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Article de revue

Et les sciences de l'homme dans tout ça ?

Pages 157 à 159

1A quoi servent les chercheurs ?

2Au fond, même s’ils sont ironiques et critiques, les Français sentent bien que quelque chose leur échappe, et ils ne sont pas très nombreux à vraiment penser qu’il faudrait fermer les laboratoires et mettre à la rue les techniciens et scientifiques qui animent les organismes de recherche. Certes, par-ci, par-là, il y en a qui s’étonnent qu’il faille autre chose qu’un stylo mais, finalement, rares sont ceux qui croient qu’Einstein ne disposait que d’un crayon papier. Or, justement, Einstein et Curie protègent les autres : la bombe atomique et le scanner, on sait au moins ce que c’est. Et les autres donc ? Les milliers d’autres qui, dans les universités, au CNRS mais aussi à l’INSERM, à l’INRA et dans chacun des organismes de recherche, travaillent sur la société et cherchent on ne sait quoi dans le domaine des humanités ? On entre, dès la question posée, sur des terres mouvantes. Vos papiers, mesdames et messieurs – et d’ailleurs, en avez-vous seulement ? Et qui êtes-vous ?

3On peut évidemment tenter de se replier sur le registre de l’ironie et opposer les sciences humaines (dites “molles”) aux sciences de la nature (dites “dures”), ou bien les sciences humaines et sociales aux sciences inhumaines et asociales, histoire de rappeler que, après tout, si cela ne fait pas de bien, au moins cela ne fait pas de mal. On peut aussi se réfugier dans le mépris et en appeler à la culture, aux humanités et à tout le prestige de la France forte de ses Nobel de littérature, de ses écrivains mondialement connus, de son Académie française et de son Institut. Nous jouons ici sur du velours : nos politiques rêvent de l’habit vert, Champollion est devenu un mythe et nous avons le Panthéon, mais les autres, ceux qui ne sont ni Hugo, ni Lévi-Strauss, ni Braudel et pas même Giscard d’Estaing, ceux qui travaillent dans des laboratoires sans machines, sans réseau ni boucle ultrarapide, parfois même sans table ni chaise ? Ils osent à peine se montrer, sentant confusément que la dérision ne suffit pas et que même leurs pairs, ceux qui disposent de vrais laboratoires et d’objets palpables, les regardent avec un brin de doute et d’ironie. Quelles sont donc les dix dernières découvertes réalisées depuis vingt ans dans votre domaine ? Et la terrasse du Flore ne vous suffit-elle pas ? Après tout, Sartre n’avait pas de laboratoire…

4C’est bien dommage.

5Mais, justement, Braudel en avait : on lui doit la création de la première Maison des sciences de l’homme qui, boulevard Raspail à Paris, a servi depuis la guerre de modèle à tout ce qui a quelque dynamique dans ce secteur scientifique. Car Braudel, Morazé, Foucault, Bourdieu ou Le Goff, ainsi que leurs amis ou ennemis intimes, n’ont jamais eu aucun doute sur ce point au moins : les sciences humaines et sociales existent, elles sont vivantes, elles sont en symbiose avec leur temps, et elles ont, comme les autres, besoin d’outils, car la science ne se partage pas, les questions sont les mêmes et les méthodes des uns fertilisent les autres en leur permettant d’avancer.

6Avancer, justement, mais sur quoi ? Sur notre connaissance des sociétés et sur notre capacité à les comprendre, à les saisir et à les transformer. Car les sciences de l’homme disposent d’outils : les concepts. Outils d’autant plus puissants qu’il sont maniés au quotidien, qu’ils ne sont pas brevetés et qu’ils ne disposent d’aucune protection.

7Au contraire, la réussite tient quasiment dans la transformation d’un concept en lieu commun. Imaginons la fortune des héritiers de Bourdieu ou de Weber s’ils touchaient des royalties chaque fois que l’on dit “champs”, “communauté”, “reproduction” ou “distinction” et celle des héritiers des inventeurs de “société civile”, “sociabilité” ou “habitat sous-intégré”.

8Les sciences de l’homme nous donnent, dans la vie de tous les jours, les quelques repères qui nous permettent de ne pas être de simples mouches collées à la vitre embuée d’un monde que nous ne parvenons ni à décrypter ni à contrôler. Et la réussite d’un chercheur, c’est d’avoir trouvé et mis en circulation un concept (mot qui définit une matière, comme disait Althusser).

9Bien sûr, il y a, dans cet immense domaine, ceux dont l’identité ne pose pas problème, soit parce qu’ils interviennent à l’interface des sciences de la vie ou de la nature, comme les cliniciens, les linguistes, les éthologues et autres spécialistes des comportements, soit parce qu’ils agissent sur l’immédiat et le futur en définissant des règles statistiques que des modèles mathématiques parent des oripeaux d’une objectivité que l’on voudrait “scientifique” : les économistes (jusqu’à ce qu’un récent Nobel américain leur rappelle les réalités de l’idéologie, comme il a fallu près d’un demi-siècle pour que tous les géographes admettent que dessiner l’espace c’est aussi intervenir dessus).

10Les archéologues, les épigraphistes et autres spécialistes des traces perdues sont aussi relativement protégés, ne serait-ce que par la richesse d’une civilisation dont, depuis Malraux, tout le monde sait qu’elle est l’héritière de tout le passé des hommes. Mais les temps sont proches où ils seront sommés de choisir leur camp, et ils le savent d’autant mieux que les grandes avancées dans leurs domaines ont aussi été portées par des inventeurs de concepts – ceux qui, depuis Dumézil, nous ont appris que croyance, mythe et pensée sont d’abord des productions sociales.

11Alors ?

12Nous n’éviterons pas le débat public et nous devrons faire comprendre que, si l’Académie des sciences reste inhumaine et asociale, c’est parce qu’elle est en retard et qu’il est temps de la réveiller pour faire leur place aux découvreurs grâce auxquels, depuis des dizaines d’années, nous voyons le monde autrement : les chercheurs qui, au quotidien et le plus souvent anonymement, œuvrent à nous éveiller en nous dotant de quelques outils simples d’appréhension du monde. Ceux-là méritent autant notre reconnaissance que ceux que l’on inhume au Panthéon : grâce à eux, nous parvenons parfois à nous décoller un peu de la vitre (et à comprendre un peu mieux le monde).

13Tout cela ne signifie pas qu’il faille se satisfaire du silence actuel.

14Les héritiers de Braudel ne vivent pas tous dans le triangle germano-pratin-latin – et même parmi ces derniers, nombreux sont ceux qui ne disposent pas du moindre moyen pour travailler. Car la dynamique des sciences humaines et sociales a aussi un sérieux revers : les humanités se mettent à coûter cher et, comme elles ne disposent pas de grands instruments ni de tradition de contrôle des organismes de recherche, il n’y a pas le moindre “gras” dans lequel tailler : les SHS, comme on les appelle, peuvent crever ; elles auront à peine la force de se plaindre.

15Or il y va de notre avenir : si depuis une génération les sciences de l’homme ont vécu en France tout en parvenant à se renouveler, elles sont aujourd’hui pleinement devenues des sciences, et elles ont besoin comme les autres de s’informer, de s’ouvrir et de s’équiper. La misère des bibliothèques menace d’une régression historique, tout particulièrement en dehors de Paris, et l’absence de moyens en missions de terrain comme en invitations internationales conduira inexorablement à un renfermement d’autant plus stérilisant qu’il n’y a, là aussi, d’avenir qu’international.

16Il y a plus grave encore : la désespérance des jeunes docteurs sans allocations ni même CDD, post-doctorants perdus dans une nature dont on peut seulement espérer qu’elle compte au moins une librairie. Or les sciences de l’homme, comme les autres, se nourrissent de deux qualités maîtresses : la curiosité et l’inventivité. Et rien ne tue plus sûrement ces qualités que l’absence de perspective. Notre responsabilité est en cela historique : aidons nos jeunes chercheurs, ou bien la créativité de notre société s’étiolera. Donnons-leur les moyens de s’épanouir, ou c’est tout le corps social qui s’immobilisera.

17L’appel est d’autant plus pressant que notre société dans son ensemble, en entrant dans l’ère moderne, a dû commencer à négocier avec l’incertitude.

18Or, aider à vivre pleinement nos incertitudes est probablement la vocation la plus immédiate et la plus partageable des sciences de l’homme.

19Parlons-en.

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