Couverture de LPM_011

Article de revue

Le jardin de monsieur Virs

Pages 169 à 173

Certains héros des romans de Maryline Desbiolles portent des noms mythologiques, d’autres ceux à peine déguisés d’un mortel. Les contrées où ils vivent arborent aussi d’étranges appellations à la somptuosité inquiétante, mêlées aux lieux-dits de la carte Michelin.
Que ceux-ci conduisent tout droit aux abords de la Méditerranée, (La Seiche, Anchise), dans l’arrière-pays niçois, à Fontaine-le-Jarrier où elle vit aujourd’hui (Le Petit Col des loups, Nous rêvons notre vie), dans un luxuriant jardin littoral (Les Chambres), en Palestine (Quelques écarts), en Australie ou passé la porte de l’abbaye du Thoronet (Poèmes saisonniers) ne change rien. Ils sont là et ne sont pas là où l’on croit les trouver, ils se tiennent dans l’espace du récit, comme les îles de l’Odyssée.
Née dans une vallée des Alpes d’une famille partagée entre Savoie et Toscane qui s’installera sur la côte et son haut pays, Maryline Desbiolles se déclare aussi étrangère au Sud qu’aux sombres sapinières d’Ugine ; assignée à rien, aucun lieu, aucune identité qui tienne. Comme Italo Calvino ou Francesco Biamonti elle se tient sur des confins, en cet arrière-pays divagant, qui n’est d’aucun pays ou de plusieurs à la fois, sur ces revermonts d’où l’on aperçoit le littoral “au loin, tellement au loin qu’on pourrait croire qu’on l’invente”.Amanscale qui donne son nom au dernier roman est bien Nice mais aussi la ville Volcan que l’héroïne regarde au loin. Cimiez est “la colline des loups” et le mirage de la ville perdue.
Comme l’héroïne de La Seiche, il s’agit bien d’affronter la nomination proliférante d’un territoire sensoriel que les mots font basculer en gouffre de mémoire : “Tant de couleurs, d’odeurs, de consistances à entremêler infiniment. Tant de goûts à enchâsser, à extraire, tant de goûts à vanter, à plier à notre volonté, à convaincre de se dilater et de nous oindre la bouche entière” demandent réparation. Se repaître de cette multiplicité mais aussi mettre cette stupeur “à l’épreuve de la langue”, faire que les mots nous dessillent au lieu de nous étouffer, et prendre ainsi à revers Les Tentations du paysage ; telle est l’injonction légère du goinfre.
Maryline Desbiolles a publié depuis 1980 une vingtaine d’ouvrages : textes poétiques, recueils de nouvelles, récits et romans. En 1999, Anchise, son quatrième roman, a reçu le prix Fémina. Deux autres écrits romanesques lui font suite en 2001 et 2002 : Le Petit col des loups et Amanscale. Son œuvre compte également des essais consacrés à des artistes : Henri Matisse, Pierre Soulages, Fernand Léger, Shirley Jaffe et Bernard Pagès dont elle partage la vie. En 2003 les éditions du Cercle d’art ont publié sur ce dernier un essai intitulé Nous rêvons notre vie et, dans la collection “La beauté en voyage”, Cheval ailé avec mors. De 1981 à 1986, elle a crée et dirigé la revue de littérature Offset. Entre 1990 et 1993 c’est au tour de La Métis, revue de littérature, d’arts plastiques et de sciences de l’homme dont les thèmes apparaissent rétrospectivement étroitement liés à son œuvre d’écrivain : le littoral, l’autre/l’ailleurs, la stupeur, la légèreté, la joie, les confins et la Méditerranée. Depuis quelques années Maryline Desbiolles écrit des fictions pour France Culture (Vous, Les Petites Filles) et produit dans le cadre de “Surpris par la nuit” des émissions consacrées à Nice, ville perdue ? et à L’arrière-pays niçois : l’épreuve du rêve. En 2004, elle publie deux nouveaux livres : Le Goinfre, aux éditions du Seuil, et Vous, aux éditions Melville/Léo Scheer.

Le jardin de monsieur Virs

1L’autre jour j’éprouvai soudain avec stupeur que j’avais finalement toujours vécu là, à deux pas de la mer, parfois un peu plus haut, de temps en temps tout près d’elle, longtemps en retrait, mais toujours là. J’éprouvai avec stupeur et presque avec effroi que depuis toutes ces années qui se mettaient à compter dangereusement j’avais établi ma demeure dans ce seul territoire étroit, hormis les trois premières semaines de mon existence qui me firent d’ailleurs taxer d’étrangère toute mon enfance dans le village de l’arrière-pays niçois que j’habitais d’abord. Trois semaines bénies car à cause d’elles je ne suis pas de cet ici qui m’enchante et ne me rive pas. Et toujours la mer m’apparaît comme une grâce faite au paysage, et toujours la mer m’apparaît comme une belle échappée.

2Il y a des images qui pour toujours vous crèvent les yeux. Elles ne sont pas extraordinaires, pas sublimes, elles sont là ou elles ont été là, jour après jour, à portée de regard, si bien que ce qui vous a pourtant dessillé, vous ne le voyez même plus : vos yeux ne sont-ils pas crevés en effet ?

3La vue depuis ma chambre d’enfant est de ces images-là. Le littoral se tient au loin, tellement au loin qu’on pourrait croire qu’on l’invente, qu’on pourrait croire qu’on invente cette vapeur, cette danse, cette issue dans la toile trop tendue de chaleur. La mer, pour moi, se tient ainsi continûment au loin, sitôt que j’ai les pieds dans l’eau, sitôt que je jouis d’elle, elle n’est plus cette perdition et cette échappée qui me serrent le cœur et me l’ouvrent dans un même mouvement comme aucun autre paysage. La mer au loin. Qu’on voit malgré tout, malgré la distance, les montagnes, la légère brume de chaleur, un saladier de mer entre deux collines, une fumée à peine bleue, la mer simplement flambe.

4Flamber.

5On ne voit rien à regarder fixement. On voit même presque toujours par inadvertance. Le mot flamber m’empêche d’accommoder sur le lointain. Il m’entraîne vers d’autres vues. La Côte d’Azur incite sans doute aussi à cette légèreté. Et ce mot de flamber la montre entièrement du doigt. Parce que je l’ai vue pour de bon en feu et, une fois, traversée d’ouest en est par les flammes. Mais encore parce qu’elle dépense sans compter, qu’elle jette ses attraits par les fenêtres. Oui, elle a cette vulgarité et cette innocence. Et j’avoue que j’ai de la tendresse pour cette manière qu’elle a de se montrer, de se pavaner, de flamber dans le rouge des voitures de sport et dans le scintillement de ses caillasses dénudées par la lumière, violentées par elle. J’avoue que ces pays plus distingués où finement on cache ses richesses sous des boqueteaux m’ennuient.

6Flamber la nuit.

7La nuit, de la fenêtre de ma chambre, on pouvait croire infailliblement à la mer : le phare, les nuits claires (mais je ne me souviens d’aucune autre nuit), signalait, aussi minuscule fût-il à cette distance, que la mer est un gouffre noir et qu’elle relie à d’autres terres là-bas, de l’autre côté. La nuit, les accès réguliers de la lumière du phare faisaient apparaître le grand trou de la mer où basculait le monde. Je pense à l’ourlet de ce trou, l’ourlet magnifique de la baie des Anges piqueté de lumières doucement dorées et palpitantes comme des ailes de papillons, ce qu’elles dessinent a quelque chose de l’aisselle d’une nageuse sublime, les lumières s’amenuisent tout au bout de son bras et rentrent sous le drap de la nuit, il paraît qu’on ne sait pas ce que sont les anges de la baie des Anges.

8Se retenir.

9Il n’était sans doute pas possible d’oublier, le jour revenu, que la mer menaçait de renverser. Aussi merveilleuse que fût la vue depuis ma chambre, elle gardait une obscurité. Il fallait qu’on puisse se retenir pour ne pas dévaler jusqu’au trou. Et on pouvait se retenir en effet. Le paysage nous faisait cette grâce : il était entièrement et délicatement barré par les ruines d’un aqueduc romain, ruines qui oscillaient de l’ocre au jaune selon la qualité de la lumière. C’était très amène et très insistant. Une sorte de frise en travers de la page, ligne de partage, soupir, respiration sans laquelle la page n’eût été qu’une friche.

10La mer au loin, le plain jusqu’à elle, les ruines discrètement au beau milieu. Cette disposition ne viendrait-elle pas désormais, finement ébauchée sur un papier transparent, se poser sur tous les paysages que je verrai du monde ? Le paysage cependant ne m’était pas entièrement donné par la fenêtre. Lorsque je me tenais à genoux sur la table basse de ma chambre pour voir par la fenêtre, ce qui m’était caché pour lors, à ma gauche, à gauche de la maison, devait irriguer sans que je sache mon regard.

11A gauche de la maison, il y avait un jardin où poussaient quelques arbres fruitiers, un gros cerisier notamment, et des fleurs, surtout des roses, des roses énormes aux couleurs nombreuses, le long d’allées de cailloux gris ou autour du petit bassin. On n’avait le droit de toucher à rien. La propriétaire était une dame sévère et pousser le portillon de son jardinet, en sa présence bien entendu, était réservé à des jours exceptionnels. Je pourrais facilement détester le souvenir de ce jardin si de l’autre côté du mur, du haut mur de la maison mitoyenne, on ne devinait pas ce que personne n’aurait appelé un jardin, un fouillis de verdure qui procédait par enfouissements successifs, une copulation monstrueuse : on soupçonnait les épaules des pergolas imbriquées les unes dans les autres comme à la mêlée de rugby, un alliage buissonnant, broussailleux, un maquis, une jungle mais où continueraient de percer les traces d’un ordre ancien, un ordre recouvert mais amoureusement recouvert. Ses traces ne disparaissaient pas, en les serrant de près, il semblait que la végétation leur rendît hommage, leur prêtât serment d’allégeance, les reconnût pour fondations. Je ne pouvais pas voir le jardinet aux roses sans apercevoir en même temps, au-delà, derrière le mur, le jardin obscur, le jardin sombre que l’enchevêtrement rendait presque noir, et c’était comme si le jardinet aux roses était arrosé par le jardin obscur, comme si le dessin à découvert de l’un était devenu sève cachée dans l’autre et comme si la sève, à force, avait ouvert un passage dans la mièvrerie défendue du jardinet.

12Une fois, une seule fois, je pénétrai dans le jardin obscur. Il avait d’abord fallu entrer dans la maison du maître des lieux, monsieur Virs, un vieil homme qui habitait la Suisse et ne venait ici, comme tant d’autres, qu’en villégiature. Il nous accueillit dans son fauteuil où il paraissait plié plutôt qu’assis tant il était grand. J’ai tout oublié de lui hormis sa taille, mais je le retrouvais bien plus tard dans un tableau de Giacometti avec lequel je le confonds désormais. Je n’aurais jamais osé lui demander quoi que ce soit mais à peine étions-nous arrivés qu’il m’invitât à aller au jardin qu’il appelait “dehors”, il dit d’aller jouer dehors. Il ne savait heureusement pas s’y prendre avec les enfants et préférait se débarrasser de ma présence qui le rendait maladroit. Il me parla d’une certaine plante carnivore et m’ouvrit la porte du jardin. Alors le jardin obscur dépassa toutes mes espérances.

13Il me happa sans préambule dans l’abandon où on le laissait. Il était passé du côté de la nuit. Les lianes énormes des glycines serraient avec effusion les fines arcatures de métal qui les avaient autrefois accueillies, elles s’enfonçaient dans la chair de la rouille à moins que ce ne fût la rouille qui les mordît. On ne voyait plus le ciel, plus on avançait, plus on ramenait le drap du lit sur sa tête. Au bout de quelques pas seulement, j’avais disparu sous le drap, dans la rumeur des feuilles tombées, des brindilles, de tout un humus accumulé qui crépitaient sous mes pieds. Bientôt, entre les buis très sombres et les touffes de rosiers des chiens, j’entrevoyais des plantes biscornues qui se pavanaient dans l’humidité des lieux. Le bassin était pourtant à sec mais il n’avait plus besoin d’eau pour vanter l’humidité : elle était dans la légère odeur de moisi des feuilles qui le jonchaient ou dans la mousse qui verdissait les pierres de la margelle comme les melons, grenades et raisins saisis dans le panier de pierre qu’on découvrait soudain sur un pilier embrassé de lierre. Je me retournais souvent car le bruit effroyable que je faisais en marchant dans l’épaisseur des feuilles m’aurait empêché d’entendre qu’on me suivait. J’étais dans mon royaume mais j’avais peur quand même car je ne doutais pas que l’endroit que je n’avais qu’entraperçu m’attendait et je ne doutais pas non plus qu’il pouvait m’attendre et à la fois m’être un peu hostile, oui, j’avais alors ce savoir-là plus qu’aujourd’hui. Au bout de l’allée centrale, dominant deux marches, trônait une grosse jarre où s’épandait la plante carnivore que monsieur Virs m’avait dit de ne pas manquer. Sa couronne de feuilles pâles qui retombaient mollement sur le pot n’était guère remarquable. Toute sa force, la plante l’avait concentrée dans son corps mauve comme du vin, un corps renflé, hideux, grumeleux qui était la fleur et la gueule de la plante, je jurerais qu’elle était ouverte et qu’on voyait ses muqueuses noires et luisantes comme du charbon. C’est dedans et non dehors qu’aurait dû dire monsieur Virs pour désigner le jardin mais il l’avait oublié sans doute et plus personne ou presque ne s’y laissait engloutir. Les fleurs s’étaient exténuées à fleurir pour rien, les impatientes avaient dépéri, les berceaux des roses de Banks n’étaient plus éclairés que de quelques étoiles, seule la glycine paraissait éternelle et la plante carnivore bien sûr, la bouche d’ombre où battait le cœur du jardin obscur.

14A genoux sur la table basse de ma chambre, je sais le jardinet aux roses de la voisine et, derrière le mur, le jardin de monsieur Virs, et j’ai sous les yeux le jardin du monde. Je navigue de l’un à l’autre, les emmêlant parfois lorsque je descends quatre à quatre l’escalier pour débouler dans la cour d’où enfin je ne vois plus rien et d’où je peux tout oublier, d’où je peux oublier mes trois jardins inséparables car l’obscurité de l’un ne peut se passer de la mièvrerie de l’autre ni de la vastitude du troisième, comme les roses du jardinet ne sont rien sans la plante carnivore du jardin obscur et ces visions rapprochées ne sont encore rien sans la végétation indifférenciée ad libitum jusqu’à la mer.

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