Notes
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[1]
http:// www. akdn. org. (nda.)
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[2]
Hassan Fathy, Construire avec le peuple, Sindbad, 1970. (nda.)
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[3]
Le mouvement, connu sous le nom de « Congrès internationaux d’Architecture moderne », est né en 1928 à l’initiative de Le Corbusier et de Sigfried Giedion et réunit autour de lui de nombreux et talentueux architectes. Le manifeste, connu sous le nom de « Charte d’Athènes », posa les bases de l’urbanisme fonctionnel appelé ensuite « style international ». (nda.)
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[4]
The Architectural Review, novembre 1986. (nda.)
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[5]
De très nombreux documents, notamment ceux qui sont édités dans le cadre de ce prix, sont accessibles sur les site http:// archnet. org. (nda.)
1Deux textes, deux regards sur la mégalopole d’Egypte.
2Fondé en 1957, le Réseau Aga Khan de Développement [1] est dirigé par Son Altesse l’Aga Khan, le chef spirituel des chiites ismaïlis. Voici comment celuici en résumait l’ambition en septembre 2002 : « Le développement ne peut être durable que si les bénéficiaires parviennent progressivement à en maîtriser le processus. Les initiatives ne peuvent donc pas être envisagées uniquement en termes économiques, elles doivent l’être aussi dans le cadre d’un programme intégré où les dimensions sociales et culturelles entrent en ligne de compte. Education, formation, santé, services publics, sauvegarde du patrimoine culturel, développement des infrastructures, planification et réhabilitation des villes, développement rural, gestion de l’eau, gestion de l’énergie, contrôle de l’environnement, voire formulation de politiques et de législations appropriées… tous ces éléments sont à prendre en considération. »
3Telle est la définition d’une politique globale, fondée sur une intelligence de la complexité et une conscience des solidarités fécondes et nécessaires entre tous les aspects qui concourent au développement – autrement dit à l’invention d’une autonomie réfléchie.
4L’une des agences de ce réseau, le Trust Aga Khan pour la Culture (Aga Khan Trust for Culture, AKTC), est particulièrement attentive à l’architecture, moderne ou traditionnelle, et au patrimoine urbain. Son nom est associé à quelques réalisations de grande ampleur, comme la restauration de Zanzibar, la réhabilitation de quartiers de Samarcande, la reconstruction de grandes citadelles syriennes, du mausolée de Timour Shah et des jardins de Babour à Kaboul, ou encore de la ville de Mostar, en Bosnie-Herzégovine. Et dans cette démarche, qui associe attention patrimoniale, développement culturel et réflexion architecturale, exemplaire est la récente création d’un parc en plein centre du Caire. Il peut sembler a priori surprenant de se montrer si enthousiaste devant ce que certains pourraient considérer comme un simple espace vert. Ce le serait en effet si ce projet n’avait aussi pour vocation de revitaliser le centre historique du Caire, en offrant un espace d’air et de verdure à une métropole qui en est largement dépourvue et en donnant un nouvel élan à des quartiers qui, s’ils sont parmi les plus pauvres de la capitale égyptienne, n’en possèdent pas moins un riche héritage architectural. L’initiative en a été prise en 1984, alors qu’une étude révélait que les habitants du Caire disposaient d’une surface de jardin équivalente à… une empreinte de pied par personne. Le coup de génie consista à choisir pour site la colline de Darassa, une immense décharge de trente hectares et si ancienne qu’elle occupe le centre de la ville, entre la limite orientale de la cité ayyubide du xiie siècle et la « cité des morts » mamelouke du XVe. Ce qui était un lieu sans qualité se révélait être une remarquable opportunité foncière dont, tôt ou tard, des spéculateurs auraient compris la valeur. Et c’est ainsi que le projet de parc d’Al-Azhar devint la matrice d’un ambitieux programme urbain.
5La métamorphose d’une colline instable de décombres et de poubelles en un jardin public est, on l’imagine, un défi technique sur lequel je ne m’attarderai guère. Outre la nécessité de composer avec la présence de trois énormes réservoirs, il fallut à la fois niveler et modeler cet espace afin de le stabiliser, le déblayer et le remblayer, mais aussi traiter un sol à l’excessive salinité pour qu’il puisse accueillir une végétation pérenne. Ensuite, l’aménagement paysager du parc put débuter. Inspiré par les jardins d’eaux, il s’articule le long d’une allée bordée de palmiers, qui est aussi une perspective sur la citadelle et la mosquée du sultan Hassan ; de part et d’autre de cet axe ont été dessinés plusieurs jardins thématiques, une vaste aire de jeux pour les enfants, un lac intégré au système d’irrigation et deux bâtiments destinés à la restauration ; quelque quatre-vingt-dix essences d’arbres ont été choisies, parmi lesquelles des jujubiers et des sycomores, ainsi qu’une cinquantaine d’espèces d’arbustes et toutes sortes de plantes tapissantes ou grimpantes, médicinales et odorantes. Au total, les pépinières produiront près de deux millions de plants pour le peuplement végétal d’un parc qui entend être, dans la conjugaison des parfums, des vues et des sons d’eau et d’arbres, un plaisir de tous les sens.
6Si le parc possède sa propre raison d’être, il est aussi un instrument de levier susceptible de permettre la revitalisation des quartiers qui le bordent, en particulier celui de Darb Al-Ahmar, situé derrière le complexe de la prestigieuse mosquée et de l’Université d’Al-Azhar. Il s’agit d’un quartier pauvre, mais qui possède une centaine (et sans doute bien davantage) d’édifices de grande valeur architecturale. L’ambition – mais aussi le savoir-faire de l’AKTC – est, comme pour d’autres projets, d’initier une dynamique de développement, à la fois social, économique et culturel. L’originalité consiste à faire en sorte que la mise en valeur d’un patrimoine génère une activité présente et soit une ressource d’avenir. Ainsi, les travaux de terrassement du parc Al-Azhar ont-ils permis de mettre au jour une enceinte fortifiée, longue d’un kilomètre et demi. La restauration de cette enceinte – et de quelques édifices de grande qualité, comme la mosquée Umm Al-Sultan Shaaban ou le complexe de Khayrbek – a généré des emplois et a permis de former des apprentis, tant aux métiers traditionnels du bâtiment qu’à des savoir-faire plus spécialisés, comme la taille de la pierre, la menuiserie des claustra et des moucharabiehs, ou encore la technique de l’opus sectile pour des dallages de mosaïque, qui avait été perdue. Plus originale est l’attention au tissu urbain le plus simple, mais vétuste et dégradé, les faibles loyers perçus n’incitant guère les propriétaires à l’entretien de ces bâtiments. La mise en place de prêts au logement et de micro-crédits a permis la rénovation d’immeubles, et ce programme devrait se poursuivre dans les années à venir au rythme d’une cinquantaine par an. Ainsi, il se pourrait que les principes d’une logique vertueuse aient été posés, ce qui permettra de désenclaver ce quartier en l’ouvrant à de nouveaux échanges, notamment parce qu’il deviendra un lieu de passage entre le bazar touristique de Khan Al-Khalili et le nouveau parc.
7Ce panorama, qui ne fait qu’esquisser une démarche plurielle, attentive à la complexité des enjeux, voudrait simplement insister sur la valeur d’une initiative qui place la culture au centre de ses préoccupations et fait de sa prise en compte la garante de son succès. Il est à cet égard significatif que l’AKTC se montre attentif à des aspects longtemps considérés comme marginaux – le tracé des rues, la nature de l’habitat le plus simple –, tant il est vrai qu’ils expriment des modes de vie et une culture dans ce qu’elle a d’essentielle, à savoir l’organisation négociée de l’espace et l’articulation des usages publics et privés, intimes et sociaux. Cette attention aux questions d’architecture et d’urbanisme est essentielle. C’est en effet dans ce domaine que, pendant plusieurs décennies, la même solution a été apportée aux questions soulevées par la croissance des villes. Ce qu’on a appelé alors le « style international » a répondu, à des situations souvent urgentes, par une architecture standardisée de grands ensembles ou d’immeubles de grande hauteur, dans le cadre d’une division spécialisée de l’espace. Cela se fit au prix d’une rupture culturelle majeure et de changements d’échelle considérables, dont rares sont les villes ou les métropoles à ne pas en porter la trace. Il existait pourtant des propositions plus attentives à la dimension autochtone de l’architecture, mais elles restèrent très longtemps marginales. Dans ce domaine, l’un des précurseurs fut justement l’architecte égyptien Hassan Fathy (1900-1989). Chargé en 1945 de la construction d’un nouveau village près d’Assouan, cet humaniste, qui avait découvert avec enthousiasme l’architecture vernaculaire des campagnes de Nubie, eut l’ambition d’offrir aux masses rurales une architecture digne d’elles : à l’occasion de la construction de New Gourna, il démontra les qualités économiques et plastiques de la brique de boue comme les vertus thermiques d’un tel matériau. Il réalisa un ensemble de maisons, un théâtre, une mosquée et un marché d’une unité et d’une qualité remarquables [2], mais l’hostilité de l’administration égyptienne interrompit cette expérience, et il fallut attendre le début des années 1970 pour que de telles voies commencent à être explorées, en marge de l’architecture « internationale ».
8Cette réflexion qui s’est engagée dans les pays arabes, et plus largement dans le tiers-monde, a été baptisée du nom de « régionalisme ». Le terme est ambigu. D’abord, parce qu’il dénie le potentiel d’universalité de sens que comporte cette démarche : ainsi baptisée, elle apparaît comme une sorte de folklore, voire comme une réaction rétrograde au mouvement de la « modernité » architecturale. Ensuite, parce qu’il mésentend ce qu’il y a de plus fondamental dans cette approche : rappeler que la modernité ne se confond pas avec les seuls paradigmes de l’architecture occidentale héritée notamment des CIAM [3]. Le « régionalisme » désigne à cet égard une revitalisation beaucoup plus féconde des héritages architecturaux que ne l’a jamais été le postmodernisme – qui, dans le monde arabe, s’est incarné dans un ridicule « style pétrole », avec son goût des citations ornementales, qui ne rompait aucunement avec les principes d’une architecture internationale tout en témoignant d’une ignorance à peu près totale de l’architecture qu’elle pastichait. C’est pourquoi Chris Abel a pu écrire, il y a quelques années, que « l’approche régionaliste est désormais considérée comme l’une des manières de concevoir une architecture à visage humain. Elle permet aux architectes de s’apparenter à une histoire d’une façon plus profonde et authentique que le classicisme postmoderne ne le fera jamais. Elle permet au modernisme de se construire à partir de l’homme, en retrouvant un sens du lieu et de la continuité, sans renoncer aux avantages qui sont les siens. » [4]
9Le Réseau de Développement de l’Aga Khan a accompagné ce mouvement, en particulier à partir de 1977, par la création d’un prix d’architecture aujourd’hui prestigieux [5]. Là encore, l’originalité de ce prix, décerné tous les trois ans, tient à la conjonction de ses objectifs et de sa méthode. Son objectif, tout d’abord : il est de couronner des réalisations architecturales dans des pays de culture islamique, selon des critères d’excellence couvrant un spectre très ouvert de préoccupations ; qu’il s’agisse de l’habitat social, de la protection ou de la restauration de monuments ou de sites, de l’urbanisme, de l’aménagement paysager, de l’usage de ressources locales, de l’innovation technologique ou, in fine, du dess(e)in architectural. La méthode, ensuite : autour de la formule somme toute classique d’un jury dont les membres sont renouvelés à chaque cycle, elle engage un travail documentaire de grande ampleur, qui s’accompagne de la production d’une réflexion à caractère scientifique. Ainsi, à l’occasion de chaque prix, sept à dix réalisations architecturales sont couronnées, mais l’étude de centaines d’entre elles est menée, ce qui a permis de créer un fonds documentaire riche de quelque 7 000 réalisations.
10A l’heure où l’architecture est si fréquemment élevée (ou dévaluée !) au rang d’une « œuvre » appréhendée sous le seul angle de critères esthétiques, où l’aménagement de territoires se fait encore si souvent selon des logiques technocratiques autoritaires et sur fond d’indifférence citoyenne, il importe au plus haut point de rappeler la diversité des défis qu’elle doit essayer de relever comme la richesse de solutions qu’elle est capable d’apporter, parfois sans moyens somptuaires ni dépenses ostentatoires, simplement par une adéquation juste des moyens et des fins. Certes, le principe d’une sélection, consubstantiel à tout prix, suscite toujours un peu de frustration ; mais ce qui importe dans le prix Aga Khan, c’est son ambition de redonner à l’architecture sa résonance propre par une attention au volume des questions dont elle se charge, en englobant dans une même récompense des projets de nature très différente mais, en définitive, d’une ampleur comparable. Ainsi, à l’occasion du neuvième prix, remis cet hiver, sept projets ont été récompensés. L’essentiel à mes yeux est bien de placer côte à côte : un grand équipement culturel (dessiné dans un idiome très pur comme l’est la bibliothèque d’Alexandrie) et des prototypes d’abris en sacs de sable ; les tours Petronas de Kuala Lumpur – qui ont sans doute d’autres mérites que d’être les plus hautes du monde – et la restauration d’une mosquée au Yémen ; la construction d’une école primaire au Burkina Faso et le programme de revitalisation de la vieille ville de Jérusalem. Pour le projet burkinabé par exemple, le jury a couronné l’initiative d’un architecte, Diédébo Francis Kéré, qui a su trouver les fonds pour réaliser une école d’une simplicité de construction telle que ce sont les villageois eux-mêmes qui ont pu la bâtir ; pour les prototypes d’abris en sacs de sable conçus par l’architecte iranien Nader Khalili, le jury a récompensé une réponse simple apportée au besoin de logement touchant des millions de réfugiés victimes de catastrophes naturelles ou de guerres. Il s’agit de sacs remplis de terre disposés sur un plan circulaire dont les assises sont renforcées à l’aide de fils de fer barbelés.
11Entre de tels projets et ceux des tours Petronas et de la bibliothèque d’Alexandrie, d’une complexité économique et technologique bien plus grandes, les différences d’objectifs et d’échelle sont énormes. Elles n’interdisent nullement de les réunir selon un principe d’équivalence, fondateur d’une solidarité ouverte et non hiérarchique. Ainsi se voit reconnue une intelligence plurielle, et somme toute dialogique, contre les normes autoritairement fixées et leur effrayant pouvoir de mutisme.
Notes
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[1]
http:// www. akdn. org. (nda.)
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[2]
Hassan Fathy, Construire avec le peuple, Sindbad, 1970. (nda.)
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[3]
Le mouvement, connu sous le nom de « Congrès internationaux d’Architecture moderne », est né en 1928 à l’initiative de Le Corbusier et de Sigfried Giedion et réunit autour de lui de nombreux et talentueux architectes. Le manifeste, connu sous le nom de « Charte d’Athènes », posa les bases de l’urbanisme fonctionnel appelé ensuite « style international ». (nda.)
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[4]
The Architectural Review, novembre 1986. (nda.)
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[5]
De très nombreux documents, notamment ceux qui sont édités dans le cadre de ce prix, sont accessibles sur les site http:// archnet. org. (nda.)