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Article de revue

“Les Etats-Unis réécrivent l'histoire”

Pages 103 à 108

1Au milieu des années quatre-vingt-dix, il fut classé par la revue Granta parmi les vingt meilleurs jeunes écrivains américains. Mêlant le polar, le thriller et le roman historique, il traque, dans ses écrits, les ratés du rêve américain, sonde la mauvaise conscience collective d’une société qui n’ose pas douter d’elle-même. Ses personnages sont des gens ordinaires prêts à basculer dans la démence, ou des laissés-pour-compte oubliés et abandonnés par l’Amérique, anciens vétérans de guerre, marginaux, qui ont sombré dans l’alcool et les drogues dures, qui se débattent pour survivre dans un monde qui n’a plus – et ne donne plus – de repères. Ses romans ont été traduits en France aux éditions de L’Olivier. On peut citer notamment Speed Queen, Des anges dans la neige, Le Nom des morts, Un mal qui répand la terreur.

2CÉDRIC FABRE : L’Amérique de Bush ne s’invente-t-elle pas des ennemis, si l’on en juge par son acharnement contre l’Irak ?

3STEWART O’NAN : C’est difficile à dire. On a tellement de mal à comprendre précisément ce que Bush est en train de faire. Le bras de fer avec l’Irak s’inscrit-il, dans l’esprit du gouvernement, dans la logique d’une “réponse” au 11 septembre 2001 ? Je ne saurais le dire…

4Après l’attentat contre le World Trade Center, on a tout fait pour lier le mouvement al-Qaïda aux talibans afghans. Que la connexion soit évidente ou non, Bush a mis sur pied une série d’arguments pour lier les deux, pour pouvoir attaquer l’Afghanistan. Dans cette logique, oui, il s’est inventé un ennemi.

5Concernant Saddam Hussein, le premier prétexte que Bush met en avant, c’est le fait que l’Irak fabriquerait des armes nucléaires, et agirait ainsi à l’encontre des résolutions de l’ONU.

6Le chantage qui est fait à l’Irak est-il réellement un moyen d’obliger ce pays à respecter les décisions de l’ONU ? On n’en a pas vraiment l’impression. Il semblerait que les Etats-Unis soient surtout prêts à mener une action unilatérale, suivis par les Anglais, et ce serait une grosse erreur.

7Si c’est un moyen d’obtenir le désarmement de l’Irak, c’est une bien étrange méthode pour y parvenir. On est très loin d’une politique cohérente et raisonnable envers le Moyen-Orient.

8C. F. : Avez-vous le sentiment que Bush est suivi par l’opinion publique américaine ?

9S. O’N. : Bush a tenté de jouer sur le fait que les Américains ne connaissent pas le régime de Saddam Hussein et qu’ils sont loin de comprendre les subtilités de la société irakienne, pour tenter de tisser un lien entre l’Irak et Ben Laden. Mais ça n’a pas marché auprès de l’opinion publique.

10Je pense que la plupart des Américains sont contre l’idée de la guerre. On a vu les manifestations, on a pu lire nombre d’éditoriaux dans les journaux contre l’ambiance va-t-en-guerre, et, plus précisément, contre une guerre qui risquerait de provoquer des représailles contre l’Amérique.

11L’opinion publique fonctionne ainsi : si l’ONU donnait son feu vert à Bush, elle se résignerait, en disant : “Puisqu’une instance internationale comme l’ONU estime qu’il faut partir en guerre, c’est que cette guerre est nécessaire.” De fait, les Américains ne font pas tout à fait confiance à Bush.

12C. F. : On a l’impression que c’est bien ce que tente de faire le gouvernement américain : “vendre” une guerre à son opinion publique…

13S. O’N. : C’est constamment ainsi que ça se passe. Nos dirigeants essaient toujours d’avoir les gens de leur côté, qu’il s’agisse d’un programme économique ou d’un plan de guerre, ils essaient d’abord de le fourguer à leurs citoyens. Est-ce que les gens vont l’acheter ? C’est une autre question.

14Il est vrai que durant des mois, depuis le II septembre 2001, les médias affichent à la une ce même sujet politique, même si on a des problèmes économiques et sociaux autrement plus importants.

15Il y a eu des lettres ouvertes et des pétitions contre la guerre dans les journaux, y compris dans le New York Times. On a assisté à une sorte de polarisation des réactions contre la politique extérieure du gouvernement.

16En 1991, les gens soutenaient l’action de guerre contre l’Irak parce qu’il était simple d’argumenter en soulignant que l’Irak venait d’envahir une nation souveraine : la violation du droit international était un motif suffisant pour justifier l’utilisation de la force militaire. Et j’étais moi-même d’accord avec ça. Si la France avait envahi le Luxembourg, j’aurais réagi de la même façon, espérant que l’ONU y apporte une réponse appropriée. J’étais d’accord sur le fait que quelque chose devait être réalisé, mais pas forcément sur la façon dont l’opération a été menée.

17Aujourd’hui, on s’échauffe sur l’idée que Saddam Hussein possède ou fabrique des armes de destruction massive, en même temps qu’on s’inquiète de la possibilité d’un autre “11 septembre”… Est-ce une raison suffisante pour se mettre en guerre ? En tout cas, pour l’actuel gouvernement américain, ce n’est pas un argument facile à “vendre” à l’opinion publique

18C. F. : Les opposants à la guerre parviennent-ils à s’exprimer ? Éprouvent-ils cette culpabilité de ne pas se sentir “patriotes” ?

19S. O’N. : Il y a toujours eu ce sentiment de culpabilité chez nous, dès lors qu’on se mettait à critiquer la politique américaine. Mais j’observe aussi que nombre de journalistes osent écrire des articles dénonçant le comportement belliqueux de Bush, et des gens bien placés dans l’intelligentsia, suivis par des gens du spectacle et de la culture, se font également entendre en s’opposant à Bush.

20Les choses sont plus complexes quand on s’intéresse au cas des politiciens : ils ont du mal à prendre position contre le président américain. C’était la même chose en 1991, lors de la guerre du Golfe : le temps que les Démocrates réussissent à mobiliser leurs troupes, il était trop tard, et le processus de guerre était largement engagé. Il y a eu un flottement, une trop longue hésitation. C’est ce qu’on observe en ce moment.

21Or la frontière est bien délimitée : quatre-vingt-dix-neuf pour cent des Républicains, tant au Sénat qu’à la Chambre, ont voté pour soutenir Bush ; la majorité des Démocrates a voté contre…

22Les Démocrates ont plutôt bien évolué, à mes yeux. Mais nous avons toujours l’image de Reagan, en cow-boy, en train de tirer dans tous les sens. Les gens qui ont fabriqué cette image sont toujours en place. Comment le reste du monde est-il supposé voir l’Amérique, maintenant ?

23Nombre des gens qui vivent dans ce pays fondent leurs idées politiques sur un sentiment subjectif ; ils se contentent du ton et de la couleur du leader, pas du contenu de son discours. Et leur question n’est plus : “Qu’est-ce qu’il fait, exactement ?”, mais plutôt : “Comment fait-il tout ça ?”

24L’administration Bush, comme l’était avant elle l’administration Reagan, c’est : “D’abord nous, l’Amérique, puis le reste du monde…”

25C. F. : Les médias – et la télévision notamment – ne donnent pas l’impression de faire un travail rigoureux…

26S. O’N. : Ils se contentent de débats populaires très bien-pensants sur des sujets politiques. Et c’est toujours très orienté. La télé est, chez nous, le principal vecteur d’informations ; c’est essentiellement là que les problèmes sont exposés au grand public. La façon dont les nouvelles s’apparentent alors à de la propagande est terrible : il est presque impossible, pour quelqu’un qui débarque, de faire la part des choses. Et un Républicain conservateur trouvera toujours un moyen, avec la télé, de devenir encore plus conservateur.

27C. F. : Il y a un aspect religieux dans l’image même de la politique américaine, où l’on entend souvent les hommes politiques clamer : “God bless America”, au-delà du fameux “In God we trust”. Comment expliquer cela ?

28S. O’N. : C’est très étonnant. Le politique et le religieux sont censés être séparés, dans notre pays. Mais les Républicains gardent l’idée qu’ils œuvrent pour la minorité chrétienne contre le reste du monde, là où les Démocrates auront une approche davantage multiculturelle.

29Ainsi, quand les dirigeants soulignent qu’ils sont de “bons chrétiens”, je ne sais pas exactement ce qu’ils ont en tête. Mettent-ils de la foi religieuse dans leurs actions politiques ? Y croient-ils vraiment ? N’est-ce qu’une manière de sacraliser leurs actes politiques, pour les rendre, d’une certaine façon, incontestables, irréprochables ? Mais la vraie question, en Amérique reste : où est l’argent ? Comment va-t-on faire pour l’obtenir ?

30C. F. : Le sacro-saint business ?

31S. O’N. : Les affaires restent un domaine intouchable. Si faire des affaires consiste à déplacer une entreprise au Mexique pour y exploiter une main-d’œuvre bon marché, c’est acceptable ; si ça consiste à bousculer la situation politique d’un pays pour arranger nos affaires, c’est valable également. Notre gouvernement est aussi là pour permettre à ses citoyens de faire des affaires. Il n’est donc pas étonnant que nous n’ayons pas une véritable politique étrangère à long terme.

32C. F. : On reproche fréquemment aux Américains de ne pas avoir de culture, et encore moins le “sens de l’Histoire”…

33S. O’N. : Nous avons une culture. Est-ce une culture d’une grande profondeur ? Peut-être pas. On peut vendre notre culture n’importe où parce qu’elle est prête-à-consommer.

34Quant au sens de l’Histoire… On ne l’a pas assez. Mais que veut-on dire par là ? Personnellement, je l’interprète ainsi : si vous vous engagez, d’une façon ou d’une autre, au Moyen-Orient, vous êtes tenus de savoir comment s’entendent les différents pays, comment marchent leurs relations…

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“Qui peut arrêter la fureur ?” Couverture du magazine américain Time (édition européenne) du 15 octobre 2001.

35Au moment de la guerre du Vietnam, nous connaissions mal les dirigeants de ce pays, nous ignorions leurs liens exacts avec l’Eglise catholique, avec leurs voisins chinois. Nous avons traité la question du Vietnam comme si elle était séparée de tous ces enjeux. Sur le plan international, l’Amérique n’a pas compris – ou fait mine de ne pas vouloir comprendre – que les choses sont liées, que chaque fait inclut forcément l’Europe, la Russie, la Chine, et le monde entier…

36Le discours reste assez simpliste : “Réglons le cas de l’Irak, sans voir plus loin.”

37En termes de communication, il y a des lacunes énormes : tous les pays avec lesquels nous sommes entrés en guerre, ces dernières années, étaient des pays que l’Amérique avait armés, que ce soit l’Irak ou l’Afghanistan… Cela démontre une vue étroite et une vision à court terme : on ne comprend même pas ceux avec qui on fait des affaires.

38Notre sens de l’Histoire, aux Etats-Unis, est ainsi : nous regardons sans cesse en arrière pour transformer, réécrire l’Histoire, en donner une version un peu plus édulcorée que la réalité. C’est une façon de procéder un peu révisionniste. Et cette “ligne historique” est toujours tenue par ceux qui ont grandi avec cette guerre, ou juste après, et qui ont toujours un regard très émotionnel sur les faits.

39Concernant le Vietnam, ou l’affaire du Watergate, les faits ne se sont jamais déroulés comme le gouvernement tente de le faire croire. Et l’idée est finalement passée, dans l’opinion publique, que le gouvernement raconte des salades sur les dossiers les plus sensibles : ma génération est alors devenue plus méfiante envers les dires officiels.

40C. F. : Avez-vous observé un phénomène de racisme accru, aux Etats-Unis, après les événements du II septembre ?

41S. O’N. : Il y a eu une suspicion, immédiatement après l’attentat, de la part de la majorité anglophone envers la population non-anglophone.

42Cela a été quasi immédiat, mais en même temps très superficiel. Les problèmes de racisme, aux Etats-Unis, sont ailleurs, ils sont ancrés très profondément dans la culture, ce qui fait que les Noirs, les Blancs, les hispaniques vivent séparés les uns des autres, dans une ségrégation qui continue d’être terrifiante.

43C’est un problème social : les gens qui ont de l’argent vivent dans un certain lieu, ceux qui n’en n’ont pas sont dans d’autres lieux. C’est un phénomène inverse à ce qui se passe en Europe : les centre-villes, chez nous – mis à part des cités comme New York, San Francisco ou Boston –, sont occupés par les populations les plus pauvres, où les systèmes éducatifs sont catastrophiques parce que la municipalité n’a pas les moyens – ou parfois ne se donne pas les moyens – d’améliorer les choses. Tandis que dans les banlieues vivent ceux qui gagnent des centaines de milliers de dollars par an.

44C’est ce fossé économique entre les classes qui contribue véritablement à la paranoïa générale.

45C. F. : Selon vous, qu’est-ce que vos livres disent sur l’Amérique ?

46S. O’N. : Je pense que je donne une sorte de puzzle à mes lecteurs. J’essaye de décrire l’Amérique à différentes époques, dans des situations diverses. Mon questionnement permanent serait : ce pays est-il un endroit merveilleux, ou est-ce le pire lieu que l’on puisse habiter sur cette terre ? Je me sens toujours ramené à cette question, même si je ne sais jamais trop bien ce que je veux dire par l’intermédiaire de mes personnages ; je me contente juste de les suivre dans leur vie.

47Dans mes œuvres de fiction, ces Américains ordinaires essaient de maintenir un peu d’espoir et d’innocence, même s’ils n’y croient plus vraiment… Dans Speed Queen, Marjorie est-elle en fait pure et innocente, ou est-elle le mal incarné ? Un mélange des deux, sans doute.

48Cela pourrait refléter une certaine ambiance de ce qu’est l’Amérique, qui essaie toujours de croire à son innocence, de justifier tout ce qu’elle fait en partant du principe qu’elle sera toujours innocente. Cela vient peut-être de la Seconde Guerre mondiale, où elle s’est vue si puissante qu’elle ne s’est plus demandée si ses actes étaient justes mais tout simplement comment les mener à leur terme.

49Mes personnages vivent avec ces sortes de modèles ou de slogans américains comme : “Ici, tu peux devenir qui tu veux, avec un peu de volonté.” Avec ce type de matraquage, un bon nombre d’Américains a perdu la tête. Quand on n’écoute que soi, qu’on ne s’intéresse qu’à ce qu’on désire, il nous arrive des choses terribles ; il faut être avec les gens, et non contre les gens, pour avoir une chance d’être heureux.

50C. F. : Quel serait le vrai danger, la vraie menace pour l’Amérique actuelle ?

51S. O’N. : Notre problème, depuis des années, c’est d’avoir oublié que nous ne sommes qu’une partie du monde. Nous devons parvenir à nous considérer comme rien de plus qu’un des membres de la communauté internationale, pas plus important qu’un autre. C’est une chose simple, mais que les politiques ont oubliée en route. Et si on ne change pas notre vision du monde, on court au désastre. Quand on estime qu’on est le plus puissant, le plus important, on finit par avoir des problèmes…

52Propos recueillis le 17 octobre 2002

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Duty free shop, Mostar-Est, Bosnie-Herzégovine, avril 1994, série “Contre toute attente”.
© Sophie Elbaz

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