1LETTRE A ANTONIO SAURA, QUI CROYAIT PEINDRE DES PORTRAITS IMAGINAIRES, PAR UN SÉFARADE DE TURQUIE SE SOUVENANT PARFAITEMENT DE CHACUN DE SES MODÈLES
I
2Cher Antonio,
3Je voulais t’écrire en djudyo avant que s’éteigne tout à fait la langue de mes ancêtres. Tu n’imagines pas, Antonio, ce qu’est l’agonie d’une langue. C’est un peu comme se retrouver seul dans le silence. C’est se sentir sikileoso sans comprendre pourquoi.
II
4Ce que je note ici est à peu près tout ce que je garde en mémoire en dépit des cinq siècles passés en Turquie par mes ancêtres. Je suis né à Asnières, un faubourg de Paris, et mes parents avaient une trentaine d’années lorsqu’ils vinrent s’installer en France. Ils parlaient parfaitement français puisque c’était, à l’époque, la langue de tous les Juifs de l’ex-Empire ottoman. Ils l’apprenaient très jeunes dans les écoles de l’Alliance israélite universelle puis, à Istanbul, au Lycée français de Galata Sarail. Comment n’auraient-ils pas aimé la France ? Cela ne les empêchait nullement de continuer à parler djudyo à la maison, et c’est donc en les écoutant que je m’en suis imprégné, faute de tout à fait le parler moi-même.
III
5Pour retrouver mes mots, je dois fermer les yeux, Antonio, et bien des expressions me reviennent en mémoire sans que je sache que te dire pour autant. Que te dire avec la yaka (“Cela ne me passe pas par la yaka”, disait ma grand mère), avec l’expression “le cul du concombre” qui nous faisait rire aux éclats, le “fils de mamzer”, toutes les choses qui sont “à perdre la raison” ?…
6Les mots s’affolent. Ils surgissent et s’éclipsent aussi vite. Qu’espérer de plus ? Sans doute ne disent-ils que l’odeur, la douceur lointaine de la dondurma, des keftikas, des petits plats que l’on cuisinait à la maison. Ils ne reflètent, en somme, que la nostalgie et les drames du passé, la folie de l’époque. A peine entrevus, les mots m’échappent et s’effilochent comme des nuages.
IV
7La langue maternelle : ainsi désigne-t-on ce que l’on entendait à la maison, mais cette mère meurt-elle jamais ? En elle veille notre passé, en elle nous sommes tout à fait présents à nous-mêmes. Et, si les mots sont notre vraie demeure, comment ne seraient-ils aussi une bonne part de notre devenir ? Comment imaginer que nous puissions devenir un jour, dans notre propre langue, les mousafires de nous-mêmes ? Au plus profond de nous, nous sentons bien que les choses, ou du moins le sentiment que nous avons des choses, ne meurent pas.
8Mais, quand cette langue s’effrite jour après jour, Antonio, qu’elle agonise, se dilue lentement dans le mabul ; lorsque, seul dans ta chambre, tu dois fermer les yeux pour en exhumer quelques lambeaux, et sans trop savoir qu’en faire d’ailleurs ; lorsqu’il n’y a plus rien à lire dans cette langue, aucun de tes amis pour la parler avec toi, lorsque le peu qui t’en reste tu ne le transmets pas ; lorsque la femme partageant ta vie te regarde comme un malade qui perdrait lentement ce qui lui reste de raison, et que tu te sens tenu d’oublier sans cesse un peu plus de toi-même pour ne pas trop l’effaroucher ; lorsque, la dévisageant certains jours où le passé te revient par bouffées, tu te prends pour un étranger n’ayant jamais partagé vraiment son toit puisqu’un océan vous sépare et, malgré tous ses efforts, l’empêche d’entrevoir plus qu’une parcelle de toi-même, alors, Antonio, tu dois bien admettre que la mort parle à travers toi. La mort parle par ma bouche… A vrai dire, Antonio, il y a belle lurette que je suis déjà mort. Nombre d’étudiants, de linguistes, de simples curieux, s’intéressent aujourd’hui au ladino et au djudyo dans les universités. On écrit des volumes entiers sur l’histoire des Séfarades. Comment n’aurais-je pas des allures de fossile exposé dans un musée ? […]
VI
9Ces chansons du temps de la splendeur je les entendais, reprises chaque jour ou presque, par le vieux père d’une tante, lorsque j’étais enfant. (Il m’appelait, avec un peu d’ironie, le jajamiko parce que j’aimais les livres.) Ancien tailleur, il se prétendait fils de roi ! “David-le-bon, Salonicien et fils de roi, descendant d’Espagne” : je ne l’ai jamais entendu se présenter autrement, et il ne riait qu’à demi ! Pauvre David qui, toute sa vie, n’eut jamais un groch en poche et se prétendait fils de roi…
10En été, lorsque nous passions les vacances ensemble, il commençait à chanter tôt le matin et à peine éveillé :
“Triste va le roi David,Triste est son cœur.Pour oublier ses tourmentsA la tour il monta et,Regardant devant lui,Aussi loin qu’il put porta les yeux.”
12Entrant dans sa chambre, dans la maisonnette que possédaient mon oncle et ma tante aux environs de Paris, on découvrait David-le-bon en caleçon long, pieds nus, non rasé depuis deux ou trois jours, et fumant sa première cigarette devant la fenêtre.
13Il n’apercevait, pour tout horizon, que la lessive séchant dans le jardin des voisins, un couple d’ivrognes passant le plus clair de son temps à se quereller et à battre ses enfants. Fixant le linge avec la plus grande attention, le visage livide, et de toute sa voix, David-le-bon enchaînait avec cette autre romance du xve siècle :
“Je veux aller par ces champs,Par ces champs je m’en irai ;Et les herbes de ces champsComme pain les mangerai ;Les larmes de mes yeuxComme eau je les boirai ;Des ongles de mes doigtsLes champs je creuserai ;Avec sang de mes veinesLes champs j’arroserai ;Du souffle de ma boucheLes champs j’assécherai.Au milieu de ces champsCabane construirai :Chaux et jonc au-dehors,Dedans la noircirai.Tout passant égaréDedans l’introduirai,Qu’il me conte ses maux :Les miens lui conterai ;Si les siens sont plus grandsDes miens patience aurai ;Si plus grands sont les miensDe mes mains me tuerai,Ouay ! je me tuerai. [*]”
15“David, lui lancions-nous, ce n’est vraiment pas le moment de se suicider ! Viens donc prendre ton café et enfile un pyjama…” Le tchilibi David consentait à s’asseoir. A table, il fixait longtemps sa tchini, le verre d’eau que nous lui avions préparé, le librik et le café à la turque, qu’il aimait avec un nuage de kaymak et très sucré. Se tournant vers nous, il daignait nous gratifier d’un regard, mais sans tout à fait nous reconnaître semblait-il. Comme l’aurait fait en somme, et avec pas mal de condescendance, un roi exilé en proie à toute la nostalgie de la terre…
VII
16Les Saloniciens, c’est vrai, ont tout de rois déchus, Antonio. Des rois déchus, et désormais bien vieux ! A New York, à Montréal, à Paris, à Londres, ils ont tout d’oiseaux dont on aurait rogné les ailes. “Ke jaber ?”, “Tout va bien !”… Mais ils se cognent aux murs. Ne pas oublier : voilà le mal absolu ! Ils se souviennent des quais où ils prenaient le frais en égrenant leur trespil, de la Tour blanche baptisée Beyas koule par les Turcs, des remparts de la vieille ville blanchis à la chaux dont les reflets tremblaient sur l’eau. Ils se souviennent du bleu de la mer et du bleu du ciel, de la douceur de l’imbat, du cri des oiseaux de mer, du bilbil dans les bosquets, de la sirène des navires entrant au port, des longues vagues argentées lorsqu’ils en ressortaient. Ils se souviennent de la saveur du poisson grillé, de l’odeur des fleurs, des nuits d’été lorsqu’ils flânaient autour des kiosques, des sorties en canot, au clair de lune, avec pour fond sonore la musique lointaine d’un bal à bord des grands navires illuminés dans la rade tandis que de minuscules poissons venaient respirer à la surface. Ils se souviennent des trente-cinq kales qu’ils fréquentèrent, des siècles durant, en fonction de leur province d’origine : le kal des Castillans et le kal des Aragonais, le kal des Majorquins et le kal des Portugais. Ils se souviennent des clés de leur maison de Tolède, de Cordoue ou de Grenade, que les pères remettaient solennellement à leurs fils pour qu’ils n’oublient rien du passé et aussi, sans trop oser l’avouer, dans l’hypothèse improbable où le mazal voudrait qu’ils y retournent un jour. Ils se souviennent des rares doublons, patakons, maravédis et écus sauvés lors de l’expulsion d’Espagne, montés en précieux yadranes que les femmes portaient, de mère en fille, avec leur robe de shabbat. Ils savent que, jusqu’à la fin du xixe siècle au moins, leurs ancêtres ne firent que peu d’efforts pour apprendre le grec ou le turc, tout à leur certitude d’avoir hérité de la plus précieuse langue de la terre, une langue jalis sacrée, douce comme le miel. Ils se souviennent qu’au xviie siècle les envoyés de l’orgueilleux Louis xiv devaient apprendre le djudyo pour commercer en Grèce et en Turquie, que les premiers livres imprimés dans l’Empire ottoman le furent en ladino, que sultans, pachas et vizirs tenaient les médecins pour des “assassins de bien portants”, n’accordant leur confiance qu’aux praticiens juifs, héritiers des médecins de Salamanque. Ils se souviennent des premiers sionistes qui les découvrirent, dégustant leurs lokoums, prenant leur kyef et entonnant en chœur les vieilles romances. “Inutile de leur parler de la Palestine, concluaient-ils invariablement. Retourner en Espagne, c’est à peu près tout ce qu’ils désirent…”
17Ils se souviennent et, évoquant cette Nouvelle Tolède que fut Salonique, la splendeur de cette Mère d’Israël en terre turque, ses richesses d’antan, ses savants et imprimeurs, ses rabbins célèbres adressant leurs responsas à toutes les communautés d’Europe, ils ne comprennent pas que leur étoile ait pu à ce point s’assombrir.
18Ils se souviennent… Mieux vaudrait dire que peu se souviennent encore. Cinquante-quatre mille Saloniciens sont morts à Auschwitz avec cent mille autres Séfarades. Nuit et brouillard. Nacht und Nebel. Les fils de la lumière ont sombré dans la nuit. […]
XI
19Etrange, Antonio… Etrange de te parler pour la première fois au nom du Séfarade que je suis, et aussi pour la dernière. Fermer les yeux dans ma chambre, guetter les paroles du passé, les sentir qui, peu à peu, me reviennent à l’oreille, les débusquer comme on le ferait avec un fener et savoir que, dans ces mots, il n’y pas la moindre place pour le mensonge : c’est dans la musique de ces mots que je me sens tout à fait moi-même. Dans ces mots, dans cette musique, je ne retrouve pas seulement le juste poids des choses, mais la réalité jalis du jour.
20Il n’y a, il n’y aura plus jamais qu’un flottement tenant lieu de réalité puisque le djudyo est mort avec ceux qui le parlaient. Je ne me suis jamais demandé si j’aimais cette langue, ni d’ailleurs ceux qui la faisaient vivre : j’étais une part d’eux-mêmes.
21Et maintenant, agonisant dans ma langue, je laisse les mousafires s’exprimer tandis que j’écris sous leur dictée. C’est eux qui écrivent, eux qui me lisent. Moi, je ne sais guère qu’écouter ce qui se dit dans cette petite partie du monde et le noter sur la page.
XII
22Je me demande si je me fais tout à fait comprendre lorsque j’évoque ces mousafires qui s’expriment à travers moi. Te souviens-tu de ce que disait Kafka, à propos de l’allemand ? Il expliquait que sa mère ne serait jamais une mutter, parce qu’elle n’était en rien comparable à la mutter des Tudesques. Kafka se sentait donc parfaitement incapable d’évoquer sa mère dans ses écrits.
23C’est tout à fait mon cas. Ma madre n’était pas une mère. Ni ma nona une grand-mère. Entre la madre, ou la mama, des Séfarades et la mère française, entre toute la douceur d’une nona, ou d’une vava, et celle d’une grand-mère, c’est cinq siècles de présence dans l’Empire ottoman qui sombrent dans l’indicible.
XIII
24Je voudrais te parler maintenant d’Istanbul tel que je l’ai gardé en mémoire.
25Odeurs : Terre pourrie des ruelles. Poussière du tchartchi. Olives, sudjuk, pastourma, tchouros chez le bakal. Odeur d’ail chez le trouchigi. Sueur des jamales. Urine des ânes. Eau de Cologne parfumée au citron quand un homme habillé très kebar passe dans la rue, ou bien encore l’une de ces kokonas portant chapeau et tchanta. Eau de rose. Viande grillée. Fumée des bateaux. Bois brûlant des barques amarrées le long du Bosphore. Madriers de l’embarkader sous le soleil de midi. Eaux croupies. Tchoutchikas. Tapis poussiéreux. Solup des hommes psalmodiant à la kyla. Sirop de pertokal. Amandes. Sacs de jute tièdes. Tutun. Café.
26Moments : Un jamal, une armoire sur les épaules, avance agile agile dans une rue étroite proche de Yeni Djami, en criant : “Dour, dour !” Une madam hésite à traverser la rue tant il y a de boue. A Pera, deux petites vieilles, qui s’apprêtent à partir en promenade, s’interrogent en regardant le ciel pour savoir si elles doivent emporter un tchadir. Rasé de frais, un employé, ou un commerçant, discute ferme de la somme due à un chofeur de dolmouch. Un automobiliste actionne fébrilement son klaxon, la voiture qui le précède refusant obstinément de griller le feu rouge. Sur le pont de Galata, un memet caresse furtivement les fesses d’une belle touriste avant de détaler à toutes jambes. Une famille au grand complet embarque de bon matin, avec un panier à pique-nique, sur le bateau de Buyuk-Ada. Un homme s’installe dans un marazen pour essayer des chaussures : le commerçant fait machinalement signe au jizmetchi, d’un petit coup sec sur la vitre, pour qu’il apporte café et verre d’eau fraîche. Deux hommes vont, yavach yavach, l’un tirant, l’autre poussant une pleine araba de karpuzes. Deux passants retournent la visière de leur kasketa avant de s’agenouiller sur le trottoir pour faire namaz sur un petit tapis.
27Expressions : S’agissant de quelqu’un qui, visiblement, n’a pas l’esprit très vif : “L’intelligence ne se verse pas à la petite cuillère.” Lorsque des époux se chamaillent : “Ils s’aiment tant qu’ils s’arrachent les yeux.” Lorsque quelqu’un s’agite en vain : “Le poisson est encore dans la mer, mais il fait chauffer l’huile.” De ceux qui se vantent un peu trop : “Tout le monde prétend savoir coudre la fourrure, mais c’est le poil qui les gêne.” Quand quelqu’un a attendu en vain : “Il a hérité d’un trognon de concombre !” D’un pauvre richement vêtu : “Lorsqu’un pauvre porte son costume de shabbat un jour de semaine, de deux choses l’une : ou il est tombé dans un bourbier, ou sa femme est en train d’accoucher.” Quand les invités ne se décident pas à partir : “Allons donc nous coucher ! Les mousafires veulent s’en aller !” Quand un homme, qui passe pour intelligent, dit une imbécillité : “Chez un tel jajam, il reste un peu de place pour un amaares.” Lorsqu’une aventure se termine en trognon de concombre : “Pauvre de moi, pauvre de lui, pauvre la mère qui l’a mis au monde !” Lorsqu’un médecin réclame des honoraires exorbitants : “Celui-là, il mange avec une piron en or !” Lorsqu’on en veut à la terre entière : “Qu’ils aillent donc à Aradaboul.” Lorsqu’on fait une promesse qu’on sait pertinemment ne pas pouvoir tenir : “Je le jure sur la tête de mon papou !” Lorsque quelqu’un le prend d’un peu haut : “Celui-là, il se prend pour le tchilibi Sonsino. [**]” D’un vêtement démodé : “Ça, c’est du temps de Marya Kastagnas.” Conseil à celui qui sert à table : “Compte donc les têtes avant de distribuer les bonnets.” Lorsqu’on déteste quelqu’un : “Qu’il attrape donc la damla !” A propos d’un vaurien : “Le chat n’a pas les yeux d’un agilik.” Conseil : “Tu veux tuer quelqu’un ? Marie-le à une jeune femme et trouve-lui une vieille cuisinière.” Autre conseil : “De “Tu m’aimes” à “Je t’aime”, il y a un univers.” De la vérité : “Le sage la connaît, l’ivrogne la dit.” Du simple bon sens comparé à l’optimisme béat : “Le médecin affirme que je vois très bien, mais moi je ne vois rien du tout.” Lorsqu’on est las des bavardages et que, de toute façon, on n’écoute plus : “C’est comme si j’étais déjà dans mon lit.”
28Cuisine : Ratatouille d’aubergine. Poisson à l’étouffée. Sotlach à la cannelle. Armodrote. Malebi. Confiture de rose, de coing, de kaysi, de pertokal amère, de cerises, de citron. Lait d’amande. Œufs à la tomate. Piyas. Tarama. Lakyerda et likorinos. Courgettes. Peaux de courgettes. Bamyas à la viande. Riz. Vermicelle. Poulet en sauce. Borrekitas. Filas. Boulemas. Massah en sauce. Beignets. Rôtis. Esfongatos. Raki (“Le raki ressuscite le poisson” !) avec des mezes.
XIV
29Si tu te souviens bien, Antonio, nous avons quitté l’Espagne un vendredi. Ne demande pas quand nous sommes arrivés ! Sache seulement que Bajazet II (bénie soit son âme !) nous a fort bien reçus. Devant ses courtisans, on l’entendit même s’écrier un jour :
30“Vous me dites que Ferdinand est un roi plein de sagesse. Où est donc la sagesse d’un monarque qui s’appauvrit pour m’enrichir ?” Il rédigea sur le champ un firman menaçant ses sujets qui rarvan ou, d’une manière ou d’une autre, s’en prendraient aux Juifs nouvellement débarqués.
31Ferdinand et Isabelle nous ayant à peu près dépouillés de tout ce que nous possédions (leurs affaires n’étaient pas très florissantes à l’époque !), Kapsali, un jajam célèbre, entreprit de parcourir l’Europe, prélevant dans les communautés juives le pidion-chevouyim.
32Tu te rappelles, Antonio, qu’en Espagne bien des Juifs travaillaient à la fonte des canons et à la confection de la poudre. Eh bien, ils se mirent à confectionner poudre et canons pour le compte de Bajazet, le sultan s’empressant de retourner ces engins contre Charles Quint et consorts. Voilà comment le Dieu de nos pères règle ses comptes !
33Une cinquantaine d’années s’étaient écoulées lorsqu’on vit débarquer en Turquie un Castillan nommé Gonsalvo de Illescas. Il écrivit : “Ils ont emporté notre langue, la conservant et en usant de bon gré ; il est clair que dans des villes comme Salonique, Constantinople, Alexandrie, Le Caire et autres dépendances, et à Venise même, ils n’achètent et ne vendent qu’en espagnol. J’ai connu dans cette dernière ville nombre de Juifs originaires de Salonique parlant castillan avec de très jeunes garçons, aussi bien, sinon mieux que moi.” […]
XXIII
34Bien, Antonio ! Je ne veux pas passer pour pinti à tes yeux. “Une chute, une renaissance”, dit le proverbe. Sans ce démon de Vicente, sans les Rois Catholiques, nous n’aurions jamais quitté l’Espagne. Et, après tout, il n’est pas mauvais de voyager un peu.
35Le plus curieux, dans tout cela, est bien de penser que j’ai successivement été un Hébreu pour les Espagnols, un Espagnol pour les Turcs, un Turc pour les Français (mon père avait la nationalité turque mais la perdit pour avoir négligé de se présenter à son consulat tous les six mois. Il n’était donc plus turc pour les Turcs, sans être pour autant français aux yeux des autorités françaises : un imprudent coupant innocemment la dal où il est assis. Même chose pour ma mère : malgré son passeport italien, elle n’était ni italienne ni française, et moins encore turque. Une payida, vraiment, notre arrivée en France !), et me voici maintenant tout à fait français aux yeux des Espagnols comme des Turcs… Lorsque je me remémore tout cela, que je lis Ha-Kohen, que ma famille évoque Istanbul et toi Cuenca, avant de t’enfermer dans ton atelier pour peindre une énième version de Torquemada, que je regarde tes portraits “imaginaires” de tous ces bichimsizes, si incroyablement réalistes à mes yeux, comment veux-tu que je n’attrape pas le vertige ? […]
36Octobre 1981
37Extrait de Marcel Cohen, Lettre à Antonio Saura, traduit du judéo-espagnol, édition bilingue, L’Echoppe, Paris, 1997.
Glossaire
38Agilik : (turc) sage
39Amaares : (hébreu) illettré, imbécile
40Araba : (turc) charrette
41Aradaboul : (turc) pays imaginaire
42Armodrote : (turc) gâteau d’épinards
43Bakal : (turc) épicier
44Bamyas : (turc) gombos
45Bichimsiz : (turc) antipathique, un sale type (très péjoratif)
46Bilbil : (turc) rossignol
47Borrekitas : (turc) petits chaussons au fromage, à la viande ou à l’aubergine
48Boulemas : feuilleté rond, fourré au fromage, à la viande ou à l’aubergine
49Chofeur : (français) chauffeur
50Dal : (turc) branche
51Damla : (turc) goutte (la maladie)
52Djudyo : juif, mais aussi, familièrement, le judéo-espagnol
53Dolmouch : (turc) taxi collectif
54Dondurma : (turc) crème glacée
55Dour dour : (turc) tout droit, mise en garde devant un danger
56Embarkader : (français) embarcadère
57Esfongato : omelette
58Fener : (turc) lanterne
59Filas : pâte feuilletée
60Firman : (turc) décret
61Groch : (turc) piastre
62Imbat : (turc) brise de mer
63Jajam : (hébreu) rabbin, sage
64Jajamiko : (hébreu) diminutif : petit rabbin (avec une pointe de moquerie)
65Jalis : (turc) authentique, vraiment
66Jamal : (turc) portefaix
67Jizmetchi : (turc) homme à tout faire
68Kal : (hébreu) synagogue
69Karpouz : (turc) pastèque
70Kasketa : (français) casquette
71Kaymak : (turc) crème, mousse
72Kaysi : (turc) abricot
73Ke jaber ? : Comment ça va ?
74Kebar : (turc) élégant
75Keftikas : (turc) boulettes de viande
76Kokona : (grec) maîtresse de maison, mais aussi femme du monde (vulgaire)
77Kyef : (turc) repos, bon temps, plaisir
78Kyla : (hébreu) synagogue
79Lakyerda : (turc) thon salé
80Librik : (turc) récipient servant à faire le café
81Likorinos : (turc) poisson fumé (mulet)
82Mabul : (hébreu) déluge
83Madam : (français) madame
84Malebi : (turc) entremets à base de lait et de farine de riz
85Mamzer : (hébreu) bâtard
86Marazen : (français) magasin
87Massah : (hébreu) pain azyme
88Mazal : (hébreu) chance
89Memet : (turc) rustre (très péjoratif)
90Mezes : (turc) hors-d’œuvre
91Mousafir : (turc) étranger, visiteur
92Namaz : (turc) la prière des musulmans
93Papou : (grec) grand-père (familier)
94Pastourma : (turc) viande séchée et épicée
95Payida : (grec) traquenard
96Pertokal : (turc) orange
97Pidion-chevouyim : (hébreu) impôt prélevé dans les communautés pour le rachat des esclaves et captifs juifs
98Pinti : (turc) tatillon, pesant
99Piron : (grec) fourchette
100Piyas : (turc) salade de haricots blancs
101Rarvar : (turc) battre, malmener
102Sikileoso : (turc) anxieux, oppressé
103Solup : (turc) haleine
104Sotlach : (turc) entremets à base de lait
105Sudjuk : (turc) saucisson de bœuf
106Tchadir : (turc) parapluie
107Tchanta : (turc) sac à main
108Tchartchi : (turc) bazar
109Tchilibi : (turc) monsieur, maître
110Tchini : (turc) assiette, plat, tout objet en porcelaine
111Tchouros : (turc) poissons séchés
112Tchoutchikas : petites saucisses
113Trespil : (turc) chapelet d’ambre
114Trouchigi : (turc) marchand de trouchi (légumes en saumure)
115Tutun : (turc) tabac
116Vava : (grec) grand-mère (familier)
117Yadran : (turc) collier
118Yaka : (turc) col
119Yavach, yavach : (turc) doucement, avec précaution