Couverture de LPM_003

Article de revue

Toutes les voix du monde

L'héritage musical réinventé

Pages 57 à 62

Notes

  • [1]
    Abdesselam Cheddadi, in Idiomes, nationalités, déconstructions. Rencontre de Rabat avec Jacques Derrida, Toubkal, 1998.
  • [2]
    Claude Lévi-Strauss.
  • [3]
    Claude Sicre, interviewé par Bertrand Dicale, in World, octobre 1998.
  • [4]
    Abbé Paul Philippi, dit le Grégal, qui a 80 ans aujourd’hui.
  • [5]
    Markus Römer.
“L’identité est nécessairement culture, mais une culture qui se cultive comme différence : différence à soi, différence avec soi... Une culture qui ne serait que répétition du même, qui se figerait dans l’ignorance ou l’indifférence à l’autre, qui s’aveuglerait sur la différence montant à l’intérieur de soi, dans le chez-soi le plus intime, ne mériterait plus le nom de culture, serait déjà une culture morte [1].”
Abdesselam Cheddadi

Forgerons d’identité

figure im1
Jules G., 2000

1Ce qui a été interrogé à l’orée du xxe siècle, dans le sillage de ces nouvelles lumières qui préparaient le démantèlement des empires et la décolonisation, dans la fécondation des consciences nationales, c’est la question de l’art populaire en général : musique, peinture, littérature, toutes formes d’expression. Terreau culturel, site fertile sur lequel on s’apprête à bâtir les nouvelles nations et à faire s’épanouir ces nouvelles indépendances. Entre deux hégémonismes historiques s’érigent des têtes de file qui s’évertuent, avec talent, à requalifier les musiques autochtones, et notamment populaires. Komitas en Arménie, Bartók, Kodály, Villa-Lobos, Enesco, entre autres. Transcrire, harmoniser, passer au chinois de la notation et de l’harmonie occidentale les expressions locales, cerner l’âme, le caractère du peuple qui construit son nouveau temple : la nation. Puisque le référent reste l’Occident, on se bat sur ce terrain. Il semble que la servitude soit désormais plus subtile, moins militaire, plus économique, qu’elle se drape chastement. Mais l’opération génère des cicatrices et, dans les plis, se forme une béance.

2Il faudra, plus tard, que les chercheurs, occidentaux précisément, pratiquent une “ethnographie d’urgence”, retournent en toute hâte sur le terrain, munis d’enregistreurs pour sauver ce qui peut être encore sauvé (modes, micro-intervalles, schémas rythmiques “naturels”), arraché in extremis au processus de déculturation. Pendant ce temps, les compositeurs occidentaux puisent dans les régions éloignées les substances rythmiques, modales, les timbres et les instrumentariums qui enrichiront leur création personnelle. De Debussy à Cage, en passant par Varese, Messiaen et Stockhausen. Génie de l’assimilation créatrice.

Schizophonie

3Au début du xxie siècle, un état de grande complexité est né des malentendus accumulés, enchaînés les uns aux autres, amplifiés, déformés, né des chocs culturels, des blocages, des forclusions. Confrontations. Imaginaires contre imaginaires. Les pires des quiproquos surgissant de l’impression d’avoir saisi l’essence de l’autre. Les projections des orientalistes, des ethnologues, des missionnaires, des ésotéristes s’embrouillent avec les croyances dans les vertus démocratiques, les droits de l’homme, les séductions de l’Universel…

4Plus encore, cet échiquier est toujours mouvant, à la merci des immigrés, des migrants, des voyageurs, des mutants. Il n’empêche que la pensée humaine, l’émotion collective, l’histoire des mentalités décrivent de grands cycles récurrents, phénomènes de retour, réactions, radicalisations, essors, innovations, espérances et dépressions.

5Ainsi de suite.

La musique “mythe de la vie intérieure [2]” et le marché

6De la Weltliteratur de Goethe à la Weltmusik du marché des musiques actuelles (world music en Allemagne, un des territoires les plus prospères pour ce type de commerce). Dans cette homonymie, cette confusion, ce glissement de sens, s’inscrivent contradictions et paradoxes, chacun mis en abîme. Ici pourra surgir la création, subrepticement, clandestinement, finalement. Aussi vrai que c’est dans la perte, dans l’oubli, qu’on trouve l’énergie libérée de vivre et de créer.

7Du côté du marché, l’étiquette world music rassemble tout ce qui peut faire l’affaire. Musiques populaires, savantes, de fête, d’enterrements, de bal, de cour… Musique profane, sacrée, extra-occidentale… Au gré de chaque manipulateur d’étiquettes et de bacs à disques. Nusrat Fateh Ali Khan y côtoie Rachid Taha, les Chieftains et Manu di Bango.

Kudsi Erguner, musicien turc des milieux soufis d’Istanbul installé depuis plus de trente ans en France

Lorsque je me suis installé en France, j’ai constaté qu’en Europe il y a plus d’hommes capables d’apprécier les valeurs de mon univers culturel que dans mon pays. Bien que paradoxal, j’ai pu ainsi confirmer pour moi-même, et pour les hommes de mon pays, que le soufisme ainsi que les arts qui en sont inspirés, concernent moins une nation ou un territoire culturel qu’un héritage universel dont les valeurs ne connaissent pas les limites de temps ou d’espace[1].
Une fois encore, c’est l’Europe qui tient le sort entre ses mains, le mal et son remède comme la bien-aimée du poète.
Kudsi Erguner s’en explique, évoquant l’érection de la République turque de 1923, ses fantasmes, ses dispositions, ses lois. Entre autres : prohibition du soufisme, de la musique savante turque, création de l’école laïque selon le modèle occidental, adoption de l’alphabet latin, promotion des valeurs nationalistes, synonymes de modernité et de progrès. La musique traditionnelle, honnie, devient le symbole de l’héritage culturel ottoman, qu’on veut nier ainsi que la civilisation arabo-persane de religion islamique au profit de la revendication de la source universelle : la Grèce antique. Tous moyens d’accélérer le processus d’assimilation sont engagés. Education et radios nationales, dénigrement et péjoration.
Le fait de jouer du ney ou de chanter des airs traditionnels fut, dès lors, considéré comme une forme de passéisme politiquement incorrecte[2].
Pour trouver les véritables racines de la culture turque, il s’agit de faire l’économie de l’empire vaincu, des réminiscences prégnantes de la civilisation byzantine et de remonter le fil des conquêtes turques jusqu’à l’Asie centrale d’avant le xe siècle.
L’appel à la prière est désormais chanté en turc car il s’agit de tout nationaliser, fûtce l’islam. Agir sur les trois véhicules : langue, religion, traditions. Et les enfants des années cinquante de répéter : “Je suis turc, je suis droit, je suis travailleur !”
Je me rappelle encore de ce “credo” que nous devions réciter chaque matin et qui se terminait par : “Quelle joie d’être turc !” Nous répétions cette affirmation un peu comme un jeu, à la manière d’une ronde enfantine.

8Pour les major companies, tous les répertoires sont dits “locaux” et pas particulièrement la java balinaise ou la musique du Khorassan. Johnny Hallyday ou Goran Bregovic relèvent de la même catégorie. Mais quel est ce répertoire non local, inscrit en creux de leurs discours ? Quel antonyme pour local ? Global ou universel ? Ce non-local parle vraisemblablement anglais, très bien produit, réalisé, il conserve souvent un aspect appertisé, formaté, propre à la consommation de masse.

9Les répertoires “locaux” et les musiques du monde n’échappent pas toujours à ce laminage de fond. Ces dernières doivent être flatteuses à l’oreille, accessibles.

10Elles doivent être intelligibles et bien typées.

11Le piège de la consommation se referme.

Sortie des artistes

12Du côté des artistes, les enjeux sont cruciaux, variés et s’énoncent en termes linguistiques. Choix de la langue chantée, des niveaux de langage, de leurs jeux. Ce qu’on veut promouvoir à travers les musiques d’expression linguistique, c’est, comme chez Dupain, Gacha Empega, Massilia, Zebda et autres collègues, une certaine idée de la fête, de la convivialité, de la vie. C’est un langage réservé, un territoire mental que le public est invité à partager, à habiter.

13On recherche, on redécouvre, on invente des styles de vie, on crée du lien social, du sens.

14Ce n’est pas toujours facile.

15Le vaillant troubadour, infatigable animateur, théoricien, penseur, provocateur toulousain ne dépose pas les armes mais reconnaît : “Mais que peut faire un quartier face au poids de l’histoire française qui a détruit les folklores [3] ?”

Abed Azrié, chanteur, compositeur, homme de lettres, syrien

Pour un compositeur, la seule identité c’est la musique.
Une œuvre de Bach, la Passion selon saint Matthieu par exemple, est plus identitaire, révèle davantage des faits de culture que les banalités assenées à longueur de temps sur la question de l’identité.
Tout ce qui est nationaliste génère un résultat commercial et amène à terme la guerre.
L’identité serait plutôt une quête personnelle, mystérieuse, secrète à la différence des identités nationales, exhibées, mentales. Je ne crois pas à l’identité des groupes.
Nous sommes tous des êtres humains, c’est notre identité commune.
Le patrimoine est constitué par l’apport des individus. J’ai passé ma vie à me débarrasser de ma pesanteur (d’origine) pour ne garder que ce qui est vivant, utile, créatif.
Le legs, l’héritage ne doit pas nous empêcher de vivre.
L’Orient pour moi est un état de grâce. Quand j’entends certains proclamer leurs origines, de tel ou tel pays, je pense qu’ils sont pauvres, qu’ils sont orphelins.
Piazzola a-t-il quelque chose d’argentin ? C’est un faux Argentin. C’est à ce prix qu’il est un vrai grand créateur de la musique du xxe siècle.
Quand il a commencé ses créations, les puristes du tango traditionnel ont crié au meurtre.
Aujourd’hui, leurs suivants remercient Piazzola, c’est lui qui a sauvé le tango, en lui donnant un horizon, une dimension universelle.
Quand je suis à Palmyre, je vois cette cité romaine (orientalo-romaine), ces colonnades, ces amphithéâtres, ces temples, ces cimetières en forme de tours, toutes sculptées, apparaissent sous mes yeux tous les fantasmes que l’homme a nourris pendant sa vie.
Pas de nostalgie. Ce n’est pas quelque chose de mort, de passé. Les sculpteurs ont vécu.
L’épopée de Gilgamesh, ce qu’elle véhicule de fort et de vivant. Tout se résout dans la conscience de l’existence. Ce dont témoignent les vestiges des civilisations anciennes, c’est que ces gens ont vécu. Les archéologues sont utiles mais éloignés de la vie.

16Quelquefois inattendu.

17Un projet éducatif londonien destiné aux jeunes Asiatiques donne naissance à un genre qui sonne étrangement nouveau, branché, contemporain quand il s’agit à peine, au début, d’intégrer de la chair pakistanaise et indienne. En 1993, des ateliers technologiques sont montés dans le cadre du projet Community Music, basé à Londres. Contexte politique : le British National Party (parti d’extrême droite) vient de remporter sa première victoire électorale.

18Les univers musicaux de chacun (musique bengali, dub noisy, house, jungle, ragga, techno…) s’influencent et créent le dub-hop multiculturel, passeur de messages antiracistes, antifascistes, etc.

19Pas étonnantes les ramifications de Toulouse à Marseille, à Londres, à Berlin (première ville turque d’Europe), à Barcelone, à Beyrouth… Le monde est irrigué de secrètes correspondances et ressemble à tout sauf aux cartes des manuels de géographie. Obédiences, migrations, influences. Les artistes échangent, parcourent des itinéraires, leurs musiques aussi. Elles deviennent mélanges “d’inspiration traditionnelle”. Les nouveaux réseaux sont en place et veulent s’inscrire en marge de la e-civilisation.

20Le paradigme serait aujourd’hui à l’image d’un marché oriental. Bazar, souk, déballage ou temple de la diversité.

21Tout est fait pour séduire, haranguer. C’est un espace de jeu. Avec ces zones, ces circulations, circuits presque occultes de la ménagère, du chineur ou du chercheur. A l’approche de l’alimentaire et avant qu’il apparaisse, tous les parfums se mêlent : olives, herbes aromatiques, feta, brochette, soupe de tripes, arrivages maritimes…

22Au village global, tout est déballé aussi, on sera tenté de faire son tri. Mais le virtuel, lui, a-t-il une odeur ? Sur l’échelle ontologique, c’est l’actuel qui est au sommet ; le virtuel, rassemblant tous les possibles, se trouve au bas de l’échelle des êtres.

Réinventer le passé – prendre sa suite

23Combien, de cette génération d’entrée de siècle, ont étudié leur propre mémoire sur appareil à écouter, magnétophones, platines, postes à galène, etc. ? La transmission stoppée est relayée par la technologie. Elle est en tout cas volontaire.

24Le Corse Charles Contri, transporteur-chanteur, voulait faire revivre les messes de son village. Dans chaque village une messe des vivants et une messe des morts. Les textes sont identiques mais les mélodies varient. Cela faisait trente ans que les trois derniers grands polyphonistes du cru s’étaient éteints, emportant leur savoir musical ecclésiastique dans le silence. Enquête, recherche, obstination ont prévalu à la reconstitution presque parfaite des deux messes. Un vieil abbé [4] avait enregistré, tout en officiant, avec du matériel de bord et des bandes de vingt-cinq minutes, il manquait donc des chants. L’instituteur du village voisin avait gravé, hors contexte, les chants dans leur quasi-totalité. Un musicologue allemand qui avait consacré sa thèse aux musiques religieuses corses avait un disciple [5] qui, en 1972, avait collecté la plupart des messes corses, dont partiellement celle de Santa Maria di u Poghjiu (le village des Contri).

L’isolé absolu

Nous acceptons, c’est là notre coup de maître, les particularismes mais non les singularités, les types mais non les individus, nous créons, ruse géniale, des chœurs de particuliers dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive.
Mais l’isolé absolu, celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni arabe, ni etc. Celui qui n’appartient même pas à une minorité, la littérature est sa voix, qui, par un renversement paradisiaque, reprend superbement toutes les voix du monde et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte pour l’écouter […]
Roland Barthes
Roland Barthes, “Sollers écrivain”, in Les Saveurs du savoir, France Culture, cassettes Radio France, ARC K 1680, Harmonia Mundi, novembre 1991.

25Et notre chanteur, à force de patience, reconstitue inlassablement son patrimoine. Voici d’ailleurs rassemblés, au-dessus du même laboratoire, un religieux, un enseignant, un chercheur et un poète. Vive le patrimoine et que la messe soit enfin redite à l’adresse des vivants et des morts.

26Au fait, la dévotion des polyphonistes de la grande époque sera-t-elle aussi restituée ?

27Toujours dans le domaine de la fascination et de l’ensorcellement de la mémoire, Kudsi Erguner travaille, lui, à partir d’antiques soixante-dix-huit tours, les retranscrit pour réinventer une version gréco-turque des rebetika. Ce répertoire des Grecs d’Asie Mineure, de la mer Egée, de Smyrne intégrerait aussi des airs et des poèmes turcophones d’Istanbul.

28En plein dans la chair meurtrie de la mémoire.

29On peut réinventer, créer du lien, du sens, et tisser de nouvelles mémoires. Eviter les pièges, les séductions et les spéculations d’un passé complaisant, manipulé ou figé à jamais dans une représentation erronée et inhibante.

30Si la vérité est en grec ce qui surgit de l’oubli (a-letheia), l’oubli (Léthé) ici est le fleuve de la mort. Il est pourtant des oublis salvateurs et sereins. Et le refoulement est quelquefois civilisateur.

31Aimants, polarités. Entre les deux, seule la pensée libre, la création peut agir avec discernement.

32La seule attitude serait la recherche de la vérité (ou de la mémoire) a-historique, la sienne propre. Celle qui fait la part de l’héritage enfoui ou caché dans l’adn, des échos lointains, de l’inconscient collectif, et la part de l’émotion, du vécu individuel, du progrès de la conscience.

33La seule attitude serait de rester sur la brèche, marcher toujours sur la ligne de crête. De la parole qui se libère quand on est en danger.

34En bref laisser surgir la singularité absolue.

Notes

  • [1]
    Abdesselam Cheddadi, in Idiomes, nationalités, déconstructions. Rencontre de Rabat avec Jacques Derrida, Toubkal, 1998.
  • [2]
    Claude Lévi-Strauss.
  • [3]
    Claude Sicre, interviewé par Bertrand Dicale, in World, octobre 1998.
  • [4]
    Abbé Paul Philippi, dit le Grégal, qui a 80 ans aujourd’hui.
  • [5]
    Markus Römer.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions