Couverture de LPM_003

Article de revue

François Seigneur

Pages 114 à 123

1“Si, après de nombreuses années consacrées à un travail proche des arts plastiques, j’ai voulu me lancer dans le métier d’architecte, ce n’est pas pour devenir un grand bâtisseur, ni un héros médiatique.

2Pour moi, l’architecture est avant tout un moyen de proposer, d’innover et de mettre en œuvre des espaces utiles et aisés, habitables avec bonheur, sans impérialisme. Je ne crois pas à la beauté spontanée et celle de l’architecture est un processus lent, imbriqué dans la stratification des usages réels et de leur liberté d’écriture. Je m’ennuie d’une œuvre si elle se prétend achevée et définitive. Les procès pour « atteinte à l’œuvre de mon vivant » font preuve d’une inculture affligeante, proche du terrorisme. L’ordre et le désordre forment un ensemble indissociable et essentiel. Les formes que j’envisage sont déterminées par le sens et la fonction, et je n’ai aucune préférence pour aucune forme particulière. Je pense que la transparence n’est qu’un suivi sans résistance de notre amalgame désastreux entre montrer et voir. Je pense qu’il n’y a pas de liberté s’il n’y a pas de mensonge. L’affaiblissement de l’épaisseur des peaux ne laisse plus aucune place au mensonge, à la liberté et à l’humour.

3Je suis désespéré du conservatisme. Je regrette que les architectes ne sachent pas dire non.

4Je suis contre la destruction comme apologie de la modernité.

5Si l’innovation est absolument nécessaire, elle n’impose pas de tout raser.”

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La Voiture en étage, hlm, maquette d’étude, 1998 Photographie : Gaston.

6Bernard Millet : Vous êtes considéré aujourd’hui comme un architecte important. Cependant, lorsqu’on regarde vos projets et vos réalisations, il apparaît assez clairement que l’architecture ne semble pas être le territoire à partir duquel vous vous déterminez ou sur lequel vous vous définissez pleinement.

7François Seigneur : L’architecture n’est pas mon territoire naturel puisque je viens des arts plastiques. Le diplôme d’architecte m’a été attribué très tard, à près de cinquante ans. J’avais donc une vie faite d’autres choses avant l’architecture. C’est sans doute pourquoi je n’ai pas cette approche méthodique qui caractérise la pratique de l’architecture. Je ne partage pas avec les architectes un territoire commun, je pars sans doute plus d’une approche poétique des choses que d’une approche fonctionnelle ou économique. J’essaye avec cette approche plus marginale d’emprunter d’autres chemins ; je n’ai pas une sensibilité qui serait plus importante ou moins importante que celle d’autres architectes, elle est seulement différente. Mon approche est peut-être plus littéraire et plus critique.

8B. M. : Cet utilitarisme, qui est la base de l’architecture et qui a été véhiculé par les avant-gardes, notamment des années vingt et trente, a produit dans l’histoire de l’architecture de grands chefs-d’œuvre. Cette notion a puissamment marqué les générations successives d’architectes et la stratégie de l’objet demeure la finalité de l’architecte, même pour ceux qui comprennent le mieux qu’inclure un objet dans un tissu urbain sédimenté par l’histoire est une chose complexe. Comment un architecte tel que vous, qui construit, se confronte à ce problème de l’objet et de sa place ?

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mcnjb A5 sur A4, en haut à droite, à la française, 1996.

9F. S. : Il y a une petite phrase qui m’a rendu “célèbre” et qui figurait en exergue de l’exposition que m’a consacrée l’Institut français d’architecture : “Pour ne pas mourir je ne finirai pas ma maison. Alors pourquoi finir celle des autres !” C’est une attitude qui n’est pas très partagée dans ce métier. L’architecte termine, achève son œuvre. C’est un des problèmes de fond auxquels est confrontée l’architecture. Je considère à l’inverse qu’une architecture n’est jamais finie ; qu’il s’agit d’un processus qu’on peut estimer plus ou moins lent ou rapide.

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Usine lu, Nantes, Concours Centre culturel, gouache, 1995.

10L’architecture est une espèce de vaste champ de bataille mobile qui se fait, se défait, se déforme au gré des usages, au gré des sociétés qui l’habitent. Lorsque les sociétés sont riches et deviennent pauvres ou l’inverse ; la longue durée en histoire nous le montre, les architectures se transforment, se fondent, suivent l’évolution des sociétés. L’architecture n’est pas une œuvre en soi. C’est une représentation d’un court moment de la pensée collective qui s’inscrit dans un grand moment qui n’est pas contrôlé. C’est ce phénomène qui m’intéresse et qui m’intéressait déjà en tant qu’artiste plasticien ; l’évolution du temps sur la pensée. Est-ce que la pensée retient le temps ou est-ce que la pensée accompagne seulement le temps ? Est-ce qu’une œuvre peut se retenir avec le temps ? comme celle des philosophes antiques qu’on ne contredit toujours pas ? La pensée est ici plus forte que le temps, ou du moins plus forte que la matière. L’architecture quotidienne même de bon niveau est dans l’illusion de croire qu’elle peut stopper le déroulement du temps, qu’elle est définitive. Sur ce sujet, je pense rigoureusement l’inverse. C’est sans doute ma particularité et c’est ce qui constitue aussi mes difficultés vis-à-vis des commanditaires. Je ne fais pas d’œuvres mais seulement des passages qui me permettent de mettre en place des processus esthétiques plus que des objets qui refléteraient la grandeur. Lorsque je construis un bâtiment, je suis satisfait de voir les modifications successives qui s’opèrent sur lui à cause de l’usage qui en est fait. A moi de trouver la pensée globale faite de trous, de plaies et de bosses, qui supporte tout cela. C’est pour cela qu’Arles m’a intéressé. C’est une ville où s’additionnent, par l’histoire, les trous, les plaies et les bosses et qui conserve une beauté quasi métaphysique. La monochromie, la monomatière se retrouvent dans les villes anciennes qui ont su gérer deux mille ans de contradictions, mais dans une esthétique globale. Si, au détour d’une rue, on voit une très mauvaise réalisation d’architecture, finalement elle passe, elle n’a pas d’importance, parce qu’elle est dans le processus. Il n’y a pas de vanité dans ces villes-là. J’essaye de concevoir mes projets dans cette continuité permanente.

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Tour Perret, Rouen, gouache sur photographie, 1999.

11B. M. : Cette expérience du réel fait la part belle finalement à la dématérialisation. Mais comment se positionner face au commanditaire et à son légitime désir d’objets ? Il y a là un paradoxe. Au fond, on n’a pas vu arriver ces nouveaux commanditaires dont on a beaucoup entendu parler et l’architecture est toujours prisonnière d’une rhétorique qui n’a pas beaucoup évolué depuis cinquante ans. Ce paradoxe, comment un architecte tel que vous, qui construit beaucoup, le gère-t-il ? Est-ce que l’architecte est condamné à se projeter seulement dans des recherches non applicables, ou comme dans votre cas dans des recherches plastiques que vous poursuivez, sans les montrer souvent ?

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Extension du château de Foix, 1997 Photographie : Gaston.

12F. S. : En réalité le problème est assez simple. Le choix des technologies est souvent déterminant. Pour les maisons en terre ou en pierre, avec des mortiers pas trop durs et où la réparation et la modification sont simples et accessibles aux habitants, on voit que sur une durée courte de cinquante ou cent ans, elles se sont modifiées. Elles ont perdu ou gagné une aile, une cour, un toit, mais elles sont restées toujours les mêmes maisons, nommées généralement du nom des familles qui les habitent ou qui les ont fait construire. Elles ont changé de forme sans que cela gêne personne. Il y a là une réalité, une matérialité qui commence d’ailleurs à perdre sa validité. Aujourd’hui, on ne transforme plus sa maison, on en change. On applique la définition du jetable à l’habitat. Si on doit modifier une tour de verre de la Défense, modifier sa peau va devenir irréalisable, trop coûteux, technologiquement trop difficile et finalement la technologie constitutive de ce bâtiment le rend définitif. On ne le modifiera pas ; au pire on le rasera. Evidemment, face à cette logique je suis sur l’axe opposé, je vais choisir d’autres matériaux qui ne bloquent pas l’évolution. A Mulhouse par exemple où le programme a changé plusieurs fois, j’ai choisi de faire une construction en tôle ondulée de toutes les couleurs. J’ai pris les couleurs existant industriellement et avec les plaques de tôle j’ai réalisé une composition chromatique proche de l’art concret selon une technique de construction finalement proche de l’arte povera. L’ordonnancement des couleurs et leur choix n’ont pas d’intérêt, je compose un aléatoire qui va évoluer en fonction de l’usure ou des usages du bâtiment. Le maître d’ouvrage pourra changer de couleurs sans inquiétude puisque le projet contient dans son élaboration sa propre évolution. Cette construction est finalement assez proche de la maison cévenole qui n’a cessé d’évoluer, empruntant les linteaux de porte au château ou à la ferme d’à côté, déplaçant les fenêtres ou les parties de bâtisse en fonction des besoins – comme on le voit sur tous les châteaux ou sur toutes les églises du monde qui ont surmonté les modifications de squelette et de peau en restant esthétiques. Mais il s’agit avant tout d’objets théoriques avant d’être des objets esthétiques achevés au moment de leur construction. C’est pour cela que je considère que l’architecture n’est jamais finie.

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Architecture d’emballage, polystyrène, 1999.

13B. M. : Cet éloignement de la dimension autoritaire de l’architecture correspond-il à un désir de réintroduire l’aventure humaine, les sociabilités, l’homme au centre des processus de vie ? L’autonomie de l’architecture vous intéresse-t-elle encore ?

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Pare-feu pour télévisions, 1995.

14F. S. : L’architecture monumentale, religieuse, militaire, politique, décline l’ostentation et le définitif. C’est le cas de la tour Eiffel, du Sacré-Cœur, pour prendre des exemples très connus, avec la nuance cependant que beaucoup de ces édifices acceptent très bien d’être altérés ou modifiés au cours des âges. Le définitif est arrivé avec l’invention contemporaine de l’image de l’architecture. Elle est liée à la généralisation de la publication de l’architecture qui a créé le besoin du modèle reconnaissable. Auparavant, la reconnaissance du lieu était beaucoup plus mentale, moins imagée. On voyait très peu les bâtiments. La cathédrale de Chartres était engluée dans son tissu urbain, mais nul besoin d’images puisqu’on savait qu’à Chartres existait une cathédrale et qu’il n’y en avait qu’une. Il n’y avait pas ce besoin d’images. Il existe une synergie assez complexe au fond entre l’image de l’architecture et son désir d’être définitive. Cette conception définitive de l’architecture est orgueilleuse et elle éloigne la vie. L’architecture qui m’intéresse, c’est celle de la sédimentation quotidienne, celle qui a été sacrifiée au profit de l’objet qui cultive davantage son image que son usage.

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Installation à l’ifa, Export, 1998.

15B. M. : On se souvient du pavillon français de Séville, de vos préoccupations de construire avec des images ; habituellement l’architecte devient artiste, dans votre parcours c’est l’inverse qui s’est produit. En quoi votre pratique artistique a-t-elle nourri et nourrit-elle encore votre pratique de l’architecture ?

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Meymac, projet pour le cac, vue de nuit, Caroline Bissière, J.-P. Blanchet, gouache, 1997.

16F. S. : J’ai essayé de raisonner cette question. La question de l’évolutif en est directement issue. Les artistes font vieillir, forçant le vieillissement en faisant pourrir des fruits, des légumes ou des matériaux. L’architecte à l’inverse tente de bloquer le vieillissement. Il y a probablement des ponts mais ils ne sont pas très clairs. Séville est un projet artistique qui n’a pas pu se réaliser complètement. Il s’agissait de réaliser le vide. Cette architecture n’était pas photographiable puisqu’on était devant un grand miroir reflétant surtout le pavillon de l’Espagne qui était en face. Il s’agissait là d’un concept pur. Pour moi, cette architecture est un objet critique, comment faire une très belle chose absente où la seule visibilité reste le temps qui passe ? L’architecte ne doit pas être seulement le designer ou le décorateur des puissants, est-ce que la ville ne mérite pas mieux que des entrepreneurs ? Nous devons réfléchir aux nouvelles technologies, aux fonctions de base, à la commodité, à la complexité, au mariage de tout cela. Toutes les formes existent dans la ville, il n’y a pas d’erreur, il n’y a que l’addition de toutes les erreurs. Une ville est biologique, on ne peut pas s’arrêter au seul problème de la forme. La ville, c’est du temps, du vieillissement, de l’organisation quotidienne, de la modification. A partir de cette définition globale, quelque chose est à faire que l’architecte a abandonné, parce qu’on ne le lui a pas demandé et qu’il est exclu de ce type de réflexion qu’on réserve généralement aux sociologues, aux aménageurs, aux politiques. Le praticien qui veut intégrer son objet dans ce magma doit réfléchir à l’améliorer dans ses fonctions. Ces recherches ne sont que très peu faites et lorsque je les mène, c’est un peu comme lorsque je cherche des solutions dans ma pratique de plasticien. Ces recherches sont des propositions, pas des solutions.


Date de mise en ligne : 01/02/2009.

https://doi.org/10.3917/lpm.003.0114
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