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Article de revue

La cuisine d'Al-Andalus, les saveurs du partage

Pages 52 à 56

Notes

  • [1]
    Al-Tortushî, Livre des hadith-s et de l’hérésie, in F. de la Granja y Santamaria, “Las fiestas cristianas en España musulmana”, Al-Andalus, XXXIV, I et II, Grenade, 1969.
  • [2]
    Inscription n° 5 d’A. Garcia y Bellido, Etudes préliminaires, Ledey, 1967, p. 44-45.
  • [3]
    E. Laoust, “Les feux de la Saint-Jean chez les Berbères”, in Hespéris, I, 1921, p. 285-286.

1Bien avant que le thème européen postcolonial ne devînt actuel, Al-Andalus avait suscité ma réflexion : l’histoire andalouse antérieure à l’Etat-nation juxtapose les groupes ethnoconfessionnels en une Antiquité prolongée. L’Empire abbasside est éclaté, et le khalifat de Cordoue omeyade a cédé la place, du xie au xiiie siècle, à des reyes de taifas. Multiple hétérogénéité, celle des tribus orientales au pouvoir et celle des groupes ethnoconfessionnels. La population est une mosaïque infiniment complexe, à l’image des empires. Les goûts et les mœurs culinaires en sont un fidèle reflet.

2En saisir la complexité à travers des “livres de cuisine” composés entre les xie et xiiie siècles m’amena à constater, malgré la multiplicité, l’universalité : les traditions culinaires des groupes hétérogènes, syriens, iraniens, arabes, égyptiens, maghrébins, andalous musulmans, juifs et chrétiens, sont reliées par un constant souci de bien-être physique. Raison pour laquelle des cultures différentes ont pu constituer la civilisation andalouse.

Permanente connaissance de l’autre

3La peur de perdre son identité ne résiste pas à la réalité du voisinage. Pour que le couscous apparaisse aux communautés juives comme un mets juif, pour que le cocido apparaisse aux Castillans comme un mets chrétien, il a fallu une vivante tradition de l’échange. En Al-Andalus, la sociabilité comprenait des disputes philosophiques, des interrogations sur le sens de la vie, des promenades dans la tiédeur estivale du soir. Au plaisir de dire s’ajoutaient le plaisir des saveurs auxquelles on tient, et l’intérêt pour des saveurs adoptées. En Bétique, l’échange avait été pluriséculaire et Al-Andalus fut le lieu d’une rencontre de peuples et de cultures. Chrétiens et juifs s’entretenaient en poésie arabe avec les musulmans ; valeurs culturelles partagées, elles s’affinèrent en sensibilité commune, des liens se tissèrent autour des mêmes musiques, des mêmes légendes, liens durables qui résistèrent aux affrontements dogmatiques.

4Or, la révélation monothéiste en arabe permettait, permet toujours, aux juifs et aux chrétiens de rester fidèles à leurs cultes ; la sourate II du Coran le dit : “Soyez juifs ou chrétiens, vous serez dans la bonne direction”, rendant licite la rencontre humaine d’Al-Andalus pendant huit siècles. Le génie du lieu fit le reste. Echanges de cadeaux et fêtes célébrées ensemble furent le signe d’une familiarisation avec l’autre, car Noël ou la Saint-Jean étaient licites dans l’orthodoxie coranique. Nombreux sont les textes qui nous disent combien les trois monothéismes étaient ressentis comme proches les uns des autres ; seule l’idolâtrie était la réalité contraire. Une civilisation s’est affinée en art de vivre, comme l’atteste l’histoire de la cuisine andalouse.

5Par un syncrétisme festif, la célébration de Noël regroupa des éléments épars : vœux de prospérité, échanges de cadeaux, promesses de mariages ; l’élément concret le plus étonnant de ce syncrétisme est la confiserie appelée “ville”, ceinte de murailles, peuplée de figures diverses, riche en sucres et fruits, où l’essentiel est la farine, les œufs, le lait et le miel. Sur les tables chrétiennes mozarabes, la nuit de Noël, étaient exposées des villes confites qui sont les premières “pièces montées” connues.

6“Les Andalous, écrit Al-‘Azafî, non contents de tant se soucier de ces fêtes, de s’interroger sur elles et de leur faire bon accueil, ont permis ces nouveautés. Sur les tables préparées par les enfants et les femmes, on trouve toutes sortes de fruits et d’objets précieux. Lors de ces fêtes, ils se font les uns aux autres des cadeaux de haut prix choisis avant la fête et des confiseries ayant forme de « villes » dans lesquelles ils mettent diverses figures. Plus d’un voyageur nous a conté que parmi ces villes en confiserie d’Al-Andalus – que Dieu l’assiste et la tienne en sa main – certaines atteignent une valeur de soixante-dix dinars ou plus à cause des quintaux de sucre qu’elles contiennent, des arrobes de pâte de fruits frais de toutes sortes, des régimes de dattes, des sacs de raisins secs ou de figues de toutes variétés et espèces et de quantité de fruits secs : noix, amandes, noisettes, pistaches, pignons. Et en outre, du sucre de canne, du nougat, des oranges, et des citrons doux de la meilleure qualité. Rien de plus surprenant : tous le font, les vieux, les jeunes, les maîtresses de maison et les esclaves. Je crois que ce qui a amené les Andalous à cet état de fait n’est autre que le voisinage avec les chrétiens.”

7La symbolique festive est méditerranéenne et antique, héritée des rituels d’entrée consulaire dans la ville romaine, puis devenue pièce montée de mariages. Aux figures de consuls ont succédé les figurines du couple ; or, ultérieurement, dans les recueils de fatwas, les mariages mixtes ont inquiété les oulémas car les fiançailles se décidaient pendant les préparatifs de cette immense confiserie hivernale.

8La liesse populaire éclatait aussi dans les rues à l’entrée de l’été : “Autre innovation des Andalous : leur habitude d’acheter des sucreries la nuit du 27 de Ramadân, de célébrer Yannaîr en achetant des fruits comme les chrétiens indigènes, de célébrer la ‘Ansara (24 juin) en achetant des gâteaux de farine et de fromage (mudjabanat), ainsi que des beignets (isfanj). Et ils sortent en groupes ou séparés, avec les femmes pour faire la fête. Parfois, ils dressent un dais pour se divertir et non pour prier.” (Al-Tortushî [1].)

9Le langage est cybélien, propre à la péninsule Ibérique où la déesse phrygienne est désignée comme Mater Deum Magna Idea Phrygia sur une inscription datant de 108 de l’ère chrétienne [2] : la Déesse-Mère latinisée et phénicienne reste jusqu’au xe siècle sur le Guadalquivir garante de fertilité et de fécondité. Cette fête de la canicule subsista au Maghreb jusqu’au xxe siècle [3] ; elle était, sous son appellation persane de Mihrajân, le mot désigne aujourd’hui au Maroc un festival, la fête de l’équinoxe d’automne. Devenue la Saint-Jean chrétienne et la ‘Ansara musulmane, elle regroupait autour de l’anniversaire de saint Jean, fils de Zacharie, nombre de gestes paysans destinés à assurer bonnes récoltes et maisons prospères. Le silence des oulémas s’explique par la licéité de la fête de saint Jean. Tel un prince antique, le khalife participait aux courses de chevaux tandis que les poètes célébraient le charme de la nuit. Poétique, elle n’était pas suspecte. Sous les figuiers on allumait des feux, les hommes et les chevaux se plongeaient dans la mer ou dans le Guadalquivir ; d’étranges garnitures carnavalesques de choux et de légumes verts appelaient sur les hommes les dons de Dieu, du ciel, de la pluie, récompenses du travail agricole ou atténuation des caprices du temps. Ces irrationnelles assurances prises à l’égard de la nature, contre les hasards des récoltes ou de l’humaine infortune, ont renforcé les liens de la sociabilité proprement dite.

Le bien-être partagé

10Dans l’ensemble de la cuisine andalouse telle qu’elle apparaît dans les deux livres culinaires étudiés, l’“Anonyme” et celui d’Ibn Râzin, la tradition romaine impériale est omniprésente : l’emploi du garum complète l’avalanche des condiments, aromates et épices ; on y trouve en outre le goût des surprises et du festin-spectacle, et au quotidien, une nette préférence pour les textures hachées (type boulettes et mirqas) à saveur aigre-douce et flaveur aromatisée. Par rapport à la tolédane, à l’alimentation des bergers mozarabes de la campiña de Cordoue, ou à celle des Berbères kabyles de la région de Constantine, l’alimentation arabe d’origine proche-orientale, que l’influence de Ziryâb soit explicite ou non, est pléthorique et particulièrement complexe.

11L’apport en protides est assuré par le poisson, le lait et les produits laitiers, ainsi que par un net accroissement des variétés de légumineuses, y compris le “haricot” consommé en vert, par rapport à la civilisation romaine. Elles entrent en particulier dans de très riches soupes (‘asida), tandis que le couscous africain semble parfaitement connu au xiiie siècle, associé aux miettes (migas) et aux crêpes de blé dur (thrida).

12La juxtaposition de recettes orientales, en général princières, syriennes et persanes (sanbûsak), de recettes égyptiennes plus austères que les maghrébines, l’apport nouveau de l’élément africain berbère (couscous sinhâji), de recettes dites juives – caractérisées par le lavage rituel des viandes préalablement à tout apprêt – et d’une cuisine indigène espagnole où dominent lait, beurre, fromage, sont particuliers à l’Andalousie. Tous accordent une place fondamentale aux tourtes, garnies de légumes, viandes et fruits ; et quant au goût, vinaigre et miel dominent : “On leur ajoute du vinaigre jusqu’à ce que son goût se remarque.”

13Les mets sont cuits à feu modéré, sur le four portatif romain posé sur la table, ou dans le tannûr antique, plus vaste et voûté, qui désigne le “four médiéval”. Les pots en terre sont cassés et renouvelés souvent. Foyers de charbons et braises permettent de maintenir une chaleur modérée. Ce que l’on aime pardessus tout, c’est la viande cuite à l’étouffée (shua’), traduit par l’espagnol asado. Il s’agit en fait non du rôti mais de l’estufado, l’étouffée dans un tajin qui est une marmite bien fermée. Aujourd’hui, les Hispano-Maghrébins obtiennent le même effet à la marmite à vapeur. “C’est parmi les cuissons la plus fameuse qui existe parce que sa graisse et tout le tendre de sa chair restent au fond du récipient.” Refus de perdre la “force”, le jus, dira Brillat-Savarin, tandis qu’il se perd dans le feu des viandes cuites à la broche ; tous les sucs doivent participer à cet onctueux effet qui doit tout au mode de cuisson lent, sans addition d’eau.

14L’issue des repas flottait entre les encens et les pâtes de fruits. Bus ou respirés, les premiers sorbets de l’histoire étaient rafraîchis dans de la glace apportée depuis les sommets de la sierra Nevada.

15Après le xiiie siècle, l’Islam andalou connut des manifestations de plus en plus rigides de réactions contre tout ce qui n’était pas reconnu orthodoxe, à mesure que la Reconquista se faisait plus effective. Avant cette crispation du Nord chrétien et du Sud almohade, la vie quotidienne s’écoulait dans la réalité de l’échange qui fait les civilisations durables dans l’abolition de la peur. L’habitude de la différence créa un humanisme. Ainsi fut dans sa pluralité culturelle Al-Andalus, une civilisation du plaisir de vivre.

Bibliographie

Bibliographie

  • Lucie Bolens, La Cuisine andalouse. Un art de vivre, xie-xiiie siècle, Paris, Albin Michel, 1990, traduit en espagnol, Madrid, 1992. Sources et bibliographie exhaustives.
  • F. de la Granja y Santamaria, “Las fiestas cristianas en España musulmana”, Al-Andalus, XXXIV, I et II, Grenade, 1969.
  • Rivages des origines, archives des Cahiers du Sud, Marseille, 1981.

Notes

  • [1]
    Al-Tortushî, Livre des hadith-s et de l’hérésie, in F. de la Granja y Santamaria, “Las fiestas cristianas en España musulmana”, Al-Andalus, XXXIV, I et II, Grenade, 1969.
  • [2]
    Inscription n° 5 d’A. Garcia y Bellido, Etudes préliminaires, Ledey, 1967, p. 44-45.
  • [3]
    E. Laoust, “Les feux de la Saint-Jean chez les Berbères”, in Hespéris, I, 1921, p. 285-286.
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