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Pages 98 à 120

Notes

  • [1]
    Traduction de Jacqueline Risset, édition Garnier-Flammarion.
  • [2]
    C’est notamment l’objet des Ecrits corsaires de Pasolini, réédités chez Flammarion, coll. “Champs”.
  • [3]
    “Craignons de devenir misologues, comme certains deviennent misanthropes. Car il ne peut rien arriver de pire à quelqu’un que de prendre en haine les raisonnements”, Phédon, 89d, traduit du grec par Paul Vicaire, Gallimard, coll. “Tel”.
  • [4]
    G. Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme, L’Eclat, 1993, p. 9.
  • [5]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1971, p. 173.
  • [6]
    Ibid., préface, p. XIII.
  • [7]
    Emile Temime, Un rêve méditerranéen, Des saint-simoniens aux intellectuels des années trente, Actes Sud, 2002.
  • [8]
    Benjamin Stora, Imaginaires de guerre. Algérie – Viêt-Nam, en France et aux Etats-Unis, La Découverte, 1997, p. 175.
  • [9]
    Predrag Matvejevic, Entre asile et exil, Fayard, 1996.
  • [10]
    David Homel, L’Analyste, Acte Sud, 2003. Dans ce roman, le héros, un psychiatre belgradois, est engagé par le gouvernement pour soigner les traumatismes des guerriers revenant du front.
  • [11]
    Dubravska Ugresic, “Zagreb, Amsterdam, New York”, in Lettre internationale n° 33, été 1992.
  • [12]
    Ozren Kebo, Bienvenue en enfer/Sarajevo mode d’emploi, La Nuée bleue, 1997.
  • [13]
    La traduction originale du titre en bosniaque est “Sarajevo pour les débutants”.
  • [14]
    Velibor Colic, Les Bosniaques, Galilée 1993, réimpr. Le Serpent à plumes, 2000.
  • [15]
    Senadin Musabegovic, Grandissement de la patrie, N&B éditions, 2002.
  • [16]
    Vladimir Arsenijevic, A fond de cale, Le Serpent à plumes, 1996.
  • [17]
    Biljana Srbljanovic, Supermarché/La Chute, L’Arche, 2001.
  • [18]
    Petar Petrovic “Njegos”, prince du Monténégro (XIXe siècle) et auteur du célèbre poème épique La Couronne des montagnes.
  • [19]
    Dzevad Karahasan, Un déménagement, Calmann-Lévy, 1993.
  • [20]
    Vidosav Stevanovic, Milosevic, une épitaphe, Fayard, 2000.
  • [21]
    Biljana Srbljanovic, Histoire de famille/La Trilogie de Belgrade, L’Arche, 1998.
  • [22]
    Biljana Srbljanovic, La Chute, L’Arche, 2000.
  • [23]
    David Albahari, L’Appât, Gallimard, 1999.
  • [24]
    Alexandar Hemon, De l’esprit chez les abrutis, Robert Laffont, 2000.
  • [25]
    Voir par exemple à ce propos le très bon livre dirigé par Nebojsa Popov, Radiographie d’un nationalisme. Les racines serbes du conflit yougoslave, Les Editions de l’Atelier, Paris, 1998, ouvrage collectif qui analyse l’embrigadement des institutions culturelles serbes (académie, télévision, union des écrivains, etc.) dans la cause guerrière.

1

Le vent... Le vent est resté
Un vent ballant, à ras de terre, et la feuille
(cette feuille de journal que le vent
pousse et repousse sur le gris
de l’asphalte. Le vent
et rien d’autre. Pas même
le chien de personne, qui aux vêpres,
quêtant un maître, se glissait, lui aussi,
dans l’église. En surplomb
sur ce virage, au-dessus
de la grève, pas même l’idiot,
parti acquérir quelque
esprit, qui chaque fois courait
à la rencontre de l’autocar pour – disait-il –
s’attendre lui-même. Le vent
et le gris des rideaux de fer
baissés. Le gris
du vent sur l’asphalte. Et le vide.
Le vide de cette feuille en proie à un vent
Analphabète. Un vent
Ballant, nonchalant – un souffle
Sans âme, mort.
Rien d’autre. Pas même le découragement.
Le vent et rien d’autre. Un vent
Dépeuplé. Ce cent,
Là où, augustiniennement,
Plus ne tombe le temps.
GIORGIO CAPRONI. Extrait du Mur de la terre, traduit de l’italien par Philippe di Méo, édition L’Atelier La Feugraie.

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Giorgio Caproni © Droits réservés.

Le gel de la raison

2RENAUD ÉGO

3Renaud Ego est écrivain et critique littéraire. Il a notamment publié Le Désastre d’Eden, Paroles d’aube, 1995 San, Adam Biro, 2000, et récemment un essai sur l’œuvre du poète Matthieu Messagier, L’Arpent du poème dépasse l’année-lumière, aux éditions Jean-Michel Place.

4Publié en 1975, Le Mur de la terre inaugure dans l’œuvre du poète italien Giorgio Caproni (1912-1990) une période de maturité et d’intense écriture. Il y expose, presque musicalement, les thèmes qu’il reprendra en variations notamment dans Le Franc-tireur (1982) et Le Comte de Kevenhüller (1986) : la mort de Dieu, la crise de la raison.

5Toujours il faudrait rappeler l’incurable retard de toute société sur les œuvres les plus vives en elle, celles qui, en avance déjà de deux ou trois foulées dans le temps, ne parlent plus exactement la langue du présent, ne dessinent plus exactement les contours visibles par tous, mais s’aventurent déjà en terres étrangères aux usages, aux perceptions, aux sensations du plus grand nombre. Leur étrangeté les voue au sarcasme, au dédain, quand ce n’est pas à la censure la plus misérable, celle de l’ignorance. Au soir de sa vie, Giorgio Caproni devait rappeler combien lui avait été précieuse l’amitié de Pier Paolo Pasolini ou en France d’André Frénaud lorsque, traversant tant bien que mal les années soixante, il ne publiait plus guère. Mais le havresac du résistant qu’il avait été pendant la Seconde Guerre mondiale était lesté de quelques armes secrètes, d’appeaux taillés dans les bois tendres des forêts ligures, de pierres aux dessins polis par les torrents d’hiver, en somme de choses rares et évidentes que l’on nomme aussi poèmes, et lorsque Caproni publia Le Mur de la terre, leur mystérieux pouvoir d’articulation du silence suscita enfin l’étonnement

6Années de plomb – Nous sommes en 1975. Giorgio Caproni a soixante-deux ans. Dans quelques mois, Pasolini sera assassiné. Avec sa mort prendra fin le temps de l’innocence ou disons d’un combat poétique et politique qui, même dans la polémique, n’avait jamais cessé d’être pur. L’Italie s’enfonce dans les années de plomb, celles qu’obscurcit la “stratégie de la tension” organisée par l’extrême droite sous la forme d’attentats auxquels les Brigades rouges répondent à leur tour par des actes de violence ; c’est aussi l’époque où, un peu partout dans le monde, le marxisme vit ses derniers feux : l’idée d’une science positive de l’histoire et donc d’une maîtrise rationnelle du devenir s’étiole, comme avec elle, celles de progrès ou de modernité qu’incarnent alors dans la littérature italienne les écrivains du grupo 63. Tels sont quelques-uns des ingrédients d’une crise, trop succinctement rappelés ici, j’en conviens, qui expliquent peut-être pourquoi on entend alors la poésie de Caproni. Son verbe sobre est celui d’un métaphysicien ironique qui depuis longtemps écrit la mort de Dieu, la crise de la raison, les aléas de l’histoire, l’incertitude au cœur de l’homme. Il y fait face en vers simples et justes comme dans le magnifique Héraldique :

7

Amour, comme le siècle
Est blessé, et comme nous sommes seuls
toi, moi – dans la grisaille
qui n’a de nom. Fini
est le temps du rossignol,
du lion. Le blason
est brisé. Sur le sol
la licorne n’a laissé trace
aucune : l’Ombre, est dans le cœur.

8Le désespoir, mais en mode mineur – Par son titre, Le Mur de la terre signale son ambition d’être une descente aux enfers. Caproni l’emprunte à Dante qui, marchant avec Virgile aux abords de la ville de Dite, vers les derniers cercles de l’Enfer, s’écrie au début du dixième chant : “Ora s’en va per un secreto calle / tra’l muro della terra et li martìri / lo mio maestro, e io dopo le spalle” – “Maintenant il s’en va par une voie secrète / entre les murs de la cité et des supplices / mon maître, et moi je vais sur ses talons [1].” En exégète radical de la Divine comédie, il reprend à la lettre l’expression “il muro della terra” et fait de l’enceinte de Dite une limite ontologique. En substance, nous sommes sur la terre et retournons à elle ; entre naissance et mort, à peine la raison a-t-elle le temps de prendre la mesure de ses apories, à peine peut-elle esquisser quelques plans d’évasion qu’il lui faut abandonner toute espérance. L’horizon humain est obstrué par une frontière indépassable, un mur. Quinze ans auparavant, il prêtait déjà ces mots à un voyageur, arrivé au terme de son parcours : “De ceci je suis certain : je / suis arrivé au désespoir tranquille / sans effroi.” Habité par un pessimisme qui se veut une forme de clairvoyance, Caproni n’en fait pas un drame. C’est pourquoi il écrit le plus souvent en dessous, à la manière dont Beckett refuse les éclats de ton, ou dont Paul Celan recherche une “voix grise”. Nombre d’annotations musicales qu’il place en tête de ses poèmes, des “piano”, “andantino” “andante un poco convulso”, tendent toutes à minorer ce qui pourrait être d’un trop sombre lyrisme dans son écriture.

9Le Gel – Cette tonalité particulière est aussi une couleur ; elle se confond avec celle de paysages silencieux au milieu de l’hiver, des vallées encaissées de la Trébie par exemple dont les reliefs sont des murs, des parois, au bas desquels coulent des rivières devenues un bruit infime dans la distance, et si lointainement encaissées dans la roche que jamais la lumière ne les baigne. Tel est le fond, à la fois physique et mental, sur lequel la pensée de Caproni se détache. Je lis : “Au-dehors / est le désert du soleil, / des orties – le gel / ébloui du jour / sur le glacier.” Ailleurs je l’entends évoquer “la grisaille qui n’a pas de nom”, ou le “gel qui me tue les doigts”. Le gel est par essence une matière ambiguë. Translucide, il laisse le regard le traverser mais oppose à la main l’obstacle de sa dureté ; stérile et froid, il est la métamorphose morbide de l’eau qui, comme aucun autre élément incarne la vitalité, la fraîcheur, le mouvement, et dès lors il symbolise la mort. Mais le gel est aussi magnifique, il étincelle, il éblouit, et ce n’est pas par hasard si la toile de fond des chasses métaphysiques du Comte de Kevenhüller est justement “L’acier / le Glacier”, sur lesquels se détachent quelques souvenirs du narrateur :

10

“De toutes les braises vives
du sang, quelques baies
rouges dans le gel.
Quelques
orties égarées
(et un souvenir
– trop vague – de veines.)

11Bien avant, le froid, l’hiver, la montagne, avaient déjà été le décor des nouvelles réunies sous le titre Le Gel du matin, où Caproni racontait deux épisodes traumatiques de sa jeunesse : le procès que des partisans intentèrent à une jeune femme qui les avait dénoncés, et l’agonie d’une fiancée foudroyée par une septicémie. Ces circonstances où sa raison se glaça furent-elles la source de ce paysage mental, presque abstrait comme le sont certains lavis, où il situera, pour l’essentiel, sa poésie ? C’est probable. L’expérience de la résistance et de celui qui, combattant, survit à la mort donnée, a sans doute été plus qu’un trouble passager dans sa vie, un drame auquel il ne cessera de revenir, comme dans les poèmes réunis sous le titre L’Acier, dans Le Mur de la terre, ou en 1981 dans le grand poème intitulé L’Air du ténor, rappelant ainsi son obsession pour le thème de la mort dans la vie. Il y écrit de deux hommes armés se faisant face dans la neige, souvenir qui à l’évidence le hante :

12

Peut-être savaient-ils tous deux
que l’homme se tue lui-même
– l’homme – en tuant l’autre ?

13Une athéologie – J’observe en feuilletant Le Mur de la terre, ou l’un des recueils ultérieurs de Caproni, l’aspect visuel des pages de ses livres : beaucoup de blanc, peu de mots, des poèmes courts pour la plupart ; et si je m’approche davantage, je remarque des retraits, de multiples tirets, des mots isolés. Ce sont des pages où quelque chose de brusque et de lapidaire éclate. L’extrême transparence de la langue de Caproni confirme cette intuition initiale : nous sommes en face de vers cristallins, déposés comme autant de tessons coupants sur la page. Rien de confus en eux, ni d’obscur. Non, du taillé net. Des vers qui semblent bien du verre ou de la glace, mais dont la dureté est toujours émoussée par un soupçon d’humour. Ainsi dans les multiples variantes que Caproni donne de la mort de Dieu, souvent portées par une feinte colère et un humour gentiment blasphématoire. Voilà le pasteur qui “dans le gel de l’église vide” exhorte ses ouailles : “Protégez / notre protecteur. Sauvez le mourant / sauveur” ; Voilà encore le bouleversé qui s’écrie : “Que cela plaise ou non ! / Mais si Dieu se démène tant / pour ne pas exister, moi, / aussi vrai que Dieu existe, à Dieu / je Lui casse sa Gueule” ; et voilà enfin l’auteur lui-même qui dans une prière d’encouragement insiste : “Dieu de volonté, Dieu omnipotent, cherche / (efforce-toi !), à force d’insister / – au moins – à exister.”

14Caproni invente sur ce thème des figures plus énigmatiques, qui forment la substance réelle de son “athéologie” selon le néologisme qu’il a lui-même forgé. Athéologie somme toute paradoxale, puisqu’elle ne cesse de donner forme à ce Dieu inexistant, à l’absence obsédante. D’où les oxymores, les formules et situations aporétiques : ce sont les rendez-vous manqués que le poète prend avec Dieu, rendez-vous où il ne trouve que lui-même, un petit “il” sans majuscule ; c’est, dans le poème Les Couteaux, cette invocation : “Ah mon Dieu. Mon Dieu. / pourquoi n’existes-tu pas ?”, qui déchargerait le narrateur, résistant venant de tuer un adversaire, du poids de sa responsabilité ; c’est, dans Le Franc-tireur, l’autobiographe constatant : “La mort, je dois bien faire / avec. Voilà une expérience / que je ne pourrai raconter”, ou cet autre personnage qui, tout en se donnant des coups de poing dans la figure gueule “La mort ne m’aura pas vivant”, ou encore celui-là qui, proche de mourir déclare “Je m’en vais là où / depuis longtemps déjà, Dieu s’en est allé”, etc. C’est enfin et surtout la métaphore de la chasse qui sous-tend Le Franc-tireur et Le Comte de Kevenhüller : chasse dans les sous-bois, les taillis obscurs où les hommes en armes s’égarent aux confins de la folie, à poursuivre des ombres qui se dérobent, quand la proie et ses poursuivants ne cessent d’échanger leur rôle, se perdent de vue et de sens et finissent par se confondre, puisque “la bête que vous cherchez / vous êtes à l’intérieur”.

15Congé – Dans ses œuvres de la maturité, Caproni décrit de plus en plus souvent des confins géographiques, derniers villages, ultimes arpents de terre, frontières au-delà desquelles s’étendent “les lieux non juridictionnels”, autrement dit les territoires – où n’ont plus cours la loi ni la raison – de la mort. Il adopte aussi de plus en plus fréquemment la position de celui qui, se sachant près de l’instant où il va bientôt se quitter, prend congé. Ses vers se chargent alors d’un lyrisme grave et économe, au plus près de la grâce aphoristique des lieder de Schubert qu’il déclarait tant aimer, où la concision n’interdit pas le chant mais fait se lever une voix juste de retenue. Ainsi lorsqu’il demande A Mon fils Attilio Mauro qui porte aussi le prénom de mon père

16

“Mène-moi avec toi, loin
… loin …
dans ton futur.
Deviens mon père, mène-moi,
mains dans la main,
où ton pas assuré
d’Irlande est dirigé”,

17ou lorsqu’il fait dire à l’ultime habitant d’un village du nom de la Moglia

18

“J’attends je ne sais quoi mais j’attends.
Le sommeil. La mort, dirais-je, même si
elle aussi
depuis longtemps – n’avait vidé
les lieux.”

19Mots d’un homme qui dit “Je me sens / égaré dans le temps” et qui quelques années plus tard écrira : “Je ne / supporte plus le bruit / de l’Histoire.” Et c’est pourquoi sa voix s’élève en certains moments privilégiés, comme à l’heure de la noctule, “l’heure prénocturne […] déjà au dernier bout / du chemin – où la main / au toucher ressent sur le visage / les capitales rasées”. C’est bien l’heure où le voyageur prend congé, l’heure de “la sensation du soir”, selon le titre d’un de ces poèmes, Abendempfindung qu’il emprunte à un lied de Mozart.

20Le Vide – Reste la ligne de vol des poèmes de Caproni, métallique et fugitive comme les pièces pour orchestre de Webern ; une ligne qui se tient sur un fil coupant, plein de barbes où la voix se blesse légèrement. Tout un peuple de silhouettes y prend la parole, car en lisant Caproni, on traverse une foule de voix qui apportent au poème leur présence charnelle, mais plus encore instrumentale, tant elles y déposent une richesse de timbres et de textures très éloignée de la sécheresse des thèmes évoqués. La présence de ces voix offre un contraste essentiel avec ces paysages aux lignes effacées par la neige, aux couleurs sourdes, aux formes bues par la tombée de la lumière, où elles semblent évoluer.

21Ces paysages, tranchés comme le sont en définitive les livres aux signes noirs disposés dans l’absolue blancheur des pages, témoignent chez Caproni d’un profond sentiment de l’évanescence des choses, de leur effacement, comme si rien ne réussissait jamais à bien s’incarner, comme si tout aspirait à apparaître sans parvenir à durer, à la façon dont les voix montent un instant avant de s’éteindre. “Nulle apparence – dit-on – / n’affirme la substance”, écrit-il. Caproni a forgé le néologisme d’asparitions pour désigner ces formes fantomatiques au statut très incertain, que les mots n’assurent d’aucune réalité. Au contraire : “Les mots. Bien sûr. / Dissolvent l’objet. / Comme la brume les arbres / Le fleuve : le bac”, écrit-il. Comme tant d’autres écrivains avant lui, Caproni instruit le procès de la poésie, lui reprochant ce fondamental “Vide des mots / qui dans le vide creusent / de vides monuments de vide”, et il finit par donner à la bête chassée par le comte de Kevenhüller le nom… de nom : “L’onoma ne laisse pas d’ornières / Il est pure grammaire / Donc bête anamorphique / impeccablement erratique.” Chasse en définitive circulaire, où rien d’autre n’a lieu que l’articulation de mots. Et n’est-ce pas alors pour affirmer la vanité de toute tâche ? Lâche est le théorème dont les vérités laissent intact le trouble d’être ; vaine est la quête du poème, mais il est impossible de ne pas s’y vouer, ne serait-ce que pour reculer indéfiniment le secret d’un monde sans secret, s’emplir du vide qu’enserrent ces petits monuments de mots. En dépit des apparences, il y a là une pensée non contradictoire qui pour finir exalte la saveur de paradoxes proches de ceux dont le taoïsme est fécond, à la façon d’un des chasseurs du Comte de Kevenhüller qui se console en avouant : “J’aime les coups à vide. / Les seuls qui infailliblement / touchent ce qu’emphatiquement / on nomme l’Inconnu.”

22ŒUVRES DE GIORGIO CAPRONI, DISPONIBLES EN FRANÇAIS :

23Le Mur de la terre, traduit de l’italien par Philippe di Meo, édition bilingue, L’Atelier La Feugraie, 2003.

24Le Franc-tireur, traduit de l’italien par Philippe di Meo, Champ Vallon, 1989.

25Le Comte de Kevenhüller, traduit de l’italien par Philippe Renard et Bernard Simeone, édition bilingue, Maurice Nadeau, 1986.

26Le Gel du matin, traduit de l’italien par Bernard Simeone, Verdier, 1985.

27Enfin, il existe une anthologie publiée sous le titre Le Mur de la terre, traduit par Philippe Renard et Bernard Simeone, Editions Maurice Nadeau, 1985.

La communauté intouchable

28RENAUD ÉGO

29Renaud Ego est écrivain et critique littéraire. Il a notamment publié Le Désastre d’Eden, Paroles d’aube, 1995 San, Adam Biro, 2000, et récemment un essai sur l’œuvre du poète Matthieu Messagier, L’Arpent du poème dépasse l’année-lumière, aux éditions Jean-Michel Place.

30Tout au long de cent soixante-douze nuits, un homme et une femme explorent le bord le plus intime, et peut-être en cela le plus doucement déchiré, de la parole. L’homme dit – mais ce pourrait être elle, tant il est vrai que, bientôt, leurs voix vont se mêler, s’échanger, jouer à se fondre et se confondre : “Seul oui tu dis on est / dedans la nuit coupé / de tout.” Ces trois vers sonnent étrangement : on y ressent l’intimité de conque que la nuit offre aux amants, mais on y entend battre aussi une obscurité plus lointaine et plus inquiétante, celle où “on”, et donc chacun d’entre nous, se perd d’être “coupé de tout”. Alors se cherchant les amants se parlent, et au cours de ces cent soixante-douze nuits ils font l’amour, disent les mots de l’amour, les mots articulés comme les cris qui les désarticulent, pendant, après ou avant l’amour.

31De celui et de celle qui (se) parlent ainsi, nous ne savons rien. Sans identité ni visage bien précis, sinon les mots allemands que parfois la femme dit ou crie, les amants font se lever une parole commune, disent les mots les plus communs d’une femme et d’un homme, de n’importe quelle femme et de n’importe quel homme qui, ne parlant de rien, disent un peu du tout ; qui n’étant personne, sont un peu ce “tous” qui fait le monde. L’une des voix dit seulement : “C’est ça tu dis dans toi le monde”, en un aveu d’immensité consciente et imprenable où chacun peut se reconnaître. Et tel est bien d’ailleurs ce que désigne le beau titre de ce livre all / ein : en chaque “un” bat un peu du “tous”, il y a du “all” en chaque “ein”, et c’est de cette conscience-là que naît le sentiment de la solitude comme le désir d’y mettre fin. Nous sommes seuls de savoir les autres et d’en être coupés, comme Gérard Haller coupe lui-même le mot “allein” qui en allemand signifie “seul”…

32C’est aussi lorsque les mots sont coupés de nous que les corps en prennent le relais pour incarner un possible “nous”, avec cette obscure précision des gestes que les mots atteignent si rarement. L’une des voix le dit, me semble-t-il, en mieux : “C’est parce que les mots aussi sont coupés de tout qu’il faut répéter l’appel.” Et donc les corps s’appellent dans l’amour, se livrent et délivrent quelques mots rudes et purs qu’il faudrait longuement citer pour restituer la justesse de cette ligne de vers qui est, chez Gérard Haller, ligne de souffle sinueuse, parfois brisée et haletante d’être reprise comme on reprend une étoffe déchirée, et d’autres fois imprécise, allant, venant, se retirant, se cherchant, tant c’est dans ce mouvement d’hésitation, de reprise et de déprise que le poème parvient à toucher le bord perdu d’une certaine intimité. L’un ou l’autre des amants le dit aussi de quelques formules lapidaires comme : “Sexe : dehors en moi ça qui me dénue de moi” ; ou : “Sexes : entre le temps du dedans et le temps du dehors c’est pour ça tu dis c’est ça qui fait les corps sans fin revenir se toucher” ; ou encore : “Rien. C’est vraiment rien / au fond qu’ils s’annoncent / comme ça nos corps / nus pour l’amour”, avec cet art très juste de la tension et du relâchement du vers, et des enjambements qui leur confèrent le déhanché d’une marche à la fois sensuelle et chancelante.

33On est loin, on le voit, des petites mécaniques livides du porno chic ou trash où l’on n’a encore jamais entendu un homme évoquer “ton si / doux si doux tout au fond si nu / dedans visage de personne / à baiser oui quelle merveille”, ni une femme dire “chaque nuit c’est : on retourne dans l’autre crier / rouvrir tu dis la nuit d’avant dans nous qui fait lever les cris”. Mais le petit miracle de ce théâtre intime (où le rythme des voix retrouve parfois le phrasé si juste et nu des textes de Beckett) est bien sûr de nous parler d’une nuit plus grande que celle qui enveloppe les corps, d’une nuit qui n’est pas un accueil mais une ténèbre où l’on se perd comme aujourd’hui aussi s’est perdu le nous. A l’aide d’un dispositif aussi simple que celui-ci – un homme, une femme, l’amour des mots et des corps qui les uns comme les autres se touchent – Gérard Haller rend sensible ce qu’on ne touche plus du doigt : l’idée devenue intouchable à force de mépris et d’absence, de communauté. Car que sont toujours (au fond comme on dit), les corps s’ouvrant l’un à l’autre, sinon l’appel d’un autre à compléter le seul, d’un autre petit un pour inventer déjà un minuscule ensemble ? Et n’est-ce pas du fond le plus commun à tous que les bouches vont les unes vers les autres, pour un baiser où “chaque bouche comme ça [présente] à l’autre chaque fois l’origine et la fin de la communauté” ? Que cette poésie soit politique, voilà qui ne fait l’ombre d’un doute, tant à travers le corps charnel des amants, elle nous parle d’un autre corps, social celui-ci, et démembré.

34Gérard Haller, all / ein, Galilée.

Retour vers le futur pasolinien

35RENAUD ÉGO

36Renaud Ego est écrivain et critique littéraire. Il a notamment publié Le Désastre d’Eden, Paroles d’aube, 1995 San, Adam Biro, 2000, et récemment un essai sur l’œuvre du poète Matthieu Messagier, L’Arpent du poème dépasse l’année-lumière, aux éditions Jean-Michel Place.

37En 1974, un an avant son assassinat, Pasolini publie un étrange livre dont il dit lui-même, “je crois qu’il s’agit d’un véritable cas littéraire”. L’œuvre tout à fait originale qu’il évoque en ces termes s’intitule La Nouvelle Jeunesse : c’est un livre-miroir, dans lequel il réédite ses premiers poèmes, écrits en dialecte frioulan à partir de 1941, et réunis en 1954 sous le titre de La Meilleure Jeunesse. Il y ajoute une seconde version, écrite là encore en dialecte frioulan, à vingt ou trente années de distance. De “meilleure” cette jeunesse devient donc “nouvelle”, et avec sa réécriture, Pasolini nous donne un exemple étonnant de fidélité évolutive, dans un retour sur lui-même qui passe par la reprise et la réinvention nécessaire de celui qu’il fut.

38L’usage des dialectes nourrit nombre d’œuvres de la littérature italienne, sans qu’il y ait là la moindre connotation péjorative de “régionalisme”, comme on l’entend en France. La découverte du frioulan fut pour Pasolini celle d’une langue parlée, mais non écrite, vivante mais encore vierge de toute reconnaissance littéraire. Son cousin et biographe, le poète Nico Naldini, rappelait ainsi l’émotion dont Pasolini avait été saisi en écrivant un mot aussi simple que rosada (la rosée) “qui jusque-là n’avait été qu’un ensemble de sons”. Le dialecte offrait à ses amis Franco Farolfi, Luciano Serra, Francesco Leonetti et à lui-même, un outil neuf pour défricher les territoires encore inexplorés par eux de la poésie, au point qu’ils allaient fonder pendant la guerre une “petite académie de langue frioulane”. Si le dialecte est donc pour le jeune Pasolini, LA langue de sa poésie, son usage lui permet aussi d’exprimer ce qui va être toute sa vie une préoccupation constante, source d’un questionnement aventureux et d’une recherche renouvelée des formes l’exprimant : le souci de la réalité. “On a dit que j’avais trois idoles : le Christ, Marx et Freud”, écrira-t-il dans les années soixante. “Ce n’est qu’une formule. En réalité, ma seule idole c’est la Réalité.” Si le terme est un peu vague, il désigne pour lui une vérité concrète, charnelle, des êtres, leur singularité vivante, tant sur le plan de leur corps, avec leurs gestes, leurs attitudes, que sur celui de leur langage, autrement dit de leur oralité. Le frioulan est ainsi la langue d’un monde particulier, celui d’une paysannerie que Pasolini mythifie, comme il mythifiera bientôt dans ses romans les ragazzi di vita, les jeunes garçons des banlieues pauvres de Rome, dont il étudiera avec passion l’argot. Dans les deux cas, Pasolini revendique ainsi son attachement à une marge culturelle et sociale qui pour lui est chargée d’une innocence et d’une pureté. Plus tard, le théâtre lui permettra d’atteindre autrement l’oralité, mais c’est surtout le cinéma qui lui donnera un accès direct à la réalité, car la caméra lui offrira un langage “qui exprime la réalité non pas à travers les symboles, mais par l’intermédiaire de la réalité même”.

39Si le recours au dialecte est un moyen d’atteindre une réalité d’autant plus essentielle aux yeux de Pasolini qu’elle conserve un écart singulier vis-à-vis des normes culturelles et sociales, reste à élucider cette seconde figure qui anime La Nouvelle Jeunesse, à savoir la question du retour. Quelles significations a cette répétition quand même elle serait une variation d’un livre de jeunesse ? Peut-être de questionner la cohérence d’une trajectoire qui en vingt ans s’est ouverte à tant d’idiomes, tant de pratiques (l’écriture de scénarios et la réalisation de films, le théâtre, la critique, la conduite de revues et les multiples formes d’un engagement poétique et politique…) que sa visée a fini par se perdre de vue. Sans doute aussi d’affirmer le retour (définitif ?) de Pasolini à la littérature, après ce long détour cinématographique, en prenant quelques-uns de ses plus beaux poèmes comme point de départ. De fait, à la même époque, il écrit le roman (demeuré inachevé) Pétrole, et affirme à plusieurs reprises qu’il compte prochainement s’installer dans sa tour de Chia, pour ne plus se consacrer qu’aux livres.

40Mais La Nouvelle Jeunesse ne saurait être simplement un livre d’annonce, il possède une autre, et plus essentielle nécessité interne. Si celle-ci ne se déchiffre pas aisément, et ne tient pas en une formule simple, c’est parce que la juxtaposition en un seul volume de deux livres écrits à tant d’années de distance ouvre de multiples lectures, successives ou comparées. En effet la relation des nouveaux poèmes à leur version antérieure ne procède pas d’une règle unique. Parfois, il s’agit d’un prolongement ; parfois d’une remise en question ; parfois encore, d’une adhésion possible à un projet ancien, d’une empathie intacte, teintée d’un peu de nostalgie, pour un monde révolu qu’il décrivait dans la première version avec un maniérisme caravagesque qui donnait à son écriture une savante et ironique théâtralité, le subtil décalage d’une voix de fausset. Parfois le nouveau poème est un commentaire du premier, un prolongement critique, mais le plus souvent s’y exprime la conscience douloureuse d’une implacable métamorphose des lieux comme des personnes. Ainsi dans la première version de Il pleut sur les confins, Pasolini écrivait : “Petit garçon, le Ciel pleut / sur les foyers de ton pays, / sur ton visage de rose et de miel / le mois naît pluvieux” ; qui devient dans la seconde version : “Esprit d’enfant, le Ciel pleut / sur les foyers d’un pays mort : / sur ton visage de miel et de merde / un mois naît pluvieux.” Ailleurs, dans Litanies du beau garçon, Pasolini écrivait “Tout était clair et immobile de par le monde”, mais dans la seconde version, il écrit “J’ai vu le monde / vieillir autour de moi, / et moi je reste jeune”.

41Pasolini ne cesse de rappeler que c’est le monde qui a changé, non lui. Et en ce sens, la réécriture d’un livre de jeunesse a aussi pour fonction d’accomplir, dans le face-à-face de deux livres, ce qui en était le motif poétique central : la figure de Narcisse. Pasolini se regarde, se réécrit, et tente de faire coïncider à trente ans de distance les visages de celui qu’il fut et de celui qu’il est devenu. Or une béance s’est ouverte, non en lui mais dans le monde, et il a des accents violents pour décrire la fin de l’Italie de son adolescence : “Je maudis l’histoire / qui n’est pas en moi et que je refuse”, écrit-il mais il s’interdit toute fixation nostalgique sur un passé qui n’est plus, disant encore “Je ne peux m’ensevelir / dans le temps immobile / et vivre tel un traître”. Il n’y a pas de retour possible, “l’éternel retour a pris fin. L’humanité a pris la tangente”. Le temps des Bucoliques est terminé, les civilisations accordées au cycle des saisons ont disparu au profit d’une autre Italie.

42Dans les multiples combats poétiques et politiques que Pasolini a engagés, notamment à travers ses articles de journaux, il en est un qui est tout à fait essentiel en cette période où il écrit La Nouvelle Jeunesse : la dénonciation de la “révolution anthropologique” qui bouleverse l’Italie. Ce marxiste hétérodoxe, fasciné par les mythes chrétiens, épris des êtres les plus déclassés, n’a en fait jamais supporté le nivellement social qu’a accompli dans le monde occidental la démocratie. La bourgeoisie et le mouvement d’embourgeoisement de la société italienne ne désignent pas pour lui une classe mais une “maladie” dont la forme la plus visible est l’acculturation de la société italienne, la destruction des cultures spécifiques qui la constituaient [2]. Parmi les instruments de cette révolution, il en est un que Pasolini a attaqué avec beaucoup de vigueur : la télévision. On retrouve avec bonheur la colère intacte d’un homme qui a incarné comme aucun autre en Italie le sens du combat et l’éthique d’une opposition argumentée dans Contre la télévision, un recueil d’essais inégaux et pour certains d’entre eux déjà édités en français. En ces temps d’atonie, quel plaisir de relire sa parole échevelée et percutante, souvent injuste et imprécise, mais qu’importe, alors qu’en elle la vie battait d’une telle énergie. Ecoutons : “Il émane de la télévision quelque chose d’épouvantable. Quelque chose de pire que la terreur que devaient inspirer, en d’autres siècles, les tribunaux spéciaux de l’Inquisition. Il y a, au tréfonds de ladite “télé”, quelque chose de semblable, précisément, à l’esprit de l’Inquisition : une division nette, radicale, taillée à la serpe, entre ceux qui peuvent passer et ceux qui ne peuvent pas passer : ne peut passer que celui qui est imbécile, hypocrite, capable de dire des mots ou des phrases qui ne soient que du son.” Pasolini, qui fut l’un des derniers humanistes de la culture italienne, rappelait aussi, citant le Phédon combien la haine de la pensée conduit à la haine des hommes [3], et c’est d’ailleurs sa passion combattante de la pensée qui le fit haïr de tant de ses contemporains.

43Il ne faut jamais oublier que, quels qu’aient été ses assassins réels et leurs possibles commanditaires, la mort de Pasolini a fait se taire l’une des voix les plus libres et les plus habitées par le sentiment de cette tragédie qu’est la dévaluation moderne de l’idée de liberté. Le très célèbre critique italien Gianfranco Contini, qui le premier entendit la voix neuve de Pasolini, quand celui-ci publia en 1942 une plaquette de poèmes frioulans, rappelait au lendemain de son assassinat : “Permettez-moi de lire dans la mort de Pasolini une dispute fondamentale avec le Père, du genre, mais en plus féroce, en plus dégradé, du combat de Jacob avec l’ange.” Et voyons que depuis, l’ange étend peu à peu ses ailes cathodiques et financières à l’ensemble de la planète

44La Nouvelle Jeunesse, poèmes frioulans, 1941-1974, traduction, notes et postface de Philippe di Meo, Gallimard, édition bilingue.

45Où est ma patrie, traduction du frioulan et préface de Luigi Scandella, Le Castor astral, collection “Escales du Nord”.

46Contre la télévision (et autres textes sur la politique et la société), traduit de l’italien par Caroline Michel et Hervé Joubert-Laurencin, Les Solitaires intempestifs.

L’Etranger absolu

47MICHEL GUÉRIN

48Michel Guérin professeur à l’université de Provence (département des arts plastiques et sciences de l’art) est écrivain et philosophe. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a notamment publié La Terreur (1990) et La Pitié (2000) chez Actes Sud. Son dernier essai, Nihilisme et Modernité, a paru chez Jacqueline Chambon dans la collection “Rayon Art”.

49Le Marcion de von Harnack (1851-1930) est un classique de l’érudition et de la science allemandes. Il fut publié à Leipzig en 1924 par le théologien protestant, historien, philologue et éditeur des Pères de l’Eglise. L’intérêt de l’ouvrage dépasse considérablement le cercle des spécialistes, dans la mesure où, de toute évidence fasciné par l’hérésiarque du IIe siècle dont il confie qu’il a été “[son] premier amour dans l’histoire de l’Eglise”, Adolf von Harnack fait de ce paulinien gnostisant, né vers 85 à Sinope (sur la rive sud de la mer Noire), la figure la plus importante de l’Eglise entre Paul et Augustin.

50Certes Marcion est, pour certains Pères, l’“hérétique par excellence”, c’est un réformateur plus radical que Luther ne le sera ; il fonde sa propre église, qui se répand au point d’inquiéter sérieusement la “Grande Eglise” avant de disparaître vers le IXe siècle ; sa doctrine, farouchement ennemie de l’Ancien Testament, sent le soufre – en l’espèce la gnose ; c’est lui, pourtant, qui “invente” l’évangile dans sa signification de “bonne nouvelle”, lui encore qui, avec son corpus scripturaire bipartite (limité à l’Evangile de Luc et aux Epîtres de Paul) montre l’exemple à l’Eglise catholique (la “Bible de Marcion” préfigurant, dans le geste sinon par la teneur, le Nouveau Testament).

51L’originalité de la thèse de von Harnack tient sans doute à la minoration des aspects gnostiques, voire manichéens qui feraient de Marcion, à cette époque, un parmi tant d’autres dualistes, chrétiens comme païens, contempteurs du monde et du corps ; au motif que la spéculation n’est pas l’affaire de Marcion, mais bien la rédemption, von Harnack prend le parti d’insister sur son paulinisme (expliquant aussi sa lutte contre le syncrétisme judaïsant dans le premier christianisme et l’exclusion, à ce titre, des “faux apôtres”). Cette appréciation a pour conséquence d’ériger Marcion en figure incontournable, fût-ce dans le défi, de l’histoire de l’Eglise. Autant dire que Marcion est un maillon de cette édification séculaire, à cause ou en dépit de ses fameuses Antithèses. Au point que le lecteur finit par se demander : Harnack serait-il marcionite ?

52Quel est donc l’enseignement de Marcion ? Observons pour commencer qu’on le connaît surtout par ses adversaires, au premier rang desquels Tertullien (Contre Marcion) et Irénée ; il ne nous est resté qu’une phrase un peu longue de Marcion, pas n’importe laquelle, convenons-en : “O merveille de merveilles, ravissement, puissance et étonnement, que l’on ne peut rien dire ni penser de l’Evangile et qu’on ne peut le comparer à rien.” Voilà le centre de la doctrine de Marcion, la bonne nouvelle qui gonfle le cœur d’espérance et de foi : il y a un “Dieu bon”. Celui-ci est autre que le Dieu de l’Ancien Testament, créateur du monde et justicier vindicatif. Comprenons bien ce que cela signifie : Marcion ne conteste pas l’existence, mais, pour ainsi dire, le grade du “Dieu juste” (ô dikaios theos), artisan d’un monde mauvais, charnel (avec lequel, forcément, il se compromet) et père de la Loi (mosaïque) à jamais marquée au sceau de sa passion distinctive, la colère ; il professe donc qu’il y a deux Dieux et que, pour citer von Harnack, “la totale ignorance du créateur du monde en ce qui concerne l’autre Dieu est la pire des ignorances” (p. 125).

53Qui est l’autre ? Justement : c’est l’Autre pur ! Il est la réponse inouïe, l’écho merveilleux de la foi, il n’a rien à voir ni à faire avec le monde créé, il ne rend pas la justice, car sa venue, comme à l’improviste, fait figure de chance absolue, de don immotivé. Il est appelé “Celui qui survient” (ô eperkomenos), ou encore l’Inconnu, l’Etranger, l’Intrus. Pour Marcion, en effet, ce Rédempteur sauve les hommes d’une nature qui les afflige et d’une Loi qui les tient captifs, parce qu’il n’a rien de commun avec eux (et avec elles). L’image du salut n’est pas celle du retour dans la maison du Père, mais du départ vers une contrée étrangère dont nul ne sait à quoi elle ressemble – la seule certitude étant qu’elle rassasie l’espérance. La patrie n’est pas d’où l’on vient, mais où l’on va. Elle n’a pas de dessin, de format, de modèle : c’est l’Indéfini qui anime l’espérance, ouvre l’imagination, prépare le cœur aux sirènes de l’Inouï.

54Sous quels rapports ce “Dieu bon” peut-il être dit “chrétien” ? D’abord, en ce qu’il est annoncé par un évêque, en rupture de dogme mais non de foi, qui entend se gouverner d’après Paul ; ensuite, en ce qu’il substitue à la Loi de justice (pénale) la loi d’amour, en ce qu’il a pour fils le Christ. Mais voici, bien vite, le dérapage, l’hérésie : Marcion récuse avec force l’Incarnation (le Verbum caro factum), la réalité du salut dans la chair mortelle. Impensable et scandaleux, à ses yeux, que Dieu paye tribut à la chair ! Inconcevable abjection ! Préjugé gnostique, qui veut d’un côté la matière et le mauvais, de l’autre l’âme et la pureté. Ce sera toute l’offensive de Tertullien et d’Irénée contre l’hérétique exemplaire de souligner avec vigueur la singularité du message et du salut chrétiens en tant qu’ils passent et repassent par le mystère, l’Incarnation, la Résurrection des corps. En luttant pied à pied contre Marcion, les Pères, stratèges et économes du Salut, entendent séparer clairement et définitivement l’Evangile de la gnose. (Qu’on me permette un instant de sortir du Marcion de von Harnack ! Comment s’expliquer qu’aucun éditeur n’ait jugé opportun de rééditer le passionnant essai d’Anders Nygren, Eros et Agapè (traduction française Aubier, 3 vol., 1944) ? Si quelqu’un a su pénétrer, synchroniquement et sur la longue durée, les mobiles divergents de la gnose hellénique et de la charité chrétienne, c’est bien le théologien suédois. Selon lui, “la gnose est l’autre nom d’Eros” (t. 1, p. 153). De la gnose, Paul dira qu’elle “rend orgueilleux”. Pourquoi ? Parce qu’Eros, qui l’inspire, est un “mouvement vers le haut”, il signifie l’élévation de l’homme du sensible au supra-sensible, l’aspiration à fuir la geôle du corps pour retrouver le monde des âmes qui se rappelle à lui dans la réminiscence ; bref il conduit à surestimer (ou sublimer) l’homme – “semence divine semée dans la matière hostile” (t. 2, p. 78) – en diabolisant sa part charnelle, mortelle. Au contraire, Irénée, qui oppose la résurrection à la croyance hellénistique à l’immortalité, s’emporte contre ceux qui, obnubilés par la faiblesse de la chair, oublient de considérer “la puissance de Dieu, qui ressuscite d’entre les morts”.)

55Marcion radicalise les antithèses pauliennes (entre la Loi et l’amour), il va beaucoup plus loin que Paul puisqu’il transforme en rupture la distance avec l’Ancien Testament. Selon lui, l’avènement du Christ n’y est pas préfiguré par les prophéties, car le Rédempteur n’a pas de précurseur ; il ne sauve pas le monde, mais du monde. On comprend la fascination que Marcion a pu exercer, quand on réalise qu’au-delà même du cadre théologique et historique de sa “réforme”, il présente une physionomie plausible de l’espérance humaine, relancée d’époque en époque – celle qui tranche avec l’histoire, le passé, la tradition, l’institution et fait le pari d’un Tout-autre (que ce monde-ci, tenu pour inamendable).

56Adolf von Harnack, Marcion. L’Evangile du Dieu étranger, contribution à l’histoire de la fondation de l’Eglise catholique, Cerf, 2003.

Que nous est-il permis d’espérer ?

57MICHEL GUÉRIN

58Michel Guérin professeur à l’université de Provence (département des arts plastiques et sciences de l’art) est écrivain et philosophe. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a notamment publié La Terreur (1990) et La Pitié (2000) chez Actes Sud. Son dernier essai, Nihilisme et Modernité, a paru chez Jacqueline Chambon dans la collection “Rayon Art”.

59Ce gros livre d’érudition et d’analyse retrace l’expérience de vie et de pensée de neuf philosophes juifs, allemands de culture ou d’origine : d’Hermann Cohen, né en 1845, premier Juif à pouvoir enseigner la philosophie comme professeur d’Université allemande, à Emmanuel Lévinas, né en Lituanie, professeur à la Sorbonne et souvent cité pour faire pièce à Heidegger ; en passant par Franz Rosenzweig, l’auteur de L’Etoile de la Rédemption, Walter Benjamin (dont l’œuvre, tout éclatée qu’elle soit, n’aura cessé de grandir pour s’imposer comme une des pensées majeures du XXe siècle), Gershom Scholem, Martin Buber, Ernst Bloch (qui, dans Le Principe espérance, poursuit le dialogue avec un Marx bifide, allié par l’utopie, adversaire par l’historicisme hérité de Hegel), Leo Strauss, Hans Jonas (opposant son Principe de responsabilité à l’“ontologie du pas-encore” de Bloch).

60C’est à peu près un siècle d’une philosophie conçue dans la tourmente et, nonobstant, s’arc-boutant sur des socles sans âge, puisant à des sources immémoriales. Elle n’aura pas goûté à la paix de la tour d’ivoire, elle aura dû, bien plutôt, conquérir une sagesse, pour ne pas parler de sérénité, au contact de l’engagement, souvent ambigu (sioniste pour les uns, marxisant pour les autres). Dans les ambiguïtés de l’assimilation ou, à l’inverse, la volonté de rejoindre l’origine par une terre, ou encore au travers de l’exil (un premier départ enclenchant parfois d’autres fuites en avant), cette pensée a la grandeur de s’entêter au carrefour des traditions retrouvées et d’un pressant souci de l’avenir ; elle porte la marque singulière de sa judéité, ce qui l’autorise à susciter un écho universel – preuve qu’elle a su, prise à partie et mise au défi par les sévices de l’histoire, transformer l’inquiétude (traduire la précarité de la survie en questionnement quant à ce qui fait une vie digne d’être vécue), élargir la problématique métaphysique (notamment en prêtant l’oreille aux voix, venues d’un lointain passé, de la mystique et du messianisme), approfondir l’exigence éthique (hors des habituelles pompes de la “morale”) ; formuler enfin et surtout une espérance à opposer au déferlement de la violence et au déchaînement techniciste, avatars consanguins d’un même nihilisme, pour qui le désenchantement du monde et la ruine des valeurs signifient, sur horizon de non-sens, la porte ouverte à l’inhumain.

61La pensée dont nous parlons a pris presque seule en charge la dimension de l’humain, telle qu’elle s’enveloppe dans la troisième des questions kantiennes : que m’est-il permis d’espérer ? D’un côté, en effet, l’humanisme européen, embourgeoisé, confit dans la bonne conscience, s’était disqualifié (en particulier en faisant cause commune avec le colonialisme), avait perdu son âme sans plus avoir à chercher sa pensée, depuis des lustres introuvable. De l’autre côté, l’antihumanisme “théorique”, aussi bien de l’ontologie fondamentale (Heidegger, qualifié par Bouretz d’“astre sombre de la philosophie allemande contemporaine”) que du matérialisme historique, exerçait sur nombre d’esprits une intimidation à laquelle il était difficile de résister. Entre le “destin” de l’Etre et le “tribunal” de l’Histoire (on songe à la fameuse sentence hégélienne : Weltgeschichte ist Weltgericht, l’histoire du monde est le tribunal du monde), les jeux semblaient faits et un parfum vénéneux d’inéluctable flottait dans l’air. Dans ces conditions, l’héritage, proprement kantien, restauré à la fin du XIXe siècle par Hermann Cohen et l’école de Marburg, ne pouvait-il paraître avoir fait son temps ? De quel poids pesait-il dans l’ambiance du premier XXe siècle, où la séduction néoromantique de l’abîme le disputait au mythe d’une lutte finale, incoercible et gigantesque ? Le thème de l’homme s’oubliait en précipitant, au sens chimique du mot, en “sciences humaines” ; le soi-disant fait humain menaçant de substituer ses apparences juvéniles de science positive à la question même qu’est l’homme dans l’énigme de son exister.

62Or, ni une définition essentielle ni une distribution exhaustive des savoirs concernant le “phénomène humain” ne sauraient en terminer avec cette interrogation ouverte, aporétique où se loge la dignitas hominis qu’exaltait un Pic de la Mirandole au début des Temps modernes.

63En quoi consiste cette dignité ? En ce que l’homme, ni brute ni dieu, toujours “à la bifurcation de deux routes” (comme dit Kant de la volonté), peut, selon les termes de Pic de la Mirandole, soit “dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales”, soit “par décision de [s]on esprit, [s]e régénérer en formes supérieures, qui sont divines [4]”. L’homme n’est ni un fait (fini) ni une essence (éternelle, anhistorique), mais une promesse indéfinie. Et celle-ci, qui a partie liée à son agir, fait de lui beaucoup moins un démiurge-de-soi, qu’un responsable soucieux des autres, non seulement du monde que les actes bâtissent, mais encore de la figure que la pensée, animée par le désir, imagine la plus près de ressembler au rêve humain. Ici, entendons à cette hauteur, il est possible peut-être de concilier jusqu’à un certain point les principes de Ernst Bloch et de Hans Jonas…

64Toutefois, si le signe d’une conduite éthique est qu’elle s’oblige à témoigner (de ce qui est ou a été, pour l’avenir), la conception du futur est occasion d’un partage entre deux voies divergentes. On peut qualifier la première d’historisme : elle attend d’un grand Demain (longtemps appelé Grand Soir) qu’il ramène une soi-disant conformité à l’aspiration, dérangée et oblitérée par le cours, injuste, violent, cahoteux des choses humaines (c’est sans doute la limite de Bloch – son marxisme – de penser l’Autre seulement comme le Mieux du Même, comme émancipation, libération d’un potentiel comprimé, remplacement, en l’espèce, de la nécessité du travail en loisir) ; pour l’historisme, tout fait a une raison (plus ou moins évidente), tout événement un rôle à tenir dans le maillage incessant de l’Aventure humaine. On dira messianique la seconde orientation : c’est moins par le contenu, la teneur, qu’elle diffère de la première que par le refus de principe de totaliser, de dresser un bilan, de chercher coûte que coûte une justice finale à l’histoire, une sanction qui apaise le besoin de réparation des immenses dommages causés sous le couvert de cette déité à deux faces, dont l’une est à tête de Méduse et l’autre, censément, rayonne d’une splendeur humaine recouvrée.

65Deux penseurs se sont, me semble-t-il, particulièrement dressés contre la logique totalisante – totalitaire – de l’histoire comme sanction du fait accompli : Walter Benjamin et Emmanuel Lévinas.

66Le dernier écrit de l’auteur de L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanisée articule des thèses “sur le concept d’histoire” (1940) qui sont antitéléologiques : le Progrès est un mythe, couvrant (a priori comme Idée, a posteriori par le compte de ce qu’il apporte à l’Humanité) toutes les incartades des violents, ceux qui restent maîtres du terrain avec le dernier mot. Ce sont les vaincus, les réduits-au-silence, dont Benjamin veut réécouter les voix, revoir les images, quitte à les inventer en partie. “Messianisme” (opposé à “téléologie” et à “historisme”) signifie que le présent entend sauver le passé, loin qu’il prétende annoncer l’avenir. On sait que Benjamin appelle “image dialectique” cette “mémoire involontaire de l’humanité délivrée” – cette mémoire (Eingedenken) à la mémoire des sans nom… Quant à Emmanuel Lévinas, le titre même de son maître-livre, Totalité et Infini (1971), renseigne assez sur l’effort constant du penseur de préserver les droits de l’Autre et de l’autrement en les défendant contre l’oppression du Même, roulant en boule de neige infernale : la totalité. L’Infini est au-delà, non pas l’“Au-delà” substantiel ou mythique, mais celui, adverbial, que montre un visage d’homme – “cet infini plus fort que le meurtre [5]” dont l’“expression originelle” dit : “Tu ne commettras pas de meurtre.”

67On n’a pu, certes, que donner une cavalière idée de ce livre foisonnant. Comment ramener à une inspiration pareille rencontre dans l’espace et le temps de tant de voix et de tons, d’inflexions singulières ? Tout se passe comme si cette pensée juive, ensemble groupée et divisée, partant de la langue et de la culture philosophique allemandes, se trouvait – quoiqu’elle n’en fasse pas son but, bien trop préoccupée de ses propres questions instantes – en position d’assurer la relève d’un idéalisme depuis quelque temps sur la défensive. Alors que la métaphysique était décriée, vilipendée ou désignée comme “à surmonter”, ces penseurs n’ont pas hésité à se revendiquer hardiment métaphysiciens. Il est vrai que, se souvenant de Kant et du vieux Livre de leurs pères, ces philosophes entendaient par métaphysique ni la connaissance des premiers principes ni la maîtrise des fins dernières, mais la transcendance (débarrassée de tout mythe), l’au-delà en acte, l’Infini comme infinition (dit Lévinas, qui parle aussi de “débordement [6]”), tel qu’il ne se manifeste ni dans la Nature ni dans l’Histoire, mais dans la relation nue au visage de l’autre.

68Par métaphysique, ils entendent éthique. Par quoi ils sont et restent, par fidélité à un immémorial proche parent de la présence intense du présent, témoins du futur.

69Pierre Bouretz, Témoins du futur. Philosophie et messianisme, Gallimard, 2003.

Disparition de Manuel Vázquez Montalbán

70CEDRIC FABRE

71Cedric Fabre est journaliste indépendant et écrivain. Il publie régulièrement des chroniques littéraires pour Le Figaro, et a publié deux romans, La Pente si sage de la vie (Baleine) et La Commune des minots (Gallimard, coll. “Série Noire”).

72Le flic Pepe Carvalho restera sans doute comme l’une des plus grandes gueules de la littérature espagnole contemporaine. Il n’est pas trop tard pour rendre hommage à son “père-créateur”, mort d’un infarctus à Bangkok le 17 octobre dernier.

73Jean-Claude Izzo avait pour Montalbán une admiration sans limite. Il faut dire que les deux écrivains avaient bien des points communs : des personnages de flics désabusés, perdus dans des labyrinthes urbains et humains sans fin, qui survivaient tant dans l’obsession de sauver des vies que dans l’amour de la bonne chère. Tous deux partageaient également une certaine truculence du langage… En associant à leurs personnages le commissaire Montalbano du Sicilien Andrea Camilleri ou le commissaire Llob de l’Algérien Yasmina Khadra, on pourrait esquisser le profil d’un polar “méditerranéen”, dans la mesure où le genre se veut “littérature de territoire” avant tout.

74De fait, lire Montalbán, c’est “entrer en gastronomie”, comme d’autres entrent en religion : dans son œuvre, la vie peut s’entendre comme une “grande bouffe”. Les aventures de Pepe Carvalho évoluent d’ailleurs au rythme de tablées gargantuesques, et l’intrigue elle-même se noue ou se dénoue souvent au gré de ces repas. “Le contrat avec les Aragonais avait été conclu après une tournée de tapas aragonaises au Rincon de Aragon de la rue Del Carmen, deux ou trois agneaux et un demi-quintal de boudin à l’Asador de Aranda, et quelques verres au Boadas, jusqu’à ce que la Mort Subite les sépare.”

75Au cours de ses multiples enquêtes, Pepe Carvalho, flic humaniste qui se sait englouti par sa ville, Barcelone – avec laquelle il entretient une relation d’amour/haine – s’échine à combattre la corruption, l’injustice sociale ; il affronte les nostalgiques de la dictature, dans une société où les restes du franquisme laissent traîner dans l’air des ramblas un parfum nauséabond.

76Singulière personnalité que celle de Carvalho (apparu pour la première fois en 1972 dans J’ai tué Kennedy). Ancien communiste, puis agent de la CIA, il s’offre les services d’un “philosophe de chevet” et fréquente une prostituée, Charo… “Cette sensation d’être un étranger le transperçait jusqu’aux os, comme un froid intransmissible”, note l’auteur à propos de son personnage. Sans son humour à fleur de peau, Pepe Carvalho serait certainement mort.

77Issu d’une famille ouvrière, fils d’un militant communiste sous surveillance policière constante, l’écrivain gardait en mémoire le souvenir d’un père qui devait se présenter chaque semaine au commissariat… Lui-même s’inscrivit assez vite au Parti communiste et passa un temps dans les geôles de Franco, en 1962, pour avoir soutenu une grève des mineurs asturiens.

78Quant au dernier ouvrage de Montalbán publié en France, il n’a rien d’une procession, même s’il s’engage sur les pas de Chrétien de Troyes pour s’interroger sur la mort. Pour en tirer, surtout, d’épanouissantes leçons de vie. Erec et Enide est un roman à plusieurs voix, où universitaires médiévistes et figures mythologiques se croisent, et qui dit, entre autres, les affres de la dictature, tout en cherchant quelques honorables raisons de survivre dans ce monde lâche.

79Gageons ici que lire Montalbán en est déjà une…

80ŒUVRES DE MANUEL VÁZQUEZ MONTALBÁN (SÉLECTION)

81J’ai tué Kennedy, trad. D. Laroutis, 10/18, 1996.

82La Solitude du manager, traduit et préfacé par M. Gazier, 10/18, 1988.

83Meurtre au Comité central, trad. M. Gazier, 10/18, 1991.

84La Rose d’Alexandrie, trad. D. Laroutis, 10-18, 1990.

85Histoires de famille, trad. A. Petre, 10-18, 1995.

86Assassinat à Prado del Rey et autres histoires sordides, trad. C. Bleton, Bourgois, 1994.

87Les Thermes, trad. D. Laroutis, 10/18, 1991.

88Les Recettes de Pepe Carvalho, trad. D. Laroutis, Bourgois, 1996.

89Moi, Franco, trad. par B. Cohen, Le Seuil, 1997.

Des êtres nus et las

90CEDRIC FABRE

91Cedric Fabre est journaliste indépendant et écrivain. Il publie régulièrement des chroniques littéraires pour Le Figaro, et a publié deux romans, La Pente si sage de la vie (Baleine) et La Commune des minots (Gallimard, coll. “Série Noire”).

92Les très sombres nouvelles d’Olivier Adam s’étirent sur des paysages de neige, sous des cieux gris ; elles sont littéralement parcourues par un froid souvent glacial, qui s’infiltre jusqu’au cœur des êtres qui habitent douloureusement ces pages.

93“J’avais trop bu et Pialat était mort.” La nouvelle Pialat est mort, qui ouvre le recueil, met en scène – si l’on peut dire ! – un personnage “avachi”, Antoine, un prof à qui son proviseur a demandé de prendre une année sabbatique. La seule réponse qu’il a à offrir au sujet de son inaction est : “Je ne suis pas triste, je suis fatigué.” Ses enfants dorment à l’étage, sa femme rentrera tard d’une réunion, et il se saoule devant la télé. Dans le jardin, il a planté une balançoire, mais les filles ne s’en servent jamais. Le talent de l’écrivain est de distiller ces petits détails, faussement innocents, qui en disent plus que tous les mots de l’amertume.

94Dans A l’usure, une infirmière appelle de l’hôpital son compagnon, à la maison : il boit des bières et regarde la télé. Les mots sont englués par la fatigue et l’alcool. “Tout le monde a une vie et Jeff et moi on est morts. C’est tout ce qu’il y a à comprendre” ; voici le simple constat que fait la femme. Plus loin, on croise un chauffeur de taxi qui roule entre les entrepôts, les tours HLM, les bars ouverts la nuit ; il prend finalement une passagère qui se balade avec une urne contenant les cendres d’un proche, et qui paraît complètement déboussolée. A quoi songe alors l’homme ? A ses enfants qui dorment : “J’ai pensé que ça faisait longtemps que je n’avais pas passé mes doigts sur leur front pendant leur sommeil.” Il raccompagne la fille à son hôtel, et la veille un moment avant de rentrer chez lui, au lever du jour. C’est tout…

95Les tranches de vie d’Olivier Adam, jeune écrivain (il est né en 1974, c’est aussi l’un des créateurs et conseillers du festival littéraire des Correspondances de Manosque), sont remarquables par leurs chutes si plombées, et pourtant si dépouillées. Chaque fois qu’elles annoncent un dénouement, c’est pour placer les êtres devant une nouvelle béance.

96Elles disent juste l’histoire de gens qui “n’y arrivent pas”. Les personnages, habités par un immense sentiment de frustration, se contentent de se montrer nus, et leurs désirs sont réduits à la portion congrue.

97L’un d’eux observe, sur un ton neutre : “Je me sens vide, tout le temps je pense à ça, ce vide à l’intérieur. Je me dis que si je pouvais me sonder en profondeur, m’ouvrir la tête et le cœur et voir dedans, je ne verrais rien. Du vent, un désert, un champ de glace où rien ne bouge.”

98Ces short cuts, qui lorgnent d’ailleurs vers les meilleurs nouvellistes américains, Raymond Carver ou Richard Ford, sont des portraits empreints de compassion, de personnages qui contemplent l’interminable déliquescence de leur monde avec résignation. Enfin, ces textes ont une portée éminemment politique qui disent la quasi-nullité des liens sociaux et l’impuissance de la société à (re)bâtir une utopie collective.

99Olivier Adam, Passer l’hiver (nouvelles), L’Olivier, 2004.

Jean Sénac aujourd’hui

100XAVIER GIRARD

101Xavier Girard enseigne l’histoire de l’art à l’université de Provence. Critique, producteur à France Culture et conservateur du patrimoine, il a notamment publié Matisse, une splendeur inouïe (Gallimard), Le Bauhaus (Assouline) et Méditerranée (Assouline).

102Pour bien des lecteurs de Sénac qui n’avaient connu ni le poète ni les publications confidentielles des années soixante et soixante-dix, 1983 marqua l’heure d’un véritable revival ; cette année-là, Actes Sud publie Dérisions et Vertige-Trouvures, bref et brûlant journal poétique de 1967, “mal foutu, incorrect, persécuté”, écrit “dans un soleil plus épais que la nuit”, où Sénac proclamait à la fois sa fidélité à “l’éblouissement” méditerranéen et l’échec du “chantier de l’énergie populaire” de l’Algérie indépendante. L’année suivante un autre opus, non moins incandescent, intitulé : Le Mythe du sperme-Méditerranée paraît chez le même éditeur. Au même moment c’est au tour de Jeanne Laffitte de publier Assassinat d’un poète de Jean-Pierre Peroncel-Hugoz, ex-correspondant du Monde en Algérie, première enquête sérieuse sur la mort du poète (que nos deux auteurs citent à bon droit) et témoignage d’un ami exigeant. Cette année encore, décidément faste, la ville de Marseille consacre une exposition au poète et à sa génération, accompagnée d’un catalogue illustré.

103Or depuis Ebauche du père (Gallimard, 1989), premier et dernier volume d’une autobiographie laissée inachevée, seule l’édition monumentale des Œuvres poétiques (Actes Sud, 1999) avait ajouté sa pierre. Aussi est-ce avec une vive curiosité que la présente biographie de Sénac était attendue.

104Leurs auteurs, historiens, détachés du cercle des amis, mais grands connaisseurs de la Méditerranée, de ses migrations et de ses utopies [7] ont puisé dans le fonds Sénac, conservé à Marseille, la matière du premier texte apaisé – sinon toujours distancié – sur le poète. Les amoureux de Sénac leur feront sans doute reproche de manquer la véhémence poétique qui marque au fer rouge l’œuvre et la vie de leur héros, mais l’objet de Temime et Tuccelli est ailleurs ; il vise moins l’étude de l’œuvre ou la défense du poète que la juste compréhension du personnage, de ses dilemmes et de la force de son engagement dans le paysage culturel, moral et politique de l’Algérie des “années de braise”.

105Sur la mort du poète, le 30 août 1973, par laquelle débute l’ouvrage, nous ne savons hélas guère plus que les hypothèses déjà émises par Peroncel-Hugoz. Maquillée en “affaire de mœurs” comme l’avait prévue et annoncée Sénac lui-même, son exécution met un point final à un enchaînement de haine personnelle et de réaction politique (et probablement de son versus intégriste) pour éliminer un acteur gênant. Seule une visite aux archives de la Sécurité militaire (le KGB a bien ouvert ses tiroirs) apportera, peut-être, un jour, la réponse. Mais une chose est sûre : Sénac ne fut pas seulement assassiné parce qu’il était “le pied noir, le pédé, le roumi”, rebelle aux “comportements automatiques [8]” qui vont prédominer dans l’Algérie de Boumediene, mais le “Scipion résolu” (comme l’avait appelé Camus) qui avait “vu ce pays se défaire / avant même de s’être fait”, l’écrivait et le déclarait sans la moindre prudence, dans l’éclat désespéré d’une “Poésie battue jusqu’au sang”.

106L’évocation des années de jeunesse emprunte beaucoup à la lecture de L’Ebauche du père, l’essai d’autobiographie sauvage bien davantage consacré au magnifique portrait d’une mère, tout droit sortie du “sac à chiffons” de la matrice méditerranéenne, qu’à la recherche d’un géniteur absent ou de ses substituts éphémères. “Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français”, revendique-t-il, comme en écho au fauvisme maternel, “mozabite et bâtisseur de minarets, fils de grande tente et gazelle des steppes”. Les auteurs insistent avec raison sur la bâtardise du poète, origine de l’œuvre et mortier rêvé d’une “Terre possible”.

107Les nombreuses revues que Sénac mettra en chantier seront toutes portées par ce rêve d’une Algérie aux multiples fils culturels, religieux et ethniques. Avec Terrasses (qui ne connut qu’un seul numéro, en 1953) il n’entendait pas moins, très loin des fixations romanistes et racistes d’un Louis Bertrand ou de l’arabisme radical “apporter le témoignage scientifique de ce pays, carrefour culturel, et contribuer à dégager l’homme de son désarroi [en] confrontant la pensée méditerranéenne à la pensée du désert, le message oriental et le message romain, les structures européennes et les structures islamiques” en une nouvelle “maison commune”.

108Oran l’espagnole, la ville natale, ne fut pas pour rien dans cette bigarrure baroque. C’est sur ces confins qui regardent vers “Grenade, Elche, Guadix, Ulbeçova, Barcelone” que Sénac, “épices et dieux dans le sang”, fait l’apprentissage de son étrangeté native. Le cabanon de Cueva del Aqua (la grotte de l’eau), construit à flanc de falaise au-dessus d’une crique aux oursins, sera son Tipasa, mais un Tipasa sans ruines romaines et sans basilique chrétienne, un Tipasa de gargotes païennes, posées en équilibre instable au-dessus de l’abîme et déjà minées par l’effondrement. Camus de Noces est le grand intercesseur. Mais il admire aussi Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Whitman, le Gide des Nourritures et Valéry, bientôt relayés par Artaud, Genet et Char. Il fréquente non moins assidûment les écrivains algérianistes tels Edmond Brua, Robert Randau ou Gabriel Audisio et la génération de Roblès, Bonjean, Pélégri, Grenier, Dermenghem. Il sera aussi l’un des premiers lecteurs des écrivains nord-africains tels Mohamed Dib, Kateb Yacine, Sefrioui, Feraoun, Mammeri. L’ouvrage nous fait entrer dans le monde littéraire et artistique de l’Algérie que, très tôt, Sénac va fréquenter et animer (il n’a pas dix-huit ans quand il crée sa première revue). Entre 1946 et son assassinat, il est certainement l’un des plus actifs défenseurs de la littérature et de l’art moderne en Algérie. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de nous le rappeler. Si quelque trace en a été gardée, l’étude des émissions de radio que produit Sénac en 1949-1950 et de 1963 à 1972 (Le Poète dans la cité puis Poésie sur tous les fronts) et le témoignage de ses auditeurs permettrait de mieux évaluer l’impact de la parole du poète sur la nouvelle génération et de prendre toute la mesure de “l’espace de rupture” où elle se tenait.

109La guerre qu’il observe de loin, en France, pendant toute sa durée, demeure, à la lecture de Temime et Tuccelli, une période enchevêtrée, avec ses alternatives impossibles, ses ruptures, ses échappées et ses zones d’ombre. S’il prend parti dès 1954 pour l’insurrection et déclare dès 1956, dans le dossier de la revue Esprit “Négocier en Algérie”, que l’Algérie a déjà “gagné la bataille”, se montre solidaire des étudiants de la Nouvelle Gauche avec Henri Kréa et Kateb Yacine et apporte son soutien au FLN, Sénac n’est pas moins partagé entre des positions contradictoires. Certes il se range aux côtés des écrivains algériens (au premier congrès des artistes noirs à Paris, en 1956), participe (en 1957) au dossier “Contre la pacification de la poésie” dans les colonnes de l’éphémère revue Exigence avec Kateb Yacine et Frantz Fanon, révèle (à Grenoble, en 1958) la traduction du futur hymne national algérien et stigmatise la bêtise et l’aveuglement des colons, mais il n’est pas moins critique à l’égard de l’autre camp, qu’au fond, il connaît mal. La brouille avec Camus qu’il accuse de se taire mais dont il partage l’attachement pour une “terre mère” mythique n’en sera pas moins douloureuse. L’ouvrage, qui en analyse bien les raisons, se montre cependant moins explicite sur les relations conflictuelles que le poète entretenait avec les écrivains d’Afrique du Nord (Kateb Yacine notamment avec qui il se fâche). Difficile en fait de bien situer la place de Sénac dans le conflit, comme si la position du poète à l’écart de la guerre mais engagé au côté du FLN, proche des communistes mais critique à l’égard du PCF, partisan de la résistance armée et effrayé par la violence (comme par ses propres audaces) laissait ses biographes perplexes.

110Le retour du “pied rouge” en 1962 ne dissipe pas le malentendu. La collaboration du poète aux instances culturelles du nouveau pouvoir (entre 1963 et 1967) ne fera pas de lui un partisan docile de la “révolution” et un nationaliste orthodoxe. Sénac ne fera pas son deuil des espoirs qu’il avait mis dans l’Algérie nouvelle, une Algérie qui eut réuni “dans un même geste la beauté lyrique et la révolution”. Utopie libertaire, utopie artiste d’une “révolution en chaleur” à l’heure de la beat generation (il arbore la barbe et la calvitie glorieuse d’un Allan Ginsberg), qui aurait ouvert les portes aux “franchises sensuelles du corps” et su maintenir ensemble sur un air de Pink Floyd ou d’une cantate de Bach “les splendeurs naturelles, les plaisirs des plages, les saveurs sémantiques et le droit à la pleine jouissance”.

111Ce qui était faire peu de cas de l’Algérie réelle que Sénac pourtant invoquait, sans en parler la langue, et dont il pouvait observer dans le “Bleu de la solitude” de ses dernières années, depuis sa “cave Vigie”, le “trou à rat” de la rue Elisée-Reclus – où le reléguait le pouvoir, “interdit de vie au milieu de [son] peuple” – et où il fut retrouvé, le corps troué de plusieurs coups de couteau, combien elle se détournait du rêve d’amitié sensuelle et de solidarité réinventée entre “hommes libres dans le soleil” qui avait été le thème – bafoué – de toute sa vie.

112Emile Temime et Nicole Tuccelli, Jean Sénac, l’Algérien. Le poète des deux rives, Autrement, 2003.

Paysages après la bataille. La littérature en ex–Yougoslavie

113ANNE MADELAIN

114Anne Madelain a été attachée culturelle à Belgrade et Podgorica et a travaillé à l’Institut français de Bucarest. Elle s’intéresse aux cultures des pays de l’Est et des Balkans. Elle fait partie de la rédaction du Courrier des Balkans.

115“Permettez-moi de me présenter, je suis un être humain dont on a volé l’identité ; de moi, la seule chose que je peux dire avec certitude, c’est que je suis une femme, que je suis au seuil de la maturité et que j’habite l’Europe, à l’heure du changement de millénaire. Tout le reste est assez vague, indécis et opaque.” Tels furent les mots de la jeune dramaturge belgradoise Biljana Srbljanovic, lorsqu’elle reçut en 1999 le prestigieux prix Ernst Toller. Avec dix années de conflits dans les Balkans, la guerre a aussi envahi les arts et la littérature. Alors, après la bataille, tout est à reconstruire : l’individu, son identité, sa place dans la société, dans sa langue, dans son histoire. “Nous sommes devenus des ex”, constate Predrag Matvejevic [9], une des figures de l’intelligentsia engagée, “des citoyens d’un ex-pays”, qui se disputent jusqu’au nom de la langue qu’ils ont la malchance de partager.

116Dans ce monde violent qui a embrigadé les siens, on s’efforce de comprendre l’incompréhensible et de dire la douleur. Souvent l’humour, le grotesque, la satire, sont tout ce qui reste pour échapper au pathos. Malgré la situation difficile des institutions culturelles et du marché du livre sur le territoire désormais fragmenté de l’ex-Yougoslavie, des œuvres singulières et fortes apparaissent. Qu’on songe en effet aux pièces de Biljana Srbljanovic, aux romans des auteurs serbes Vidosav Stevanovic, David Albahari, Vladimir Arsenijevic ou encore à la jeune génération des Sarajéviens exilés, comme Alexandar Hemon, Velibor Colic, Miljenko Jerkovic…, pour ne citer que quelques auteurs traduits en français.

117Une vitalité que l’on retrouve dans le cinéma (Danis Tanovic, Emir Kusturica, Goran Pascaljevic…) et les arts plastiques. La guerre des Balkans est même devenue, ailleurs, un “thème littéraire”. On compte des dizaines d’œuvres, comme les pièces de la Britannique Sarah Kane (Anéantis), du Français Olivier Py (Srebrenica) ou le récent roman de l’Américain David Homel (L’Analyste[10]), qui s’inspirent des dramatiques événements de l’éclatement yougoslave. Parions qu’il y a là un imaginaire à découvrir, des œuvres qui, parce qu’elles se confrontent peut-être à ce que la vie a d’essentiel, nous parlent de l’universel…

En temps de guerre

118En temps de guerre, la littérature ne produit que deux genres : la lettre ouverte et le journal intime[11].

119L’expérience concrète du conflit a donné lieu à un foisonnement d’écrits. Au cœur du siège de Sarajevo notamment, poésies, journaux intimes, autofictions, témoignages, ont fleuri. Des mots qui disent l’intimité détruite, l’expérience de la mort et de la souffrance, l’écroulement du monde. On trouve pourtant une bonne dose d’humour noir dans les journaux de ces assiégés du XXe siècle. Ainsi, par exemple, dans Bienvenue en enfer/Sarajevo mode d’emploi, le journaliste et romancier Ozren Kebo [12] explique-t-il le nouvel usage qui sera fait des livres. “Par moins 20 degrés, personne n’a de bibliothèque assez fournie pour chauffer une maison plus de deux heures […]. La littérature marxiste, celle dont on se débarrasse en premier, brûle mal et est pratiquement inutilisable à cette fin ; le papier de la meilleure qualité, étant trop gras, on pourra s’en servir en guise de gilet pare-balles, les livres épais étant une bonne protection contre les projectiles.” Et de conclure cet étrange “manuel” à l’usage des débutants [13] ainsi : “Il n’y a que l’humour, vous dis-je. Mentalement, je suis parfaitement sain, comment puis-je le savoir ? C’est simple, tant que je peux encore blaguer, c’est que j’ai toutes mes facultés.”

120Même dans la fiction, les mots collent à la réalité, qui a largement dépassé les bornes de l’imaginable. Ainsi, dans son fulgurant récit intitulé Les Bosniaques, Velibor Colic [14] nous livre une suite de tableaux qui, à la manière de banals faits divers, racontent les histoires personnelles de milliers de victimes anonymes des massacres. Le reportage devient fable tragique. La littérature est alors d’une certaine façon ce qui redonne visage aux cadavres anonymes. Au-delà du témoignage, elle est ce qui permet de rester humain dans une situation inhumaine. “Il m’est impossible, l’ami, de t’envoyer une carte postale de notre pays les Balkans, pays qui n’en est pas un, une carte encore agrémentée des cercles multicolores des jeux Olympiques d’hiver. Non, je ne peux t’en envoyer, car à peine ai-je repris mon souffle qu’une nouvelle guerre a embrasé mes rêves. […] Il n’est de grands romans, Tony, la condition humaine est dérisoire.”

121A Sarajevo, huit ans après la fin de la guerre, et dans une situation de paix armée, les mots brûlent toujours…

122

Je te dis :
il nous faut faire l’amour,
car le temps nous est compté.
Quelque part déjà,
les soldats tués au combat
gisent raides dans leurs abris souterrains,
remplis de formol.
Les vers en eux ne pénètrent pas.
Leur visage ne se sépare pas de leur corps.
Plus tard, l’haleine de leur cadavre sera proclamée
gloire nationale.
Et tu me dis à ton tour :
– il nous faut faire l’amour,
car dès demain, sur la table de dissection,
nous ne pourrons, sous le scalpel du chirurgien,
que nous sourire[15].

123Hors des zones de combat, “à l’arrière”, dès le début des années quatre-vingt-dix et jusqu’à aujourd’hui, la littérature est un exutoire face à l’absurdité du monde. Chronique belgradoise de la jeunesse désabusée et impuissante, A fond de cale[16], du jeune romancier Vladimir Arsenijevic met ainsi en scène des êtres englués dans les événements, sortes de Bardamu contemporains, contemplant la guerre à la télé dans l’atmosphère délétère de la capitale serbe mise au ban des nations… en attendant que tombent les convocations militaires. “Nous nous endormions tôt ce soir-là, devant la télé. Le faisceau de lumière bleuâtre jouait doucement au-dessus de nos têtes. Sur toutes les chaînes du satellite, nos soldats se massacraient à qui mieux mieux. […] Ma peur, assaisonnée par cette émotion horripilante ne fit qu’accroître. J’imaginais un agent de recrutement sonnant à ma porte. Je le voyais. Dans mes fantasmes, il était le dieu blond de tous les voyous.” Archétypes d’une génération, citoyens d’un pays moderne et apparemment occidentalisé, ces étudiants de “bonne famille” ont pourtant tôt fait de tomber dans les petits trafics, l’indifférence et le chemin pour le front. “A cette époque, nous n’avions pas encore pris la guerre en pleine gueule comme un paquet d’entrailles humaines. Elle nous minait de manière insidieuse.” Avec eux, le lecteur assiste, aussi impuissant que le héros, au basculement d’une société apparemment “normale”, dans la guerre, cette boucherie inutile.

Force de la satire

124“J’abolis le droit à l’utilisation du verbe devoir et j’introduis l’obligation du verbe vouloir, j’ordonne le partage collectif du destin… J’interdis l’indépendance de l’organe nommé cerveau, ainsi que la différence de tension artérielle ou de tempérament ! J’ordonne que tous inspirent au même moment et expirent quand je le dis ! [17]

125Dans l’embrigadement général, les artistes, dès le début des conflits et jusqu’à aujourd’hui, ont été conviés à exalter la grandeur nationale ou du moins à ne pas s’y opposer. Les poètes du passé n’ont pas été épargnés. N’a-t-on pas vu les idéologues serbes convoquer le poète Njegos [18] à la rescousse de la soi-disant “Nation céleste”, au moment même où on déboulonnait la statue du seul écrivain prix Nobel yougoslave, Ivo Andric, considéré par les uns ou les autres comme “trop serbe” ou “trop musulman” ?

126En quoi cette littérature est-elle coupable du fait que j’arrive d’un pays ravagé ? interroge l’écrivain bosniaque Dzevad Karahasan [19], évoquant le poison de la littérature épique… Plus rien n’est innocent en effet : le devoir d’écrire pour sa patrie guette l’écrivain balkanique, tentation d’autant plus insidieuse que l’espace mental est réduit (absence de circulation des livres, voire situation de censure ou d’autocensure) et que la tradition épique est forte.

127Pour les auteurs qui refusent de s’enrôler, la satire politique devient un exutoire pour ne pas devenir fous. “Lorsque j’aurai couché la dernière phrase de ce livre sur l’homme qui arrêta la marche du monde, je cesserai de m’occuper de cet antihéros dans le prénom duquel figure trompeusement ce mot lumineux : Sloboda (Liberté)”, écrit en 1999 le romancier serbe Vidosav Stevanovic dans la préface de son Milosevic, une épitaphe[20], biographie fantasmée de l’homme par qui le malheur arriva. Les jeunes auteurs ne sont pas en reste, comme le Macédonien Dejan Dubovski dont la très populaire pièce Baril de poudre sera adaptée pour le cinéma par Goran Paskaljevic en 1999, ou encore la Belgradoise Biljana Srbljanovic, figure désormais internationalement reconnue du nouveau théâtre ex-yougoslave. Dénonçant la décomposition d’une société devenue la caricature d’elle-même, où le nationalisme devient une perversion de plus dans une communauté à psychanalyser, ses pièces mettent en scène de jeunes exilés désorientés (La Trilogie de Belgrade[21]) ou des enfants mimant le cynisme des adultes (Histoire de famille). La Chute[22] est la pièce emblématique de ces années de plomb. Farce ubuesque dans laquelle la “Surmère de la nation”, Suncana, “accouche” du peuple, épouse un idiot pour en faire un tyran et mène la guerre contre les voisins et anciens frères. Entouré des “caméléons de la nation”, successivement philosophes, généraux et popes, le couple sacrifie son propre fils sur l’autel de la guerre. Les mythes nationaux, les mœurs balkaniques et l’exaltation guerrière y sont raillés avec une verve féroce. Sortie en 2000, au moment même où le régime de Milosevic basculait, la pièce a fait grand bruit, et Biljana Srbljanovic, qui connaît un succès grandissant sur les scènes européennes, est toujours controversée dans son pays, où on lui reproche de “faire de la politique et non de l’art”. “Sur ce sang, je vais construire un supermarché de luxe […]. Je vais combler ce trou et personne, jamais, ne saura ce qu’il y avait ici. Je vais effacer les noms, le passé, la mémoire. Je vais changer de sexe, de physionomie, de coiffure. Demain, je ne me rappellerai plus ma langue, les événements, le pays et tout ce qui va avec”, déclare Jovan, le fils adultérin à la fin de la pièce, avant de lancer : “Dansez, braves gens, dansez. Dansez le tango pour la nouvelle Europe.”

128A sa suite, des jeunes auteurs, comme Filip Sagorovic à Zagreb, Almir Sirevic à Sarajevo et bien d’autres, se mettent à écrire des pièces qui disent l’écroulement du monde et l’absurde avec une force nouvelle, et les rapprochent de ce qu’on appelle en France les “nouvelles écritures théâtrales”, en Angleterre le “yer-in-face theatre”, un théâtre qui oblige son spectateur au dialogue direct et violent avec le monde en écroulement. Un mouvement littéraire qui apparaît donc au moment où la guerre revient en Europe par les Balkans et où le monde solidement bâti de 1945 s’efface.

Exil

129Dans les années quatre-vingt-dix, la Bosnie se vide dans le bruit des bombes et la vigueur des combats. Artistes, intellectuels ou écrivains sont également nombreux à quitter Belgrade et Zagreb, pris dans les fureurs de l’exaltation nationale. Dubravka Ugresic, Vidosav Stevanovic, David Albahari, Alexandar Hemon et même le dramaturge zagrebois Slobodan Snajder, quittent leur pays. En 2003, beaucoup ont choisi de rester à l’extérieur.

130“Puisque j’ai continué à croire dans cette langue commune, ai-je dit à Donald, j’étais devenu pareil à un homme préhistorique, je vivais dans une histoire qui n’existait plus dans un temps dont tous disaient qu’il n’avait jamais été. Un homme dans cette situation n’a d’autres possibilités que de partir en exil volontaire, devançant ceux qui l’y enverront de force [23]”, écrit David Albahari, écrivain belgradois réfugié au Canada depuis 1994, dans son roman L’Appât. Au fil d’un récit dense et sobre, le narrateur essaie de retracer, pour son ami américain, l’histoire de sa mère qui finit par se confondre avec l’histoire de ce pays qui fut : la Yougoslavie.

131Dans l’exil où se retrouvent plusieurs générations d’auteurs, la confrontation au monde permet d’une certaine façon à l’individu balkanique malmené, et qui a presque perdu son identité, de se reconstruire. Une des thématiques les plus intéressantes développées dans l’exil est justement cette confrontation des deux mondes : le vieux continent pris dans ses démons (dont les Balkans paraissent concentrer les mythes fondateurs), et la vie moderne dans la société mondialisée. Ainsi Alexandar Hemon, jeune écrivain bosniaque qui connaît un rapide succès outre-Atlantique grâce à ses romans burlesques, revendique une voix de la “périphérie”, un regard décalé et décapant. Dans De l’esprit chez les abrutis[24], il revisite avec ses rêves américains l’histoire des siens, une histoire de famille qui remonte à la nuit des temps, de la Russie à Sarajevo pris sous les tirs des snajper.

La fragmentation de l’espace culturel

132Les fondements ont été ébranlés, jusqu’à la langue qui a perdu son nom. Ceux qui pensaient parler la même langue utilisent aujourd’hui des idiomes aux noms différents : croate, serbe, bosniaque et même monténégrin. Les censeurs s’activent pour épurer les langues des influences “étrangères”, au mépris de ce qui faisait autrefois la valeur “littéraire” de bien des auteurs du passé, les régionalismes, la variété des idiomes, comme autant de coloris d’une même langue. Quant aux trois peuples de l’ex-fédération yougoslave qui ont toujours parlé leur propre langue, à savoir les Slovènes, les Macédoniens et les Albanais, ils n’apprennent désormais plus le serbo-croate. L’espace de diffusion des ouvrages se trouve de chaque côté réduit. Pour les petits pays issus de l’éclatement, l’économie du livre est même un vrai casse-tête. Par ailleurs, si l’on peut aujourd’hui trouver à Belgrade ou à Zagreb des romans d’auteurs bosniaques, faute de promotion ou d’intérêt du public, ces derniers se vendent mal. Les bibliothèques et les écoles ont banni de leurs catalogues et programmes les auteurs devenus “étrangers”. Après les conflits, rien n’est vraiment fait pour récupérer l’héritage. La circulation des livres est problématique, les coéditions rares et la question des droits étrangers encore plus délicate. Sans réglementation équitable valable sur l’ensemble de la zone des locuteurs de l’ancien serbo-croate, la production des livres et l’édition de traductions se fait dans des marchés réduits, les traductions “concurrentes” foisonnent et les livres, soumis à de fortes taxes douanières, sont l’objet d’un marché noir grandissant.

133Certaines initiatives visent pourtant à lutter contre l’asphyxie de la culture, c’est le cas par exemple des Rencontres européennes du livre, organisées à Sarajevo depuis quatre ans sous l’égide du Centre culturel André-Malraux. Malgré les obstacles multiples à la circulation des hommes et des livres, ces rencontres proposent un espace aux échanges culturels transfrontaliers. Il existe également quelques revues littéraires qui recréent un dialogue en donnant à lire des auteurs au-delà des frontières de leur “communauté”. C’est le cas par exemple des Cahiers de Sarajevo publiés en Bosnie, de la belle revue slovène Balkanis, consacrée à la création littéraire et artistique contemporaines, ou encore d’une jeune publication de textes littéraires intitulée Fantômes de la liberté. On assiste par ailleurs aux premières “coéditions” transfrontalières. Pourtant le dernier album d’Enki Bilal, considéré comme “l’enfant du pays”, de par ses origines yougoslaves, risque bien de donner lieu à trois traductions concurrentes à Sarajevo, Belgrade et Zagreb…

134La guerre dans les Balkans des années quatre-vingt-dix a été aussi une guerre des mémoires, où le symbolique, y compris dans ses formes les plus archaïques, a resurgi au premier plan, dans une société pourtant apparemment moderne. Le rôle des intellectuels, dans l’exaltation des idées nationales, a été considérable de tous les côtés [25]. Mais plus encore, on peut dire que ces années qui ont vu l’ancien monde s’écrouler, ont créé une rupture générationnelle et culturelle nette. Une crise d’identité qui, si elle est plus aiguë dans le monde tourmenté des Balkans, n’en rejoint pas moins les grandes interrogations contemporaines.

Notes

  • [1]
    Traduction de Jacqueline Risset, édition Garnier-Flammarion.
  • [2]
    C’est notamment l’objet des Ecrits corsaires de Pasolini, réédités chez Flammarion, coll. “Champs”.
  • [3]
    “Craignons de devenir misologues, comme certains deviennent misanthropes. Car il ne peut rien arriver de pire à quelqu’un que de prendre en haine les raisonnements”, Phédon, 89d, traduit du grec par Paul Vicaire, Gallimard, coll. “Tel”.
  • [4]
    G. Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme, L’Eclat, 1993, p. 9.
  • [5]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1971, p. 173.
  • [6]
    Ibid., préface, p. XIII.
  • [7]
    Emile Temime, Un rêve méditerranéen, Des saint-simoniens aux intellectuels des années trente, Actes Sud, 2002.
  • [8]
    Benjamin Stora, Imaginaires de guerre. Algérie – Viêt-Nam, en France et aux Etats-Unis, La Découverte, 1997, p. 175.
  • [9]
    Predrag Matvejevic, Entre asile et exil, Fayard, 1996.
  • [10]
    David Homel, L’Analyste, Acte Sud, 2003. Dans ce roman, le héros, un psychiatre belgradois, est engagé par le gouvernement pour soigner les traumatismes des guerriers revenant du front.
  • [11]
    Dubravska Ugresic, “Zagreb, Amsterdam, New York”, in Lettre internationale n° 33, été 1992.
  • [12]
    Ozren Kebo, Bienvenue en enfer/Sarajevo mode d’emploi, La Nuée bleue, 1997.
  • [13]
    La traduction originale du titre en bosniaque est “Sarajevo pour les débutants”.
  • [14]
    Velibor Colic, Les Bosniaques, Galilée 1993, réimpr. Le Serpent à plumes, 2000.
  • [15]
    Senadin Musabegovic, Grandissement de la patrie, N&B éditions, 2002.
  • [16]
    Vladimir Arsenijevic, A fond de cale, Le Serpent à plumes, 1996.
  • [17]
    Biljana Srbljanovic, Supermarché/La Chute, L’Arche, 2001.
  • [18]
    Petar Petrovic “Njegos”, prince du Monténégro (XIXe siècle) et auteur du célèbre poème épique La Couronne des montagnes.
  • [19]
    Dzevad Karahasan, Un déménagement, Calmann-Lévy, 1993.
  • [20]
    Vidosav Stevanovic, Milosevic, une épitaphe, Fayard, 2000.
  • [21]
    Biljana Srbljanovic, Histoire de famille/La Trilogie de Belgrade, L’Arche, 1998.
  • [22]
    Biljana Srbljanovic, La Chute, L’Arche, 2000.
  • [23]
    David Albahari, L’Appât, Gallimard, 1999.
  • [24]
    Alexandar Hemon, De l’esprit chez les abrutis, Robert Laffont, 2000.
  • [25]
    Voir par exemple à ce propos le très bon livre dirigé par Nebojsa Popov, Radiographie d’un nationalisme. Les racines serbes du conflit yougoslave, Les Editions de l’Atelier, Paris, 1998, ouvrage collectif qui analyse l’embrigadement des institutions culturelles serbes (académie, télévision, union des écrivains, etc.) dans la cause guerrière.
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