1Deux questions se posent, qu’on a tort d’amalgamer. A la première, « Oui ou non à la Constitution ? », je réponds « oui » en dépit des bonnes raisons pour « non ». A la seconde question, « Oui ou non à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne ? », je réponds « non ».
2Je ne suis pas sûr d’avoir raison. Nous sommes ici dans le politique, l’historique – l’affectif, pourquoi non ? Pas dans le décidable catégorique. Je dirais que l’image résultante (faite de multiples pixels, dont certains, sans doute, incongrus) qui s’inscrit au bout du compte dans mon esprit ressemble fortement à un non. Ai-je besoin d’ajouter que cette opinion n’implique pas d’antipathie à l’encontre de la Turquie, nulle peur (de l’islam, de l’Autre, du lendemain…), mais se nourrit exclusivement du désir de voir décidément émerger l’Europe comme figure politique solide et crédible, alors que se liguent, en cette même période, tant de facteurs et de fauteurs s’employant à la vider de toute substance ?
3Désolé de « désespérer » la Turquie, comme dit la vulgate (recyclant Billancourt), je me crois plus utile, y compris, à terme, pour la Turquie même, à plaider les différences et à prononcer l’éloge des limites. A un moment, le dessin – le dessein – doit bien tracer un trait. Il passe entre deux côtés. Pour être géographiquement « rivaux », sont-ils opposés ? Pour n’avoir pas vocation à se fondre en un Même, sont-ils ennemis ?
4Pourquoi je me prononce pour le traité constitutionnel et contre l’entrée de la Turquie ? Parce que chaque avancée de l’intégration européenne comme telle est bonne à prendre (on en a manqué ces temps-ci) ; parce que cette intégration à l’Union européenne enveloppe, au moins potentiellement, le risque de sa liquidation, ou, pour être plus mesuré, celui de son décret d’insignifiance. Avant d’être, en termes stratégiques, un voisin de l’Europe, la Turquie pèse sur l’échiquier mondial. Elle y est jouée plus que joueur. Nous aussi, pour l’instant. Le tout de cette charade ressemble fort à une journée des dupes qui durerait dix ans ou à une partie de poker menteur qui mettrait dans le même camp les naïfs et les retors. L’empressement anglo-américain à soutenir les ambitions européennes de la Turquie devrait alerter ceux qui, se croyant « ouverts », s’apercevront demain qu’ils se sont fait prendre au leurre. S’imaginant accroître l’Europe, ils comprendront trop tard qu’ils ont contribué à la dissoudre dans un espace neutre et gris, mi-chèvre mi-chou, aire d’exercice d’un économisme techniciste régi par l’empire américain et géré sur place par une Grande-Bretagne qui aura su habilement attendre (parier la pente des choses contre les vues des hommes), faire de l’entrisme et soigner ses clients.
5A ce compte, faut-il regretter l’entrée des pays de l’Europe orientale ? Sur le fond, non : ils devaient être accueillis chez eux au sortir de la sinistre aberration soviétique. Géographie et histoire et culture obligent. Quant aux conditions, au calendrier, à l’environnement politique général, c’est peu dire que les hommes politiques européens, dépassés et divisés, ont dû trouver une solution bâtarde de toute urgence en frôlant la catastrophe. La fracture de la guerre en Irak a fait venir au grand jour, en ce qui concerne le destin du monde européen, le conflit franco-anglais. Alors que le « moteur » franco-allemand donne d’inquiétants signes de fatigue, indispose plus qu’il n’entraîne, Londres, longtemps hors jeu, paraît, de ce côté de l’Atlantique, la seule Mecque occidentale.
6Je reprends. Toute démarche, même lente, vers un fonctionnement confédéral doit être soutenue, afin de rendre de plus en plus improbable le retour aux logiques nationales ; en revanche, l’« intégration », à cet objet politique en voie d’identification qu’est l’Union, d’un grand pays problématique à sa marge, signifie qu’on prenne le risque de la dislocation du fragile édifice politique qui, à petits pas, s’efforce depuis un demi-siècle de se persuader lui-même de son existence per se, d’en convaincre ses peuples et de l’imposer à l’extérieur, c’est-à-dire aux autres puissances. Au point de vue de la simple logique : comment peut-on « intégrer » un élément dans une totalité qui est elle-même à ce point en quête d’identité et à la bifurcation de deux routes – celle qui mène à la dilution ou celle du renforcement ? On dirait que moins l’Europe se comprend, plus elle s’étourdit dans l’extension. La fable de la grenouille se substituerait-elle à la légende du divin taureau ? La position ici défendue a deux adversaires : le souverainisme étriqué et le mondialisme gobe-tout ; le premier est déphasé, le second inconsidéré. Dans les deux cas, c’est le degré zéro de la politique. Il importe de donner à l’Europe la chance d’une forme, donc, à terme, d’une volonté. Or ce n’est pas vouloir que d’ériger le passé national en norme intangible ni de vouloir tout et son contraire. Entre l’écueil de la crispation et celui d’une fuite dans le vague ectoplasmique, il y a place pour un choix, dût-il assister plus tard à sa déconfiture. Car il n’est pas écrit que l’embryon Europe soit demain un être viable ; et même, les raisons d’en désespérer sont aujourd’hui si fortes qu’il paraît suicidaire d’en rajouter. Faut-il, par notre étourderie faussement généreuse, apporter de l’eau au moulin de ceux pour qui c’est un calcul et une vieille obsession que d’empêcher l’Europe par tous les moyens, y compris en la gavant de terres et d’hommes ?
7Il y a un degré de plasticité que les ensembles pratiques tolèrent, au-delà duquel le patient travail de structuration est gâché. Le problème n’est pas « théologique », il est d’ordre mécanique. Un Alexis Tocqueville ou un Norbert Elias nous ont appris que les collectivités humaines construisent des artefacts politiques dans le temps historique qui, pour durer, ont besoin de s’inscrire dans des habitus, c’est-à-dire dans une sorte de sens commun culturel qui rend fluide et quasi spontané l’être-ensemble. Il n’y a rien de si lent à diffuser, comme dit Tocqueville, que « cette superficie de mœurs qu’on appelle les manières ». L’espace se construit par le temps (voir Krzysztof Pomian, L’Europe et ses nations). Est-ce un effet du « présentisme » en vogue que de croire qu’on peut tout improviser et que les prothèses instantanées font le même usage que la patine des siècles ?
8Si l’Europe, par une sorte de miracle, parvient à s’inventer, à tirer de son fonds une silhouette politique inédite, c’est qu’elle aura su, d’un même mouvement, découvrir ce qu’elle veut demain, définir ses limites, reconnaître son héritage. Il relève du sophisme de penser qu’une entité, même multiple, puisse se passer de frontières. Ce mot choque les belles âmes et les esprits « ouverts », qui se gardent bien de considérer la chose. Ils entendent « barrière » et taisent « passage ». C’est la distinction qui permet d’articuler et la différence qui stimule l’échange – et non pas la confusion, ni la juxtaposition navrante de communautés closes. L’Europe ne peut, si elle entend compter, faire l’économie de l’image qu’elle projette d’elle-même, ni se passer d’une définition qui, par la force des choses, amène les aspects géographiques, historiques, culturels, philosophiques, à se corroborer. Question de cohérence ou de consistance. D’adaptation des moyens à la fin poursuivie. L’Europe veut-elle être quelque chose ou faire de la mauvaise graisse en défigurant ses traits ? Déterminer une action politique ou s’abandonner passivement aux seuls impératifs du Capital et du Marché ? Si après-demain (après la Biélorussie, l’Ukraine, l’Iran et l’Irak…) les îles Kouriles demandent l’entrée, la ligne invariable sera-telle de ne pas désespérer les îles Kouriles ?
9Dans le cas de la Turquie, il y a, au minimum, doute à chaque étape de la vérification. Géographiquement, une toute petite partie du pays appartient à l’Europe. Mais j’admets que la géographie n’est pas une science exacte, qu’elle revêt une dimension humaine et mentale. Seul, l’argument, j’en conviens, n’est pas probant. Historiquement, la Turquie a eu, certes, affaire aux pays européens. Qu’elle ait entretenu des relations étroites – souvent agonistiques – avec l’Europe ne permet pas de la tenir elle-même pour partie prenante de l’Europe. Quant à l’argument « religieux » qu’il me faut bien, à mon grand dépit d’athée – jadis tranquille et n’embêtant personne –, aborder, je dirai d’abord que le discours sans fin sur le religieux et le blanchiment idéologique incessant des communautarismes a le don de me fâcher tout net. Comme s’il n’y avait plus aujourd’hui de réel que le fantasme ! L’Europe des Lumières est fille du judéo-christianisme, qui a formé sa conscience et qu’elle a combattu et, pour ainsi dire, relégué dans la sphère privée. C’est un fait – récent – qu’un grand nombre de nos compatriotes sont musulmans, et je ne songe pas un instant à leur disputer ce droit. Qu’on me laisse celui, en retour, de souhaiter que ce soit eux qui entrent individuellement dans l’espace mental d’une laïcité conquise de haute lutte et non la religion comme telle qui exige de cogérer la vie publique. Il y a, je sais bien, une tradition laïque et kémaliste, inspirée d’ailleurs du modèle français. Reste que la Turquie, comme d’autres pays d’islam, est travaillée par le démon de la religion. La partie bushiste de l’Amérique aussi, convenons-en. Je m’oppose de toutes mes forces à l’idée d’un « club chrétien » et je suis fort aise qu’on ait pu, en dépit des pressions, notamment polonaises, éviter de mentionner dans le texte constitutionnel l’« inspiration » chrétienne de l’Europe. Pourquoi cacherais-je cependant que le mérite, à mes yeux, du christianisme, n’est autre que sa dissolution dans la civilité moderne (voir Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde) ? La bonne religion pour moi est celle qui organise sa propre disparition dans un thesaurus qui n’envoûte ni n’encombre.
10Faut-il que le projet européen, qui subit la pression en route de tant de déformations et s’efforce de survivre aux arrière-pensées des uns et des autres, prenne cette fois son parti du risque majeur ? Faut-il que la construction européenne, déjà ralentie par ses propres handicaps, se charge encore du recyclage et du traitement préventif d’un archaïsme que le sous-continent a mis des siècles à surmonter ? C’est l’argument étonnant et qui sert beaucoup : pour éviter le « choc des civilisations », décidons la fin des identités et posons que l’Autre est Même dans la nuit où tous les chats sont gris. Je suis un partisan convaincu du dialogue des cultures. Or, pour dialoguer, encore faut-il être deux. Pourquoi a-t-on lâché le signifiant magique « intégration », quand l’association faisait l’affaire. On devait, dit-on, aider la Turquie à se « démocratiser » à marche forcée en lui donnant une perspective. L’espoir turc nous créerait une obligation… Mais la nécessité du réalisme pour faire contre vents et marées de l’Europe un espace civil et politique cohérent n’impose-t-elle pas d’abord de se concentrer sur les fondamentaux – encore loin d’être assurés – d’un Soi politique éminemment vulnérable ?
11Ces arguments, en somme, nous ramènent au fond du problème : qui est de savoir jusqu’où ira l’inflation géographique et, concomitamment, la course à l’insignifiance politique. Il n’y a pas de raison de s’arrêter en si bon chemin. Si les dirigeants européens veulent créer l’événement et susciter l’adhésion des gens modernes et larges d’esprit, ils pourront déclarer l’« intégration » de notre planète au système solaire – en attendant mieux, bien sûr.
- Pour aller plus loin, voir le numéro spécial de la revue du Conseil français des associations d’immigrés turcs, Multitudes Altyazi, n° 8, juin 2004.
- Voir aussi le site de l’European Journal of Turkish Studies (EJTS) : www. ejts. org