui du devoir de culture.
4C’est ainsi que je lus l’Anabase. Ce ne fut pas avec un intérêt « soutenu », comme on dit. Cela me prit quelques mois, avec de longues et fréquentes interruptions ; et, quand j’arrivai au bout, j’avais laissé derrière moi pas mal de blancs, descriptions de batailles, détails techniques, fragments de préceptes moraux.
5Qu’est-ce qui me fit aller jusqu’à la fin ? Ce fut l’aventure fascinante de ces dix mille mercenaires grecs qui avaient suivi Cyrus jusqu’aux portes de Babylone et qui, au lendemain de sa mort, bien que seuls et sans aide au centre de l’Empire, avaient réussi à traverser la Cardouquie et le Taurus arménien pour crier le fameux « thalatta ! thalatta ! » [1]dès qu’ils avaient pu voir au loin l’horizon du Pont-Euxin. Des aventuriers – ou, bien pire, « la lie de la Grèce », selon la qualification d’Isocrate. Mais il y avait quelque chose de plus. Il y avait ce personnage, « Xénophon l’Athénien », qui apparaît tantôt comme narrateur et tantôt comme protagoniste, tantôt parlant à la troisième personne et tantôt à la première, pour récolter les profits de l’aventure, la faire passer du stade de l’événement impersonnel à celui de l’histoire personnelle. A l’autre bout du temps, l’aventurier trentenaire parlait pour dire emphatiquement que la seule vérité rare qu’il eût connue, c’était celle de sa vie. J’ignore si l’Anabase est le premier texte autobiographique de l’histoire littéraire. Ordinairement, selon le canon littéraire officiel, les débuts du genre se situent bien des siècles plus tard, au temps de Pétrarque.
6Peu importe au demeurant. L’important, c’est que la voix du narrateur de l’Anabase, venant de l’autre bout du temps, arrive jusqu’à nos jours, comme la voix d’un ami qui vous raconte, en buvant à petites doses, ses heurs et ses malheurs durant tout le temps qu’il fut « là-bas », quand il n’avait d’autre intérêt que de se défendre lui-même, d’autre intérêt que de vouloir vivre sa vie. Et c’est cela qui fut la plus précieuse de ses trouvailles. Son univers, c’est celui de l’individu qui tourne le dos à la communauté, car, si Xénophon quitta Athènes pour se joindre aux Dix Mille comme un banal aventurier, c’était pour retrouver, dans les gestes qu’il posait en solitaire, le microcosme de sa vie.
7Cette deuxième rencontre inopinée, pour mon malheur ou mon bonheur, sans que j’en fus la cause de toute façon, presque sans m’en rendre compte, se transforma avec le temps en lien durable. Et comme tout lien digne de ce nom, il ne mit pas longtemps à devenir problématique. Il y avait pas mal de choses qui me gênaient chez « l’Athénien » – et me gênent encore aujourd’hui.
8Rejeton d’une famille bien nantie et bien considérée du dème [2] d’Erkheia – c’est près de l’actuelle Spata que le situent les archéologues –, sorti de l’ordre des cavaliers – un oligarque issu de l’oligarchie, selon la formule –, il fut sa vie durant un ennemi juré de la démocratie et un admirateur inconditionnel de Sparte. Mais ce n’est pas le plus important. J’ai appris à mon âge que je n’ai plus le droit de juger les hommes sur base de leurs opinions politiques et, en fin de compte, notre démocratie sanctifiée a été à ce point flétrie dans la conscience de notre époque que c’est à peine si ses guenilles peuvent désormais dissimuler sa nudité. Ce qui chez l’Athénien me rebute davantage, c’est cet effluve de brouet noir que dégage si souvent son haleine, ses efforts obstinés pour me convaincre que la vertu militaire est le seul mode de vie qui vaille la peine. A chaque époque ses obsessions, me direz-vous, mais, avec le peu de lucidité dont je dispose, je suis en mesure de déclarer que je suis on ne peut plus étranger à cela. Et ce fut la raison pour laquelle, durant toutes ces années – sept, en tout, si je ne me trompe –, je ne cessai de me retirer de ce lien qui nous unissait, bien décidé à ne plus gaspiller de temps à tenter de comprendre ce qui se cachait derrière ce délire sur la force physique, le bon ordre et la virilité qui, à la première occasion, emporte sa pensée.
9Mais, malgré mes résolutions, l’étranger obstiné ne cessait pas, à sa manière, de me rappeler sa présence. Relisez donc ces pages excellentes sur la chute d’Athènes au deuxième livre de ses Helléniques.
10Relisez donc, en fin de compte, son Banquet. A tout le moins pour mesurer à quel niveau pouvait le mener son audace littéraire. Car de l’audace, il en fallait pour rivaliser avec l’Autre, le Philosophe des Philosophes, sur son propre terrain, pour répliquer à l’un des plus beaux textes en prose qui fût au monde, le Banquet platonicien, avec sa propre création équivalente !
11La rivalité littéraire des deux amis de Socrate, Xénophon et Platon, ce fut un foyer ardent qui ranima durant toutes ces années l’intérêt moribond que j’éprouvais pour tout ce qui concernait la vie de l’Athénien. Ils étaient presque du même âge, aristocrates d’Athènes tous les deux, oligarques tous les deux, auteurs de dialogues socratiques tous les deux, d’une Apologie et d’un Banquet chacun d’entre eux – et, malgré tout cela, dans l’œuvre entière du très prolifique Platon, il n’est pas fait mention ne fût-ce qu’une fois du nom de Xénophon. Le misérable ! Il a beau, dans le Phédon, décréter la mobilisation générale du cénacle socratique, il a beau battre le rappel des présents et des absents, quelques minutes avant que le Père de toute philosophie ne boive la ciguë, il ne fait à ce moment-là aucune mention de Xénophon parmi les « compagnons » du maître ! Et Xénophon, de son côté, ne mentionne le nom de Platon qu’une seule fois dans son œuvre, dans un célèbre passage du troisième livre de ses Mémorables, où il lui décerne le titre hautement honorifique de « frère de Glaucon ». Comment une telle générosité pourrait-elle vous laisser indifférent ? C’est comme si l’on voyait là, dans les profondeurs du temps, s’agiter et comploter des personnages que l’on connaît, vos chers amis irréconciliables de la Démocratie des Lettres, cette Démocratie ô combien actuelle et ô combien déprimante !
12« Il était beau comme Alcibiade, mais pudique et réservé », écrit Diogène Laërce dans la vie qu’il lui consacre. Que pourrait bien signifier cette pudeur, cette timidité ? Ne rougissait-il point quand Socrate lui adressait la parole – un trait qui fit sourire ironiquement Platon, bien qu’il fût encore à l’âge tendre ? N’était-ce pas ce trait de caractère – et sa beauté peut-être – qui déciderait dans l’avenir de leur rivalité littéraire ? N’était-ce pas ce trait de caractère qui le fit se retirer, qui le fit s’exiler avant que ne s’en chargent ses concitoyens, qui le fit vivre le restant de sa vie en solitaire, dans la solitude de Scillonte, au cœur du Péloponnèse ? Et puis, quelle fut sa position sous les Trente Tyrans [3] ? Il collabora avec la Tyrannie, comme presque tout le cénacle socratique. Mais jusqu’où alla cette collaboration ? A-t-il vraiment commis des crimes au nom de l’oligarchie de Critias et des siens ? A-t-il quitté Athènes à la sauvette après la chute des Trente pour échapper aux poursuites que lui réservaient les démocrates ? Est-ce pour cette raison que ses concitoyens d’Athènes le condamnèrent à un exil à vie, en 398 av. J.-C., un an après la condamnation de Socrate ?
13Il ne fait pas de doute que je n’étais pas le seul à trouver repoussants bon nombre d’éléments qui entraient dans nos relations. De même que j’étais gêné par son obsession de la vertu militaire et tout ce qui s’ensuivait, il était pour sa part rebuté par mes questionnements très modernes. Je le voyais en imagination me faire signe sur les derniers rayons de la bibliothèque, étouffé par la poussière, là où il cohabitait avec les araignées et les autres bestioles lettrées qui se nourrissent de papier (n’est-ce pas à peu près comme cela que Jonathan Swift imagine les Anciens ?) : il tentait de me dire que je devais m’arrêter, que tout cela n’avait plus de sens, que tant de siècles après, toutes ces erreurs avaient été soumises à prescription, et que cela ne servait à rien, ni à personne, que je me mette à les remuer parce que je n’avais rien de mieux à faire, parce que mon imagination était en panne et que, pour y suppléer, je faisais miennes des tranches de sa vie. Redoutait-il mon manque de soin ? Hé ! oui, nous le savons bien. L’écriture romanesque n’est pas une chose propre. Elle ne concède rien à personne. Sans compter qu’elle n’a pas l’élégance de la nouvelle ! J’avais l’impression de l’entendre : « Pourquoi n’écris-tu pas une nouvelle sur l’Anabase, qui est une si belle histoire ? Qu’as-tu à te mêler de ces Platons et de ces Banquets ? Tu n’as pas peur de te casser la figure ? Tu ne penses pas à ce que diront tous ces philologues, tous ces philosophes qui, leur vie durant, ont fait de ces histoires leur plat de consistance et ne sont même pas romanciers pour pouvoir écrire ce qui leur passe par la tête ? »
14En vérité, maintenant que la relation qui nous unissait arrive quasiment à son terme – façon de parler ! –, je pense que ce qui l’a maintenue vivante durant toutes ces années, c’était mon égoïsme, l’égoïsme du romancier qui croit qu’aucune réalité n’est finie, qu’aucun réel n’est si réel qu’il semble à première vue. Même les métaux lourds de l’Histoire des siècles ont leurs faiblesses, leurs côtés obscurs, leurs vides qui permettent à votre pensée de fonctionner et, sinon de les manipuler, du moins de les piller autant qu’elle en a besoin pour exister. Ainsi en va-t-il de cette époque absolument classique. Elle surgit des profondeurs du temps comme un fossile, dans son nimbe éclatant, figée dans son esprit sacral. Et c’est la raison pour laquelle elle a peine à coexister avec nous, hors de l’atmosphère protégée des laboratoires universitaires. Et si je sais gré d’une chose à mon semblable qui est mon autre, c’est que, depuis l’instant où je fis pour la première fois sa rencontre jusqu’au jour d’aujourd’hui où l’heure est venue pour moi de le quitter, il m’a guidé dans ce chantier de la condition humaine qui, en ce temps-là, dans ces lointains ve et ivesiècles avant notre ère, faisait pour la première fois des expériences avec la vie et la voyait comme une quête et non comme un simple donné.
Notes
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[1]
« La mer ! la mer ! » (ndlr.)
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[2]
Dème : circonscription administrative instaurée lors de la révolution isonomique de Clisthène, laquelle eut lieu de 508 ou 507 à 501 av. J.-C. (ndlr.)
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[3]
« Tyrannie des Trente » : il s’agit du régime instauré à Athènes par le vainqueur de la guerre du Péloponnèse, le général spartiate Lysandre. Les Tyrans restèrent au pouvoir quelques mois seulement, mais qui furent suffisants pour réduire sensiblement la population mâle, la fortune de ceux qui survécurent et laisser derrière eux un trou noir de pestilence que les historiens préfèrent refouler en même temps que le reste du linge sale inhérent à ce siècle qualifié d’« âge d’or » par ailleurs. (nda.)