Couverture de LPM_007

Article de revue

Le souci du monde

Pages 73 à 78

Notes

  • [1]
    A ce sujet voir le lumineux et bouleversant article de Véronique Nahum-Grappe, Srebrenica, il y a un an, Esprit, n° 7, juillet 1996.
  • [2]
    Voir notamment, Machiavel ou la Fragilité du politique, Paul Valadier, Point Seuil, 1996, p. 49-66

1Repli sur soi, démission collective, voyeurisme impuissant, manichéisme outrancier... Dérives et inconséquences. Dans un monde où la politique intérieure et les rapports internationaux sont de plus en plus emmêlés, l’urgence est de retrouver le souci du monde. Et d’imaginer de nouvelles relations, surtout avec nos voisins du Sud.

2Tout a commencé par une petite tape sur la nuque et par une sorte de caresse sur la joue. Ne vous inquiétez pas ! Allez, montez ! Les soldats de la FORPRONU sont de toute façon là pour vous protéger. Allez, il faut y aller ! Sa face ronde et d’apparence joviale pouvait presque inspirer confiance, et ses sourires bonhommes, devant les caméras de télévision qui filmaient l’événement en direct, ne devaient masquer aucune intention maligne. Allez, n’ayez pas peur !…

3Je me souviens avoir regardé ces images avec stupeur. C’était le 11 juillet 1995 à Srebrenica [1]. Le général Ratko Mladic paradait devant les écrans, comme un officier d’opérette, et procédait bien tranquillement au tri des populations, là devant nos yeux. Les femmes et les enfants de ce côté, allez ! Les hommes valides par là ! Allez, soyez tranquilles, n’ayez pas peur !…

4Quelques jours plus tard j’apprenais que là-bas, juste un peu plus loin dans la forêt, plusieurs milliers de personnes avaient été tuées, massacrées impitoyablement par l’armée de Mladic. Je me souviens, alors, avoir poussé un cri de rage, pas de colère mais de fureur, d’une fureur impuissante. J’avais vu, en direct, ce qui se passait dans la douce chaleur de l’été, j’avais eu là, sous mes yeux, la chronique d’une mort annoncée de milliers de civils, et puis l’information avait glissé, dans le trou noir de mon inconscience, de mon inertie. L’information suivait une autre information, et une autre information, et une autre… Rien n’arrêtera donc jamais ce flux incessant ? N’y at-il donc rien à opposer à cette indifférence télévisuelle ? Rien que le divertissement et d’autres images, encore d’autres images, qui se succèdent sans fin, jusqu’à l’écœurement.

5Monte alors l’envie brutale de fracasser le poste de télé, de briser l’écran, de mettre enfin un terme à ce voyeurisme de l’impuissance !

6Est-ce mieux de ne pas voir ? Le monde me saute à la figure et je devrais fermer les yeux ? Les massacres sans visages et presque sans images du Rwanda ont pu se propager sans que rien ne les arrête, et surtout pas la bonne conscience de la “communauté internationale”, pas plus que les forces de l’ONU, là encore, qui se sont retirées juste à temps pour se protéger, de peur qu’elles puissent, un jour, servir enfin à quelque chose ! J’avais cru apprendre ou comprendre pourtant que l’ONU avait été créée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du fascisme et du nazisme, justement pour pallier les carences de la SDN qui avait alors failli…

7Mais je n’ai sans doute pas dû tout comprendre du système des Nations Unies, de ses immenses avantages et de ses infimes responsabilités… Je n’ai sans doute pas dû bien comprendre pourquoi les fameux Casques bleus qui sont censés être là pour protéger les populations civiles se retirent au pire moment de la crise et les laissent tranquillement se faire massacrer !

8Au fond, pourquoi s’inquiéter de tout cela ? Pourquoi ne pas “laisser faire, laisser passer” ? Après tout, cela est du ressort de la fameuse “communauté internationale”.

9Et puis, il y a des hommes politiques responsables, ils ont été démocratiquement élus pour cela, au moins dans nos hémisphères. Cela relève de leur responsabilité, pas de la nôtre, quand même ! Pourquoi se soucier du monde ? Le bonheur privé devrait suffire…

10Mais dans ces conditions, que devient la communauté politique ? Le repli sur soi et sur ses petites affaires est la grande tentation, et la grande trahison des démocraties contemporaines. A nouveau, le vent mauvais de l’esprit munichois, le goût de la démission collective, le refus de faire face aux épreuves du monde, s’emparent de nous. Le problème, c’est que cette mélancolie démocratique, et singulièrement européenne, advient à un moment où le monde bascule, se fragmente et se recompose.

11Les attentats du 11 septembre, à New York et à Washington, ont changé la donne. Mais où est donc passée l’Europe dans ce bouleversement de la scène internationale ? C’est un non-acteur, un espace marchand et une zone monétaire qui ne fonde rien, ou si peu ! L’Europe est au balcon, spectatrice d’un monde qui se transforme, sans elle. La Russie, la Chine, l’Inde et le Pakistan, l’ensemble de l’Asie centrale et, au premier chef, les Etats-Unis, avec par délégation leur allié britannique, redessinent un nouvel ordre (ou désordre ?) du monde, mais pas l’Europe. Elle est aux abonnés absents, impuissante, sorte de “grosse Suisse bouffie”, repue, inerte, incapable d’assumer son rendez-vous avec l’histoire.

12Sans virtù, sans lucidité et détermination politique, elle s’abandonne aux délices de la fortuna[2], à la séduction du fatalisme, “laisser faire, laisser passer”…

13Si le “sentiment impérieux de la nécessité” d’être un acteur sur la scène internationale n’apparaît pas, pourquoi ne pas s’en remettre aux pouvoirs de l’empire ? Dans l’histoire, il n’est pas en fin de compte de collectivité politique qui puisse réellement exister sans assurer par elle-même sa sécurité, et donc sa défense. L’Europe semble y avoir renoncé, elle ne peut donc être que vassalisée par la puissance américaine.

14Rudement touchée en son cœur, dans les symboles mêmes de sa puissance, le World Trade Center et le Pentagone, l’Amérique a réagi avec vigueur. Les attentats infâmes qui l’ont frappée, et qui sont de véritables actes de guerre, ont fait vaciller ses fondations et lui ont fait prendre conscience de sa vulnérabilité. L’espace d’un instant, sous l’impulsion du secrétaire d’Etat Colin Powell, qui a bâti la coalition politique internationale pour faire la guerre en Afghanistan, nous avons cru que les Etats-Unis s’étaient ralliés au multilatéralisme. Mais très vite, à l’épreuve des faits, il a fallu déchanter. La façon de conduire la guerre en Afghanistan ; la décision unilatérale, annoncée le 13 septembre par George W. Bush, de se retirer du traité ABM sur les armes antimissiles; le Tribunal pénal international, auquel ils n’acceptent pas de s’associer ; les questions d’environnement, en refusant d’appliquer le protocole de Kyoto ou en cherchant à imposer les OGM; la question des armes biologiques, qu’ils refusent de voir contrôler ; le débat autour du système d’observation satellitaire européen Galilée, auquel ils s’opposent ; la façon de juger les prisonniers d’Al Qaida, transférés sur la base militaire de Guantanamo… Partout, les Etats-Unis se comportent avec une arrogance sans partage.

15Qui peut les arrêter dans le vertige de leur hyperpuissance ? Après avoir un moment vacillé, l’Amérique retrouve toutes ses certitudes. Elle sait comment elle veut donner forme au monde (to shape the world), et nul ne saurait l’entraver. Les moyens considérables affectés aux secteurs de la défense et de la sécurité sont là pour dissuader tout contrevenant.

16Les Etats-Unis ont d’ailleurs montré en Afghanistan qu’ils n’avaient besoin de personne, et même pas de l’OTAN, pour conduire la guerre. Dans ces conditions, faut-il renoncer à jouer un quelconque rôle au plan international ? Faut-il déléguer aux Etats-Unis la conduite des affaires du monde ?

17La tentation de cette “servitude volontaire”, face au nouvel unilatéralisme américain, est grande. Que sommes-nous en mesure de lui opposer ? La grandeur passée d’une nation et les sortilèges de la souveraineté ou de la République ? Les incantations ne suffisent pas pour donner corps à une vision et à un projet politique, même si elles ont le mérite d’exister et qu’elles témoignent d’un peu de virtù.

18C’est à l’échelle de l’Europe politique que tout se joue, c’est là où le souci du monde peut vraiment être pris en compte, c’est là où il existe une masse critique indispensable pour faire éventuellement contrepoids aux Etats-Unis et pour faire face aux rapports de forces internationaux. Mais pour le moment, nous n’avons qu’une vague “Politique extérieure et de sécurité commune”, la PESC, dirigée par un ancien secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana. Cette sorte de plus petit dénominateur commun de la politique étrangère n’est guère en mesure d’amener l’Europe à jouer un rôle significatif sur la scène internationale. C’est toutefois un point de départ. Comment aller plus loin ?

19Si la politique peut encore avoir un sens aujourd’hui, c’est bien en tentant d’apporter des éléments de réponse à ce type de question. Ils tardent cependant à venir. On ne voit pas bien, en effet, les principaux responsables politiques français et européens formuler des propositions précises et ouvrir des pistes d’actions significatives au plan international. Or, il y a urgence.

20Des échéances politiques telles que les élections présidentielles en France ne sont-elles pas le bon moment pour faire avancer des propositions de politique internationale ?

21Quelle est la place de la France en Europe ? Où joue-t-elle en priorité, à l’Est ou au Sud ? Quel est son projet, ses choix politiques vis-à-vis de ses voisins les plus proches qui n’ont pas vocation à entrer dans l’Union européenne ? Les pays méditerranéens vont-ils être définitivement relégués, marginalisés ? A-t-on mesuré toutes les conséquences politiques, économiques et humaines de l’euro-centrisme qui est ainsi en train de s’installer ?

22L’Europe ne mesure pas que son processus de construction génère de l’exclusion à ses frontières, que ses voisins se sentent de plus en plus lâchés, marginalisés par la dynamique européenne en cours, à laquelle ils ne sont pas ou si peu associés. Le repli sur une Europe citadelle, est-ce cela le projet international qui se dessine ?

23Que voulons nous bâtir, des murs ou des ponts ? Dans quel horizon international souhaitons nous vivre ? Celui du clash des civilisations, qui pour le moment, contrairement à toutes les simplifications en cours, n’est pas dominant ? Ou dans une société internationale fondée sur le bon voisinage, qui favorise des relations de confiance et qui oppose à la montée de la violence et de la haine, nourries par l’exclusion, un projet international crédible ?

24La France, avec un certain nombre de ses partenaires européens, et notamment l’Espagne et l’Italie, avait pris l’initiative au sein de l’Union européenne, en 1995, de lancer un partenariat euro-méditerranéen.

25L’idée était de construire un pont, face aux murs qui se dressent, d’offrir une perspective à ses voisins méditerranéens du Sud, de rééquilibrer stratégiquement sa dimension continentale, intra-européenne, avec sa dimension maritime, extra-européenne et méditerranéenne… Tout le problème, c’est que, depuis six ans, le partenariat euro-méditerranéen est un naufrage ! Il s’ensable dans l’empire des procédures de la Commission, dans le manque de volonté politique des Européens, dans l’inconséquence des régimes politiques du Sud et dans la montée de la conflictualité, notamment entre Israéliens et Palestiniens.

26La France et l’Europe vont-elles assister, impuissantes, à cette lente dérive politique des continents qui est en train d’advenir et que nous risquons de payer très cher ?

27La France est, au sein de l’Union européenne, une puissance médiatrice, qui a pour vocation d’entraîner ses partenaires européens dans une politique ouverte, notamment vers ses voisins méditerranéens.

28Contrairement aux discours qui prolifèrent, le monde ne se découpe pas en deux blocs, l’Islam et l’Occident. Cette vision, chère à Samuel Huntington, ne rend pas compte de la complexité du système international. C’est une lecture du monde fondée sur un slogan, qui vise à coaliser l’Occident (chrétien ?) derrière la puissance américaine. La nécessaire solidarité avec les Etats Unis devant l’épreuve ne doit sûrement pas nous conduire à une nouvelle croisade. Frapper le terrorisme et les réseaux islamistes, sur le plan international comme sur le plan intérieur, ne peut être crédible que si cela s’accompagne d’un projet international où seraient réellement associés nos voisins du Sud. Entre l’Islam et l’Occident, pour nous Européens, il existe un monde intermédiaire qui s’appelle le monde méditerranéen. Il s’agit de l’aider à s’organiser et de l’associer étroitement à l’aventure européenne. Ce n’est plus un simple discours de façade ou un leurre, tel que le partenariat euro-méditerranéen, qui est à la hauteur des événements. Nous avons rendez-vous avec l’histoire, nous sommes en effet à un moment clef de la transformation du système international.

29Une initiative française et européenne, pour la paix et le développement en Méditerranée, doit absolument être lancée. On redonnerait un et du sens à un projet international avec une telle perspective.

30En effet, que sommes-nous en mesure d’opposer à la montée de la peur, de la violence et de la haine ? Comment créer des relations de confiance, dessiner un avenir commun, organiser au mieux des échanges fertiles avec nos voisins les plus proches ? Une part significative de notre avenir va se jouer là. Or pour l’instant la France et l’Europe ne proposent rien, ou si peu.

31Dans ses Mémoires, Jean Monnet, avait cette belle formule à propos de la construction européenne : “Il faut amener l’esprit des hommes vers le point où leurs intérêts convergent. Ce point existe toujours, il suffit de se fatiguer pour le trouver.”

32Il serait grand temps que nous nous fatiguions pour trouver ce point où nos intérêts convergent, entre une rive et l’autre de la Méditerranée. Car il n’y a plus aujourd’hui, dans nos sociétés mondialisées, de séparation véritable entre l’ordre intérieur et le désordre extérieur, entre les réalités nationales et internationales. Le temps du monde est fait d’interactions, d’interconnexions, de frontières et de passages. L’indifférence, le repli et l’isolement ne sont autres que des formes d’aveuglement, de “lâches soulagements”.

33A tout projet politique intérieur il faut désormais un projet international significatif, qui ne se résume pas en une incantation sur l’Europe ou sur la nation, mais qui prenne vraiment en compte la vie et les intérêts de nos voisins du Sud.

34C’est sans doute ainsi que la France pourra un peu mieux exister dans le monde.

35C’est sans doute ainsi que l’Europe est susceptible de devenir autre chose qu’un ventre mou.

36C’est sans doute ainsi que le général Mladic et tous ses épigones, dans les Balkans, au Maghreb comme au Proche-Orient, ne pourront plus continuer à massacrer impunément, devant nos yeux.

37C’est sans doute ainsi que nous sortirons de notre impuissance et de notre inertie.

38N’est-ce pas, au fond, le sens de la politique ?

Notes

  • [1]
    A ce sujet voir le lumineux et bouleversant article de Véronique Nahum-Grappe, Srebrenica, il y a un an, Esprit, n° 7, juillet 1996.
  • [2]
    Voir notamment, Machiavel ou la Fragilité du politique, Paul Valadier, Point Seuil, 1996, p. 49-66
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