1Dans l’historiographie officielle, aussi bien que dans l’imaginaire collectif des Algériens, certains aspects de la guerre de libération sont sur-mémorisés, alors que beaucoup d’autres relèvent d’un oubli largement partagé. Cependant, pour tous les Algériens, la guerre de libération nationale, fondement premier de leur “être ensemble”, demeure un lieu de mémoire privilégié ; le lieu où se confirme le mieux cette assertion d’Ernest Renan : “L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et que tous aient oublié bien des choses.”
2La mémoire de la guerre, de “la révolution” telle qu’on la désigne ici, relève de l’imaginaire collectif parce qu’elle ne constitue pas un capital symbolique exclusivement entre les mains des représentants du pouvoir. Ces derniers ne sont pas les seuls à s’autoriser de la guerre de libération comme source de légitimation ; leurs opposants le revendiquent également.
3Quand, en 1974, le leader islamiste marocain Abdessalam Yacine (pour ne prendre que l’exemple de ce pays voisin) adresse sa célèbre “épître au roi" (L’Islam ou le déluge), il s’appuie sur une longue tradition. En se réclamant à la fois du sharifisme et de son ascendance berbère idrisside pour admonester le roi, il réactive en fait un référent fondateur connu, reconnu et en usage chez le souverain et ses sujets. C’est le sang comme métaphore qui permet à notre séditieux savant de mobiliser une ressource (le ‘ilm) routinisée dans la tradition par les ulémas admonestateurs de souverains. Les leaders islamistes en Algérie, quant à eux, se réclament d’un tout autre symbole. A. Madani rappelle son statut d’ancien moudjahid et A. Benhadj celui de fils de shahîd. C’est d’abord au nom de cette proximité vis-à-vis de la guerre que l’un et l’autre se sentent autorisés à prendre la parole. Cela leur évite de tomber sous l’anathème de harki et/ou de fils de harki (supplétifs de l’armée coloniale), souvent agité par le pouvoir à l’encontre de ses opposants. Au lieu de se réclamer comme au Maroc de la descendance du Prophète, ici on se réclame des hauts faits d’armes accomplis par soi-même ou par ses ascendants. Le pouvoir comme son opposition fondent leur théologie politique sur la guerre.
4Tous les présidents qui se sont succédé à la tête de l’Etat le doivent en grande partie à leur fréquentation plus ou moins active de la guerre. Même Mohamed Boudiaf, le plus civil entre tous, ne doit sa cooptation qu’à son passé "révolutionnaire". Celui qui lui succédera à la tête du hce (Haut Comité d’Etat) est également un ancien combattant, "un révolutionnaire" de la première heure. Ali Kafi doit son rappel à la tête de l’Etat, notamment, à son statut de président de la puissante Organisation nationale des moudjahidin, l’onm.
5Tout en se référant au sang en tant que valeur sémiologique et à l’entité (holisme) en tant que structures anthropologiques de base, l’énonciateur d’un tel discours vise à mettre en valeur la guerre de libération comme lieu de fondation.
6Usant de paradigmes prémodernes, l’idéologie officielle qualifie les représentants du pouvoir de "famille révolutionnaire". Cette famille n’est pas que métaphorique, elle est bel et bien fondée sur la parenté. Constituée par les anciens moudjahidin ou prétendus tels, elle comprend également "les enfants de shuhadâ’ " et "les enfants des moudjahidin", appelés "ayants droit". La progéniture de ces derniers commence déjà à s’organiser en "enfants des ayants droit".
7Les représentants du pouvoir pensent que ces descendants sont le prolongement (sulâla) de leurs parents et doivent être appréciés et récompensés sur cette base. Les membres des groupes armés sont dénoncés comme fils de harkis, car "c’est de la souche que dérive la branche". Mythe et référent généalogique, le sang structure les discours et les actes. C’est à cette même valeur sémiologique que se réfèrent les groupes islamistes armés, lorsque des bébés sont parfois froidement égorgés.
8Certes, partout, en terre d’islam, la symbolique de la métaphore du sang est présente, mais il s’agit en général de la célébration de la continuité et de la préservation du sang et donc de la vie. Dans le cas qui nous occupe, la symbolique consacre le sang versé, elle est commémoration d’un sacrifice et non d’une élection. Au-delà de ce paradigme classificatoire archaïque qu’est le sang, c’est la guerre qui demeure le principal discriminant.
9Dans la guerre symbolique qui sous-tend la guerre concrète entre le régime et ses opposants islamistes, les uns et les autres se taxent mutuellement de harkis, ou de suppôts de la France, tout en se glorifiant d’être les véritables continuateurs de l’œuvre des martyrs tombés au champ d’honneur pour la libération de l’Algérie. La guerre est présente partout. La référence première, le référent fondateur n’est pas ce lieu symbolique partagé par beaucoup de pays musulmans (le Prophète), mais un lieu/moment sacralisé, celui de la guerre de libération. La guerre est si présente dans le discours et la pratique politique que les explications de l’actualité tragique s’y réfèrent constamment. Pour les uns et pour les autres, le poids de l’histoire de la guerre de libération est présent, tel un boulet. Beaucoup considèrent que la culture politique en Algérie est une culture de violence façonnée dans son histoire récente. Les islamistes armés se vivent comme des mudjâhidîn, prêts à mourir en martyrs ; et, à ce titre, s’attaquent à un pouvoir qu’ils considèrent comme impie. Les représentants du pouvoir, quant à eux, parlent de défense d’un territoire arraché chèrement à la colonisation dont ils croient déceler, de façon quasi obsessionnelle, les signes d’une présence ou d’un retour sous des formes à chaque fois renouvelées.
10Les insultes fusent de part et d’autre, toutes centrées sur la guerre de libération. Les uns ont trahi la mémoire des martyrs en s’écartant de la voie de l’islam. Pour les autres, ceux qui pratiquent le terrorisme sont des enfants de harkis.
11La France est omniprésente dans ce conflit. Souvent, en réaction à l’horreur des assassinats, le citoyen impuissant et dépité laisse échapper des phrases comme : "Même la France n’avait pas fait ça." La colonisation demeure une référence de l’horreur et de l’injustice dans l’imaginaire social. Après l’assassinat d’un ancien moudjahid, les commentaires de la presse insistent sur le fait que celui-ci ait pu échapper à l’armée coloniale pour tomber sous les balles du terrorisme ; accusant expressément les groupes islamistes armés de continuer une œuvre coloniale interrompue par l’indépendance.
La mémoire du djihâd
12Les membres des groupes armés se réclament tous du statut de mudjâhid avec toute l’ambiguïté historique que recèle une telle notion pour le citoyen algérien. Le mudjâhid est celui qui mène un combat pour faire triompher l’islam ; mais la guerre de libération a nationalisé ce terme (orthographié désormais moudjahid) qui, depuis, possède le sens de combattant pour la liberté et l’indépendance en Algérie.
13Il n’est pas superflu de rappeler qu’en Algérie le djihâd fut le mot d’ordre le plus mobilisateur durant la guerre de libération. Pendant toute l’histoire du mouvement national, cette catégorie a structuré les discours et informé les consciences. Le lexique politique national est encore largement tributaire de sa conception millénariste de l’histoire de la guerre de libération nationale, base de la légitimation du pouvoir. Ses soldats sont des mudjâhidîn (combattants de la guerre sainte), leurs compagnons morts en action sont des shuhadâ’ (martyrs). Le terme ikhwân (frères) lui-même, qui constitue aujourd’hui un qualificatif générique de l’ensemble des membres de la mouvance islamique, avait été adopté par la guerre de libération et "localisé" par le mot khawâ pour désigner les compagnons d’armes. L’organe même de "la révolution nationale" s’appelait El Moudjahid, l’Etat indépendant le reprendra pour son capital symbolique.
14A l’époque des ghazw-s déjà, le butin était déterminé par le degré de participation guerrière et c’est ce butin qui fondait et structurait la citoyenneté. Ahl alqalam (les gens de plume) et ahl as-sayf (les hommes d’épée), tous deux combattants de la foi, étaient membres de la khâssa, ces citoyens d’élite dont le premier privilège était leur part du fay’ (butin). Aujourd’hui encore, l’ancien moudjahid algérien est considéré comme un citoyen de première catégorie par rapport au reste de la population ; et ses privilèges sont théoriquement fonction de sa plus ou moins grande proximité des faits d’armes. Le mudjâhid (guerrier) passe avant le fidâ’î et le musabbil (auxiliaire civil). Tout le discours politique de légitimation du pouvoir est fondé sur la guerre de libération ; et l’entreprise politique prend des allures et des consonances bellicistes. L’effort de développement devient une bataille, et le dévouement dans l’accomplissement d’une tâche, un sacrifice. La jeunesse, saturée, trouve dans l’actuel conflit, qu’elle qualifie de djihâd, un goût de compensation face à ce discours politique culpabilisant. La jeunesse est naturellement séduite par ce djihâd qui, à la fois, constitue un exutoire à un malaise oppressif et se présente comme un moyen pour rétablir les liens avec un passé glorieux. La jeunesse pense ainsi saisir l’occasion, enfin offerte, de prouver "sa digne descendance" des valeureux mudjâhidîn et des nobles shuhadâ’.
La guerre comme fondation
15Une expression passée inaperçue au début, quand Zeroual l’emploie au moment de sa campagne électorale, occasionne, à la fin de son mandat écourté, une polémique et des affrontements. Il s’agit de l’expression "victimes de la tragédie nationale" qu’un décret signé par un Premier ministre sortant tente de consacrer avant de déclencher le scandale. Cette expression a indigné les associations des familles de victimes du terrorisme qui refusent d’être associées aux familles des terroristes.
16Le choix de cette expression répondait au souci de traiter toutes les victimes de la violence de la même manière. Aussi bien les familles de personnes tombées sous les coups des groupes islamistes armés que celles qui se trouvent sans soutien du fait de la disparition de parents liés à ces groupes. Ses auteurs considéraient que les enfants de terroristes n’avaient pas à payer pour les crimes de leurs parents. En fait, cette mansuétude apparente avait d’autres raisons. Son ambition était d’éviter de semer la haine (et donc le sentiment de vengeance) dans les générations futures. Cette préoccupation n’est pas tout à fait fortuite. Elle est liée à l’histoire même de l’Algérie. L’Etat semble craindre la répétition d’un scénario déjà vécu après l’indépendance. De nombreuses personnes accusées de collaboration avec l’armée coloniale ont été lynchées, au lendemain de l’indépendance, sans aucune autre forme de procès. Leur progéniture n’a jamais pardonné. Longtemps après, des conflits meurtriers ont eu pour motivation ces haines archivées. Dans cette nouvelle guerre, des dizaines de moudjahidin auraient été tués par des enfants de harkis vengeant ainsi leurs parents. Mohamed Saïd, H. Hattab et d’autres activistes islamistes sont présentés comme des exemples de fils de harkis. Vrai ou faux, cela importe peu. Cela prouve tout simplement l’ancrage d’un tel référent dans la mémoire et l’emprise de celle-ci sur les conduites actuelles.
17Au regard de cette symbolique, les familles des victimes du terrorisme ne voulaient pas être associées aux parents des terroristes, leurs bourreaux. Elles considéraient cela comme une atteinte à leur dignité et à leur mémoire. Le pouvoir va être interpellé dans ce qui le fonde même. "Le jour où il reconnaîtra les harkis, on pensera à reconnaître les terroristes", déclaraient les représentants de ces familles de victimes dont les aspirations peuvent se résumer en un mot : un statut semblable à celui des shuhadâ’ pour leurs victimes.
18Rien ne garantit pour le pouvoir que les familles des victimes du terrorisme limitent leur prétention au statut de shuhadâ’ (martyrs) pour leurs victimes. Elles aspireront, à coup sûr, à celui d’"ayants droit" pour elles-mêmes. On a même évoqué la création d’un ministère à l’image de celui qui gère les pensions des anciens moudjahidin, des veuves de shuhadâ’ et de leurs "ayants droit". A moyen ou à long terme, la "famille révolutionnaire" pourrait se voir contester ses privilèges.
19Par-delà le problème de gestion politique d’une réalité explosive, il s’agit d’un conflit autour du monopole d’un champ symbolique. Manifestement, le régime ne veut pas d’un lieu de fondation autre que celui dont il a le monopole. Or, les revendications des familles de victimes sont, en fait, l’expression d’une aspiration à instituer la nouvelle guerre d’Algérie comme un nouveau lieu de mémoire. Dans leur rage, les familles des victimes veulent dissocier entre aumône, assistance et droit. Elles réclament un statut qui souligne leur sacrifice et leur octroie un droit et non pas une aide.
20L’exemple ici est celui des anciens moudjahidin et des enfants de shuhadâ’. La référence à la "famille révolutionnaire" est claire.
21C’est symboliquement un autre lieu de fondation qui tente de s’instituer et auquel le pouvoir refuse l’accès. Cette nouvelle guerre risque de disqualifier la première et d’ouvrir des prétentions au partage de la rente symbolique et matérielle. La gestion de la symbolique (jusque-là claire) de la guerre qui départage, qualifie et disqualifie est remise en cause ; montrant ainsi ses limites en tant que lieu fondateur de la théologie politique algérienne.
22Avec la loi sur la "concorde civile", cette même question resurgit. Le parallèle est fait entre les harkis et les shuhadâ’ d’hier d’une part, et les groupes islamistes armés et leurs victimes d’aujourd’hui. Pour les uns et les autres tous pétris dans cette idéologie patriotique, il n’y a que deux positions, celle de martyr (le mudjâhid est un martyr potentiel) ou celle de traître. Ceux qui sont acquis à la cause du gia (Groupe islamiste armé) considéraient les membres des gld, par exemple, comme des harkis. Le pouvoir s’est empressé de rappeler que les rangs des premiers patriotes ont été formés par des anciens moudjahidin ou leurs descendants.
Le fantôme de la guerre et le martyr
23Le poids de l’histoire de la guerre de libération nationale pèse lourd dans les représentations des uns et des autres. Tel un fantôme, la guerre hante les imaginaires. Les membres des groupes islamistes armés, en héritiers lésés, réclament la réouverture du dossier de la succession, dénonçant des exécuteurs testamentaires trop gourmands. De même que ceux qui sont morts pour l’indépendance du pays, les membres de ces groupes sont prêts à mourir en martyrs et leur guérilla s’inspire largement des modèles déjà éprouvés lors de la guerre de libération, aussi bien dans l’organisation que dans les méthodes.
24Pour toutes les parties, la figure du martyr, héritage de la guerre, est à la fois une référence et un enjeu disputé. Utilisé par les uns comme un des principaux fondements d’une "théologie politique" en formation, le shahîd demeure fortement ancré à son origine religieuse et morale, pour les autres.
25Très tôt déjà, une polémique autour de la qualité de martyr s’engage entre eux. A. Soltani contestait à ceux qui sont tombés lors de la guerre de libération le statut de shahîd, "parce qu’ils combattaient pour la patrie et non dans la voie de Dieu".
26Etant admis que le véritable martyr est celui qui consent délibérément à offrir sa vie en échange d’une ambition de haute valeur sociale, il est difficile d’appliquer ce terme aux victimes, à toutes les victimes du terrorisme. Pourtant, le pouvoir qualifie ainsi, presque systématiquement, toutes personnes ayant servi ou pouvant servir sa cause, même à titre posthume. Qu’importe si les proches éliminent les signes victimaires du disparu en criant sa neutralité, sa droiture et son innocence ; dénonçant et regrettant son injuste disparition, le discours officiel s’obstine à l’ériger en martyr et donc en acteur, chaque fois que sa mort est estimée politiquement rentable. Il est de bon ton également, quand c’est le cas pour une victime, de mettre en évidence son statut d’enfant de shahîd ou d’ancien moudjahid. En revanche, les agents du pouvoir sont accusés par les groupes islamistes de constituer le "parti de la France" (hizb França). Suprême injure qui jette l’opprobre absolu sur celui qui la subit. Pour faire face aux critiques de la tendance démocratique qui contestait son retour aux affaires, à la tête d’un gouvernement, l’ancien ministre de l’Industrie de Houari Boumédiène, Belaïd Abdesselam, n’hésita pas à rappeler "qu’à l’époque de la « révolution », nous appelions les démocrates, les laïco-assimilationnistes". L’époque de la guerre constitue un réservoir qui continue à inspirer les mots et les attitudes des uns et des autres. Le lexique politique est truffé d’expressions renvoyant à cette époque. Ici et là on a assimilé les élites francophones à des "pieds-noirs". La présence de la guerre va au-delà de ces aspects ; elle intervient concrètement sur le terrain du conflit. La guérilla que mènent les islamistes s’inspire largement de la guerre de libération aussi bien dans son organisation que dans ses méthodes. Avant les groupes islamistes armés, ce sont les moudjahidin du fln qui ont inauguré les lettres de menaces accompagnées d’un morceau de tissu blanc (linceul) et d’un savon (toilette des morts) pour signifier la mort prochaine. Organisés en grappes (’unqûd), comme au temps du fln, les groupuscules du djihâd d’une dizaine de fidâ’î sont cloisonnés entre eux et n’obéissent qu’à un émir, à l’expérience militaire avérée. Le sabotage et les attentats urbains suivis de replis dans les zones inaccessibles ne sont pas non plus une innovation, comme nous le rappelle l’historien R. Gallissot : "Le souvenir de la colonisation n’est cependant pas si lointain […] Il n’y avait pas de honte, et même quelque honneur du banditisme, à voler, à scier les poteaux télégraphiques, à allumer des incendies […]"
27L’annonce par le gia, le 6 août 1994, de l’interdiction aux étudiants et aux enseignants de fréquenter les cours est une allusion claire, comme le souligne B. Stora, à la grève des cours organisée par le fln, le 19 mai 1956. Dans sa lutte contre son opposition armée, le pouvoir usa de procédés déjà éprouvés lors de la guerre de libération. Tortures, internement dans les camps du Sud, destruction des biens des parents, etc.
La mémoire de l’espace ou le génie du lieu
28La périphérie des grands centres urbains, les douars perdus dans la plaine de la Mitidja, les montagnes de l’Ouarsenis et des Béni Chougran, et dans les monts de Tlemcen : là où la présence de l’Etat est faible (manque d’électricité, d’écoles, de routes, etc.), le terrorisme est fort. Ici, les sympathisants du fis étaient nombreux et leur vote, lors des législatives de 1991, était massivement en faveur de ce parti aujourd’hui officiellement dissous. Que ce soit dans les villes ou dans les périphéries urbaines, la cartographie du vote en faveur des islamistes laisse apparaître une relation entre celui-ci et l’aspect sous-intégré de ces espaces. Dans les villages de l’arrière-pays des grands centres urbains, le phénomène est encore plus accusé. Cette absence de l’Etat fut, pour une grande part, à l’origine du succès de l’islamisme en tant qu’opposition à un pouvoir haï. Plus tard, dans les mêmes villages, les groupes armés profitèrent de cette même absence pour sévir, impunément. Ceux qui, pendant un moment, ont cru en leur mouvement et qui, à présent, pour une raison ou une autre, ont cessé de leur apporter leur soutien, deviennent les cibles privilégiées d’un carnage inouï.
29Cette violence socialisée se déploie à partir de foyers particuliers. Les quartiers mal intégrés et périphériques des grandes villes, fruits de l’exode rural et de la démographie galopante, semblent constituer la principale source. Cependant, ces espaces d’expression de la violence sont eux-mêmes à interroger. Si l’enjeu de la capitale, comme lieu symbolique, explique l’intensité des affrontements qui s’y déroulent, il reste encore à expliquer pourquoi des villes comme Blida, Médéa, Sidi Bel Abbés, Mascara ou Tlemcen constituent des zones particulièrement violentes. Certes, ces villes moyennes ont été les premières à recevoir l’important exode que les quatre grandes villes du pays ne pouvaient contenir. Les aspirations déçues de ceux qui s’y sont installés pourraient expliquer, en partie, l’intensité de leur haine vis-à-vis d’un pouvoir coupable de promesses non tenues et d’iniquité. Mais ces espoirs déçus suffisent-ils à expliquer ces manifestations violentes ? Peut-être y aurait-il quelque rapport à établir avec l’histoire même de ces régions. Ces dernières, en effet, ont été témoins de combats violents au moment de la colonisation. Médéa, Tlemcen, la Mitidja, Mascara, Sidi Bel Abbés, villes situées au pied des montagnes, le long des chaînes de l’Atlas tellien, ont connu des maquis historiques qu’aujourd’hui les groupes islamiques armés ont réinvestis. Dans quelle mesure le lieu, siège de la mémoire collective, contribue-t-il à la canalisation et à la banalisation de pareils actes ?
30Des images de scènes dramatiques de la résistance se sont réveillées et avec elles les haines sociales de naguère. Des familles ayant connu hier humiliations et outrages saisissent aujourd’hui l’aubaine pour laver les affronts passés et réparer les griefs non pardonnés. Lors de la guerre de libération nationale, beaucoup de suspects ou de traîtres ont été exécutés par leurs propres camarades. Un nombre important de harkis ont été assassinés juste après l’indépendance. Leurs descendants n’ont pas oublié ces blessures soigneusement "archivées".