1Prenez quelques belles aubergines bien noires aux beaux reflets violets marins – toutes sortes de violets : du violet le plus clair, genre mauve, au violet le plus foncé, genre anthracite.
2Prenez quelques aubergines bien longues, d’un diamètre le plus constant possible de l’origine (la queue) jusqu’à la belle et unique fesse (le sommet).
3Prenez quelques aubergines bien fermes fraîchement cueillies : le pecou [2] doit être bien vert et suer encore sa sève, son jus – il est légèrement humide et duveteux sous vos doigts.
4Ces trois aubergines sont une seule et même aubergine : noire, longue et fraîche.
5Alors, préparez votre braise : choisissez de préférence des sarments de vigne, à la rigueur des rameaux de châtaigniers ; évitez les résineux, qui tiennent mal le feu, et le charbon de bois, qui désole les arômes.
6Attendez que le feu soit fini, que les flammes disparaissent, même les petites flammes bleues : la flamme brûle et dessèche, carbonise et tue le goût.
7Quand la braise est prête, vous posez délicatement vos aubergines entières, intactes, juste rincées et essuyées. Vous les alignez sur un grill nettoyé des débris de chair cuite (celle de la veille, mais c’est une autre recette !).
8Tournez-les régulièrement en vous aidant du pecou, ce qui évite les brûlures et les coups de chaud sur les mains.
9Bientôt la peau si luisante, ce miroir noir, va se ternir. Tournez-les encore délicatement sans les abîmer : maintenant, vous les sentez plus molles, plus lourdes, la peau va se craqueler…
10C’est le moment : il ne faut pas attendre qu’elles éclatent et que leur chair éclabousse le grill.
11Surtout, comme les néophytes, vous ne les avez pas piquées, avant la cuisson, du bout d’un couteau, comme une vulgaire saucisse ou un banal boudin (mais c’est une autre recette !).
12C’est le moment : posez-les sur un plat de terre légèrement réchauffé, coupez-les en deux dans le sens de la longueur, tranchez le pecou et écartez les deux moitiés qui se présentent ainsi comme un beau vide entre parenthèses : ( ).
13Arrachez une tête d’ail, pelez les gousses et tranchez-les dans le sens de la largeur : fabriquez ainsi des “O” très fins, si fins que l’on pourrait presque lire à travers ; disposez les “O” à la surface de la chair des aubergines sans les enfoncer, un “O” tous les centimètres carrés, soit six à huit “O” par parenthèse.
14Prenez votre huile, une belle verte d’olive, plutôt de la basse vallée de l’Arc que des Alpilles…
15Un filet aller-retour sur chaque parenthèse.
16Refermez les aubergines comme si elles étaient revenues à leur origine, malgré la disparition du pecou. Alors, le miroir terne par l’huile d’olive va reluire.
17Essayez de faire de grosses bouchées, aussi grosses que vous le pouvez, et mâchez, sentez et goûtez toutes ces chairs, tous ces jus qui se mélangent et se répandent sur votre langue, dans votre bouche, dans votre gorge, écoutez-les chantez dans votre estomac puis regardez les autres convives les lèvres grasses, le menton luisant.
18(Un rouge de Bandol ou un coteau d’Aix fera l’affaire. Comptez au moins deux aubergines par convive.)
19Souriez, vous connaissez ce rare sourire fruit du plaisir (jouissatisfaction)…