Notes
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[1]
Takis Koubis est né à Akrata en 1955. Architecte, il a collaboré à la création de la revue Tefkos et dirigé, de 1992 à 1998, la section architecture d’Arti. Il a participé à plusieurs Biennales de Venise et organisé avec Richard Scoffier une manifestation itinérante consacrée à Athènes, La ville en éclats (Ecole des beaux-arts d’Athènes, automne 1997, Ecole spéciale d’architecture de Paris, printemps 2000).
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[2]
Alexandre Papadiamantis (1851-1911) ; Emmanuel Roïdis (1836-1904) : voir la petite bibliothèque traduite, page 109.
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[3]
Constantin Christomanos (1887-1911), romancier, metteur en scène et traducteur ; Grigorios Xenopoulos, nouvelliste, romancier et dramaturge (Constantinople, 1867 - Athènes, 1951) ; Georges Théotokas (1900-1966), dont on peut lire en français Le Démon, traduit du grec par Marie Colombos, Stock, 1946.
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[4]
Franz Hessel, Promenades dans Berlin, P.U.G., 1989.
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[5]
Marcel Poëte, Introduction à l’urbanisme, Anthropos, 1967, rééd. Sens et Tonka, 2002.
1Une urbanisation faite de mesure et de démesure, de loi et non-loi, d’exclusion et d’intégration.
2Il peut paraître paradoxal de prendre la défense de cette ville contre les critiques idéologiques dépassées qui essaient de nier la nouvelle réalité urbaine. Car à partir du moment où le partage de l’espace devient désormais impossible, la ville n’a pas besoin de défense, c’est plutôt elle qui a l’air de nous défendre, même lorsque nous procédons à des appropriations brutales de ses espaces ou que nous sommes pris d’une crise d’"urbanophobie" hystérique.
3Mais comment s’est formé ce vocabulaire "athénophobique", que traduisent avec tant de facilité les termes de rejet tels que "ville cimentée", "maudite", "morbide", "anarchique", "laide", "étrange-inquiète", "inhumaine", "ville-foutoir", "ville monstrueuse" ? Cette construction idéologique a ses origines dans le passage de la littérature de mœurs au roman de la vie urbaine vers la fin du xixe siècle et le début du xxe, avec notamment les textes de Papadiamantis ou de Roïdis [2], qui a mythifié la vision d’une campagne idéale, opposée à la ville, et a inauguré le schéma qui dès lors devait sans cesse nous hanter : tout type de nostalgie de la ville qui s’en va est au fond une nostalgie de cette campagne-là. Athènes est toujours une ville qui fuit et qui du même coup nous échappe. Mais c’est en même temps une ville qui vient, en perpétuel mouvement. Ces mouvements, les transformations continuelles, n’en font pas seulement un chantier provisoire, interminable, mais aussi un chantier permanent, qui porte en gestation une ville toujours à venir.
4L’importance de la venue réside dans le fait qu’Athènes, ville-texte, ville qui raconte, se situe au début de la littérature de la ville où, en tant que ville idéologique, elle précède tout discours architectural ou urbain. En conséquence, alors que depuis 1834 les conceptions proposées par les Bavarois et les études modifiées qui ont suivi demeurent à l’état de projet, conférant une origine utopique à tout plan d’urbanisme futur, cette ville qui, au fond, n’a pas été fondée, n’a pas été créée comme ville nouvelle, mais s’est posée sur l’ancienne, se constitue et s’étend uniquement à coup de décrets de modification et par la légalisation des constructions illicites bâties en dehors du plan de ville.
5Ce réalisme inaugural d’Athènes, ponctué, depuis 1919, par l’apparition de l’immeuble d’habitation athénien, cantonne, d’une part, le plan d’urbanisme officiel à l’espace de l’impossible en lui retirant tout droit institutionnel effectif à la parole, et de l’autre, semble aller de pair avec l’avenir urbain du roman réaliste introduit par les textes de Christomanos, Xenopoulos et Théotokas [3].
6La réconciliation urbaine, l’"urbanistique" et l’émancipation sont obtenues à travers la description d’Athènes comme ville littéraire – c’est-à-dire par le biais de son inscription dans la prose narrative en tant que discours de la ville dans la littérature – plutôt qu’à travers une architecture de la ville. L’architecture restera prisonnière d’un idéal d’harmonisation avec le paysage naturel, sans donner la parole à la ville, jusqu’aux années 1960 et à la formulation des propositions de Doxiadis et de Candilis essentiellement. Le réalisme athénien de Christomanos dans Poupée de cire (1911) introduit des jugements esthétiques nouveaux dans la conception de la ville, qui contribuent à la constitution d’une "poétique du laid", toujours d’actualité, où l’inéluctable réalité sururbanisée crée les conditions d’une impossibilité de la ville. Sa poétique de la quotidienneté se focalise sur sa forme la plus extrême, les déchets urbains, qui sont désormais synonymes de la mégalopole : […] des tas de pierres et de bouteilles et d’assiettes cassées et de vieux papiers et des fonds de poubelles et des cercles tordus de tonneaux brillaient au soleil comme d’inestimables trésors.
7Si l’on voulait formuler un discours, une histoire de l’Athènes moderne, le parcours linéaire, morphologique de ses lieux et de ses édifices, depuis l’époque classique jusqu’à nos jours, ne présenterait plus aucun intérêt, au contraire d’un inventaire des traces de l’usure quotidienne, de l’aspect amorphe des rues et des espaces publics, de l’usage sauvage et des appropriations violentes, du "réalisme absolu" sur la base duquel sont produits les nouveaux tissus urbains hétérogènes.
8L’insistance à décrire l’évolution de la ville, qui d’ordinaire se ramène à l’histoire de ses œuvres d’architecture, est impuissante à comprendre le processus des ruptures, des chutes, des multiples morts qui caractérisent cette ville. C’est une part irréductible d’une inavouable disjonction : l’architecture d’un côté, la ville de l’autre. Par conséquent, le discours sur la ville dégénère en discours de l’"homo touristicus", parce qu’il n’embrasse pas les origines d’une lecture "authentique", du voyage d’un étranger-hôte, qui est en même temps une prospective d’architecture. La ville-sujet, narratrice, parle en phrases sans fin, un jeu d’incomplétude, en mettant la ponctuation et en faisant des pauses, avec des espacements, pour montrer les choses "étrangesinquiètes", "effrayantes", qui sont en même temps si familières, si merveilleuses.
9Le périple d’un flâneur, qui observe et consigne les phénomènes quotidiens de spontanéité ou de construction par les habitants-usagers, les "bâtiments en ville", est la condition nécessaire du surgissement de pensées, dont résultent des concepts, des "images de pensée", selon les termes de Walter Benjamin. Toute ville a ses propres mots, ses propres phrases et concepts, qui doivent être articulés et formulés de façon syntaxique. Le désir de parler d’Athènes – ou mieux, qu’elle parle elle-même –, de ses rues, de ses quartiers, de ses immeubles, de la voir nous révéler les nouveaux principes esthétiques qui la régissent, ne peut que se tourner vers les zones d’urbanisation sauvage, du Phalère à Liossia et Stamata, de Perama à la Mésogée et à Lavrion. Ces espaces nouveaux, les rues, qui n’ont pas été inventées bien entendu par une architecture réflexive, ne nous empêchent pas, malgré tout, de penser en mouvement, de flâner escortés de pensées…
10Mais quel est le promeneur qui n’a pas de mobile évident pour parcourir ces régions, qu’il voit chaque jour sans pourtant qu’elles soient visibles, comme dirait l’écrivain allemand Franz Hessel [4] ? C’est nous tous qui les habitons et les traversons, les habitants-passants, qui disposons d’un regard inquiet, comme celui de l’étranger, qui doit les toucher, à travers itinéraires et mouvements, pour découvrir l’inédit. Par conséquent, l’"étrange-inquiet" coïncide avec le regard architectural, puisque l’architecture suppose un processus tactile et non visuel.
11Si l’Athènes ancienne constituait la forme archétype de la cité démocratique, avec l’identification réelle et non pas métaphorique de l’espace public et de l’espace politique, au "centre" de la ville (et de la cité), l’Athènes moderne a légitimé leur disjonction, c’est-à-dire la disparition de l’espace public et le règne d’individualités irréconciliables, la collectivité en pointillé et le rejet de toute communauté. Par voie de conséquence, la place d’une communauté astrale, d’une ville lumière, d’une unification totalisatrice, est occupée par les tissus hétérogènes d’un urbanisme obscur, quelques fragments d’un monde déchiré qui se compose sans cause apparente, l’urbanisme du - désastre en quelque sorte. La pensée qui tente d’aborder le phénomène athénien est inéluctablement conduite à des associations qui superposent les conditions de la cité archétype à celles de la ville moderne. Car l’Athènes moderne est agencée en superposition à l’ancienne, posant par-dessus la même topographie, le même territoire, les fragments d’un ensemble discontinu et hétérogène.
12Par conséquent, là où était le "centre", le "milieu" de l’espace politique et public, l’agora, qui désignait une capacité spatiale et non un point, apparaît à présent une zone archéologique qui, par le biais d’une énorme voie piétonne, unit les débris de traces, tout en provoquant des séparations, des ruptures, des remises en place et des discontinuités avec la ville moderne. Le "centre" perd dorénavant sa capacité spatiale, se contracte en un point déplacé qui est exilé dans les banlieues et entraîne avec lui tout ce qui définit sa fonction dimensionnelle en tant que lieu de passages, de traversées, d’ouvertures. Le mot "centre" ne désigne plus la région géographique, il est devenu quasiment synonyme de "centre commercial".
Athènes, dépossédée de son seul lieu de promenade ?
Catherine Vélissaris [*]
13La rurbanisation des banlieues d’Athènes après la dictature, pendant la période 1975-1985 qui a transformé Athènes en mégalopole, a été réalisée sur la base de ce déplacement et de ce réaménagement du "centre", qui devait être expulsé pour pouvoir ensuite se mouvoir librement, partout, comme un point insignifiant. S’il réapparaît au milieu des années 1980, il revient à grand fracas au début des années 1990, définissant de nouveaux espaces sonores, de Bournazi à Psyrri et au Gazi, proclamant désormais son caractère ludique, voué au divertissement. Athènes n’est pas construite selon un plan utopique, comme Le Pirée de Themistocle. Et aujourd’hui encore, il est impossible d’imposer un système de zones à trames régulières, de reconstituer la ville en fonction d’un plan unifié d’aménagement de son espace géographique : cela, le tracé originel imposé par le pragmatisme territorial du réformateur Clisthène, au vie siècle avant J.-C., l’a exclu dès le départ.
14Alors, comment cette ville, adoptant les processus anormaux et désarticulés que ses habitants ont appliqués dans les conditions singulières d’un régime de propriété – surtout après 1922, avec la construction illicite des villes de réfugiés en marge de la ville –, pourrait-elle entreprendre de disloquer peu à peu les contraintes territoriales ?
15La ville moderne, partant d’un modèle singulier d’habitation, l’immeuble athénien, ce dispositif novateur d’élaboration d’inversions, de renversements et d’imposition de nouveaux principes esthétiques, a entrepris de libérer du sol le bâtiment et l’ensemble du tissu urbain. L’inversion du bas et du haut de la structure traditionnelle mène à la création d’un plateau sur les toits-terrasses, qui tantôt apparaissent comme des cours suspendues en l’air, abritant des espaces auxiliaires, surtout dans des banlieues comme Petroupolis et Peristeri, tantôt sont occupés par des jardins, des piscines et des chaises longues, comme dans la zone du Lycabette. Les toits-terrasses sont au fond les façades des bâtiments et de la ville. Ce qui se passait au point de contact des bâtiments avec la terre a été transposé sur le toit-terrasse, et le rez-de-chaussée est définitivement dévolu au stationnement des véhicules.
16La réalité de la perte du sol comme point de référence, de la dé-territorialisation, n’est pas due à la mise en œuvre d’une doctrine d’architecture, formulée en cinq principes fondamentaux par Le Corbusier, mais à l’abolition automatique d’un type de propriété au profit d’un autre, selon le modèle singulier de la contre-prestation. Le principe de ce système, spécifiquement grec, consiste en un échange, celui de la propriété d’un terrain pour un pourcentage de son espace, cédé par une entreprise de construction. Un acte notarié permet à l’entrepreneur, qui se désigne comme propriétaire, de vendre les appartements avant construction. Sans négliger les aspects négatifs de ce système (et en particulier la fraude fiscale), il convient également d’en reconnaître les avantages. De possesseur de la terre qu’il était, le propriétaire devient possesseur d’un appartement, par projection virtuelle de son pourcentage au sol. Par conséquent, le rapport de la propriété avec le sol s’évanouit, le sol perd sa qualité univoque de propriété : il a désormais plusieurs propriétaires, ou quasiment aucun. Ce mode inversé d’agencement et de tracé du tissu urbain constitue un processus singulier de transition de l’espace territorial à un espace dé-territorialisé, par le biais du réaménagement de la propriété privée. Athènes inverse la logique dominante en matière de constitution d’une ville. Si, dans toutes les villes occidentales, les réseaux et les rues précèdent la structure construite, le phénomène athénien se caractérise par une inversion complète : d’abord les immeubles et ensuite les rues. La création d’infrastructures, de réseaux, de passages, de rues, est un effet qui résulte de la transformation du régime de propriété de la terre et de la suppression du lien avec le sol.
Le café des fainéants
Prétexte à rencontrer l’autre. On y refait le monde. En tout état de cause, si on veut trouver une personne qui ne répond pas au téléphone, c’est là qu’il faut aller. La dominante reste littéraire.
To Filion (Les Amis), 5 rue Skouffa, à deux pas de la librairie Hestia. Certains y restent des heures.
C. V.
17Les immeubles d’habitation, qu’ils aient été construits licitement ou illicitement, semblent abolir le but de demeure, l’invention de l’habiter, pour devenir les raisons en soi du défi de l’engendrement de réseaux et d’infrastructures urbains. La manière dont se présente l’inversion de la relation du privé avec le public, sapant toute instauration politique traditionnelle de l’architecture et de l’urbanisme et installant une constitution publique privée de l’espace, n’est pas fortuite. Les nouveaux ouvrages "publics" et les installations olympiques sont l’affirmation de cette logique inversée.
18Exactement de la même manière qu’une maison illicite légalisée déclenche des arrangements, des tracés de réseaux et de rues, créant la ville, le nouvel aéroport de Spata est implanté comme une force motrice dans le "désert suburbain" pour provoquer la production d’infrastructures, apporter une impulsion inéluctable à la région de la Mésogée. C’est dans le même principe d’inversion du "devenir-ville" que s’intègrent les expériences des "quartiers privés", par exemple Ilioupolis, Psychiko ou Holargos, qui confirment leur faculté particulière à s’inoculer dans le tissu urbain. L’Athènes moderne, par la transformation et l’absence des espaces publics, fait valoir le caractère public privé d’une ville où s’amenuisent les "liens de communauté" et, en même temps, se trouve en plein contraste avec les villes privées et sécurisées, encloses de toutes parts, de la Californie, du Texas ou de la Floride.
19La manière dont Athènes légitime le moyen générateur de l’espace comme effet de l’initiative privée ne doit pas être confondue avec la logique des plans d’unification autoritaires. Au contraire, elle assume une rupture, un écart avec l’exigence totalisatrice de tout plan d’unification. D’où aussi la confirmation de l’acceptation du fragmentaire, de l’incomplétude, de l’inachevé. Ce fait renforce l’impression de mode "anarchique", "chaotique", de l’agencement de l’espace.
20En revanche, un ordre d’un autre type émerge, l’ordre d’une constitution inachevée de la ville, qui dépend toujours et sans cesse de la promesse non tenue du "devenir-ville" ou même du "devenir-non-ville" au stade de la métropole. En effet, l’Athènes moderne est dans l’impossibilité de reconnaître le fait constitutif de sa fondation, parce qu’elle est restée dans la condition de la non-fondation, si bien que son acte fondateur – qui n’a jamais eu lieu – s’en remet à la probabilité de la loi et plus précisément du plan et du règlement d’urbanisme officiel. Athènes, à l’instar d’une communauté inachevée, sans engagement total, ne peut se constituer en présence pleine et achevée. Mais cela ne doit pas être conçu comme une impuissance ou un refus, mais comme la possibilité de toujours et perpétuellement contenir en soi un devenir, une promesse de dépassement ou de défaire des formes de la "ville", qui peut-être ne sera jamais tenue. Même au stade de la métropole, les toits-terrasses inachevés ou finis-inachevés des immeubles d’habitation athéniens attestent cette promesse non tenue d’un devenir perpétuel, d’une verticalité éventuelle, en attente, d’un mouvement vers le haut, qui pourtant ne s’impose pas, ne domine pas. Ce que l’un des pères fondateurs de l’urbanisme, Marcel Poëte [5], affirme pour Athènes en tant que "ville diffusée", sans verticalités imposantes, semble avoir valu depuis toujours – en dépit des interventions sauvages actuelles de ses banlieues. Mais ces espaces en attente ne certifient pas une attente connue d’avance, car il n’est pas sûr qu’il se produira toujours quelque chose : en d’autres termes, l’événement peut ne pas avoir lieu, et par conséquent, ces espaces peuvent rester en état d’inachèvement perpétuel.
21En ce sens, les toits-terrasses sont par excellence les espaces de l’événement architectural de la ville, des espaces en attente, mais ce qui va arriver n’est pas attendu. Là habite le lieu de l’événement architectural qui, s’il a lieu, sera réalisé comme une "adjonction en hauteur" soudaine, inattendue, donnant la possibilité d’une autre ville par-dessus la ville.
22Du tissu urbain infiniment étendu que constitue la grande région de la capitale, se détachent différents fragments de la ville, comme ceux des banlieues, appelés à suivre leur propre démarche, éloignée encore de la notion de "ville", alors qu’elles se meuvent sur une orbite à l’échelle de la métropole ou de la planète qui déforme les caractéristiques de la périphérie, réservant à leur mouvement une évolution incertaine. En conséquence, des zones purement résidentielles, comme Ekali ou Palaio Psychiko, sont une conurbation d’une densité différente : elles sont trop isolées, encloses de toutes parts, d’une certaine façon, pour ressentir les secousses, les ébranlements de la métropole, à l’inverse de régions à fonctions mixtes, comme Peristeri ou Aigaleo, qui passent d’un seul coup de la forme suburbaine à la conurbation, entremêlant leurs tissus, qui se plient et se déplient simultanément.
23Les modalités irrégulières d’extension des banlieues en conurbation sont indissociablement liées à la condition constitutive qu’est l’absence d’acte fondateur de l’Athènes moderne, et aux conditions statutaires que pose la loi par rapport à l’illicite – pour ce qui regarde la répartition spatiale du sol et la mesure en conjonction avec la démesure.
24La singularité multiple de la ville actuelle remonte au mode d’exercice de la politique publique en matière de construction qui a suivi la catastrophe d’Asie Mineure de 1922, car elle se caractérise par le double dispositif instauré entre deux éléments hétérogènes : la loi et l’illégalité, le respect ou non de la loi de 1923, qui eut pour effet, d’une part, d’octroyer des infrastructures au sein d’une construction organisée, et de l’autre, de désorganiser le tissu urbain du fait du phénomène du logement spontané et de la légalisation rétroactive des constructions illicites, d’où l’extension a posteriori du plan de ville. La ville d’aujourd’hui est l’effet de cette condition, constitutive de la construction et de la déconstruction simultanée du tissu urbain, qui présente le défait de la non-ville. Elle pose la question suivante : les nouveaux fondateurs des cohabitations, ont-ils créé à travers leur situation singulière – en tant que réfugiés-propriétaires de la terre – une ville nouvelle ou, au contraire, ont-ils obéi à la condition de non-fondation primitive de l’Athènes moderne ?
Un rituel du matin
Brève de comptoir
Un : parce qu’on sait qu’il vécut chez sa mère jusqu’à l’âge de trente-trois ans.
Deux : parce que sa mère croyait que son fils était un dieu.
Et trois : parce que lui croyait que sa mère était vierge. (Tout Athènes se la raconte !!!)
C. V.
25Si l’illicite est un élément constitutif inéluctable de la loi et du règlement d’urbanisme, prenant en compte toutes les formes subséquentes de spontanéité et de discontinuité de l’espace, alors Athènes semble être jugée définitivement comme la ville du présent immédiat, comme l’espace de l’"état d’urgence", qui ne revendique pas la durée mais marque l’instantané, le fugitif. Les immeubles d’habitation athéniens ont la possibilité de se transfigurer au hasard, sous l’influence de phénomènes soudains, et de tirer profit de la relation de dépossession du sol, forgeant l’image avec les balcons et les toits-terrasses comme des sols surélevés qui reçoivent les traces éphémères. Ces édifices sans visage, sans façade, sont posés dans le dense tissu urbain comme des dispositifs de maintien de la mesure, de la proportion entre largeur et hauteur, et en même temps comme des pôles de résistance qui combattent les excès des infrastructures démesurées au détriment de l’environnement naturel. La manière violente avec laquelle les nouvelles artères et les ouvrages d’infrastructure surdimensionnées découpent le paysage naturel préfigure les conditions à venir du paysage comme une "technique", comme un "paysage dépaysé". L’Athènes des "obscurs" volumes en mesure est transformée en métropole des infrastructures en démesure. Cette hybris moderne, qui depuis l’origine des temps a eu des adversaires, tel Héraclite, ne semble pas menacer de retombées inattendues qui l’amèneraient à se dissocier et à n’imposer que la discorde. Au contraire, mesure et démesure participent du mixte, du mélangé, et composent les deux éléments inévitables du devenir métropolitain grec moderne. Athènes ne peut plus désormais être jugée en termes d’ordre architectural ou urbain, puisque même la notion d’espace purement urbain admet des altérations importantes, mais avec les poids d’une critique métropolitaine, politique, qui prendra toujours en compte la logique inversée de cette ville.
26Traduit du grec par l’auteur
Notes
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Takis Koubis est né à Akrata en 1955. Architecte, il a collaboré à la création de la revue Tefkos et dirigé, de 1992 à 1998, la section architecture d’Arti. Il a participé à plusieurs Biennales de Venise et organisé avec Richard Scoffier une manifestation itinérante consacrée à Athènes, La ville en éclats (Ecole des beaux-arts d’Athènes, automne 1997, Ecole spéciale d’architecture de Paris, printemps 2000).
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Alexandre Papadiamantis (1851-1911) ; Emmanuel Roïdis (1836-1904) : voir la petite bibliothèque traduite, page 109.
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Constantin Christomanos (1887-1911), romancier, metteur en scène et traducteur ; Grigorios Xenopoulos, nouvelliste, romancier et dramaturge (Constantinople, 1867 - Athènes, 1951) ; Georges Théotokas (1900-1966), dont on peut lire en français Le Démon, traduit du grec par Marie Colombos, Stock, 1946.
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[4]
Franz Hessel, Promenades dans Berlin, P.U.G., 1989.
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Marcel Poëte, Introduction à l’urbanisme, Anthropos, 1967, rééd. Sens et Tonka, 2002.